Le droit du travail et les restructurations au Canada : une pluralité normative ?
p. 107-120
Texte intégral
1Le droit nord-américain relatif aux licenciements collectifs, fermetures d’entreprise et d’établissement et autres restructurations, lequel semble quasi inexistant de prime abord, se révèle beaucoup plus complexe qu’une simple lecture des quelques normes directement applicables pourrait le laisser croire1. Celles-ci, sans commune mesure avec les dispositions du droit français du travail en cette matière, sont en soi bien insuffisantes pour endiguer de quelque manière l’impact négatif des restructurations sur les travailleurs : elles ne peuvent, dans la meilleure des hypothèses, que servir de point d’appui à la mise en place de mesures de soutien ou de reclassement des salariés visés. Du moins dans des contextes où la négociation collective conserve toute son importance (en particulier au Québec et au niveau fédéral canadien où le taux de syndicalisation demeure relativement élevé2), il faut prendre en considération à la fois le droit étatique (en l’occurrence les décisions de la Commission des relations du travail (CRT) et du Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) interprétant une vaste gamme de normes législatives relatives aux rapports collectifs du travail) et le droit relevant de « l’autonomie collective3 » (l’ordre juridique fondé sur la convention collective telle qu’interprétée par l’arbitre des griefs, décideur nommé et rémunéré par les parties syndicale et patronale4). Rappelons que la régulation du travail représente un champ de compétence constitutionnelle relevant, dans la grande majorité des cas, du Gouvernement du Québec ; le Code canadien du travail5 ne concerne qu’environ 10 % de la main-d’œuvre6.
2Dans ce texte, nous mettons l’accent sur l’intervention des tribunaux administratifs du travail, tels la CRT (Commission des relations du travail) au Québec ou le CCRI (Conseil canadien des relations industrielles) au niveau fédéral, pour voir si celles-ci ne permettraient pas, par « action oblique » en quelque sorte, de combler en partie les faiblesses apparentes du droit, pour qui s’en tient aux quelques dispositions législatives visant explicitement les licenciements collectifs. Nous entendons aussi vérifier si le droit relevant de l’autonomie collective ne joue pas à cet égard un rôle essentiel de palliatif.
3Deux considérants sous-tendent cette orientation :
4a) d’une part, la nécessité d’envisager de manière plus large le phénomène des restructurations, en ne se limitant pas au seul aspect des fermetures d’entreprises et des licenciements collectifs, mais en prenant également en considération, dans leur généralité, les autres manifestations du phénomène dans la mesure où un impact négatif (tel la perte du droit à la syndicalisation, les mutations involontaires, la baisse de la rémunération, etc.) intervient, au détriment des travailleurs ou des organisations syndicales les représentant.
5b) D’autre part, la nécessité de tenir compte du « pluralisme juridique7 », de la pluralité normative qui demeure un trait fondamental du droit nord-américain du travail tel que forgé par le Wagner Act. Le droit interventionniste de l’État social (bien davantage présent en contexte canadien et québécois qu’aux États-Unis) ne livre qu’une image bien partielle du droit du travail : il faut tenir compte, d’un côté, de l’autonomie collective (les conventions collectives de travail interprétées par l’arbitre des griefs), d’autre part, de l’autonomie régulatoire conférée aux organismes et tribunaux administratifs du travail8 dans l’élaboration de leur politiques d’intervention et dans leurs décisions.
6Notre recherche ne concerne que le secteur syndiqué. Observons que le système nord-américain des relations industrielles est structuré sur la base de la distinction syndiqué/non-syndiqué. Encore qu’au Québec et au niveau fédéral canadien, un ensemble de normes du travail, y compris en matière de licenciements collectifs, régit le secteur non syndiqué, il n’y a pas de négociation dans ce secteur, vu l’absence de représentation syndicale. Les travailleurs non syndiqués n’ont donc aucun moyen effectif à leur disposition pour influer sur les restructurations qui relèvent uniquement des droits de direction de l’employeur.
L’impact du droit fédéral
7Nous ne pouvons évidemment brosser ici un tableau d’ensemble des interventions du Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) en matière de restructuration. Sur quelques 220 décisions de fond rendues par le CCRI de 2003 à 2008, près d’une soixantaine portent en tout ou en partie sur des litiges liés à des restructurations. Les tableaux 1 et 2 ci-dessous donnent des informations sur les types de restructurations examinées et sur le secteur d’activité en cause.
