Du Conseil économique au Conseil économique et social. Les variations politiques de la composition de l'assemblée de la démocratie sociale
p. 283-293
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1« De l'année économique et sociale [1959], on retiendra encore qu'elle voit installer le nouveau "Conseil économique et social" qui compte maintenant 237 membres désignés pour cinq ans, ce qui permettra de caser là sous le prétexte d'une compétence parfois réelle, parfois supposée ou généreusement attribuée, les recalés du suffrage universel, députés de la majorité battus, anciens ministres sans emploi, permanents gaullistes en mal de sinécure ou plus simplement partisans fidèles dont le dévouement mérite récompense1. »
2Ainsi s'exprime le journaliste Pierre Viansson-Ponté dans son Histoire de la République gaullienne à propos du nouveau Conseil économique et social (CES). Cette vive critique contre une institution refondée avec la naissance de la Ve République amène à s'interroger sur les transformations de ce Conseil, sur les débats qui l'ont entouré et sur sa réalisation pratique avec les nominations de ses nouveaux membres. Sans s'intéresser ici au fonctionnement même du Conseil on souhaite montrer comment il symbolise les difficultés du changement constitutionnel et les formes d'adaptation du système partisan. Son investissement par des représentants des forces politiques aux côtés des forces syndicales doit s'interpréter dans ce cadre. Dans le même temps la composition d'une telle assemblée est par nature même un sujet délicat et porteur de blocages continuels2.
3Les différentes expériences historiques menées en France pour instituer un Conseil économique et social (1925, 1946, 1958) rappellent combien il est difficile de représenter la société civile et quelles multiples décisions politiques cela implique. Au-delà du débat sur les critères de la représentativité syndicale, la catégorisation, l'équilibre des forces et la procédure de nomination sont autant d'enjeux de pouvoir au sein comme à l'extérieur de l'institution. Créé en 1925, sous le nom de Conseil national économique3, le premier Conseil français est le produit de controverses théoriques entamées au tournant de 1900 (sur le rôle des syndicats, sur le corporatisme, sur la réforme de l'État...) et actualisées par l'expérience de la Première Guerre mondiale. Il est supprimé en décembre 1940 par le gouvernement de Vichy. Porté par les projets de démocratie économique et sociale issus des différents rangs de la Résistance, prévu par le texte des deux constitutions élaborées successivement en 1946, l'institution recommence ses travaux en 1947 sous le nom de Conseil économique avant de devenir le Conseil économique et social en 19584.
Une assemblée dans les remous constitutionnels
4Le Conseil économique constituait une institution paradoxale de la IVe République qui semble remise en cause à l'été 1958 mais les différents représentants des partis politiques s'affrontent alors sur les choix à effectuer. Devenu le Conseil économique et social, les formes du maintien de l'institution modifient de manière importante la composition du Conseil.
5Le Conseil économique de la IVe République apparaît donc bien différent de celui de la IIIe République. Né sous des auspices plus favorables (la reconnaissance constitutionnelle est plus forte que les incertitudes d'une création par décret), il semble s'accorder sur un modèle plus parlementaire. L'aporie représentative qui avait hanté les années vingt et trente semble conserver toute sa force avec le Conseil économique. La première composition du Conseil économique est définie par la loi du 27 octobre 1946 et son long article 5 précise la répartition des 164 sièges — qui semblent avoir fait l'objet de longues tractations parlementaires5. La réforme législative de 1951 change assez profondément la composition du Conseil tout en aboutissant à une solution toujours critiquée. Après des débats à nouveau tendus, une nouvelle loi régissant la composition et l'organisation du Conseil est finalement votée le 20 mars 1951. L'article 6 de la loi6 réorganise grandement les équilibres du Conseil. La nouvelle composition est la suivante : 45 sièges pour les ouvriers, les employés, les fonctionnaires, les techniciens, les ingénieurs et les cadres7 ; 20 pour les entreprises industrielles (dont 6 pour les entreprises nationalisées), 10 pour le commerce, 10 pour les artisans ; 35 pour l'agriculture ; 9 pour les coopératives ; 15 pour les départements et territoires d'outre-mer ; 8 représentants qualifiés de la pensée française ; 8 pour les associations familiales et 1 représentant de l'habitat ; 2 délégués des sinistrés ; 4 représentants des activités diverses (épargne, propriété bâtie, tourisme, exportation) ; 2 représentants des classes moyennes.
