Introduction. Les restructurations industrielles en perspective historique
p. 27-30
Texte intégral
1L’économie française, à laquelle sont consacrés les trois articles de cette partie introductive, connaît depuis cinq décennies des restructurations industrielles profondes et durables. Définies par les responsables de ce livre comme des « adaptations économiques et sociales » « prenant appui sur un ensemble d’équipements institutionnels » et « sur une dynamique politique à long terme1 », ces restructurations ont largement contribué à la transformation des structures économiques et sociales observée depuis les années 1960.
2La mise en perspective historique de ce phénomène dans les articles de cette partie invite assez naturellement à questionner l’originalité réelle de la période observée (celle des années 1960-2010). En dépit des changements majeurs intervenus tant dans le domaine des institutions économiques et sociales que dans le mode de régulation de l’économie, l’expérience des restructurations amorcée dans les années 1960 ne nous semble pas fondamentalement différente de celle que la France a connue un siècle plus tôt, au milieu du Second Empire. Après avoir dressé un parallèle entre les deux périodes, nous en marquerons les limites.
3C’est dans les années 1860 et les années 1960 que les deux expériences de restructuration ont le plus de points communs. En commun ces deux expériences ont d’abord l’ampleur de conception du projet de modernisation économique et sociale impulsé par l’État. Ampleur des objectifs puisqu’il s’agit dans les deux cas d’améliorer la compétitivité de l’industrie française pour la préparer à la concurrence internationale. Ampleur aussi des moyens mis en œuvre vu la diversité des angles d’approches. Pour nous limiter aux années 1860 (les années 1960 étant étudiées au chapitre 2 par R. Brouté), on peut souligner les trois volets principaux de cette politique. Le volet juridique qui est la libéralisation du statut des sociétés anonymes par les lois de 1863 et 1867 pour permettre aux firmes françaises de disposer des mêmes moyens juridiques que leurs concurrentes anglaises et favoriser ainsi la constitution d’entreprises de grande taille2. Le volet financier qui est un crédit de près de 40 millions de francs accordé par une loi d’août 1860 pour aider les firmes (notamment textiles) mal équipées à se moderniser3. Le volet social qui, en prélude à l’extinction annoncée du paupérisme, accorde notamment la reconnaissance du droit de coalition (1864) et celle de l’égalité devant la justice du maître et de l’ouvrier (1866).
4En commun aussi ces deux expériences ont le contexte qui les a générées. Celui-ci est marqué par la conjonction de deux évènements majeurs que sont l’ouverture de la France à la concurrence internationale (traité de libre échange avec l’Angleterre de 1860 et Traité de Rome de 1957) et l’avènement d’un pouvoir politique fort de type bonapartiste (Second Empire et Ve République). Certes, les restructurations et l’ouverture internationale ne datent pas de la période ouverte par l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle. Les restructurations commencent dès la IVe République ; elles apparaissent dans les grandes entreprises publiques et privées des « secteurs de base » et elles s’étendent très vite sous une forme incitative aux PME que l’État cherche à spécialiser et à regrouper4. De même le choix de la construction européenne date de 1948-1951. Mais comme l’a montré le rapport Armand-Rueff de 19605, les blocages structurels (et avec eux les déséquilibres de la balance des paiements) sont tels qu’ils freinent régulièrement la réalisation de cet objectif. Jean-Charles Asselain est donc fondé à conclure que « il a manqué jusqu’en 1958 une volonté politique assez forte, face à des difficultés exceptionnelles, pour avancer plus résolument et plus vite dans la direction choisie6 ». La concentration du pouvoir politique au sein de l’exécutif ne constitue pas le seul facteur favorable au changement d’intensité de l’impulsion étatique. En 1958, comme en 1860, la diffusion du message en faveur de l’ouverture internationale et de la modernisation est facilitée par le fait qu’il s’inscrit dans une « idéologie de l’industrialisation7 » (le Saint-Simonisme et le Gaullisme), jouant volontiers sur la corde interclassiste et associant intimement progrès économique et progrès social ; celui-ci est attendu à la fois du progrès économique et des transformations des relations sociales promues par la forme d’État bonapartiste8.