Tableau 1. Nombre de décisions rendues par le CCRI par type de restructurations (2003-2008)
Types de restructurations |
Nombre de décisions |
Fusions/acquisitions |
26 |
Fermetures d’entreprises ou d’établissements |
7 |
Diminution des effectifs |
9 |
Sous-traitance |
9 |
Changements technologiques |
0 |
Privatisations |
2 |
56 |
8Ce tableau reflète, dans une certaine mesure, l’importance des fusions et des acquisitions au niveau fédéral, pour la période considérée. Avec la crise économique apparue au dernier trimestre de l’année 2008, cette phase semble maintenant terminée. On peut raisonnablement s’attendre, dans la période à venir, à ce que les décisions du CCRI portent davantage sur la diminution des effectifs ou les fermetures d’entreprises.
9L’économie canadienne avait connu depuis les années 1990 toute une série de fusions et d’acquisitions d’entreprises dans des secteurs névralgiques relevant de la compétence fédérale. Mentionnons par exemple l’acquisition en 2000 de Canadian Airlines par Air Canada, la compagnie aérienne nationale, elle-même privatisée en 1987. Cette acquisition a mis en péril la bonne santé financière d’Air Canada et s’est traduite par un litige interminable relatif à la fusion des listes d’ancienneté des pilotes des deux compagnies aériennes. On remarquera que durant la période analysée, peu de fermetures d’entreprise ont donné lieu à un litige devant le CCRI. En fait, tous les cas que nous avons relevés concernent le secteur du transport routier interprovincial (camionnage), fragmenté en de nombreuses PME à la durée de vie parfois bien éphémère.
Tableau 2. Nombre de décisions rendues par le CCRI par secteur d’activité (2003-2008)
Secteur d’activité |
Nombre de décisions |
Aéroports |
5 |
Navigation |
1 |
Élévateurs à grains |
2 |
Télécommunications |
10 |
Télévision |
6 |
Compagnies de transport aérien |
10 |
Territoires autochtones |
2 |
Transport routier |
12 |
Transport ferroviaire (fret et passagers) |
7 |
Énergie atomique |
1 |
56 |
10Ce tableau traduit sur le plan du droit du travail l’impact économique des restructurations au niveau fédéral pour la période concernée. Le mouvement de dérégulation, entre autres, entraînant dans son sillage une réorganisation de l’activité économique et de la structure des entreprises, a particulièrement visé le secteur du transport aérien. Le secteur des télécommunications et celui de la radio-télévision ont aussi fait l’objet d’importants mouvements de fusion et d’acquisition.
11Remarquons par ailleurs que le grand absent de cette nomenclature demeure le système bancaire. Ce secteur est très fortement centralisé au Canada et repose principalement sur six institutions. Dans l’ensemble, ce secteur échappe en quasi-totalité à la syndicalisation.
12Dans ce qui suit, nous évoquons brièvement deux cas qui illustrent le mode d’approche du CCRI, lequel apparaît fort différent de l’action de son équivalent québécois, la CRT dont nous traiterons dans la seconde partie de l’étude.
Les fusions et acquisitions : le cas Telus9 (secteur des télécommunications)
13En août 2000, la firme Telus, géant canadien du secteur de la téléphonie mobile et fixe (avec un chiffre d’affaire de plus de 9 milliards de $ can.) établi initialement en Alberta, procédait à l’acquisition de la compagnie de télécommunications ontarienne Clearnet pour plus de 6 milliards de dollars, en vue de s’implanter sur le lucratif marché de l’Est du Canada. Il s’agissait là d’une des plus importantes acquisitions à être jamais survenue au Canada, avec comme résultante l’intégration d’une entreprise (Clearnet) comptant 2 400 salariés (non syndiqués) venant s’ajouter aux 10 000 employés de Telus qui eux étaient syndiqués.
14Telus invoquait cependant que tout ce processus d’acquisition devait être considéré comme un simple transfert d’actions, et non comme une vente d’entreprise au sens de l’article 44 du Code canadien du travail. Cette position voulait dire que Telus ne devait pas être considéré comme le nouvel employeur des employés de Clearnet, celle-ci demeurant une entité juridique distincte. En conséquence, pour l’employeur, les 2,400 nouveaux employés ne devaient pas être visés par l’accréditation syndicale existant chez Telus. Toute cette argumentation fondée sur la structure juridique formelle de la nouvelle entité visait à éviter la syndicalisation des nouveaux salariés, donc à s’opposer au regroupement de tous les travailleurs de Telus dans une unité syndicale unique. Tout en soulignant la nécessité de respecter les pratiques commerciales normales et légitimes des employeurs, le CCRI jugea qu’il était bien en présence d’une vente d’entreprise suivant le Code canadien du travail et émit une déclaration d’employeur unique visant toutes les composantes de Telus. En conséquence, les employés furent tous regroupés dans une seule unité de négociation pan-canadienne.
