La clinique des délires de guerre (1870-1940)
p. 189-201
Texte intégral
1Trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Henri Ey, qui peut être considéré alors comme le maître de la psychiatrie française, revient sur son expérience du temps de guerre. Médecin chef de l’hôpital de Bonneval (Eure et Loir) depuis 1933, celui-ci a été confronté en mai et juin 1940 au flux massif de l’exode, c’est-à-dire à un des plus importants déplacements de population de l’histoire du pays, qui généra d’évidents traumatismes1. Contre toute attente, le psychiatre attaché à décrire ce qu’il nomme la « psychose réactionnelle » des temps de guerre, se glisse dans les pas de son lointain prédécesseur Henri Legrand du Saulle, dont les réflexions sur les effets psychiatriques de la guerre de 1870, qui constituent une référence incontournable dans les milieux médicaux, sont reprises dans le texte en conclusion de l’enquête concernant une guerre de nature pourtant bien différente :
« On croit généralement, et l’on répète sans cesse, que les événements politiques exercent une influence très marquée sur le développement de la folie, entraînant une élévation considérable du chiffre des aliénés et conduisant aux catastrophes cérébrales les plus inattendues. C’est là une erreur. Les révolutions et les événements ne frappent que l’intelligence des individus prédisposés et ne font que précipiter l’échéance d’une infortune qui devait entrer dans les choses prévues. […] Les événements politiques les plus graves, s’ils donnent au moment où ils surviennent une couleur spéciale au délire, ne produisent nullement un accroissement d’aliénés ainsi qu’on le croit d’ordinaire2. »
2La référence dépasse de beaucoup le simple hommage puisqu’Henri Ey endosse les conclusions de Legrand du Saulle : « Nos propres observations concordent pleinement avec cette manière de voir du vieux maître français3. » De 1870-1871 à 1939-1945, et par-delà la Grande Guerre, rien de nouveau au sein de la clinique des traumatismes de guerre : en somme, il n’existait pas de lien direct entre guerre et délire psychotique.
3Cette concordance des situations entre deux figures importantes de la psychiatrie française située au-delà de trois conflits majeurs, semble aller à l’encontre du sens commun qui porte plutôt à croire à un effet des trois conflits successifs sur la clinique des délires, la Grande Guerre jouant traditionnellement dans l’historiographie et dans le récit médical un rôle majeur dans la découverte du traumatisme de guerre et l’histoire de la prise en charge des troubles mentaux liés aux conflits. À l’encontre d’une approche mettant plutôt l’accent sur les ruptures introduites par les guerres dans l’histoire de la clinique, nous insisterons ici, comme nous l’avons fait dans d’autres travaux, sur les continuités4. Pour ce faire, nous nous proposons de replacer la clinique des délires dans un temps long, sans considérer chacun de ces conflits comme une parenthèse, d’insister sur les controverses récurrentes qui animent un milieu scientifique hétérogène, et d’exhumer quelques propositions cliniques, qui sont depuis ces époques tombées dans l’oubli. Afin de bien clarifier l’objet de notre étude, nous précisons qu’elle ne concerne pas la clinique des névropathies de guerre – étudiées dans de nombreux travaux portant particulièrement sur la Grande Guerre –, mais qu’elle relève d’une approche historique de la clinique des délires psychotiques dont l’évolution est moins connue. On parlera donc ici de psychose de guerre et non de névrose de guerre.
Les troubles mentaux contemporains de la guerre de 1870 : la mise en place de la controverse
4Contrairement à ce que pourraient laisser penser de nombreux travaux attachés à faire de la Grande Guerre le point de départ absolu de la réflexion portant sur le traumatisme de guerre, 1914-1918 n’ouvre pas le débat sur la clinique des délires de guerre. Dès 1870, une controverse scientifique se déploie autour des théories de trois médecins aliénistes : Henri Legrand du Saulle, Jules Joseph Ludger Lunier, Bénédict Augustin Morel. Si la question de l’influence de la guerre sur l’éclosion des maladies mentales suscite quelques débats précoces dès le 24 avril 1871, incitant notamment les médecins à observer les effets des épidémies de variole de l’époque sur l’évolution des délires5, c’est deux mois plus tard qu’éclate la controverse. Le 26 juin 1871, l’ordre du jour prévu par la Société médico-psychologique est bouleversé à la demande du docteur Billod qui propose de donner la parole aux médecins qui souhaiteraient évoquer l’influence des événements récents sur l’aliénation mentale. C’est à cette occasion que Bénédict augustin Morel présente ses analyses sur le « délire panophobique ».