6Si ce Conseil économique peut parfois être victime de tensions internes et de dysfonctionnements, ses principales limites naissent cependant de la situation politique, économique et sociale. Des partis antagonistes, des gouvernements éphémères, des syndicats divisés, de nouvelles institutions très autonomes (comme le Commissariat général du Plan), sans parler des questions coloniales, sont autant de problèmes insolubles pour l'Assemblée du Palais-Royal.
7Sans être au cœur des projets constitutionnels du général de Gaulle de retour au pouvoir, le Conseil économique est cependant lié à ses idées concernant la deuxième chambre. Dès le discours de Bayeux du 16 juin 1946, le général de Gaulle avait en effet expliqué sa vision bicamériste dans laquelle la deuxième chambre contient en fait une part de représentation professionnelle :
« Tout nous conduit donc à instituer une deuxième Chambre dont, pour l'essentiel, nos conseils généraux et municipaux éliront les membres. Cette Chambre complétera la première en l'amenant, s'il y a lieu, soit à réviser ses propres projets, soit à en examiner d'autres, et en faisant valoir dans la confection des lois ce facteur d'ordre administratif qu'un collège purement politique a forcément tendance à négliger. Il sera normal d'y introduire, d'autre part, des représentants des organisations économiques, familiales, intellectuelles, pour que se fasse entendre, au-dedans même de l'État, la voix des grandes activités du pays8. »
8Grâce aux travaux du Comité national chargé de la publication des travaux préparatoires des institutions de la Ve République, on dispose de riches sources pour suivre le déroulement des opérations constitutionnelles. Le juriste François Luchaire résume par exemple l'un des cinq points d'une conversation qu'il a avec le général de Gaulle le 6 juin 1958 : « Le Sénat devrait être divisé en trois sections, l'une politique, la seconde économique, la troisième de l'outre-mer. Disparaîtraient : l'assemblée de l'Union française, le Conseil économique et la représentation des territoires d'outre-mer à l'Assemblée nationale9. » Le groupe de travail du 12 juin 1958 présidé par Michel Debré prévoit encore la « suppression du Conseil économique (problème des élections professionnelles). La deuxième chambre devrait avoir plusieurs formations possibles10 ». Mais la réunion constitutionnelle du 13 juin change la donne. En présence de Guy Mollet, Pierre Pflimlin, Félix Houphouët-Boigny, Louis Jacquinot, Michel Debré et René Cassin, le général de Gaulle explique que le « sénat fédéral » devrait être divisé en trois sections, la deuxième « assurerait la représentation des forces économiques, sociales et culturelles » ; il affronte alors les critiques immédiates de Debré et Mollet, le premier craint une « politisation des forces économiques », le second exige que le pouvoir législatif soit issu du suffrage universel ; Pflimlin va dans le même sens mais au nom d'un autre argument : les questions économiques étant plus traitées par le gouvernement, le Conseil économique ne doit pas être articulé au Parlement11.
9Les positions énoncées par Mollet et Pflimlin sont aussi celle de Gaston Monnerville dans une lettre à Debré en date du 11 juin 195812. Émile Roche, président du Conseil économique, défend également l'institution qu'il préside et envoie une note sur le Conseil économique le 17 juin13. Il en appelle aux figures historiques tutélaires (Saint-Simon, Léon Jouhaux, Léon Blum, Paul Reynaud, Marc Sangnier et Joseph Caillaux...), mais son texte est très prudent et dénonce surtout les empiètements sur le rôle du Conseil économique par les créations d'organismes consultatifs liés à des administrations précises. Le politiste Jack Hayward parle à propos de cette phase de « deux batailles14 » : une semi-publique menée par Robert Bothereau, le leader de FO, et Émile Roche, l'autre privée menée par Debré, opposée à la fusion des deuxième et troisième chambres mais partisan du modèle du Conseil d'État appliqué au Conseil économique. Le témoignage de Jean Mamert15, alors jeune auditeur au Conseil d'État chargé de seconder Michel Debré sur les terrains constitutionnels va dans le même sens. Mamert multiplie les notes et les interventions pour éviter cette confusion des deux assemblées.
