Ferdinandus vincit, Isabella regnat, Christus imperat : la piété « hispanique » et le patronage religieux d’Isabelle la Catholique
p. 269-278
Texte intégral
1Les fonctions attribuées aux œuvres d’art à la cour espagnole au tournant du XVIe siècle n’étaient pas liées en premier lieu au plaisir esthétique qu’elles procuraient. Leur examen met en lumière l’attribution à la Cour d’un sens moderne d’espace pour ces œuvres où le pouvoir se manifestait par le biais de la splendeur et de la magnificence. Selon Aristote, la « munificence » était une vertu appartenant à la richesse, et contrairement à la générosité elle était attachée à la dépense de l’argent à grande échelle. Ainsi, l’homme ou la femme munificent (e) avait la double capacité de juger de ce qui était nécessaire et suffisant d’une part et de dépenser de grandes sommes d’argent avec bon goût d’autre part1. À la fin du Moyen Âge, l’idée de magnificence a reçu sa plus puissante expression artistique dans la dévotion et dans le patronage religieux d’Isabelle de Castille. Ces aspects de sa vie sont bien connus, contrairement à ceux qui concernent son époux, Ferdinand II d’Aragon2.
2Conjointement à la construction, à la restauration et à la décoration d’églises et de sanctuaires, l’appui apporté à des fondations religieuses constitua une part essentielle de l’évangélisation des royaumes hispaniques sous le règne des Monarques Catholiques. La création de nouveaux couvents pour les ordres mendiants (surtout les franciscains et les dominicains) ainsi que pour les autres ordres traditionnellement liés à la cour royale (les hiéronymites et les chartreux) se lia alors à l’idéal de croisade, qui soustendait le déploiement du pouvoir séculier des monarques. Les monastères, fondés sous prérogative royale et soutenus par leur patronage, ont aidé à promouvoir leur image en termes de piété tout en leur fournissant des logements et des espaces pour le rituel de Cour et pour leurs activités. Lucio Marineo Sículo, chroniqueur royal depuis 1498 jusqu’à sa mort en 1533, établit la liste suivante d’institutions royales : les monastères de Santo Tomás d’Avila, de San Juan de los Reyes à Tolède, de Santa Cruz à Ségovie (illustration 34), et à Grenade ceux de San Francisco, de San Jerónimo el Real, de Santiago ainsi que le couvent dominicain de Santa Cruz, auxquels s’ajoute la chapelle royale. L’esprit de magnificence des monarques était aussi affiché à travers les nombreuses et constantes donations d’argent et d’ornements liturgiques qu’ils faisaient aux églises, chapelles et couvents. En outre, des livres de chœur, enluminés du blason royal en témoignage de leur patronage, furent offerts à la cathédrale de Badajoz et au couvent hiéronymite de Santa Engracia de Saragosse3.
3Mon intention n’est de poursuivre une discussion ni sur les aspects bien connus du patronage des Monarques Catholiques que je viens de mentionner, ni sur la conscience qu’ils ont démontrée du sens de leur image dans leurs portraits, leurs blasons ou leurs emblèmes, ni même sur le fait que la majorité de leurs résidences royales construites à Grenade, Séville ou Guadalupe (Estrémadure) jouxtaient des institutions religieuses, voire leur étaient intégrées. Le propos de cet essai est plutôt d’examiner un petit nombre d’images hybrides des monarques dans des contextes religieux : leurs usages et fonctions (publics et privés) posant des questions qui demandent à être examinées. Naturellement, les réflexions qui suivent n’ont pas la prétention d’épuiser le sujet mais plutôt d’offrir quelques exemples significatifs.