La position de Morel : la guerre crée une maladie spécifique, qu’il faut introduire dans la classification
5Bénédict augustin Morel, psychiatre majeur, connu pour avoir fondé la théorie de la dégénérescence dans les années 1850-1860, est, depuis 1856, médecin chef de l’asile de St-Yon près de Rouen. Pour décrire les effets de la guerre, celui-ci part d’une observation locale alimentée par les échos des combats qui ont lieu à proximité de la ville de Rouen et notamment les événements d’Étrepagny que l’aliéniste décrit précisément. Alors que la ville de Rouen est occupée et que les troupes françaises se replient sur Le Havre, la commune d’Étrepagny (au sud-est de Rouen) est l’objet d’une destruction partielle par le pétrole, le 30 novembre 1870, acte de guerre assez neuf compte tenu du moyen employé. Voici le récit qu’en donne alors, l’ancien officier Louis Paul Rolin :
« Sur l’ordre de leurs chefs, les Saxons enfoncent les portes, se saisissent des habitants atterrés et les entraînent hors de la ville à coups de plat de sabre et le pistolet sur la gorge ; d’autres munis de tampon de foin qu’ils imbibent de pétrole, mettent le feu aux maisons et n’épargnent même pas l’ambulance où ont été soignés leurs blessés. Quelques habitants réussissent à sauver leurs demeures, mais ils n’y parviennent qu’en graissant la patte à ces incendiaires. Une soixantaine d’habitations, plusieurs fermes avec leurs récoltes deviennent la proie des flammes, des chevaux de culture amenés dans les rues sont éventrés à coup de baïonnette avec une sauvagerie dont les Bavarois eux-mêmes se fussent étonnés. Vers quatre heures, quand ils voient l’embrasement complet, les Saxons reprennent le chemin de Gisors, après avoir pris l’infernale précaution de briser les pompes à incendie, comme pour enlever à leurs victimes jusqu’à la moindre lueur d’espérance6. »
6Si le docteur Morel relativise les rumeurs qui font état d’actes de violence particulièrement cruels des Prussiens, il explique devant ses collègues de la Société médico-psychologique que cet événement contribue à répandre les craintes des paysans pauvres de la région et à déclencher une épidémie de « panophobie ». En effet, alors que la guerre s’installe, se multiplient les incendies en représailles après des tirs de francs-tireurs ou à la suite de combats (comme à Étrepagny). Des incendies sont perpétrés également par des gardes mobiles français qui se livrent au pillage. La crainte des paysans normands n’est donc pas fondée seulement sur des rumeurs, mais s’inscrit dans ce climat de région occupée, en proie aux escarmouches et combats, et dans une société profondément déstabilisée par la guerre7. Ces sujets envahis par une anxiété massive et qui présentent un délire aigu peu cohérent, révèlent selon Morel un tableau clinique singulier et inédit qui combine une immobilité physique totale, une indifférence au monde et l’expression d’une souffrance terrible exprimée « par des gémissements incessants, de véritables états spasmodiques qui durent non seulement des jours, mais des mois et des années8 ». D’après Morel, il ne fait aucun doute que pour ces individus qui imitent la mort – « l’immobilité extrême des terrifiés, immobilité que j’ai appelée cadavérique dans quelques cas extrêmes » – et qui arrivent nombreux dans son institution en 1870, « les événements du monde extérieur ont déterminé ou précipité leur folie9 ». Si ce type de délire panophobique – étymologiquement celui qui craint tout ou qui craint exagérément les choses10 – existait avant 1870, la guerre accroissant sa prévalence, il s’agit pour les aliénistes de l’inclure dans la classification des maladies mentales :
« Il sera évident pour tous, que les événements de guerre de ces terribles années (1870-1871) ont augmenté dans une proportion insolite les victimes des impressions terrifiantes. Le caractère de ces maladies, le genre du délire, leur terminaison plus ou moins fatale, en font une variété à part, variété qui, lorsqu’elle sera mieux étudiée et observée, ne formera pas un des chapitres les moins intéressants de la clinique des affections mentales11. »
7De symptôme présent notamment dans la mélancolie des anciens ou la lypémanie d’Esquirol, la panophobie devrait être érigée selon Morel au rang d’entité morbide autonome. Afin de légitimer sa démarche, Morel s’appuie sur les observations qu’Esquirol a pu mener lors des campagnes napoléoniennes en Espagne ou lors de la Terreur.