Les fermetures d’entreprise : le cas Crawford Transport inc. (transport routier interprovincial)
15La décision (no 370) Teamsters Local Union No. 879 c. Crawford Transport inc.10 est intéressante à plus d’un titre. Plutôt que de négocier avec le syndicat une clause de convention collective « à prendre ou à laisser », l’employeur préféra voir l’entreprise perdre ses clients et devoir fermer celle-ci, une entreprise de camionnage interprovincial, pour se contenter dorénavant de louer du matériel à ses concurrents. L’attitude intransigeante de l’employeur fut déclarée contraire à l’obligation de négocier de bonne foi (art. 50 a), C. c. t.) ; le CCRI conclut également à l’existence d’une pratique déloyale du travail (ingérence dans la représentation des employés par le syndicat). L’employeur invoquait, en se fondant sur l’arrêt Place des Arts11 de la Cour suprême du Canada, le droit absolu de fermer son entreprise. Cet argument fut rejeté par le CCRI, en ce sens que la fermeture de l’entreprise, même si elle peut avoir un impact sur le type de remède approprié, n’empêche nullement de conclure à un manquement aux obligations contenues dans le Code canadien du travail. La fermeture définitive de l’entreprise rendait toutefois impraticable dans les circonstances l’ordonnance de réouverture et de réembauche des chauffeurs que réclamaient les Teamsters : le CCRI n’ordonna que le versement d’indemnités monétaires.
16Ces deux exemples témoignent de l’approche généralement retenue par le CCRI, qu’on peut qualifier de « réaliste » (au sens du réalisme juridique) ou « d’instrumentale » : les orientations jurisprudentielles sont le plus souvent justifiées en termes de choix de politique, en fonction de considérants moyens-fins. La finalité poursuivie correspond aux objectifs énoncés dans le Préambule du Code canadien du travail et s’attache à la recherche de solutions favorisant, en particulier, la promotion de la négociation collective. Cette approche réaliste ou instrumentale diffère fréquemment des considérants plus formels (application plus ou moins mécanique des précédents, interprétation littérale des textes) qui caractérise certaines orientations défendues par la CRT au Québec dont nous allons maintenant analyser l’activité.
L’impact du droit étatique québécois
17Au Québec, en matière de rapports collectifs de travail, les normes applicables sont énoncées dans le Code du travail, la Commission des relations du travail (CRT) étant chargée d’en assurer l’application. Ces différentes normes qui réglementent le droit collectif du travail permettent à l’employeur d’exercer son droit de direction (droit de diriger l’entreprise), mais limitent, par divers moyens, les conséquences de l’exercice de ce droit lors de restructurations d’entreprises12. Toutefois, en dépit de la pluralité de règles susceptibles d’être mobilisées, leur portée pratique demeure plutôt limitée.
18Afin de déterminer l’impact des normes législatives en matière de restructuration au Québec, nous avons analysé la jurisprudence pertinente de la CRT, de 2003 à 200813. Nous avons classé les décisions d’abord par type de restructurations et ensuite par type de recours. Les tableaux 3 et 4 présentent les résultats globaux de l’analyse.
Tableau 3. Nombre de décisions rendues par la CRT par type de restructurations (2003-2008)
Types de restructurations |
Nombre de décisions |
Fusions/acquisitions |
13 |
Fermetures d’entreprises ou d’établissements |
16 |
Diminution des effectifs |
13 |
Sous-traitance |
28 |
Changements technologiques |
1 |
Total |
71 |
Tableau 4. Nombre de décisions rendues par la CRT par type de recours (2003-2008)
Recours |
Nombre de décisions |
Accueillie |
Rejetée |
N/A* |
Plainte de salariés pour
mesures |
18 |
8 |
10 |
0 |
Demande syndicale pour
étendre |
20 |
1 |
18 |
1 |
Demande syndicale de transfert de l’accréditation (45-46 C. t.) |
34** |
18 |
14 |
3 |
Plainte de salariés pour manquement au devoir de juste représentation du syndicat (47.2 et ss.) |
6 |
0 |
5 |
1 |
Plainte syndicale pour utilisation par l’employeur de briseurs de grève (109.1 C. t.) |
2 |
1 |
1 |
0 |
Requête en accréditation |
1 |
1 |
0 |
0 |
Total |
80*** |
29 |
48 |
5 |
*
Plainte conjointe ou litige réglé en vertu d’une autre
disposition.