10L'affaire change d'échelle avec le Comité consultatif constitutionnel, présidé par Reynaud, organisé justement par Mamert et qui se réunit à l'été 1958 au Palais-Royal dans les locaux du Conseil économique16. Dans ce comité, les débats sont complexes17 mais les représentants syndicaux (André Malterre président de la CGC et Fernand Van Graefschepe pour l'agriculture) qui y participent, défendent une vision active de l'institution. Van Graefschepe s'explique : « Le Conseil économique a, certes, fait des travaux sérieux, nul ne les conteste, mais cette consultation ne s'est pratiquement jamais exercée. Je voudrais donc marquer le caractère obligatoire de cette consultation, auprès des instances parlementaires, d'une part, et des instances gouvernementales, d'autre part18. » Il est rejoint sur ce point, non sans franchise par le député de Seine-et-Oise Jean-Paul David : « Il est exact que nous avons mis dans la Constitution de 1946 un Conseil économique qui n'a servi à rien, il faut le dire honnêtement. Il ne faut pas jouer sur les mots ; quand on crée une institution, il faut qu'elle serve à quelque chose, ou bien il faut la supprimer19. » Contre un amendement à la formulation ambiguë, Malterre s'oppose à de fausses affirmations : « Je me tue à dire qu'au Conseil économique, la plupart d'entre nous ne sont pas désignés par le Gouvernement, nous sommes désignés par des organisations syndicales, professionnelles et sociales20. » Van Graefschepe annonce les risques pris en n'accordant pas un rôle suffisant au CES : « Vous n'empêcherez pas, si les organisations professionnelles n'ont pas cette possibilité de donner leur avis, soit au Parlement, soit au Gouvernement, ce à quoi vous assistez depuis dix ans : elles feront leurs démarches personnelles elles-mêmes et exerceront leurs pressions sur le Parlement ou sur le Gouvernement. Si on veut continuer à voir les trains bloqués et les chariots des paysans sur les routes, il n'y a qu'à continuer21 » et il reste finalement déçu :
« Nous restons, en ce qui concerne le Conseil économique, dans l'équivoque la plus complète. [...] J'aurai tout fait pour rendre un conseil économique vraiment efficace, dont on ne pourra plus dire — Dieu sait si cela nous a fait du mal — qu'il ne sert à rien. Nous avons entendu continuellement cette réflexion depuis dix ans. Je me refuserai personnellement [...] à continuer à siéger dans un Conseil qui serait vraiment inefficace et ne servirait à rien. Or, j'ai le sentiment que nous allons de nouveau dans cette voie, et je le regrette22. »
11Devant le Conseil d'État, le débat est technique mais les propos très francs. Le rapporteur Raymond Janot explique ainsi : « On revient de loin [...]. Dans les projets du Gouvernement au début, dans une phrase qui n'était pas très élaborée, il avait été question d'un Sénat qui aurait comporté une section économique [...]. Ce projet a été abandonné. Je crois que c'est une très bonne chose. Il avait fait naître un certain nombre d'espoirs et de déceptions23. »
12Le résultat de ces travaux conduit au Titre XI de la constitution portant sur « le Conseil économique et social ». Il regroupe trois articles : les deux premiers (69 et 70) consacrent un compromis ambigu sur les attributions de l'institution ; l'article 71 dispose que « la composition du Conseil économique et social et ses règles de fonctionnement sont fixées par une loi organique ». Celle-ci est en fait l'ordonnance n° 58-1360 du 29 décembre 195824 qui détaille dans son titre II la composition et l'organisation du CES. Les éléments sont un peu techniques mais il faut les décrire précisément si on veut comprendre la politisation de l'institution.