Les positions de Legrand du Saulle et de Lunier : la guerre colore le délire, mais ne crée pas de maladie spécifique
8À la suite de la présentation de Morel, plusieurs voix s’élèvent contre sa proposition (celles des docteurs Bourdin, Baillarger et Delasiauve) ; puis Legrand du Saulle et Lunier, praticiens plus jeunes aux méthodologies différentes, proposent une autre lecture que celle de Morel. Henri Legrand du Saulle, spécialiste de médecine légale est alors médecin adjoint du dépôt de la Préfecture de Police de Paris depuis 1868. Sa position est intéressante pour plusieurs raisons. En premier lieu, parce qu’il œuvre au cœur de cet observatoire particulier dont le fonctionnement est, certes, ralenti depuis quelques années – les présumés aliénés sont amenés par la police, mais, depuis 1867, vont souvent directement à l’asile clinique Sainte-Anne –, mais qui lui permet, quand même, de dresser un tableau riche de la société civile parisienne confrontée aux conditions du siège de 1870. Ensuite, parce qu’il développe une vision plutôt conservatrice de la société, qui influence la manière de considérer l’avènement de la folie :
« Si les cas d’aliénation mentale se sont accrus depuis trente ans en France dans la proportion la plus inquiétante, il convient de l’attribuer à l’éducation relâchée, au mode vicieux d’instruction, à l’absence de toute croyance, au défaut de tout sens moral dans la littérature, au culte de l’égoïsme, à la convoitise des jouissances matérielles, à la soif de l’or… Il n’en faut pas tant pour diminuer le niveau mental d’un grand peuple, pour voiler ses aspirations généreuses, pour dénaturer ses tendances traditionnelles, pour dessécher sa fibre chevaleresque et surtout pour multiplier de plus en plus dans ses rangs les naufrages intellectuels. […] La France est aujourd’hui en convalescence. La vie facile avait fait pulluler les paresseux et les fous. Un choc est venu et le malheur a transformé le pays. La nation a retrouvé son génie dans les larmes12. »
9Dans cette étude sur les effets psychiatriques de la guerre, Legrand du Saulle propose une histoire des entrées dans la folie qui semble aller dans le sens d’une reconnaissance du lien entre guerre et folie, qu’il s’agisse des effets immédiats de la défaite de Sedan, de ceux du siège de Paris, de l’afflux des réfugiés, du transfert des séniles et des épileptiques, des effets de la variole, de l’inanition ou de l’intensité du bombardement. La période voit se multiplier indéniablement les cas délirants, particulièrement des cas considérés comme « rares » de « stupidité » et de « mélancolie avec stupeur », du fait même des combats et des bombardements.
Période | Faits | observation des entrées. types de délires |
Début août 1870-15 septembre 1870 | Entrée en guerre et effets de la défaite de Sedan rumeurs sur les atrocités | Baisse des entrées au dépôt municipal des aliénés « La clinique cérébrale commence à se modifier » |
10-16 septembre-mi-novembre 1870 | Prémices et débuts du siège de Paris entrée de 350 000 réfugiés des banlieues | Transfert des séniles et des épileptiques pour protection Délires des syphilitiques |
Mi-novembre 1870-février 1871 | Siège de Paris Épidémie de variole + hiver froid + pénurie alimentaire | Délire alcoolique diminué chez les hommes ; plus courant chez les femmes |
À partir de janvier 1871 | Idem | Multiplication des entrées de délirants (panophobie) |
Fin février-début mars 1871 | Armistice | Entrées d’aliénés délirants ; délires liés à la « misère physiologique » |
10Pourtant, la conclusion de Legrand du Saulle est exactement inverse à celle de Morel. Ni la guerre, ni la révolution ne peuvent en elles-mêmes provoquer la folie puisque la folie est le fruit du temps long et non de l’événement subit :
« Pour imprimer sur le cerveau humain une tache pathologique, il faut plus qu’une commotion politique : il faut une altération lente, continue et progressive de l’éducation, des habitudes et des mœurs publiques. Il faut des surexcitations passionnelles prolongées, des dépenses excessives d’activité cérébrale ou des vices crapuleux. C’est alors que sous l’influence de ces causes perturbatrices, les fonctions du système nerveux se modifient et se dépravent, que la folie éclate et que le suicide augmente. […] Les révolutions et les émeutes ne frappent que l’intelligence des individus prédisposés, et ne font que précipiter l’échéance d’une infortune qui devait entrer dans les choses prévues. Une cause efficiente tout autre que la chute d’un trône ou que la fusillade de la rue aurait identiquement produit le même résultat. Les grandes perturbations sociales n’ont point d’action désastreuse sur les facultés intellectuelles d’une nation parce qu’elles n’ont qu’une durée temporaire13. »
11Se plaçant en contradiction avec Morel et avec d’autres auteurs affirmant que les événements post-révolutionnaires ont été générateurs de folie, Legrand du Saulle consacre une théorie qui va faire florès lorsqu’il s’agira de penser l’effet des guerres sur les états psychiatriques au XXe siècle : « Je reconnais que, pendant les grandes crises sociales, le délire porte l’empreinte des idées, des émotions et des orages du jour, que la guerre, la défaite, l’occupation ennemie, le pillage, le bombardement, la famine, l’émeute et l’incendie peuvent conduire à la terreur et que la terreur communique aux troubles de la raison une couleur spéciale14. »
12L’événement, quel qu’il soit, ne joue donc pas un rôle structurant dans la psychose, mais lui offre son arrière-plan que les psychiatres vont résumer le plus souvent par le terme de « couleur ». Cette prise de position s’inscrit également, au sein d’une tactique destinée à défendre une certaine classification des délires en psychiatrie. Le travail sur la guerre de 1870 se trouve enchâssé dans un grand traité visant à défendre la catégorie de « délire des persécutions », face à ceux qui, en introduisant de nouvelles nuances, pourraient contribuer à le démembrer. En niant toute existence d’une clinique de guerre, les objectifs de Legrand du Saulle sont donc multiples.
