Création et exploitation d’une base de données prosopographique : l’exemple de la haute magistrature belge du xixe siècle
p. 77-92
Texte intégral
1L’historiographie belge en matière judiciaire offre un paysage bien désolé1. Cette carence s’observe également dans les domaines administratif et, dans une moindre mesure, politique. Le peu de souci de conservation des archives publiques explique pour une large part ces lacunes. Il faudra un jour expliquer pourquoi la Belgique, à l’inverse de la France par exemple, se soucie aussi peu de l’histoire de ses institutions, au point de détruire des archives essentielles à la compréhension historique de leur développement. L’absence d’une tradition jacobine est loin de satisfaire cette interrogation. Pour remédier quelque peu à cette carence est né, en 2005, le projet « Prosopographie de la magistrature belge du xixe siècle ». Ce projet vise à compiler, grâce à un programme informatique spécialement conçu à cette fin, un maximum de données sur la magistrature – effective et ordinaire, en fonction entre 1830 et 1914. Cette collecte d’informations est le préalable indispensable à une étude d’envergure sur le sujet.
2Cette contribution revient sur la conception de cette base de données. La description du schéma conceptuel occupe la première partie de ce travail. La seconde traite brièvement des sources exploitées, tandis que la troisième revient sur des points centraux de méthodologie, tels que la dimension évolutive des données, leur catégorisation ou encore les données contradictoires. Enfin, les nominations à la Cour de cassation entre 1833 et 1914 illustreront un exemple d’exploitation des données. L’aspect technique ne sera pas abordé. Nous signalerons seulement que le stockage des données se fait par l’intermédiaire du serveur de base de données PostgreSQL tandis que les interfaces et la présentation des données recourent au serveur Tomcat Apache. En outre, l’encodage et la consultation des données se font au travers d’un site Internet sécurisé.
La base de données : structure et fonctionnalités
3La base de données devait être à même de rendre compte de la dynamique des relations humaines, elles-mêmes insérées dans un contexte institutionnel en évolution. Autrement dit, elle devait pouvoir fournir une photographie tant synchronique que diachronique d’un magistrat, d’un groupe de magistrats ou d’une juridiction. À cette fin, la base de données a été élaborée selon un schéma en cinq parties qui seront successivement examinées : la gestion des personnes, la gestion des fonctions et des juridictions, la gestion des avis et des candidatures, la gestion des références et les moteurs de recherche.
La gestion des personnes
4L’étude des personnes s’articule autour de cinq types de données : personnelles, socioprofessionnelles, politiques, intellectuelles et relationnelles. Les données personnelles, essentiellement identitaires, reprennent les nom, prénom(s), lieu et date de naissance et de décès, titre de noblesse, titre(s) honorifique(s), adresse(s), état(s) de fortune, connaissances linguistiques, convictions religieuse et philosophique, et condamnation(s) d’un individu. Les données socioprofessionnelles comprennent le(s) diplôme(s), le cursus de la carrière ainsi que les activités de la personne c’est-à-dire les associations, les comités ou les commissions dont elle est membre. La tendance politique ainsi que les mandats dont une personne est investie composent les données du même nom. Les données intellectuelles correspondent aux publications d’une personne. Enfin, les données relationnelles sont tout lien de parenté, d’alliance, d’amitié ou d’inimité entre deux personnes.
5Il convenait de qualifier cette partie de « gestion des personnes » et non « des magistrats ». Cet intitulé, plus général, s’explique par la présence des données relationnelles qui englobent des personnes extérieures à la magistrature. Dans l’état actuel de la recherche, la base de données reprend ainsi au 1er février 2008, trois mille sept cent quarante-deux personnes dont deux mille neuf cent soixante-treize magistrats et sept cent soixante-neuf « non magistrats ». Ces derniers sont essentiellement des parents des magistrats ou des hommes politiques. Ces personnes n’ont pas été considérées comme des « entrées secondaires ». Leur encodage s’effectue donc de façon similaire à celui des magistrats. La différence s’opère au moment d’indiquer la profession : selon que celle-ci relève ou non de la magistrature, le programme classe la personne dans l’une ou l’autre des catégories. Il serait donc aisé d’étendre le contenu de la base à d’autres catégories professionnelles comme les avocats ou les hommes politiques.