L’autoreprésentation sacralisée des Monarques
4Les Rois Catholiques aimaient se voir portraiturés sous la protection de la Vierge de la Miséricorde, selon l’iconographie dérivant du Speculum Humanae Salvationis (écrit au début du XIVe siècle par un dominicain anonyme) où la Vierge protège l’humanité de la colère divine, des attaques démoniaques et des périls du monde. Ce type d’image des souverains était rattaché à leur œuvre de fondateurs et de protecteurs de couvents et de monastères. Il revêtait donc un caractère à la fois dévotionnel et commémoratif. Dans les œuvres en question, probablement commandées par les communautés religieuses bénéficiaires du patronage royal, les figures, aux traits peu individualisés, ne répondent pas totalement aux caractéristiques des portraits. Elles ont donc sans doute été peintes de façon posthume. Un exemple de ces images, de la main de Diego de la Cruz et de son atelier (v. 1485), représente les monarques accompagnés de leur famille ainsi que de l’abbesse de Las Huelgas, couvent bénédictin de Burgos placé sous patronage royal (illustration 35). Une autre peinture, exécutée peu après cette date, provient du couvent féminin de Santa Clara de Palencia. Elle est attribuée à Juan de Nalda (v. 1500). Sur ce panneau la prieure est encore située à une place de choix, aux côtés des souverains (illustration 36). D’autres images des monarques, encore conservées aujourd’hui, étaient destinées à conserver la mémoire des pieux donateurs. Elles ont appartenu à la chapelle royale de Santo Tomás d’Avila, à l’église San Juan de los Reyes et à la chapelle des Sagrados Corporales de Daroca.
5On en trouve des portraits plus fidèles et plus ressemblants dans des objets destinés à la contemplation personnelle et intime des souverains, manuscrits enluminés ou peintures de dévotion. Dans des missels, des bréviaires ou des livres d’heures, les propriétaires royaux pouvaient se voir en prière ou observer les fruits de leurs dévotions. Ils étaient par là invités à imiter la pieuse attitude de ces modèles peints qui les représentaient eux-mêmes. De telles images à la fois servaient de supports à la dévote méditation de leurs propriétaires, et faisaient leur apologie en tant que monarques. Par conséquent, ces textes enluminés offrent un aperçu de leurs dévotions préférées : la Vierge, leurs saints patrons (les saints Jean, l’ange gardien, saint Michel et autres saints militaires) (illustration 37), ainsi que les principaux épisodes du Nouveau Testament.
6Dans un contexte domestique, les textes de dévotion remplissaient une fonction supplémentaire de réglementation pour les femmes qui s’étaient engagées à reproduire des modèles de vie conventuelle chez elles et à observer les heures canoniques. On pourrait donc remarquer que ces livres fonctionnaient comme un élément de contrôle invisible sur les vies de ces femmes, ce qui explique pourquoi ils étaient particulièrement abondants à cette époque dans les bibliothèques des nobles castillanes des sphères de pouvoir. En outre, les Comptes de Gonzalo de Baeza conservant la trace de paiements faits pour l’écriture, pour l’enluminure, la reliure et la décoration à l’argent de plusieurs livres indiquent l’intérêt non négligeable de la reine pour sa bibliothèque spirituelle4.
7À la fin du XVe siècle, un nombre assez important de traités ayant pour but d’apprendre aux lecteurs à composer des représentations mentales des scènes évangéliques et même à s’imaginer eux-mêmes présents à des événements de l’histoire religieuse, a commencé à voir le jour en Espagne. Certains d’entre eux furent payés par Isabelle, comme nous le commenterons plus avant. Ces écrits mettaient tellement l’accent sur l’importance du témoignage visuel que l’on peut considérer que c’est là la caractéristique essentielle des pratiques de dévotion privées de l’époque. Comme cette méthode exigeait un effort d’imagination intense de la personne qui s’essayait à l’exercice de contemplation, celle-ci avait souvent recours à des images comme à des formes de guides visuels (illustration 38). Par exemple, Juan de Flandes inclut les Rois Catholiques dans l’un des panneaux de son Polyptique d’Isabelle la Catholique, consacré au Miracle des pains et des poissons, où le Christ apparaît sur une chaire prononçant un sermon et bénissant son auditoire (illustration 39). Les donateurs, que l’on aperçoit au loin, sont entourés des apôtres ainsi que de villageois, chrétiens, juifs et maures. Dans ce dernier groupe, une femme assise vêtue d’une robe de musulmane brandit son fils à un apôtre pour qu’il le baptise. À la lumière du message œcuménique, il est fort possible que le confesseur de la reine, frère Hernando de Talavera, ait contribué à concevoir l’idée générale de cette iconographie picturale destinée à créer une scène idéale de cohabitation harmonieuse et pacifique. Isabelle y aspirait dans ses prières privées5.