13Lunier est le dernier à présenter son point de vue environ six mois plus tard, lors des séances des 15 janvier, 26 février et 25 mars 187215. Il fait alors état des premiers résultats d’une enquête statistique qu’il a lancée à l’échelle nationale sur les internements pendant le conflit, qui donnera lieu à une publication ultérieure en 1874 : De l’influence des grandes commotions politiques et sociales sur le développement des maladies mentales. Des trois aliénistes qui prennent part au débat, Lunier a alors la plus haute position institutionnelle. Médecin-chef de l’asile de Niort (1851-1853), puis de Blois (1854), il est alors président de la Société de statistiques de Paris, et comme tel, le précurseur des statistiques psychiatriques. Nommé en 1864 inspecteur du service des aliénés, il s’est maintenu d’un régime politique à l’autre, son cléricalisme n’étant pas encore mis en cause au début d’une république conservatrice16. Lunier travaille sur un autre terrain que ses prédécesseurs, puisqu’il ne présente pas une approche de clinicien, mais une étude statistique, méthode nouvelle qu’il a contribué à faire émerger depuis une dizaine d’années. Son analyse a nécessité plus de temps, car il lui a fallu réunir les avis des directeurs d’asiles sur leur activité au cours de l’année terrible. Ainsi propose-t-il une vision d’ensemble de la liaison potentielle entre la folie et les effets de la guerre. Parmi les internés du 1er juillet 1870 au 31 décembre 1871, il compte environ 12 % de cas dont la maladie est liée à la guerre, soit 1 700 à 1 800 cas en comptant les asiles privés et ceux de la Seine, parmi lesquels se distinguent 269 militaires ou mobilisables (15 à 17 %). Lunier observe une diversité des causes d’entrée dans la maladie, avec une prévalence dans les départements occupés ou touchés par les combats. Parmi les causes les plus présentes dans les rapports des directeurs, il relève l’inquiétude produite par l’approche de l’ennemi, la crainte ou le chagrin d’être rappelé sous les drapeaux, le départ pour l’armée d’une personne chère, les fatigues physiques et morales, les émotions dues aux bombardements, les combats, etc. Les analyses de Lunier laissent penser que la guerre peut causer des troubles spécifiques : ainsi évoque-t-il l’existence de délires liés à la violence du combat et aux émotions de guerre, qu’il relie à la manie et à la lypémanie avec stupeur provoquée par l’émotion du combat, en des termes assez proches de ceux utilisés par Morel pour décrire les panophobiques17. Il va même jusqu’à affirmer l’existence pendant la guerre « d’une explosion de délires chez les malheureuses victimes des événements de 1870-187118 ». Selon lui, les formes expansives (euphoriques) l’emportent sur les formes dépressives avec 39 % des cas contre 30 %, en temps de paix. Plus encore, ces malades ne sont pas pour la majorité d’entre eux des héréditaires, puisqu’on peut classer dans cette catégorie 24 % des internés contre 63 % avant guerre.