La gestion des fonctions et des juridictions
6La base de données devant pouvoir rendre compte du contexte institutionnel et de son évolution, l’implémentation d’un système de gestion des fonctions et des juridictions s’avérait indispensable. Identifiée par son nom et sa circonscription territoriale, chaque juridiction représente une entrée spécifique (ex. : Tribunal de première instance de Bruges). À chaque juridiction est associé un module de gestion des événements et des fonctions. Par « événements », on entend la création de l’institution, les modifications qu’elle a subies (dans son nom ou dans son rattachement territorial) et son éventuelle suppression. Les fonctions sont, elles aussi, susceptibles d’évolution, que ce soit par la création d’une nouvelle (ex. : le juge des enfants en 19122), la diminution ou l’augmentation du personnel, voire la suppression d’une fonction (ex. : des tribunaux de première instance connaîtront, en 1849, la suppression du siège de vice-président3). On peut observer, ci-dessous, toutes les fonctions existant à la cour d’appel de Gand et les places qu’on y dénombrait à sa création en 1832.
7La capture d’écran, ci-après, illustre l’évolution de la fonction d’avocat général près la cour d’appel de Gand.
8Cette partie a donc exigé le recensement de toutes les dispositions législatives portant création, modification ou suppression d’une fonction ou d’une juridiction. En programmant l’application, il faut être particulièrement attentif à l’écart temporel qui sépare la promulgation d’une loi de son application. Ainsi, par exemple, une loi portant réduction de personnel de magistrats inamovibles ne peut être appliquée qu’en ne pourvoyant pas au remplacement d’un magistrat sortant. La vacance de la place peut intervenir des années après la loi. Tel a été le cas pour une des deux places de président de chambre à la Cour de cassation qui est supprimée par une loi de 1849, mais dont le titulaire reste en fonction jusqu’à sa retraite en 18574. En l’occurrence, 1857 est considérée comme la date de suppression de la fonction, la source de cette information étant la loi de 1849.
9Une fois toutes les juridictions identifiées, encore faut-il être à même de reconstituer la pyramide des juridictions. Il suffit, pour ce faire, d’indiquer lors de l’encodage d’une juridiction, celle qui lui est directement supérieure. La hiérarchie est ainsi facilement recomposée (cf. Fig. 6).
La gestion des avis et des candidatures
10Si l’étude d’un groupe social suppose la connaissance de ses membres et des règles légales régissant son fonctionnement, elle exige également de considérer les pratiques ayant cours en son sein. La gestion des avis et des candidatures se focalise sur les pratiques observées dans les nominations judiciaires. La question de l’influence partisane dans les nominations judiciaires est un thème récurrent. Quelle fut, cependant, l’importance réelle de ces « nominations de courtoisie et de salon »5 ? C’est sur cette question que se penche cette partie adaptée aux trois types de nominations que connaît la magistrature en Belgique : la nomination directe par le Roi (pour la magistrature inférieure et le parquet), la nomination par le Roi à la suite de présentations effectuées par un organe judiciaire et un organe politique6 (pour les vice-présidents et présidents dans les tribunaux de première instance ainsi que les conseillers) et l’élection par les conseillers (pour les présidents de chambre et les premiers présidents).
11Dans le cas d’une nomination directe, il suffit de sélectionner le nom de tous les candidats à la fonction ainsi que celui du ministre de la justice, le programme importe automatiquement de la partie « gestion des personnes » la tendance politique de chaque protagoniste. Il établit ensuite s’il y a correspondance ou non entre la tendance politique du candidat nommé et celle du ministre ainsi que le pourcentage de candidats de chaque tendance (cf. Fig. 9). Le taux de données inconnues pouvant fortement influencer les résultats, c’est un double calcul qui est effectué. Le premier porte sur l’ensemble des candidats y compris ceux dont la tendance politique est inconnue. Le second calcul s’applique uniquement aux personnes dont la tendance politique est connue, tout en indiquant le pourcentage de données inconnues. Outre la tendance politique, cette partie permet d’encoder les avis donnés par les autorités consultées. L’avis est repris dans son intégralité, l’encodeur mentionne également s’il est favorable ou défavorable et coche, dans une liste prédéfinie, les critères mis en avant.
12Les mêmes fonctionnalités sont disponibles pour les nominations effectuées après présentations. En outre, les listes de candidats présentés par les corps judiciaire et politique sont étudiées jusque dans le détail des votes. Nous y reviendrons dans la partie consacrée à l’exploitation des données. L’étude des fonctions électives se focalise, quant à elle, sur l’ancienneté dans la cour. La base de données est ainsi programmée pour calculer l’âge et l’ancienneté acquise dans la cour par chaque conseiller au jour de l’élection.