13L'article 7 de l'ordonnance 58-1360 décompose ainsi le Conseil : 45 représentants des ouvriers, employés, fonctionnaires, techniciens, ingénieurs et cadres ; 41 pour les entreprises industrielles, commerciales et artisanales (6 nationalisées, 9 commerciales, 10 artisans) ; 40 pour les organismes agricoles les plus représentatifs (dont 5 coopératives) ; 15 « personnalités qualifiées dans le domaine économique, social, scientifique ou culturel » (dont 5 à ce dernier titre), 15 représentants des activités sociales (logement, épargne, santé publique, coopératives de consommation et de construction et 8 représentants des associations familiales) ; 7 représentants des activités diverses (coopératives de production, tourisme, activités exportatrices, développement économique régional), 2 représentants des classes moyennes ; 10 « personnalités qualifiées par leur connaissance des problèmes économiques et sociaux d'outre-mer ou ayant une activité se rapportant à l'expansion économique dans la zone franc ». L'article 8 y joint 20 représentants des activités économiques et sociales algériennes et sahariennes ; 10 représentants des activités économiques et sociales des TOM et des DOM25. L'article 9 prévoit un mandat de cinq ans, l'article 10 que les contestations sont instruites devant le Conseil d'État, les articles 11 et 12 que des sections sont créées.
14Un décret du 27 mars 1959 dispose du mode de désignation. L'article 2 équilibre les 45 premiers sièges de la manière suivante : 13 pour la CFTC, 13 pour la CGT, 13 pour la CGT-FO, 4 pour la CGC, 1 pour la FEN et 1 pour la Confédération générale des syndicats indépendants (mais qui n'est pas pourvu lors des nominations). L'article 3 divise de manière complexe la représentation patronale entre le CNPF, la CGPME et les Chambres de commerce. Les représentants agricoles comportent une petite présence syndicale liée aux confédérations ouvrières ; les huit sièges des associations familiales vont à l'UNAF. Le décret précise que toutes les personnalités qualifiées sont désignées par décret en Conseil des ministres, pris sur le rapport du Premier ministre.
15Ainsi après avoir failli se fondre dans un grand sénat, le Conseil économique est maintenu dans la nouvelle constitution et sa composition semble être encore plus complexe que sous la IVe République. Comme l'écrit alors le juriste Georges Vedel : « Le Conseil économique et social reçoit comme son prédécesseur une composition plus empirique que logique, on aurait pu choisir entre la notion d'une représentation des diverses classes sociales, et la notion d'une représentation des différentes catégories professionnelles. Ces deux idées sont en réalité amalgamées par la loi organique relative au Conseil économique et social qui, d'ailleurs, leur en amalgame d'autres26. »
De nouveaux membres sans nouveaux rôles
16Après les débats constitutionnels vient le temps des nominations et on peut alors mieux comprendre la nouvelle logique représentative à l'œuvre, présenter les personnalités désignées et rappeler les commentaires polémiques qui sont alors faits.
17L'élément dominant est bien sûr le poids des nominations directes par le Gouvernement : 64 sur 205 membres soit les 15 personnalités qualifiées (« PQ »), les 40 pour l'ensemble de l'Outre-mer (15+25), 4 pour les activités sociales et 5 pour les activités diverses. Le cas des sections illustre très nettement cette volonté de contrôle gouvernemental. On peut suivre ici l'analyse des juristes Georges et Anne Merloz :
« Les dispositions concernant les membres de section, traduisent une fois de plus la volonté du Gouvernement de faire du Conseil, un organisme essentiellement à sa disposition plutôt qu'un "organisme consultatif". En effet, l'article 12 de l'ordonnance du 29 décembre 1958 prévoit que "le Gouvernement peut appeler à siéger en section pour une période déterminée des personnalités choisies en raison de leur compétence". Il est bien clair que ces personnalités ne sauraient en rien constituer des membres à part entière du Conseil, d'autant que leur participation aurait pu être assez anodine et non permanente. En fait, le Gouvernement a d'emblée, nommé la totalité de ces personnalités qui sont ainsi actuellement 10 par section soit 70 "membres de sections" pour l'ensemble du Conseil économique et social27. »
18Il faut cependant souligner qu'il reste une proximité de composition entre le CES et son prédécesseur. Sur 169 membres du Conseil économique de la IVe République : 112 sont reconduits, quatre comme membres de sections, mais l'essentiel comme conseillers de plein exercice. L'ajout de sièges a permis de dissimuler les problèmes de représentativité. Un élément de complexité supplémentaire dans le fonctionnement du Conseil mérite d'être signalé en effet les divisions et regroupements des membres sont multiples : la division liée à l'ordonnance de décembre 1958, les sections (qui regroupent membres extérieurs et membres du Conseil) et enfin les groupes (concordant ou pas avec les organisations représentées).