14L’enquête statistique nationale paraît conclure à l’impact réel de la guerre de 1870 sur l’éclosion des maladies mentales. Toutefois, Lunier considère que les causes physiologiques ont les mêmes effets et suscitent des formes aussi variables de troubles mentaux que dans des conditions sociales normales. Il en déduit que la guerre n’entraîne pas de forme spécifique de délire, sauf pour les alcooliques pour lesquels, dans certains cas, les symptômes rappellent la cause principale qui a déterminé la maladie. Lors de la séance du 26 février 1872, le débat est clos sur une conclusion sans appel. Alors que Claude Étienne Bourdin, médecin catholique, qui compte parmi les fondateurs de la Société médico-psychologique, demande à Lunier : « Avez-vous constaté la prédominance d’une forme spéciale de folie ? », celui-ci répond sans hésiter : « D’une manière absolue, non. La cause n’a en rien influé sur la forme. » La question ne sera plus traitée que de façon secondaire, autour de quelques cas spécifiques dans les années suivantes19.
15Comment faut-il interpréter cette controverse ? Morel comme Legrand du Saulle s’inscrivent dans la continuité des analyses scientifiques de la première génération d’aliénistes qui, tels Esquirol, Brierre de Boismont et Belhomme, insistaient sur les effets que les événements politiques (la Terreur, la révolution de 1848) pouvaient produire sur l’éclosion des maladies mentales20. Ils constatent tous deux des délires liés à la guerre, mais divergent dans l’interprétation des effets de la guerre de 1870. On peut faire l’hypothèse que l’interprétation des effets directs des événements sur la maladie mentale semble, en fait, dépendre à la fois de la situation du travail clinique (proximité des combats, nature des sujets observés, type d’institution), mais aussi de l’orientation politique du médecin. Esquirol, royaliste, considère que la terreur est pathogène21. Brierre de Boismont, bonapartiste catholique, directeur d’une maison de santé privée, considère avec Belhomme qu’en 1848, la démocratie et le socialisme utopique sont pathogènes. Il affronte à cette époque Morel sur le sujet. Confrontés aux délires de 1870, Morel, qui est un chrétien social, né en Allemagne, proche de Lamennais et des quarante-huitards, met en question la guerre elle-même, là ou Legrand du Saulle interroge plutôt les conséquences du progrès de l’individualisme : « La vie facile fait pulluler les fous », alors que le choc de la guerre consolide, selon lui, le génie national. Cette controverse nous incite donc, à ne pas considérer la clinique de guerre comme une donnée scientifique pure, mais comme une pratique socialement située qui génère des oppositions, pas seulement théoriques, au sein du même milieu médical. Cette manière de penser la clinique de guerre peut s’appliquer au premier conflit mondial, qui voit ressurgir en des termes souvent proches la controverse sur les causes de la folie.
La Grande Guerre et la reprise de la controverse
16Confrontés de nouveau à une violence de guerre qui, très rapidement, va concerner une part croissante des combattants mais aussi des civils situés en zone de combat, les aliénistes et psychiatres de la Grande Guerre vont retrouver les leçons de leurs prédécesseurs, qui ont continué à être diffusées dans les traités de psychiatrie. Le débat reprend donc sur la nature des délires de guerre, centré davantage cette fois sur les combattants que sur les civils. L’urgence, en effet, est de pallier l’insuffisance des hommes, après l’hécatombe de la première année de guerre, pour renvoyer, autant que possible, ceux qui peuvent encore défendre le pays sur le champ de bataille.
L’influence durable de Lunier et Legrand du Saulle
17Les travaux de Lunier font autorité au moins jusqu’à la Grande Guerre. De nombreux traités reprennent à l’identique ses conclusions. Notons qu’ils ne consacrent pour la plupart que quelques paragraphes à cette question. Pour Cullerre (1890), si l’influence des événements est réelle et peut favoriser l’émergence de cas aigus et de délires, la guerre reste une cause occasionnelle et non prédisposante de folie22. Même discours chez Benjamin Ball (1890) qui rappelle le cas de malheureux paysans devenus subitement fous en voyant brûler leur ferme dans les villages incendiés par les Prussiens, probablement une référence aux travaux de Morel et aux événements d’Étrepagny23. Gilbert Ballet, en 1903, avant de revenir sur les principales données de Lunier, relève qu’« en temps de guerre, les militaires sont astreints à de grandes fatigues ; ils ont des causes de surexcitation nerveuses spéciales. Il n’est pas surprenant que les facultés mentales fléchissent chez ceux qui y ont quelque inclination24 ». Pour ces auteurs, la guerre ne fait donc que révéler les prédispositions. La même année, le médecin suisse Naville reprend les données proposées par Legrand du Saulle et Lunier en 1871, tout en pondérant ces remarques en citant les très nombreux travaux réalisés sur les psychoses par les médecins allemands25.