La gestion des références
13Les références doivent s’entendre comme synonymes de « sources ». La, ou les, source(s) d’une information sont systématiquement mentionnée(s). Cette contrainte, certes fastidieuse, est la condition nécessaire à une critique des sources par l’utilisateur. Un système d’encodage adapté aux différentes sources a été implémenté. Ci-dessous, l’interface d’encodage d’une référence d’archive.
14Par ailleurs, il est possible pour chaque référence d’y lier une ou plusieurs photographies numériques. Il peut s’agir de textes, comme un arrêté royal de nomination, mais également d’une représentation d’un magistrat (portraits, bustes, photographies, etc.). Il serait envisageable – dans le respect de la législation sur la propriété intellectuelle – de numériser les archives, ce qui permettrait à l’utilisateur d’être en contact direct avec le document.
Les moteurs de recherche
15Chaque partie est dotée de son propre moteur de recherche. La recherche par personne consiste soit en une recherche avancée, soit en une recherche par mots-clés. La recherche avancée peut porter sur tout le corpus, seulement sur les magistrats ou seulement sur les non magistrats. C’est l’ordinateur qui détermine automatiquement qui est ou n’est pas magistrat en se fondant sur le principe élémentaire qu’est magistrat toute personne ayant exercé au moins une fonction dans la magistrature. Cette recherche peut être multicritères et porter sur un intervalle de temps précis (Fig. 4).
16La recherche par mots-clé peut, elle aussi, porter sur plusieurs champs (Fig. 5). Elle est principalement utile pour des données en format texte, telles les observations introduites par l’encodeur.
17La recherche sur les fonctions et les juridictions permet de situer immédiatement l’institution dans la pyramide des juridictions (Fig. 6).
18La liste des fonctions présentes dans la juridiction ainsi que toutes les dispositions légales touchant à la juridiction y sont mentionnées. Lorsqu’on clique sur une des fonctions, la liste des magistrats l’ayant exercée s’affiche (Fig. 7). En cliquant sur le nom de la personne, on est renvoyé à sa biographie. De même, en cliquant sur la référence d’une loi, le texte de celle-ci apparaît (à la condition d’avoir été numérisé).
19La recherche sur les avis et les candidatures permet de mettre en lumière les profils-types de carrière ainsi que les critères retenus pour les nominations ou les avis généralement suivis. On peut, par exemple, retrouver tous les avis donnés sur un magistrat et le suivre tout au long de sa carrière. On peut également s’intéresser à tous les avis émis par un même chef de corps et observer les critères qu’il retenait. Il est également possible de rechercher tous les magistrats nommés sous un même ministère. La figure 8 illustre une requête visant tous les conseillers près la Cour de cassation nommés sous le ministère de Jules Bara.
20Pour chaque nomination, le programme exécute automatiquement une série de requêtes (Fig. 9). Celles-ci portent sur l’âge des candidats au moment de la nomination, sur le nombre d’années depuis lequel ils ont été proclamés docteur en droit, ainsi que sur leur ancienneté dans la magistrature. En dessous, figurent les renseignements sur la tendance politique des candidats et du ministre. Le programme répond automatiquement à une série de questions, notamment sur le pourcentage de candidats de la même opinion que le ministre. Précisons que le calcul s’effectue sur la tendance politique au moment de la nomination étudiée. Ainsi, une éventuelle évolution quant aux idées politiques est prise en compte.
21Quant au moteur de recherche sur les références, il sert de bibliographie et renseigne l’utilisateur sur l’avancée du dépouillement des sources.
22De surcroît, sur toutes les parties de la base de données, il est possible d’effectuer une recherche en langage SQL. Ces recherches permettent d’interroger la base de données sur des requêtes plus complexes que celles évoquées ci-dessus, comme le temps moyen nécessaire à un juge pour obtenir une promotion au tribunal de première instance de Bruxelles entre 1850 et 1880. Le niveau de complexité de cette requête est tel qu’il faut recourir au SQL, ce qui requiert toutefois une formation en informatique. La conceptualisation d’un moteur de recherche gérant ces requêtes complexes serait envisageable dans une phase ultérieure de développement de l’application.
Les sources
23Les dossiers de nomination des magistrats représentent la principale source de cette recherche7. On ne possède pas, à l’instar de la France, de riches dossiers personnels sur les magistrats. Il faut donc réunir les informations disséminées dans les différents dossiers. Ceux-ci étaient ouverts lorsqu’une place venait à vaquer dans la magistrature. Ils contiennent – ou devraient contenir – les pièces suivantes : si le magistrat précédent a démissionné, l’arrêté royal contenant la démission ; les lettres de sollicitation des candidats à la fonction ; les avis des autorités compétentes8 ; l’arrêté royal nommant le nouveau magistrat.