8La méditation fondée sur la contemplation d’images était une activité qui entraînait les laïcs à imiter les saints, qui avaient eux-mêmes eu des visions nées de la contemplation de tableaux ou de sculptures. En outre, à travers l’exercice de l’imagination visuelle le dévot pouvait partager l’expérience des saints, même brièvement ou dans une forme mineure. En effet, seuls les saints pouvaient jouir de vraies visions grâce à l’intervention divine6. De même, seul un artiste faisant partie des Élus, comme saint Luc, était capable de dessiner les traits de la Vierge Marie d’après nature. Ferdinand le Catholique offrit une tapisserie représentant Saint Luc peignant Marie à Isabelle. Sa description correspond à une œuvre achevée vers 1490 aujourd’hui conservée au musée du Louvre. C’est la copie d’une peinture sur bois très admirée de Rogier Van Der Weyden (1435, Museum of Fine Arts, Boston). Cette tapisserie est l’une des nombreuses « tapisseries de dévotion » (paños de devoción) appartenant à la reine7. Répondant à des fonctions globalement semblables à celles des peintures, ces paños étaient utilisés pour célébrer la messe, ou pour stimuler la dévotion privée dans les oratoires8. Ils étaient composés de plusieurs scènes indépendantes de la vie de la Vierge ou de Jésus, étaient généralement de petit format, d’environ 2 à 4 ½ varas9 de long et de large. Le plus grand d’entre eux – de 4 varas sur les deux côtés – représentait d’ordinaire de multiples scènes. Parmi celles-ci, deux sujets principaux répétaient ceux que l’on trouve dans les peintures sur bois des collections royales10 : La Chute et la Rédemption de l’Homme (c’est-à-dire des combinaisons de scènes liées à la Passion, à la mort et à la Résurrection du Christ avec Adam et Ève) ou des cycles représentant l’Enfance du Christ ou la Passion. Parmi elles, on trouve la Messe de saint Grégoire, qui fut tissée par l’artiste basé à Bruxelles Pieter van Aelst (v. 1502-1504) pour Jeanne de Castille – appelée plus tard Jeanne la folle (1479-1555) –, qui en fit don à sa mère11. La Naissance de Jésus (avant 1492), conçue sous la forme d’un triptyque d’autel, fut créée pour des propos semblables quoique plus clairement liturgique. Les quatre Vêtements dorés ou la Dévotion de Notre Dame, ou les deux tapisseries de la Vie de la Vierge, également produites par l’atelier de Van Aelst (v. 1502-1504) (illustration 40), furent aussi encadrés sous la forme de retables tissés. Ces tapisseries, tout comme d’autres chefs-d’œuvre tissés de plus grandes dimensions encore, étaient les pièces d’art transportables les plus coûteuses de tous les inventaires de la reine. Comme seuls les individus les plus puissants pouvaient commander, transporter et exposer ce genre d’œuvres, ce que fit la reine malgré le caractère itinérant de sa Cour, elles étaient un support de projection supplémentaire de l’autorité et du statut d’Isabelle. Une preuve additionnelle de leur valeur est l’achat de ses plus belles tapisseries par son époux Ferdinand à la vente des possessions de la reine après sa mort12.