5Mais l’analogie entre les deux expériences s’arrête là. Ce qui les différencie fondamentalement est leur durée et leur portée. Les restructurations du Second Empire sont une expérience marginale et brève. Elles ne modifient pas le paysage industriel français car elles ne s’inscrivent pas dans la durée comme celles amorcées un siècle plus tard. Les raisons en sont multiples. En 1860, aux termes de cinquante ans de croissance économique, la France a préservé sa position de deuxième puissance industrielle et commerciale d’Europe. Dans les années 1950, aux termes de 80 ans de déclin économique relatif presque continu, la France a vu son importance industrielle relative baisser de plus de moitié (de plus de 10 % de la production manufacturière mondiale à 4 % environ) et sa position commerciale tomber à un peu plus de 8 % en 19509. Les besoins de modernisation et d’adaptation sont donc dans les années 1950-1960 sans commune mesure avec ceux ressentis en 1860. Comment expliquer alors que ces besoins n’aient pas été satisfaits plus tôt ? De fait, la perception des faiblesses de l’économie française est sensible dès le tournant du siècle, ce que montre la multiplication des projets de rationalisation conçus pendant la Première Guerre mondiale et l’entre-deux-guerres10. Le sentiment de déclin s’alimente à de nombreuses sources comme le ralentissement de la croissance et de l’effort d’investissement de 1870 à 1950 (en dépit des belles réalisations industrielles de la Belle Époque), la profondeur de la crise des années 1880 et 1930, l’effondrement démographique, la rapidité de la défaite de 1940…
6Plutôt que de stimuler la croissance et d’aider aux adaptations nécessaires, l’État de la Troisième République a souvent donné l’impression de privilégier la protection des équilibres existants, ce que montrent, par exemple, le retour au protectionnisme en 1881 et 1892 (tarif Méline), la mise en place pendant chacune des deux grandes dépressions d’un protectionnisme intérieur (par la fiscalité, les tarifs ferroviaires, la législation « malthusienne ») visant à freiner les évolutions structurelles de l’économie, la reconstruction au lendemain de la Première Guerre mondiale « qui s’est faite en fonction du passé et non de l’avenir11 ». Comme le vérifie a contrario l’expérience de la fin des années 1920 (seul moment de la Troisième République où se met en place une tentative, réelle mais avortée, de modernisation économique et sociale et d’ouverture des frontières), politique douanière et politique des structures économiques et sociales ont constamment évolué de pair pendant la période, mais plus souvent dans le sens de la protection des situations acquises que dans celui de l’adaptation et des restructurations. La responsabilité ultime en incombe à l’État qui a connu un double affaiblissement : affaiblissement politique lié à la perméabilité aux intérêts catégoriels des institutions démocratiques telles qu’elles ont fonctionné sous la Troisième République ; affaiblissement économique, lié à la substitution du libéralisme au Saint-Simonisme comme cadre de pensée des responsables politiques, substitution qui a privé l’État à la fois des bases idéologiques qui légitimaient son action dans l’économie et des instruments qui permettaient de la rationaliser.
7Les papiers de cette partie analysent les prémisses et l’essor du mouvement de restructuration du second xxe siècle. La crise des années 1930 met au jour la tension entre le besoin de rationalisation et la montée du chômage. A. Moutet montre que c’est encore l’État qui tente de rétablir un équilibre démocratique dans l’entreprise à partir du Front Populaire face à l’affaiblissement du syndicalisme que provoque la montée d’un chômage de masse. Mais, comme l’explique R. Brouté, il faudra attendre l’élan modernisateur de la Ve République pour que les institutions représentatives du personnel et notamment le comité d’entreprise trouvent une place nouvelle dans la discussion de la stratégie de l’entreprise. Si la modernisation et la restructuration de l’appareil productif se poursuivent dans les années 1980, elles empruntent des trajectoires variées selon les entreprises en fonction de leurs marchés et de leurs organisations comme le souligne Robert Salais. L’État apparaît alors moins comme un pilote que comme un point d’appui que les entreprises peuvent mobiliser en fonction de leurs stratégies, à travers des dispositifs tels que le Fonds Industriels de Modernisation et le Fonds National de l’Emploi. L’efficacité durable de cette politique repose, aujourd’hui comme hier, sur la responsabilité ultime de l’État tant dans l’élan de modernisation qu’il impulse que dans les moyens qu’il y consacre.
Notes de bas de page
1 Voir l’introduction de ce livre par Didry C. et Jobert A.
2 Freedemann Ch. E., Joint-Stock Enterprise in France, 1867-1867, From Privilege Companies to Modern Corporation, Chapell Hill, University of North Carolina Press, 1979.
3 Fohlen Cl., L’industrie textile au temps du Second Empire, Paris, Plon, 1956.
4 Stoffaës Ch., « La restructuration industrielle 1945-1990 », in Lévy-Leboyer M. et Casanova J.-Cl. (dir.), Entre l’État et le marché, L’économie française des années 1880 à nos jours, Paris, Gallimard, 1999 ; Lescure M., « Small-and Medium-Size Industrial Enterprises in France 1900-1975 », in Odaka K. et Sawai M. (dir.), Small Firms, Large Concerns, The Development of Small Business in Comparative Perspective, Fuji Business History Series, Oxford, Oxford University Press, 1999.
5 Lacan G., Le comité Armand-Rueff 1959-1961, thèse de doctorat d’histoire, université de Paris 8, 2002.
6 Asselain J.-Ch., « Le tournant des années 1950 : les prémices de la réouverture de l’économie française », in Lévy-Leboyer M. (dir.), L’économie française dans la compétition internationale au xxe siècle, Paris, CHEFF, 2006.
7 Nous empruntons l’expression à Gerschenkron A., Economic Backwardness in Historical Perspective, Cambridge, Harvard University Press, 1962.
8 Birnbaum P., Les sommets de l’État. Essai sur l’élite du pouvoir en France, Paris, Le Seuil, 1977.
9 Bairoch P., Commerce extérieur et développement économique de l’Europe au xixe siècle, Paris, Mouton, 1976 ; Asselain J. Ch., 2006, op. cit.
10 Kuisel R. F., Le capitalisme et l’État en France, Modernisation et dirigisme au xxe siècle, Paris, Gallimard, 1981.
11 Sauvy A., Histoire économique de la France entre les deux guerres, Paris, Fayard, 1965, p. 210.
Auteur
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