24Pour une recherche de type prosopographique, ce système présente des inconvénients évidents parmi lesquels l’inévitable répétition des informations à chaque postulation d’un candidat. La vérification systématique des informations est cependant nécessaire. La seconde difficulté concerne les personnes à la recherche d’informations sur un magistrat ou un groupe de magistrats. Si plusieurs postes étaient à pourvoir au même moment, il arrivait fréquemment qu’on regroupe les dossiers de nomination ; on ne peut savoir dans quelle juridiction il a été classé. En outre, les lettres de sollicitation les plus riches sont souvent celles par lequel le candidat postule pour l’entrée dans la magistrature, voire pour une suppléance. C’est là qu’il assène le plus d’arguments à l’appui de sa nomination, notamment les protections dont il fait l’objet. Il est cependant impossible de savoir où le candidat a postulé. Idéalement pour être certain de posséder toutes informations sur un magistrat, il faudrait donc dépouiller toutes les juridictions. S’il s’agit, à terme, du but de ce projet, le dépouillement et l’encodage de ces données constituent un travail considérable. Une fois le fonds du Secrétariat général dépouillé, le recours à d’autres sources s’avèrera nécessaire, comme les registres de population, les archives notariales, annuaires administratifs, almanachs, archives privées, etc.
Méthodologie
La catégorisation des données
25Conceptualiser une base de données appelle par définition à catégoriser les données en champs. Ce colloque a posé la question de savoir quelles informations retenir pour constituer la base de données. La question nous semble relever de l’interprétation des données et non de la mise sur pied de l’outil d’encodage. En effet, chaque donnée, étant a priori pertinente, doit y être incorporée. Ce n’est qu’au moment du traitement des données qu’il y a lieu de déterminer celles dont la quantité permet une exploitation valable. Il ne faut donc pas confondre l’absence de donnée et des données dont l’exploitation ne serait pas concluante.
La dimension évolutive des données
26Lors de tout travail prosopographique, le chercheur est confronté à deux types de données : des données « uniques » et des données évolutives. Les premières s’expriment par une date tandis que les secondes, les plus fréquentes, se traduisent par un intervalle de dates. Parmi les événements uniques, on compte, par exemple, les dates de naissance et de décès, une publication, l’obtention d’un diplôme. Qu’un événement soit unique n’exclut pas qu’il puisse se répéter : une personne peut détenir plusieurs diplômes mais chacun est obtenu à une date précise.
27Les données évolutives englobent les « états », comme l’état civil ou l’état de fortune, ainsi que les connaissances linguistiques, les convictions politiques ou religieuses, la profession, etc. Ce sont là autant d’éléments qui varient – ou peuvent varier – au cours d’une vie. Pour rendre compte de cette dimension évolutive, un système alliant date effective, date post quem et date ante quem a été imaginé9. A chaque donnée susceptible d’évoluer est associé un intervalle de dates. Pour chaque date, l’encodeur choisit « effectif », « post quem » ou « ante quem », selon que la date soit certaine ou pas et selon qu’il s’agisse du début ou de la fin de l’activité. Ce système simple permet d’envisager tous les cas de figure10.
Les données récurrentes, incomplètes ou contradictoires
28Pour pallier le problème des données récurrentes, il a suffit de concevoir le programme de manière à ce qu’une même information puisse avoir plusieurs sources. Les données incomplètes se présentent généralement sous la forme de dates approximatives. Si les sources fournissent le plus souvent la date de naissance sous le format classique jour/mois/année, il arrive qu’elles ne mentionnent que l’âge du candidat. Grâce à la date du document, on déduit une date de naissance, elle aussi, approximative. Il a, ainsi, fallu prévoir la possibilité d’encoder les dates sous le format « année », voire « ± année ».
29Les données contradictoires sont beaucoup plus délicates. Face à des données de ce type – que ce soit l’orthographe d’un nom ou une date de naissance – qu’elle est celle qu’il faut retenir ? Ce choix ne pouvant appartenir à l’encodeur, il a été décidé que plusieurs informations peuvent être introduites pour un même champ. Cette solution ne résolvait toutefois pas le problème de l’affichage des résultats d’une requête comprenant des données contradictoires. La question a été résolue en associant à chaque information un degré de confiance. En outre, l’encodeur a la liberté de justifier son choix dans une case « observations » adjointe à tous les champs. Entre deux degrés de confiance différents, l’ordinateur affiche évidemment la donnée au degré le plus élevé. Dans certains cas, il est cependant impossible de déterminer l’information présentant le degré de fiabilité le plus sûr. Il faut alors en choisir arbitrairement une, mettre un niveau de confiance inférieure à l’autre et indiquer en observation le choix opéré.