18Au début de la Grande Guerre, la référence à Lunier demeure courante. Elle apparaît notamment dans plusieurs thèses réalisées par des médecins confrontés aux délires de guerre dès 1915 : c’est le cas de Raynier qui décrit les états dépressifs et mélancoliques, de Montembault, ou encore de Marius Dumesnil, en 1916, puis d’Henri Vatar, en 1919, qui rédigent leur thèse sur les délires du temps de guerre26. Leurs conclusions reprennent celles de Lunier, notamment sur le fait que la guerre ne fait que colorer le délire27. Ainsi, Marius Dumesnil décrit l’invasion massive des consciences, « ce qu’on pourrait appeler le délire militaire, c’est-à-dire le délire à motif militaire, guerrier, combatif, [qui] est en ce moment à l’asile, aussi bien celui des civils que des militaires, il déborde même jusque dans le quartier des femmes28 ». À lire ce travail de plus près, quelques nuances apparaissent toutefois : Dumesnil, contrairement à Lunier observe davantage de cas de psychoses dépressives, là où Lunier constatait la prédominance des formes expansives. à ce sujet, Dumesnil s’appuie sur les observations faites par des médecins qui ont publié leurs observations sur des conflits récents utilisant des armes modernes (fusils à répétition notamment) : Kay pour la guerre des Boers et Soukhanoff, Chaikewitch, Ermakoff, Jacoubovitch pour la guerre russo-japonaise29. Ce changement paraît relatif, puisque la plupart des médecins estiment, au début de la Grande Guerre, que les événements ne font que donner une forme à la maladie sans la créer réellement. Rappelons que Legrand du Saulle insistait sur la nécessaire durée d’un événement pour qu’il puisse imprimer sa force sur l’esprit malade : « Les grandes perturbations sociales n’ont point d’action désastreuse sur les facultés intellectuelles d’une nation parce qu’elles n’ont qu’une durée temporaire30. » La Grande Guerre, en raison de sa durée et des conditions nouvelles du combat, change la donne. La majorité des articles et la plupart des manuels et traités publiés pendant la guerre sur la psychiatrie des combattants31 prennent davantage comme références les travaux publiés après la guerre russo-japonaise, tandis que s’efface progressivement le rappel des écrits de Lunier, de Legrand du Saulle et de Morel. La prédominance des cas dépressifs apparaît comme une des conséquences directes de la durée des combats, de la fatigue accumulée. La guerre dans ses nouvelles formes apparaît désormais comme un facteur prédisposant en elle-même.
L’amorce d’une nouvelle clinique liée aux nouvelles conditions du combat
19À partir de 1917, les traités psychiatriques consacrés au sujet font, de plus en plus ouvertement, état du lien direct qui peut être établi entre les conditions de guerre et l’éclosion de la psychose. Pour Jean Lépine – référence majeure de la psychiatrie civile et militaire de l’époque, alors médecin-chef du centre psychiatrique de la 14e région militaire à Lyon –, il est évident que ce phénomène n’est pas lié à un fléchissement du sentiment patriotique des sujets atteints32. Comme d’autres de ses collègues, qui, pour la plupart, ont été mobilisés comme médecins et ont participé à l’organisation des centres psychiatriques dans le Service de santé aux armées (George Dumas ou Maurice Dide par exemple), il contribue à l’affaiblissement des certitudes scientifiques : « Plus nous allons, plus nous constatons dans cette guerre que la prédisposition perd de sa valeur et que les circonstances occasionnelles apparaissent au contraire comme le véritable facteur du trouble mental33. » De même, Maurice Dide reconnaît que « le dogme de la prédisposition ne saurait gêner mes tendances philosophiques. Les conditions de la vie guerrière sont si différentes de celle de la vie sociale habituelle qu’il faut bien admettre un coefficient puissant de modification des tendances ancestrales dues aux conditions actuelles34 ». La guerre apparaît comme « responsable sans mélange » de la psychose et l’on peut, comme l’affirment les médecins du grand asile de Maréville, « s’évader de son hérédité35 ». Pour tenir compte de l’explosion de psychoses aiguës, qui forment selon Lépine « quelque chose d’à part, d’instructif et de nouveau36 », la clinique doit évoluer. Certains, comme le docteur Vatar en 1919, médecin-major titulaire de la croix de guerre, en appellent en conséquence à l’édification d’une nouvelle classification qui pourrait mettre en évidence la spécificité des psychoses de guerre (dépressive, confuse, amnésique, onirique) et servir de base à l’indemnisation de tous les soldats devenus fous du fait des horreurs de la guerre37. Sans aller jusqu’à la refonte globale de la classification, Dumas propose de faire resurgir le concept de panophobie, employé par Morel en 187038, pour qualifier le délire onirique que présentent nombre de soldats. L’enjeu qu’impliquent ces débats est désormais bien plus important qu’en 1870-1871, puisque la refonte de la vieille loi de 1831 sur les pensions occupe les parlementaires de 1917 à 1919. Les discussions aboutissent à une nouvelle conception du droit à la pension, l’État ayant à partir de la loi du 31 mars 1919 à démontrer qu’un soldat n’a pas été blessé au combat pour refuser une pension. Les troubles mentaux étant pris en compte dans l’article 55 de cette nouvelle législation, la définition par les psychiatres d’un lien entre le délire et les effets de la violence de guerre, d’une clinique spécifique des délires de guerre, est devenue cruciale. Sans doute les positions des uns et des autres recoupent-elles en partie l’opinion des psychiatres sur ces nouvelles dispositions.