Le pouvoir de l’icône : collectionnisme et goût hispanique
9Un chapitre décisif de la Renaissance espagnole qu’il faut encore étudier est l’émergence et l’expansion d’un hypothétique goût hispanique en matière d’art religieux à la fin du XVe siècle. Après le jubilé de 1475, le culte privé d’icônes byzantines conservé dans les églises romanes fut nettement accru, générant un intérêt renouvelé pour l’acquisition de ce genre de peintures, fussent-elles seulement de style byzantin13. Il importe de garder à l’esprit que malgré les réévaluations contemporaines de leur origine, de leur attribution et de leur date d’exécution, aux XVe et au XVIe siècles ces objets étaient considérés non seulement comme des reliques venant d’Orient, mais aussi comme des objets miraculeux créés ou peints par saint Luc lui-même (acheiropoieta). En tant qu’images de culte, ces icônes attiraient les croyants qui leur offraient une fervente adoration, en cherchant à avoir un contact direct avec les figures sacrées qu’elles représentaient. Elles étaient surtout considérées comme détentrices de pouvoirs miraculeux apportant des bénéfices particuliers aux fidèles. C’est pourquoi on en produisit des copies (surtout en Crète et à Venise14) dans l’espoir de capter l’effet perlant des pouvoirs rédempteurs des images achéiropoïètes15.
10Les copies ou les versions de ces images étaient reconnues en Espagne comme des œuvres d’art à part entière. Les artistes chargés d’en produire résidaient à Rome pendant le pontificat d’Alexandre VI (Rodrigo Borgia, pape entre 1492 et 1503). Ils étaient issus des cercles de Pinturicchio (1454-1513) ou d’Antoniazzo Romano (v. 1435-1508/1512). Le fait qu’ils aient alors produit des œuvres clairement lisibles, sur des fonds dorés, suggère que ce fut l’époque de diffusion du sus nommé « goût espagnol » en Italie16. Pinturicchio décora les appartements Borgia au Vatican en 1492-1494, et peignit des portraits des membres de la famille papale vers la fin du siècle17. Pour sa part, Antoniazzo travailla pour les cardinaux Juan de Torquemada, Bernardino de Carvajal et Pedro González de Mendoza, produisant également des œuvres d’art sous le patronage d’Isabelle la Catholique à San Pietro in Montorio18 (illustration 41). Enfin, l’église et l’hôpital de Saint-Jacques des Espagnols furent restaurés sous le patronage des Rois Catholiques19.
11En outre, la protection financière – payée par le premier or arrivé des Indes – fournie par les Monarques Catholiques à la basilique romaine de Santa Maria Maggiore, dont Rodrigo Borgia était l’archiprêtre, est d’une importance majeure pour l’histoire de l’art et des collections artistiques en Espagne. C’est l’époque de la prolifération des reproductions de l’icône de Santa Maria Maggiore, qui acquit une grande renommée dans toute la première modernité non seulement en raison de sa célébrité intrinsèque, mais aussi à cause des multiples connexions qu’elle avait avec la Monarchie hispanique. Isabelle de Castille avait une grande dévotion pour cette image sainte et plus généralement pour les images de l’iconographie mariale. C’est un fait assez commun dans la dévotion féminine à cette époque-là, mais dans son cas il convient d’ajouter que ce goût était lié au patronage qu’elle exerçait personnellement sur l’ordre des sœurs de l’Immaculée Conception.
12De surcroît, ce type de représentations mariales, considérées comme thau maturgiques, était un exemple fréquemment utilisé par les prédicateurs espagnols quand ils développaient leurs thèses sur l’Immaculée Conception.
13Les inventaires de la maison de la reine fournissent des informations significatives au sujet des icônes byzantines ou pseudo-byzantines que ren fermait sa collection. Elle possédait huit panneaux20 apparaissant sous le nom « du genre de ceux de Grèce » ou « retables grecs ». Sa fille Jeanne de Castille en avait deux aussi dans sa collection de peintures de dévotion. Parmi les exemples encore conservés, la plupart sont des œuvres de petit format destinées à la dévotion privée (illustration 42), mais on trouve également des indices de présence d’icônes byzantines dans les manuscrits enluminés dans certaines collections. Par exemple un luxueux livre d’Heures du Maître des scènes de David dans le bréviaire Grimani appartenant à Jeanne montre une copie fidèle d’une autre des célèbres icônes ayant la réputation d’avoir été peinte par saint Luc : l’icône Hodegetria de Santa Maria del Popolo, de Rome. Il est fort possible que cette enluminure ait reproduit une icône byzantine présente dans les collections de Jeanne car on trouve dans la liste de ses inventaires « un panneau grec de Notre-Dame portant l’Enfant Jésus21 ».