Un exemple d’exploitation des données : la Cour de cassation de Belgique
30L’état d’avancement de la recherche ne permettant pas de présenter des résultats relatifs à l’ensemble de la magistrature belge, nous nous focaliserons sur la juridiction suprême : la Cour de cassation. La magistrature supérieure représente un objet d’étude privilégié. On y retrouve, en effet, les trois modes de nomination susmentionnés, à savoir : la nomination directe par le Roi pour le parquet, la nomination par le Roi à la suite de présentations pour les conseillers et l’élection par les conseillers pour le premier président et les présidents de chambre. Revenons sur chacune de ces fonctions. L’élection du premier président et du président de chambre est sans surprise. On observe que le président de chambre est systématiquement élu premier président tandis que le plus ancien conseiller devient président de chambre11. Les votes se font à l’unanimité des suffrages moins une voix. « Vous n’avez pas choisi, vous avez désigné le plus ancien12 » reconnaît d’ailleurs l’un d’eux lors de son installation.
31Les nominations de conseillers ont révélé des pratiques intéressantes. On observe que s’opère durant les années 1890 et en dehors de toute modification du cadre légal, une double rupture dans leur recrutement. La première concerne la représentation des trois ressorts de cours d’appel (Bruxelles, Gand et Liège) au sein de la Cour de cassation. L’étude systématique des nominations fait ressortir l’existence d’un usage, à l’œuvre dès l’origine de la Cour en 1832, selon lequel les nominations doivent respecter un équilibre entre les différents ressorts de cour d’appel. Ainsi, sur les dix-sept personnes du siège, il en faut huit de Bruxelles, cinq de Liège et quatre de Gand. La Cour est la gardienne de l’unité du droit et ses membres pris dans les différents ressorts doivent représenter l’unité du pays. Il faut éviter que « l’esprit de provincialisme » ne s’immisce dans la juridiction suprême, autrement dit, que le système de présentations n’entraîne une surreprésentation de Bruxelles.
32Ce principe équitable est toutefois, durant longtemps, très mal appliqué. Jusqu’en 1893, des critères différenciés sont appliqués aux magistrats « bruxellois » ou « liégeois », d’une part, et aux magistrats « gantois », d’autre part. En effet, pour Liège et Bruxelles, le parcours professionnel du magistrat se révèle le critère déterminant d’appartenance à un ressort. Ce parcours est généralement très typé : plus de 80 % de ces magistrats ont effectué l’entièreté de leur carrière respectivement dans le ressort de Bruxelles ou de Liège avant d’entrer à la Cour de cassation. Ce chiffre reste parfaitement stable entre 1833 et 1914. En comparaison, le nombre de magistrats gantois ayant effectués l’entièreté de leur temps de carrière dans le ressort de Gand est édifiant : 0 % avant 1893 et 87,5 % après cette date ! Si après 1893, le parcours professionnel est sans conteste le critère déterminant et uniforme, qu’en est-il auparavant pour Gand ?
33Les premiers présidents successifs reconnaissaient bien l’existence d’un problème de représentativité concernant ce ressort mais prétendaient que les quotas étaient respectés. La combinaison de différents éléments permet effectivement d’atteindre cet équilibre. Il faut d’abord prendre en compte les magistrats nés en Flandre, même s’ils n’y ont exercé aucune fonction judiciaire. Il s’agit de fils de fonctionnaires ou de magistrats bruxellois qui sont nés en Flandre parce que leur père y était en poste au moment de leur naissance. Ces enfants sont envoyés à Bruxelles pour leurs études et y accomplissent leur carrière. On les considérait pourtant comme représentatifs de la Flandre dont il arrivait qu’ils ignorent la langue. Cette première catégorie ne suffit cependant pas à atteindre le nombre recherché de magistrats « gantois ». Il faut lui adjoindre les magistrats ayant exercé au moins une fonction judiciaire en Flandre, quelque soit sa durée et le moment de la carrière où elle a été accomplie. Concrètement, il s’agit de postes du parquet occupés brièvement en début de carrière. Cette application de critères différenciés aboutit en pratique à une surreprésentation bruxelloise au détriment des deux Flandres.