** De ce nombre, 2 plaintes ont été portées par
l’employeur dont l’une a été rejetée et l’autre accueillie.
***
Plus d’un recours peut être exercé dans un même litige.
19À la lecture du tableau 3, nous pouvons remarquer que le type de restructurations qui donne lieu au plus grand nombre de litiges est la sous-traitance. De même, d’après le tableau 4, la disposition la plus invoquée en matière de restructurations devant la CRT est l’article 45 du Code du travail qui concerne l’aliénation ou concession, totale ou partielle (sous-traitance), d’une entreprise. Il est aussi possible de constater par ce dernier tableau qu’aucune des normes invoquées dans ce genre de litige ne permet d’empêcher l’employeur de restructurer son entreprise.
20Finalement, le nombre de plaintes rejetées est plus élevé que le nombre de plaintes accueillies toutes catégories confondues. L’utilisation d’un raisonnement plutôt formaliste par la CRT pourrait, du moins en première analyse, être responsable du nombre élevé de plaintes rejetées. Il faut toutefois observer que le Code du travail du Québec ignore un certain nombre d’institutions juridiques fondamentales que retient pour sa part le Code canadien du travail telles que la notion d’employeur unique, l’inclusion des travailleurs dépendants dans la définition des « employés » visés par le Code, une portée plus large des « pratiques déloyales du travail », etc. Tout ceci permet au CCRI d’adopter une position davantage interventionniste en matière de rapports de travail.
21Afin d’illustrer l’approche de la CRT, nous présenterons succinctement quelques cas.
Les fermetures d’entreprise ou d’établissement
22L’affaire Wal-Mart fournit une excellente illustration de l’orientation de la CRT face à la fermeture d’un établissement ou d’une entreprise14. D’abord un bref rappel des faits. La multinationale américaine est implantée au Québec depuis 1994, avec une cinquantaine de magasins. Aucun établissement nord-américain de cette multinationale n’était syndiqué avant que le Wal-Mart de Jonquière au Lac St-Jean ne fasse l’objet d’une accréditation syndicale en août 2004. Par la suite, l’établissement de Jonquière a fermé ses portes, prétendument pour raisons économiques, le jour même où le ministre du Travail du Québec nommait un médiateur pour tenter d’amener les parties à négocier une première convention collective.
23Dans une première requête devant la CRT15, le syndicat réclamait une ordonnance provisoire de réouverture de l’établissement de Jonquière jusqu’à ce que la commission se prononce sur les plaintes de congédiement pour activités syndicales. En fait, le syndicat estimait que l’annonce de la fermeture de l’établissement de Jonquière constituait un acte d’entrave et d’intimidation ayant un effet négatif sur les campagnes d’organisation syndicales menées dans d’autres établissements de Wal-Mart. De plus, selon le syndicat, la fermeture survenait essentiellement pour des motifs anti-syndicaux.
24Dans sa décision, la CRT invoqua l’arrêt Place des Arts16 de la Cour Suprême du Canada pour confirmer le droit quasi-absolu de l’employeur de fermer son entreprise, quels que soient ses motifs, même « anti-sociaux17 ». Se livrant à une lecture elle-même formaliste de cette décision, la CRT estima ne pouvoir émettre une quelconque ordonnance que si la fermeture n’était pas réelle, véritable ou définitive. La CRT considéra en l’espèce que rien n’indiquait que Wal-Mart entendait poursuivre ses activités à l’établissement de Jonquière.
25Dans un second litige concernant le Wal-Mart de Jonquière porté devant la CRT, l’association de salariés avait soulevé l’argument voulant que la fermeture ait été faite en violation de la liberté d’association et par conséquent qu’il ne pouvait y avoir de « cause juste et suffisante » (art. 17, C. t.) de congédiement des salariés. La Commission estima que la liberté d’association dont jouissent les employés n’assure ni la survie ni la poursuite de l’entreprise pour laquelle ils travaillent18. Le litige se trouve maintenant en attente de son dénouement devant la Cour suprême du Canada qui ne pourra cette fois répéter la profession de foi néolibérale émise dans l’arrêt Place des Arts, à moins de verser, alors qu’elle vient tout juste de consacrer la valeur constitutionnelle du droit à la négociation collective19, dans des contradictions lourdes de conséquences.