14Si les dévots devaient métaphoriquement se placer devant l’image de la Vierge s’ils imploraient son intercession, il était tout aussi essentiel pour imiter le Christ de commencer par s’en faire une image. La Sainte Face était probablement celle qui faisait naître le plus de respect et de révérence. C’était surtout dû au regard de l’image, qui semblait suivre le spectateur même s’il bougeait22. Le poète franciscain Íñigo de Mendoza (1425-1507), l’un des prédicateurs d’Isabelle la Catholique, s’en fit l’écho dans une ode dédiée à la Véronique (1483-1484) rapportant l’expérience visuelle provoquée par l’image, soulignant l’engagement visuel et intellectuel du fidèle vis-à-vis d’elle : « Contemple ton roi de Gloire/qui révèle à toi son apparence/dans une vision si frappante/que tu en garderas mémoire23. »
15L’image de Véronique la plus populaire parmi celles qui étaient considérées comme « originales » était celle qui est conservée dans le Sancta Sanctorum romain. Considérée comme l’une des Mirabilia Urbis, elle était exposée lors des fêtes. La renommée acquise par cette image – en réalité un Salvator Mundi entier qui, à l’exception du visage, avait été recouvert d’or et de pierres précieuses – en fit un motif littéraire et iconographique si bien identifié que l’atrium de Saint-Pierre se remplit des soi-disant pictores Veronicarum. Ces copistes de l’image vendaient leur travail aux pèlerins24 qui le rapportaient ensuite avec eux en Espagne. De nombreuses toiles de l’inventaire des biens d’Isabelle la Catholique était des copies de cette relique romaine. Isabelle avait aussi plusieurs autels comportant l’image de la Véronique. Enfin, la Sainte Face était illustrée dans nombre de ses livres. La dévotion à la Véronique est une nouvelle démonstration de la grande influence exercée par les pratiques religieuses d’Isabelle la Catholique sur sa fille Jeanne. Dans l’inventaire des biens de cette dernière, huit représentations de ce motif (dont une « abîmée » par l’usage) sont rapportées. Elles étaient pour la plupart peintes sur de la soie épaisse pour rendre tangible la référence à la matière originale sur laquelle la Sainte Face était imprimée.
16Les tapisseries, icônes et livres d’heures qui ont circulé à la cour d’Isabelle la Catholique témoignent de la pratique de la prière silencieuse, impliquant une relation plus intime et individualisée avec Dieu. Cependant, celle-ci n’a pas induit la disparition de la coutume courtisane d’utiliser des vers chantés comme moyen d’oraison25. Jeanne la pratiquait encore à la fin de sa vie26. Son goût pour les vers chantés est rapporté dans une copie des Cantigas d’Alphonse X le Sage, ainsi que dans les Cantigas de los músicos (XIIIe siècle) qui lui avaient peut-être été offertes par sa mère27. En outre, une preuve supplémentaire est fournie par l’inventaire de la bibliothèque de Jeanne tout comme par d’autres listes recueillant les titres d’ouvrages contenus dans d’autres bibliothèques féminines vers 1500 : on y trouve un grand nombre de cancioneros religieux composés par les poètes favoris de la reine Isabelle et diffusés à la Cour à la fin du XVe siècle28. Remarquons en particulier les Coplas de Vita Christi du frère Íñigo de Mendoza déjà cité, les Coplas sobre la Pasión présentées à la reine par son prédicateur frère Ambrosio de Montesino « selon ses ordres » (v. 1504) et les Trovas du Comendador [Diego] Román (c. 1490). Dans ce dernier poème, la pieuse cour d’Isabelle la Catholique était comparée à la dernière Cène de Jésus Christ29.