34Ce n’est qu’à partir des années 1890 que de « vrais » Flamands sont nommés. Les répercussions de cette situation se font, toutefois, sentir jusqu’à la fin de l’entre-deux-guerres. En effet, en 1907, on assiste à la nomination d’Arthur Goddyn. Ce natif de la Flandre a fait ses études secondaires à Bruxelles et universitaires à Gand et a accompli toute sa carrière en Flandre. La particularité de cette nomination réside dans la jeunesse du magistrat : avec ses quarante et un ans, Goddyn se situe quinze ans sous la moyenne d’âge d’entrée à la Cour à cette époque. Cette nomination si jeune l’assurait de devenir un jour premier président, puisque était élu à cette fonction le plus ancien magistrat du siège. Cette nomination doit s’interpréter, à notre sens, comme une réparation vis-à-vis des magistrats du ressort de la cour d’appel de Gand ; le seul ressort qui, en 1907, n’avait jamais eu de Premier Président de la plus haute juridiction du pays. Si on restait en moyenne premier président pendant quatre ans, Goddyn, vu son âge, monopolise la première présidence pendant douze ans. C’est également la première fois qu’un Premier président est à la fois le doyen et le benjamin de la Cour.
35Seconde rupture : la « fin du système de la cooptation ». Si constitutionnellement l’expression est inexacte, elle est fondée en regard de la pratique. En effet, jusqu’aux années 1890, le premier candidat de la Cour de cassation est systématiquement nommé13 ; l’exécutif se borne à entériner ce choix. En témoigne cette note adressée au ministre de la justice en mai 1866 : « Je suppose que, comme d’habitude, il suffira de préparer la nomination de M. Keymolen sans consulter les autorités qui s’en réfèrent généralement aux présentations de la Cour »14. Le graphique ci-dessous illustre la prédominance du premier candidat de la Cour15.
36La nomination de Camille Scheyven16 le 24 décembre 1891 marque la fin brutale de ce système. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire de la Cour, celle-ci accueille en son sein un magistrat non présenté par ses membres. Ce précédent, loin d’être un incident isolé, s’observe quatre fois en dix ans. Par ailleurs, dans les années 1900-1909, le magistrat choisi n’est plus qu’une fois sur deux le premier candidat de la Cour. S’il est prématuré de se prononcer sur l’ensemble de ce changement, la nomination de Scheyven est sans nul doute une nomination partisane. Les candidats de la Cour étaient libéraux, ceux du sénat catholiques. Sous cette période de gouvernement catholique, il semble qu’on rééquilibre politiquement la magistrature après l’ère de gouvernement libéral et les nombreuses nominations politiques – encore très présentes dans les esprits – opérées par le ministre Jules Bara. En outre, les votes au Sénat pour la présentation de Scheyven reflètent parfaitement la répartition politique de la Haute Assemblée.
37Note 17.
38Il serait, toutefois, erroné de croire que tous les cas de divergence entre les candidats de la Cour et du Sénat aient été inspirés par questions partisanes. Ainsi, les trois premières nominations présentant une dissension (entre 1833 et 1849) impliquent des magistrats des deux Flandres. Des quatre nominations qui concernent un candidat non présenté par la Cour, deux sont sans aucun doute politiques18, il est encore trop tôt pour se prononcer sur les deux autres. Quant aux autres cas de divergence après 1890, la moitié d’entre eux impliquent à nouveau des magistrats du ressort de la Cour d’appel de Gand.
39Qu’en est-il du parquet de Cour de Cassation ? Le choix des officiers du ministère public appartient entièrement au Roi. Ces nominations étant étrangères au système des présentations, le principe de l’équilibre géographique n’a pas lieu d’être. La représentation de Bruxelles est écrasante. Sur seize personnes ayant occupé une fonction au parquet : quatorze sont bruxellois et deux seulement sont liégeois. Aucun magistrat ne provient donc du ressort de la Cour d’appel de Gand malgré les plaintes des magistrats de ce parquet formulées à ce sujet19. Cette fermeture du parquet a des répercussions sur les parcours individuels. Ainsi est-il significatif qu’un certain nombre de procureurs généraux de Gand passent au siège de la Cour de cassation ; il semble que ce soit pour eux la seule façon d’atteindre cette juridiction.