La sous-traitance
26En ce qui concerne la sous-traitance, les litiges concernent principalement le transfert de l’accréditation et de la convention, bien que moins d’affaires soient portées devant la CRT depuis la modification de l’article 45 C. t.20, survenue en 2003 à l’initiative du gouvernement libéral de Jean Charest. En effet, la disposition exige dorénavant le transfert de « la plupart des éléments caractéristiques » de l’entreprise, en cas de concession partielle, pour qu’il y ait maintien de l’accréditation et application de la convention collective. Bien que la formulation laisse à notre avis une marge d’appréciation à l’interprète, la CRT a opté jusqu’à maintenant pour une interprétation formaliste de cet amendement. Par ailleurs, la décision Aréna des Canadiens21 est particulièrement intéressante puisque la CRT distingua la situation avec celle de l’arrêt Place des Arts22. Dans une ordonnance provisoire, elle jugea qu’il n’y avait pas d’abandon complet et définitif de l’entreprise dans ce cas-ci et donc que l’employeur avait violé les dispositions anti-briseurs de grève de l’article 109.1 C. t.23. Elle ordonna à l’employeur de ne pas utiliser ces employés jusqu’à ce qu’une décision soit rendue concernant la requête en vertu de l’article 45 du Code du travail.
27Bref, l’analyse de la jurisprudence de la CRT nous permet de constater certaines lacunes des normes étatiques applicables en cas de restructuration au Québec. En outre et sans pouvoir en faire la démonstration ici, la CRT oscille, bien davantage que le CCRI au fédéral, entre une lecture « formaliste » ou au contraire « instrumentale » (réaliste24) des normes applicables, ce qui est de nature à en limiter grandement la portée pratique.
L’impact de l’autonomie collective
28Les lacunes du droit étatique concernant la protection des travailleurs en contexte de restructuration d’entreprises ne doivent pas occulter, entre autres, la logique relationnelle des relations collectives de travail au Québec et au Canada, celle-ci accordant une grande importance à l’autonomie des parties dans la négociation collective. Les règles négociées et intégrées à la convention collective et applicables en cas de fusions, acquisitions, sous-traitance, licenciements collectifs, etc., relèvent alors de la compétence exclusive des tribunaux d’arbitrage de griefs qui seuls peuvent trancher les litiges portant sur l’interprétation et l’application de l’accord collectif de travail.
29Pour mesurer l’impact de l’autonomie collective et du même coup vérifier si la négociation collective arrive à combler ces lacunes législatives en matière de restructurations d’entreprises en contexte syndiqué, nous avons procédé à l’étude de la jurisprudence des tribunaux d’arbitrage québécois25. Puisque la loi ne protège que les conséquences des restructurations, l’employeur a un droit de direction pratiquement absolu, sous réserve de clauses conventionnelles accordant une garantie d’emploi aux salariés, clauses obtenues lors de négociations collectives26.
30Le tableau suivant indique le nombre de décisions rendues par les tribunaux d’arbitrage selon le type de restructuration en cause. À l’exception des fusions/acquisitions, la majorité des griefs syndicaux concernent les autres types de restructurations sont rejetés par les tribunaux d’arbitrage. En général, les arbitres interprètent restrictivement les clauses des conventions collectives qui limitent le droit de direction de l’employeur en matière de restructurations d’entreprises.
Tableau 5. Nombre de décisions rendues par les tribunaux d’arbitrage québécois par type de restructurations
Types de restructuration |
Nombre de décisions |
Acceptées |
Refusées |
Fusions/acquisitions |
8 |
6 |
2 |
Fermetures d’entreprises ou d’établissements |
13 |
6 |
7 |
Diminution des effectifs |
40 |
14 |
26 |
Sous-traitance |
74 |
30 |
42* |
Changements technologiques |
17 |
3** |
14 |
Total |
152 |
59 |
91 |
* Deux
griefs ont été déposés conjointement par les parties, il s’agit en ce
cas de griefs dits « d’interprétation ».
** Dont un grief
patronal accepté.
31Pour illustrer notre propos, nous aborderons plus amplement le cas de la sous-traitance. Le tableau 5 démontre bien l’importance particulière des clauses de sous-traitance qui peuvent être incluses dans les conventions collectives puisqu’il s’agit du type de disposition qui donne lieu au plus grand nombre de litiges. En vertu des normes étatiques (45 C. t.), les pouvoirs de la CRT sont limités : elle ne peut qu’ordonner le transfert de l’accréditation et de la convention collective au sous-traitant. Néanmoins, les parties à la convention collective (syndicat et employeur) peuvent négocier des garanties plus importantes visant par exemple à interdire la sous-traitance des activités ou d’une partie de ces activités ou encore à assujettir la sous-traitance à des conditions concernant la nature des travaux, le choix du sous-traitant, la disponibilité de l’équipement ou de la main-d’œuvre et les conséquences de l’attribution du sous-contrat.