20Que nous enseigne l’observation de la clinique du délire de guerre ? Qu’il est d’abord nécessaire de replacer dans le long terme les prises de positions théoriques des psychiatres, qui, sans cela, pourraient apparaître comme absurdes.
21Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’évolution de la nature des combats n’entraîne pas nécessairement un bouleversement radical, au moins dans un premier temps, de la lecture du lien entre la psychose et la guerre. Les questions et débats présentent même une continuité thématique édifiante. La controverse développée entre 1870 et 1918 (et même 1940, comme le montre le texte d’Henri Ey placé en tête de cet article) ne consacre pas pour autant le fixisme des praticiens, mais met en évidence leur hétérogénéité, chacune des positions théoriques présentes dans la controverse devant être appréciée à partir de leur statut institutionnel, de leur distance à la guerre, de leurs idées politiques et de leurs intérêts professionnels.
22La reconnaissance d’une véritable clinique du délire de guerre progresse entre 1870 et 1918, notamment du fait de la durée de la guerre et de la conscription généralisée, puisque la question qui concernait majoritairement les civils, se déplace des civils aux militaires. Toutefois, cette reconnaissance n’est pas unanimement actée, ce qui forme les conditions pour une résurgence de la controverse en 1939-1940. Encore en 1930, dans la synthèse réalisée sur La folie et la guerre de 14-18, Antony Rodiet et André Fribourg-Blanc reprennent les positions de Legrand du Saulle et de Lunier, exprimées lors de la controverse de 187039. Fribourg-Blanc, qui est alors une figure majeure de la neuro-psychiatrie militaire, puisqu’il en occupe la chaire au Val de Grâce, se fait ainsi le relais auprès de ses étudiants des débats et des représentations des aliénistes du temps de l’Année terrible.
Notes de bas de page
1 Sur les traumatismes des civils en temps de guerre, voir le numéro spécial « Les psychoses de l’arrière, de la Grande guerre au XXIe siècle », Guerres mondiales et conflits contemporains, PUF, janvier-mars 2015, no 257.
2 Ce texte reproduit dans l’article de 1948 est tiré d’un mémoire de Legrand du Saulle, « De l’état mental des habitants de Paris pendants les événements de 1870-1871 », annexé à son traité sur Le Délire des persécutions, Paris, Plon, 1871.
3 Ey H. et Cornavin J., « Psychoses et événements de guerre. L’activité d’un service psychiatrique en Beauce de 1940 à 1945 », Annales médico-psychologiques, juin 1948, p. 9-23.
4 Guillemain H. et Tison S., Du front à l’asile, 1914-1918, Paris, Alma, 2013.
5 « Du délire des maladies aiguës », Annales médico-psychologiques, avril 1871, p. 410-414.
6 Rolin L.-P., La guerre dans l’Ouest : campagne de 1870-1871, Paris, 1874, p. 217.
7 Caron J.-Cl., Les feux de la discorde, Paris, Hachette, coll. « Littératures », 2006.
8 Morel B. A., « Du délire panophobique des aliénés gémisseurs. Influence des événements de guerre sur la manifestation de cette forme de folie », mémoire lu à la société médico-psychologique dans la séance du 26 juin 1871 et publié dans les Annales médico-psychologiques, 1871, no 5 et no 6, p. 322.
9 Ibid., p. 325.
10 Ritti A., article « Panophobie », dans Dictionnaire des sciences médicales d’Amédée Dechambre, Paris, 1884, p. 192-193.
11 Morel B. A., « Du délire panophobique des aliénés… », art. cit., p. 346.
12 Legrand du Saulle H., « De l’état mental des habitants de Paris pendants les événements de 1870-1871 », op. cit., p. 486 et p. 516.