40Cette brève analyse des nominations à la Cour de cassation appelle une question évidente : quelles raisons peuvent expliquer cette différence entre le ressort de Gand et ceux de Bruxelles et de Liège ? Plusieurs hypothèses, non exclusives, peuvent être posées : L’absence d’une tradition ? La cour d’appel de Gand est une création de la révolution belge. Composée d’un « patchwork » de magistrats de carrière et de nouveaux venus, parlementaires et avocats, elle dénote par rapport aux cours de Bruxelles et de Liège, issues du régime français. Veut-on, de cette façon, lui donner le temps de se forger une jurisprudence ? Son importance ? En termes de personnel judiciaire et d’affaires à traiter, Gand est la plus petite cour. Le ressort n’englobe également que deux provinces tandis que les autres ressorts en comprennent trois ou quatre. Toutefois en termes de population, Gand arrive seconde, devant Liège. Le nombre de sièges qui devraient être attribués à chaque ressort en proportion de son chiffre de population est de huit pour Bruxelles, de cinq pour Gand et de quatre pour Liège. Un esprit de coterie francophone qui règnerait à la Cour de cassation ? Cette « Vlaamsch – en Vlaanderenhatende coterie, die in het Verbrekingshof den staf zwaait20 ». Faut-il dès lors voir un lien entre les lois linguistiques promulguées à cette époque et l’admission de magistrats flamands21 ? On peut avancer, à l’appui de cette hypothèse, des lettres du Nationaal Vlaamsch Verbond et du Verbond der Vlaamsche Grievenkomiteiten présentes, dans les années 1890, dans les dossiers de nomination et insistant sur la connaissance du néerlandais par les magistrats.
41Il faut cependant noter qu’on trouve la préoccupation dans le chef du premier président près la Cour, Étienne de Gerlache, d’y faire entrer des magistrats flamands22. Vers 1844, il tente, sans succès, diverses approches d’abord à la cour d’appel de Gand et au tribunal de première instance, puis dans des tribunaux de première instance de moindre importance. Il n’y a qu’un candidat : Charles Onraet qui est présenté à deux reprises par le Sénat23. L’affaire Onraet est remontée jusqu’au Roi qui souhaitait, semble-t-il, la nomination d’un magistrat flamand. Des questions de moralité relatives à l’épouse d’Onraet ont fait obstacle à sa nomination. Cette pénurie de candidat n’a toutefois été relevée qu’à ce seul moment.
42La compilation de données, l’exécution de requêtes complexes, ou encore la facilité d’accès ne sont que quelques avantages des bases de données relationnelles. À ce titre, elles représentent de précieux outils pour les historiens. Les logiciels de base de données existants ne sont cependant pas toujours appropriés aux exigences de la science historique. Celle-ci recourt à des sources dont le contenu peut évoluer, être fragmentaire, voire contradictoire. Prenant en compte ces contraintes, la base de données « prosopographie de la magistrature belge » doit permettre de mettre en lumière les ruptures et les continuités observées dans ce groupe social largement méconnu. La magistrature y est étudiée au travers d’un triptyque hommes-normes-pratiques, auquel s’ajoutent un système de gestion des sources et des moteurs de recherches adaptés à chacune de ces parties. L’évolution du contexte institutionnel est prise en compte grâce à l’implémentation d’un système de gestion de juridictions. Le cadre institutionnel dans lequel se meut cette recherche n’est donc pas figé et celle-ci pourrait porter sur d’autres époques comme les périodes française ou hollandaise24. Tous les avantages des bases de données ne doivent pas occulter le travail d’élaboration du schéma conceptuel qui a précédé. Une erreur dans la conception ou dans la programmation ayant des conséquences déplorables : la première se signalerait par un bug informatique, la seconde, plus insidieuse, par un biais dans les résultats. C’est pourquoi, l’élaboration de l’outil doit avoir été méticuleusement pensée et son fonctionnement rigoureusement testé. Les premiers résultats issus de l’exploitation de la base de données ont mis en évidence un certain nombre de pratiques dans les nominations à la Cour de cassation. Ces premières pistes n’appellent qu’à être approfondies.
Notes de bas de page
1 Seuls quelques travaux, pour la plupart inédits, atténuent ce constat, dont : J.-P. Nandrin, Hommes et normes : le pouvoir judiciaire en Belgique aux premiers temps de l’indépendance (1832-1848), UCL, thèse de doctorat en histoire, 1995 ; J.-C. Paul, La loi du 25 juillet 1867 sur la mise à la retraite des magistrats : un aspect de la réforme de la justice au xixe siècle, UCL, mémoire inédit d’histoire, 1998 ; F. Merkelbag, La magistrature liégeoise au xixe siècle. La cour d’appel et le tribunal de première instance, mémoire d’histoire, ULG, 1985.