17La reine n’a transmis ses lectures pieuses ni à Jeanne ni à ses autres filles, en réalité seule une partie de sa bibliothèque a été donnée à la cathédrale de Grenade tandis que le reste a été mis en vente30. Malgré tout, elle a pris grand soin d’organiser l’instruction religieuse de la princesse et de ses jeunes sœurs en confiant leur éducation à des membres du clergé régulier, à qui elle a fourni des livres acquis directement pour elles. Elle leur en a également offert comme présents de mariage. La prise en compte des différents documents d’archives liés à toutes ces femmes permet de mettre en lumière de lectures communes, autrement dit le cœur de leur programme de formation religieuse. On y trouve le Contemptus Mundi de Thomas Kempis, le Lucero de la vida cristiana de Pedro Jiménez de Préjano (1495), le Sacramental de Clemente Sánchez de Vercial31 (1478) et la Légende dorée de Jacques de Voragine. Ces livres ont laissé leur empreinte spirituelle chez les filles d’Isabelle. Leur éducation porte la marque du bas Moyen Âge, accordant un rôle central à la Vita Christi de Ludolphe le Chartreux. Hernando de Talavera en contrôla la traduction sur ordre de la reine (illustration 42). À travers ces livres, Isabelle et ses filles entraient en communication avec la sphère divine sans aucune espèce d’intermédiaire, et ce sous les yeux de la Cour. Dans l’espace palatial, en particulier dans la chapelle royale, Isabelle révélait son image sacrée de représentant du royaume divin. Avec éloquence, elle était encadrée par le balcon royal, le fauteuil d’honneur, les baldaquins et les tapisseries enchâssant l’image-idée de la Monarchie32.
Conclusion
18Tout au long de cet essai, j’ai tenté de définir l’autorité féminine d’Isabelle en tant que catholique et que souveraine régnante (c’est-à-dire comme figure distincte des reines consorts) selon deux idées complémentaires. Tout d’abord, en comparant les formes d’autoreprésentation d’Isabelle et de Ferdinand et en considérant la façon dont leurs images respectives de monarques catholiques avaient en commun une structure à trois pans : la fondation et la protection d’institutions conventuelles ; la création d’un type de portrait sacralisé ; et enfin la formation d’une collection d’objets d’art sous-tendue par une idée christianisée de la magnificence. Mon second objectif était de différencier un nombre significatif d’éléments dans les pratiques de dévotion d’Isabelle et d’apprécier comme celles-ci avaient influencé l’éducation artistico-religieuse de ses héritiers, en particulier de celle de ses filles qui devint – comme elle – une reine régnante : Jeanne de Castille. Sur ces bases, on peut affirmer que la piété hispanique d’Isabelle la Catholique fut sans aucun doute à l’origine d’une importante dynamique de production d’œuvres d’art religieuses dans les Flandres (à travers des commandes et l’achat de livres d’enluminures, de peintures et de tapisseries) et en Italie (à travers la fondation et le patronage d’institutions ecclésiastiques, qu’elles eussent une identité hispanique ou pas).
19Parce que ces œuvres d’art avaient la double fonction d’être des manifestations de piété et des gestes politiques, les limites entre la dévotion privée et le patronage artistique se sont brouillées. De ce fait, une série de schémas dévotionnels genrés ont été identifiés chez Isabelle et dans l’éducation religieuse qu’elle a donnée à ses filles. En outre, celle-ci à son tour a trouvé un écho dans la dévotion féminine de l’aristocratie dans la première période de la Renaissance castillane. L’exemple offert par la reine aux autres souverains et aux nobles en consacrant ses efforts au service de la foi lui octroierait le titre de « Reine Catholique » dans la bulle papale émise par Alexandre VI en 149633. Il fut ensuite accordé aussi à son petit-fils Charles Ier (Charles Quint) en 1517. L’usage de ce titre pendant deux règnes aussi longs, combiné au pouvoir de propagande du titre fournissant une justification inégalable de la politique de la Monarchie hispanique, conduisit à ce que le roi de Castille et d’Aragon se l’appropriât de facto. Il devint donc – même sans concession papale explicite – nommé dans le monde entier comme « Sa Majesté Catholique ».