32De telles clauses peuvent aussi revêtir une grande importance en cas de fermeture totale ou partielle de l’entreprise. Par exemple, dans l’affaire Olymel, l’employeur exploitait des usines au Québec dans le domaine de l’abattage et de la découpe du porc. En raison d’importantes pertes financières, il annonça, au mois d’avril 2006, sa décision de fermer l’usine de Saint-Simon (région de la Montérégie) et d’en transférer la production vers d’autres usines pour rentabiliser l’entreprise.
33Le syndicat déposa un grief contestant cette décision au motif qu’elle contrevenait à une lettre d’entente annexée à la convention collective. L’arbitre accueillit le grief27 et conclut que l’employeur ne pouvait procéder à la fermeture de l’usine de Saint-Simon puisqu’il s’était engagé à ce que le travail de découpe de porc continue d’y être réalisé. La Cour supérieure ordonna à Olymel de se conformer à cette partie de la décision de l’arbitre et donc de respecter la lettre d’entente.
34Olymel procéda tout de même à la fermeture de l’usine de Saint-Simon le 20 avril 2007. Un recours pour outrage au tribunal fut déposé par le syndicat étant donné le refus d’Olymel de se conformer à la décision de la Cour supérieure. Plus d’un an après la fermeture, la compagnie tentait toujours de se défiler devant ses obligations en prolongeant les procédures judiciaires28.
35Bref, les dispositions de la convention collective peuvent toucher tous les types de restructurations. Elles peuvent interdire certains types de restructurations, les limiter ou imposer des conditions plus ou moins contraignantes en cas de restructuration29. De ce fait, elles arrivent à compenser diverses lacunes de la législation.
Conclusion
36Si l’on opère une synthèse des résultats de notre recherche, les constats suivants peuvent être dégagés :
371. Pour une période allant de 2003 à 2009, nous avons identifié, parmi les décisions du Conseil canadien des relations industrielles, de la Commission des relations du travail et des tribunaux d’arbitrage au Québec30 rapportées dans les bases de données juridiques, 279 décisions de fond portant en tout ou en partie sur des litiges liés à des restructurations d’entreprise. Ces décisions ne concernent que le secteur syndiqué.
382. Comme on pouvait s’y attendre, ce sont les tribunaux d’arbitrage, chargés de la compétence exclusive d’interprétation et d’application des dispositions des conventions collectives, qui jouent le rôle le plus important d’un point de vue quantitatif (152 décisions au Québec seulement). Quant à la nature des litiges, on relève un clivage important entre les secteurs de compétence fédérale et provinciale (Québec). Alors que la question des fusions et des acquisitions a accaparé une bonne partie des énergies du Conseil canadien des relations industrielles, c’est le problème de la sous-traitance qui a largement dominé les litiges relevant de la compétence du Québec. Encore que le droit du travail ne puisse présenter davantage qu’un miroir déformant de la réalité économique (et non constituer un reflet fidèle de celle-ci), on retiendra que l’impact du mouvement de dérégulation a particulièrement touché certaines grandes entreprises de compétence fédérale, en matière de téléphonie et de télécommunications, de télévision, de gestion aéroportuaire et de transport aérien, entraînant par ricochet une réorganisation d’ensemble de ces secteurs.
393. En se situant dans une perspective « économie et droit » inspirée à la fois de John R. Commons31 et de Max Weber32, nous nous trouvons devant un complexe de normes que les acteurs ont la faculté de mobiliser pour contrer les faiblesses du droit formellement applicable. En effet, une panoplie de normes et de recours découlant de la législation, de la jurisprudence des tribunaux administratifs du travail et des accords collectifs de travail est susceptible d’accroître considérablement le coût des restructurations projetées par les entreprises. Même si ces recours ne peuvent attaquer directement, sauf exceptionnellement, la décision même de procéder à la restructuration, la mobilisation des normes pertinentes par les syndicats ou les travailleurs eux-mêmes peut contraindre l’entreprise au dialogue social, sauf à vouloir s’enfermer dans une logique unilatérale qui s’avère à la longue très coûteuse (ce qui arrive aussi, hélas). Par ailleurs, une approche de sociologie du droit relevant du « pluralisme juridique » se révèle particulièrement utile pour saisir d’un point de vue théorique cette dynamique de mobilisation du droit du travail.