13 Ibid., p. 484-485.
14 Ibid., p. 480.
15 « De l’influence des événements de 1870-1871 sur le développement des maladies Annales médico-psychologiques, 1872, no 7, p. 423, no 8, p. 85 et p. 161 et suivantes.
16 Il sera révoqué probablement pour cette raison en 1883.
17 Lunier J. J. L., De l’influence des grandes commotions politiques et sociales sur le développement des maladies mentales, Paris, Savy, 1874, p. 356.
18 Ibid., p. 34.
19 À noter toutefois la publication par Magnan et Bouchereau d’une étude statistique très précise sur les admissions de l’asile de la Seine. Eux aussi notent l’importance des événements dans la matérialité des délires. « Statistiques des malades entrés en 1870 et 1871 au bureau d’admission des aliénés de la Seine », Annales médico-psychologiques, no 7, novembre 1872, p. 819-863.
20 Rodiet A. et Fribourg-Blanc A., « Influence de la guerre sur l’aliénation mentale à Paris », Annales médico-psychologiques, no 1, 1930, p. 10-11.
21 Murat L., L’homme qui se prenait pour Napoléon, Paris, Gallimard, 2011, p. 242.
22 Cullère A., Traité pratique des maladies mentales, Paris, Baillère, 1890, p. 114-116.
23 Ball B., Leçons sur les maladies mentales, Paris, Asselin et Houzeau, 1890, p. 378.
24 Ballet G., Traité de pathologie mentale, Paris, Doin, 1903, p. 23.
25 Naville F., Contribution à l’étude de l’aliénation mentale dans l’armée suisse et dans les armées étrangères, Genève, Kündig, 1910. Il cite notamment les travaux de Dick, Kohts, Witkowsky (qui a étudié les effets du siège de Strasbourg), Schümkov, Leyden, Lallemand.
26 Raynier J., Les états dépressifs et les états mélancoliques observés chez les militaires placés dans la section spéciale de l’asile de Villejuif. Notes statistiques et cliniques, Paris, 1915 ; Montembault E., Contribution à l’étude des maladies mentales chez les militaires pendant la guerre actuelle, Paris, Jouve, 1916 ; Dumesnil M., Délires de guerre. Influence de la guerre sur les formes des psychoses chez les militaires, thèse de médecine, Paris, 1916 ; Vatar H., La Grande Guerre et la folie. De l’influence de la guerre de 1914-1918 sur la genèse et l’orientation des conceptions délirantes, Paris, 1919.
27 Hasard ou nécessité, le titre même de ces travaux illustre la filiation intellectuelle, reprenant le début du titre de l’ouvrage du maître : de l’influence de la guerre…, ce que fait également Calixte Rouget, directeur de l’asile de Limoux, qui s’inspire clairement du travail statistique et étiologique de Lunier pour présenter ses propres observations dès 1916. Rougé C., « Influence de la guerre actuelle », Annales médico-psychologiques, no 7, 1916, p. 425 sq.
28 Dumesnil M., Délires de guerre…, op. cit., p. 33.
29 Ibid., p. 34-35.
30 Legrand du Saulle H., Le Délire des persécutions, op. cit., p. 484.
31 Daude J.-B., Contribution à l’étude de la psychopathologie de guerre. Fonctionnement d’un centre psychiatrique de l’avant, thèse de médecine, Bordeaux, 1916 ; Lépine J., Les troubles mentaux de guerre, Paris, Masson, 1917 ; Roussy G., Lhermitte J., Psychonévroses de guerre, Paris, Masson, coll. « Horizon », 1917 ; Régis E., Manuel pratique de médecine mentale, Paris, Doin, 1923.
32 Lépine J., Les troubles mentaux de guerre, op. cit. p. 191.
33 Ibid., p. 4.
34 Dide M., Les émotions et la guerre. Réactions des individus et des collectivités dans le conflit moderne, Paris, Alcan, 1918, p. 136.
35 Deswarte Dr et Jannin M., « Les quantités mentales et la hiérarchie des délires », Annales médicopsychologiques, no 8, 1917, p. 516.
36 Lépine J., Les troubles mentaux de guerre, op. cit., p. 5.
37 Vatar H., La Grande Guerre et la folie…, op. cit., p. 15.
38 Dumas G., Troubles mentaux et troubles nerveux de guerre, Paris, Alcan, 1919, p. 62.
39 Rodiet A., Fribourg-Blanc A., « Influence de la guerre sur l’aliénation mentale à Paris », Annales médico-psychologiques, 1930, no 1, p. 10-11.
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