2 Loi du 15 mai 1912 sur la protection de l’enfance, Moniteur belge (M.B.), le 27/5/1912.
3 Loi du 15 juin 1849 portant réduction du personnel des cours et de certains tribunaux, M.B., 21 juin 1849.
4 Ibid. Le siège non renouvelé en 1857 est celui de Pierre Van Meenen (° 4 mai 1772-† 3 mars 1858), président de chambre à la Cour de cassation depuis la création de l’institution en 1832.
5 Le Patriote, 22 mars 1887.
6 L’organe judiciaire est toujours la cour où la place est vacante tandis que l’organe politique est le Sénat pour la Cour de cassation et un des conseils provinciaux du ressort concerné pour les cours.
7 Ils sont conservés aux Archives générales du Royaume à Bruxelles (AGR., Ministère de la Justice, Secrétariat Général). Ce fonds est classé par juridiction et, au sein des juridictions, par date.
8 Autorités judiciaires pour la capacité et autorités politiques pour la moralité. Ces avis sur la moralité politique tiennent, dans la plupart des cas, dans une simple formule consacrée. Leur apport est donc extrêmement limité.
9 Ce choix entre les trois types de dates vaut également pour les événements uniques.
10 En outre, la base de données est dotée d’un convertisseur des dates du calendrier républicain vers le calendrier grégorien.
11 Initialement, il y avait deux présidents de chambre. Une des deux places fut supprimée par une loi de 1849 (Loi du 15 juin 1849 portant réduction du personnel des cours et de certains tribunaux, M. B., 21 juin 1849).
12 Ces paroles sont d’Auguste Van Berchem (° Bruxelles, 23 décembre 1829 – †Saint-Gilles, 28 mars 1903) lors de son élection le 18 juillet 1899 (AGR., Ministère de la Justice, Secrétariat Général, n° 26, dossier 14810).
13 Le tableau ci-dessous indique deux nominations dans les années 1880 où ce n’est que le deuxième candidat de la Cour et le premier du Sénat qui est choisi. Le premier cas a lieu en avril 1882. Il concernait des magistrats de la cour d’appel de Liège au parcours très similaire puisqu’un un an seulement les séparait. En outre, les présentations avaient été extrêmement serrées puisque tant à la Cour qu’au Sénat, le premier candidat ne l’emporte que d’une voix sur le second. C’est finalement le magistrat le plus ancien et le premier en rang qui est nommé (AGR., Ministère de la Justice, Secrétariat Général, n° 25, dossier 9309). Le second cas se présente en novembre 1887 et concerne la cour d’appel de Gand. Cette nomination interpelle davantage. Le magistrat nommé est de loin le plus jeune et le moins ancien : il a vingt-deux ans de moins que le premier candidat de la Cour et treize années en moins d’ancienneté dans la magistrature. C’est, en outre, le seul à ne pas provenir de la cour d’appel de Gand, il est né dans ce ressort et y a effectué sa première fonction dans la magistrature avant de s’installer définitivement à Bruxelles où il s’allie aux plus grandes dynasties de magistrats (AGR., Ministère de la Justice, Secrétariat Général, n° 26, dossier 11012).
14 AGR., Ministère de la Justice, Secrétariat Général, n° 24, dossier 5209.
15 Ce graphique ne reprend pas les conseillers nommés en 1832 au moment de la création de la Cour de cassation, ceux-ci ayant été nommés directement par le Roi.
16 Camille Scheyven (° 1838-†1913), fils du greffier en chef de la Cour de cassation, lui-même greffier adjoint près la même Cour pendant sept ans. Entré ensuite dans la magistrature, il en gravit tous les échelons jusqu’au siège suprême de premier président près la Cour de cassation qu’il atteint en 1912.
17 Taux d’absentéisme au Sénat : 29 %
18 Camille Scheyven en 1891 et Eugène Du Pont en 1901.
19 Voir à ce sujet : AGR., Ministère de la Justice, Secrétariat Général, n° 24, dossier 1534/1535bis.
20 De Flamingant, 25 décembre 1892.
21 Notamment la loi du 3 mai 1889 concernant l’emploi de la langue flamande en matière répressive, M.B., 11 mai 1889 et la loi du 10 avril 1890 sur la collation des grades académiques et le programme des examens universitaires, M.B., 24 avril 1890, art. 49.
22 AGR., Ministère de la Justice, Secrétariat Général, n° 24, dossier 57.
23 Charles Onraet (° ±1792-†±1874) était conseiller à la cour d’appel de Gand depuis 1836.
24 Au 1er janvier 2007, la recherche a été étendue à la période française.
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