404. Il faudra aussi tenir compte du changement de paradigme en droit du travail, résultat de la « constitutionnalisation du droit du travail33 » (quant à la liberté d’association en particulier). Dans l’arrêt Health Services and Support34, la Cour suprême du Canada a imposé aux employeurs une obligation de consultation des travailleurs, obligation dont la portée est d’autant renforcée au Québec – du moins peut-on le supposer à ce stade – qu’elle s’étend, vu le large domaine d’application de la Charte des droits et libertés de la personne35, aux relations de droit privé (alors que la Constitution canadienne nécessite, sous cet angle, un élément « d’activité gouvernementale » pour entrer en jeu). Dans cette même décision, la Cour suprême accordait une valeur constitutionnelle, nous l’avons mentionné, au droit à la négociation collective.
41Toutefois, en définitive, seule une démocratisation de l’économie et de l’entreprise, fondée sur l’intervention de l’État et la coordination internationale interétatique (car un État agissant seul va rapidement se heurter aux limites de l’interventionnisme politique face à l’économie globalisée) est susceptible de remédier à cet état de chose dans un sens favorable aux salariés. Pour l’heure, il n’existe toutefois, en contexte canadien et québécois, nulle volonté politique d’aller dans cette direction.
Notes de bas de page
1 Cf. art. 212 (1) et s., Code canadien du travail, LRC 1985, ch. L-2 (ci-après le « C. c. t. »). Art. 84.0.1 et s. de la Loi sur les normes du travail, LRQ, c. N-1.1 (Ci-après la « L. n. t. »).
2 Le taux de syndicalisation est de 40 % de la main-d’œuvre au Québec, et de 32 % en ce qui concerne le secteur fédéral (pour l’ensemble du Canada).
3 Sur le sens de cette expression, voir Yannakourou S., L’État, l’autonomie collective et le travailleur. Étude comparée du droit italien et du droit français de la représentativité syndicale, coll. « Bibliothèque de droit privé », Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1995.
4 On pourrait tracer ici certaines équivalences avec les conseils de prud’homme en droit français. Toutefois, les tribunaux d’arbitrage n’ont compétence qu’en matière d’interprétation et d’application des conventions collectives et ne peuvent être normalement saisis d’un litige que par les parties syndicale ou patronale, et non (sauf exceptions) directement par les salariés.
5 LRC (1985), ch. L-2. (Ci-après le « C. c. t. »).
6 Le secteur fédéral demeure toutefois très important, puisqu’il concerne des entreprises oeuvrant dans des secteurs clé (banques, télécommunications, radio-télévision, énergie atomique, transport ferroviaire et maritime, aéroports et transport aérien, chemins de fer, etc.) assumant un rôle structurant pour l’ensemble de l’économie canadienne.
7 Voir à ce sujet Coutu M., « Vers une multiplication des sources de régulation du travail : l’éternel retour du pluralisme juridique ? », dans Charest J., Murray G. et Trudeau G. (dir.), Quelles politiques du travail à l’ère de la mondialisation?, Québec, Presses de l’université Laval, 2010.
8 Ici l’exemple américain a eu, historiquement, une très forte influence au Canada, puisque l’ensemble des provinces et le fédéral se sont dotés, sur le modèle du National Labor Relations Board états-unien, d’un tribunal administratif ayant, en principe, compétence exclusive en matière de rapports collectifs de travail. Il ne faut pas, par ailleurs, confondre le « droit administratif » au sens du droit anglo-américain (le droit anglais a fournit les catégories de base du droit administratif canadien et québécois), avec le terme identique utilisé en droit continental européen.
9 Telus Communications inc. et autres, [2004] CCRI n° 278, le 24 juin 2004.
10 [2006] CCRI n° 370, le 5 décembre 2006.
11 Société de la Place des Arts de Montréal c. Alliance internationale des employés de scène, de théâtre, du cinéma, des métiers connexes et des artistes des États-Unis et du Canada, local de scène numéro 56, [2004] 1 RCS. 43.
12 Hébert G. et al., La convention collective au Québec, Boucherville, Gaëtan Morin, 2003, 410 p.
13 Une présentation exhaustive des résultats s’avère impossible puisque la recherche concernant la CRT à elle seule a permis de répertorier 71 décisions pertinentes concernant différents types de restructurations entre le 1er janvier 2003 et le 31 décembre 2008.
14 Pour de plus amples détails sur le cas du Wal-Mart de Jonquière, voir : Coutu M., « Licenciements collectifs et fermetures d’entreprise au Québec : Le cas Wal-Mart », Travail et emploi, n° 109, Paris, janvier-mars 2007, p. 39-50.