Notes de bas de page
1 Aristote, Rhétorique, Paris, A. Duran, 1856, p. 77.
2 Checa Cremades F., « Poder y piedad : patronos y mecenas en la introducción del Renacimiento en España », Id. (éd.), Reyes y mecenas. Los Reyes Católicos – Maximiliano I y los inicios de la Casa de Austria en España, Tolède, Electa 1992, p. 21-54.
3 Marineo Sículo L., Svmario de la clarissima vida, y heroycos hechos de los Catolicos Reyes don Fernando, y doña Ysabel, de immortal memoria. Sacado de la obra grande de las cosas memorables de España, Madrid, Veuve d’Alonso Gómez, 1587, fol. 63-65 vo.
4 Yarza Luaces J., « Los Reyes Católicos y la miniatura », Las Artes en Aragón durante el reinado de Fernando el Católico (1479-1516), Saragosse, Institución Fernando el Católico, 1993, p. 87.
5 Pereda F., « Isabel I, señora de los moriscos : figuración como historia profética en una tabla de Juan de Flandes », Mínguez V. (éd.), Visiones de la Monarquía Hispánica, Castellón, Universitat Jaume I, 2007, p. 261-282.
6 Scribner B., « Ways of seeing in the age of Dürer », Eichberger D. et Zika C. (éd.), Dürer and his culture, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 93-117.
7 Sánchez Cantón F. J., Libros, tapices y cuadros que coleccionó Isabel la Católica, Madrid, CSIC, 1950, p. 112-150.
8 Herrero Carretero C., Tapices de Isabel la Católica. Origen de la colección real española, Madrid, Patrimonio Nacional, 2004, p. 20-21.
9 Note de la traductrice : une vara équivaut à environ 83 centimètres.
10 González García J. L., « Imágenes empáticas y diálogos pintados : arte y devoción en el reinado de Isabel la Católica », Checa Cremades F. (éd.), Isabel la Católica. La magnificencia de un reinado, Salamanque, Sociedad Estatal de Conmemoraciones Culturales y Junta de Castilla y León, 2004, p. 99-114.
11 Maertens D., « Rayonnement d’un modèle. Emprunts méconnus à la Messe de Saint Grégoire flémallienne dans la peinture et la tapisserie bruxelloises », Annales d’Histoire de l’art et d’archéologie, vol. 23, 2001, p. 25-59.
12 Morte García C., « Fernando el Católico y las artes », Las Artes en Aragón durante el reinado de Fernando el Católico (1479-1516), Saragosse, Institución Fernando el Católico, 1993, p. 164.
13 Nagel A., « Iconos y retratos », Falomir Faus M. (éd.), El retrato del Renacimiento, Madrid, Museo Nacional del Prado, 2008, p. 41-53.
14 Constantoudaki-Kitromilides M., « La pittura di icone a Creta veneziana (secoli XV e XVI) : questioni di mecenatismo, iconografia e preferenze estetiche », Ortalli G. (éd.), Venezia e Creta. Atti del convegno internazionale di studi Iraklion-Chanià, 30 settembre-5 ottobre 1997, Venise, Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti, 1998, p. 458-479.
15 Chastel A., « “Medietas imaginis”. Le prestige durable de l’icône en Occident », Cahiers archéologiques, no 36, 1988, p. 99-110.
16 Falomir Faus M., « Sebastiano e il “gusto spagnolo” », Strinati C. (dir.), Sebastiano del Piombo, 1485-1547, Milan, Federico Motta Editore, 2008, p. 67.