15 Boutin c. Wal-Mart Canada inc., 2005 QCCRT 0269.
16 AIEST, local de scène no 56 c. Société de la Place des Arts de Montréal, précité, note 11.
17 La Cour suprême cite avec approbation le passage suivant de la décision de l’ancien Tribunal du travail (remplacé par la CRT en 2002) dans City Buick Pontiac (Montréal) Inc. c. Roy, [1981] T. T. 22 : « Dans notre système d’économie libérale, il n’existe aucune législation obligeant un employeur à demeurer en affaire et réglementant ses motifs subjectifs à cet égard […] Si un employeur, pour quelque raison que ce soit, décide par conséquent de véritablement fermer boutique, les congédiements auxquels il procède sont causés par la cessation des activités, ce qui est une raison économique valable de ne pas engager de personnel, même si cette cessation est mue par des motifs condamnables socialement. » (Les italiques sont nôtres.)
18 Plourde c. Compagnie Wal-Mart du Canada, [2006] R. J. D. T. 803 (CRT), au par. 55, [2006] R. J. D. T. 803 (C. R. T.).
19 Health Services and Support-Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391. De fait, dans le jugement Plourde c. Cie Wal-Mart du Canada, 2009 CSC 54, la Cour suprême du Canada, sans donner raison aux appelants pour des motifs de procédure, reconnaît que la fermeture d’une entreprise peut donner ouverture à des plaintes pour représailles anti-syndicales.
20 L’article 45 C.t. assure, nous y avons fait référence, la continuité de l’entreprise en dépit de son aliénation ou concession.
21 Syndicat canadien des communications, de l’Énergie et du papier (SCEP) c. Aréna des Canadiens (Centre Molson inc.), 2007 QCCRT 42.
22 Précité, note 11.
23 Fait quasi unique en Amérique du Nord, l’article 109.1. C.t. interdit le recours à des travailleurs de remplacement en cas de grève ou de lock-out.
24 Sur la distinction entre approches formalistes, instrumentales et axiologiques du droit, voir Coutu M., « Légitimité et constitution. Les trois types purs de la jurisprudence constitutionnelle », Droit et société. Revue internationale de théorie du droit et de sociologie juridique, n° 56-57, 2004, p. 233-257. Pour une application de la typologie au domaine du droit du travail, voir Coutu M. et Marceau G. avec la collaboration de Pelletier K. et Pelletier A., Droit administratif du travail, Cowansville (Qué.), Éditions Yvon Blais, 2007, p. 57-71.
25 L’étude a permis de répertorier 229 jugements dont 152 on été retenus comme pertinents. Elle a été effectuée dans la Banque de donnée « Résumé » de SOQUIJ. La recherche n’est donc pas exhaustive, ne prenant en compte que les jugements qui ont fait l’objet d’un résumé par les arrêtistes. Cet échantillon apparaît tout de même représentatif étant donné le nombre important de décisions analysées. La recherche s’étend sur la même période que celle pour la CRT et le CCRI, c’est-à-dire du 1er janvier 2003 au 31 décembre 2008.
26 Verge P. et Roux D., « Fermer l’entreprise : un ‘‘droit’’… absolu ? », dans Développements récents en droit du travail, vol. 245, Service de la formation permanente, Barreau du Québec, Cowansville, Yvon Blais Inc., 2006, p. 223.
27 Olymel, s. e. c. c. Tremblay, DTE 2007T-564 (CS).
28 L’affaire a été entendue par la Cour supérieure à la fin octobre. La Cour a décidé, le 17 février 2009, que l’employeur n’avait pas « sciemment » contrevenu à l’ordonnance du tribunal : voir Syndicat des travailleurs d’Olympia (CSN) c. Olymel, s. e. c., CS, EYB 2009-154684.
29 Protection de l’emploi et du salaire : Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 2188 c. Lachute (Ville de), DTE. 2005T-788 (TA) ; interdiction de procéder à une abolition fictive de poste : Gatineau (Ville de) c. Fraternité des policiers de Gatineau inc., DTE 200T-931 (TA).
30 Les décisions des arbitres de griefs agissant en vertu du Code canadien du travail n’ont pas été analysées. Nous présumons que les résultats seraient globalement similaires à ce que l’on retrouve au Québec quant aux tribunaux d’arbitrage, mais cela reste à vérifier.
31 Commons J. R., Legal Foundations of Capitalism, Madison, The University of Wisconsin Press, 1968 (1923).
32 Weber M., Sociologie du droit, trad. de Grosclaude J., Paris, Presses universitaires de France, 1986.
33 Brunelle C., Coutu M. et Trudeau G., « La constitutionnalisation du droit du travail », Les Cahiers de Droit, vo. 48, n° 1-2, mars-juin 2007, p. 5-42.
34 Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, décision précitée.
35 L. R. Q., c. C-12.
Auteurs
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