17 Checa Cremades F., op. cit., p. 332-333.
18 Tormo E., « El pintor de los españoles en Roma en el siglo XV. Antoniazzo Romano », Archivo Español de Arte, vol. 16, no 58, 1943, p. 204-207 et Pereda F., Las imágenes de la discordia. Política y poética de la imagen sagrada en la España del cuatrocientos, Madrid, Marcial Pons, 2007, p. 227-229.
19 Cf. Le chapitre de Fernández de Córdova Miralles Á., « Proyección artística y cultural de la Corona en Roma », Alejandro VI y los Reyes Católicos. Relaciones político-eclesiásticas (1492-1503), Rome, Edizioni Università della Santa Croce, 2005, p. 199-222.
20 Sánchez Cantón F. J., op. cit., p. 159.
21 Ainsworth M. W., « “A la façon grèce”: The Encounter of Northern Renaissance Artists with Byzantine Icons », Evans H. C. (éd.), Byzantium. Faith and Power (1261-1557), New York, The Metropolitan Museum of Art, 2004, p. 547-548.
22 Barasch M., « The Frontal Icon – A Genre in Christian Art », Imago Hominis. Studies in the language of art, Vienne, IRSA Verlag, 1991, p. 26-35.
23 « Contempla en tu rey de Gloria/que te dexa su figura/con tal visión y presura/porque ayas dél memoria » dans Mendoza Í. de, Cancionero, Madrid, Espasa-Calpe, 1968, p. 211.
24 Bertolani M. C., « Dall’immagine all’icona », Quaderns d’Italià, vol. 11, 2006, p. 199.
25 Fernández de Córdova Miralles Á., La Corte de Isabel I. Ritos y ceremonias de una reina (1474-1504), Madrid, Dykinson, 2002, p. 169.
26 Aram B., La reina Juana. Gobierno, piedad y dinastía, Madrid, Marcial Pons, 2001, p. 255-256.
27 Gonzalo Sánchez-Molero J. L., Regia Bibliotheca. El libro en la Corte española de Carlos V, Mérida, Editora Regional de Extremadura, 2005, t. 2, p. 183-185.
28 García-Bermejo Giner M., « Las destinatarias de la poesía cancioneril castellana pasional del siglo XV », Literaturwissenschaftliches Jahrbuch, no 45, 2004, p. 57-70.
29 Gonzalo Sánchez-Molero J. L., op. cit., p. 201 et 204-205.
30 Ibid., p. 29.
31 Ibid., p. 205-206.
32 Ruiz García E., Los libros de Isabel la Católica. Arqueología de un patrimonio escrito, Salamanca, Instituto de Historia del Libro y de la Lectura, 2004, p. 176.
33 Rey E., « La bula de Alejandro VI otorgando el título de Católicos a Fernando e Isabel », Razón y Fe, 146, 1952, p. 59-75 et p. 324-347, explique que c’est dans la bulle de 1496 que pour la première fois le pape octroie le titre officiel de « Rois Catholiques » à Isabelle et Ferdinand. La bulle Si convenit de 1496 est en effet adressée à « Isabelle et Ferdinand, roi et reine catholiques des Espagnes ». Les deux époux se sont donc vus octroyer le titre conjointement. La bulle lie ce titre à plusieurs causes (pas seulement à l’évangélisation des Amériques) : par exemple le retour à la paix et à l’unité de leurs peuples, la reconquête de Grenade, l’expulsion des juifs, la récupération de la dignité de la Papauté et du royaume de Sicile, la préparation de la guerre prochaine en Afrique. Je me permets par ailleurs d’insister sur le fait que le titre de « reine catholique » n’est pas lié à la piété privée de la souveraine, mais à l’exemple qu’elle donne, tout comme son époux, et d’autres monarques, en consacrant sa vie à la défense de la foi catholique : dans la sphère publique, bien sûr, à travers les différentes campagnes auxquelles je viens de faire référence, tout comme dans la sphère privée.
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Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008