19Le décret du 4 juin 1959 portant nomination de membres du CES28 révèle des choix politiques qui ont souvent fait l'objet de négociations et de pressions assez fortes semble-t-il. Le choix des « personnalités qualifiées » est assez révélateur : on trouve d'abord cinq personnalités qui sont renommées du Conseil précédent : les juristes et économistes Maurice Byé, Jacques Dumontier et Alfred Sauvy, le médecin Étienne May et l'ancien président Émile Roche, figure centrale mais méconnue29. À ces cinq noms s'en ajoutent cinq clairement politiques qui représentent précisément les différentes forces politiques : Robert Lacoste (socialiste), Camille Laurens (indépendant), Édouard Ramonet (radical), Eugène Thomas (socialiste) et Louis Vallon (UDT). Cinq autres nouveaux venus mêlent un économiste reconnu François Perroux et des personnalités plus surprenantes : Alexandre Justin (expert comptable), André Aumonier (publiciste, patronat chrétien), Rémy Goussault (ingénieur agricole), Maurice Mercier (notaire et maire d'Amboise, une ville que connaît bien le Premier ministre Michel Debré).
20Parmi les « personnalités qualifiées » représentant l'Outre-mer on trouve une forte présence politique : Robert Aubé (ancien sénateur UNR), René Fillon (sénateur UNR), Édouard Gaumont (ancien député républicain socialiste), Lucien Junillon (ancien conseiller de l'Union française socialiste), André Laurent-Eynac (ancien vice-président de l'Assemblée de l'Union française radical), René Malbrant (député UNR), Michel Raingeard (ancien député indépendant) et Kenneth Vignes (ancien conseiller de l'Union française MRP). Parmi les représentants des DOM-TOM on a un ancien ministre MRP Pierre Abelin et un cas complexe celui d'André Lafont, un syndicaliste exclu de FO et partisan de l'Algérie française. D'autres cas particuliers existent comme Louis Bour (au nom des entreprises nationalisées, ancien député MRP) et André Tisserand (représentant des classes moyennes, élu député UDR en 1968). En janvier 1963 lors d'une nouvelle vague de nomination ces tendances à la politisation se maintiennent : parmi les personnalités qualifiées on trouve Albert Lioger, ancien député et Pierre Carous, maire de Valenciennes et ancien député UNR, pour l'Outre-mer Marcelle Devaud (député UNR) et François Lopez (ancien député UNR d'Oran) et pour les DOM-TOM Paul Bacon (ancien ministre du Travail MRP qui avait conservé son portefeuille pendant une très longue durée).
21Le choix des membres de section a semble-t-il aussi été très délicat. C'est également un lieu pour les politiques (l'ancien ministre Robert Prigent, l'ancien député Luis Réoyo, le vice-président du conseil général de Seine-et-Oise André Grimaud, le président du conseil général de la Corrèze Élie Rouby) et particulièrement pour les anciens conseillers de l'Union française (Mme Eboué, Joseph Begarra, Georges Le Brun-Kéris, Georges Oudard, Gabriel Schleiter, Jean Guiter, Jacques Chastenet, Marie-Hélène Lefaucheux, Joseph Dumas). Cependant de nombreux experts économiques de premier plan font aussi leur entrée au Conseil par le biais des sections ainsi Roger Nathan, Jean Labasse, Jacques Delors, Francis-Louis Closon, Henri Guitton, Bertrand de Jouvenel, Maurice Allais, Marcel Boiteux et Jacques Branger. Il faudrait retrouver des archives précises pour pouvoir comprendre les processus de désignation, d'autant que certaines nominations sont surprenantes comme celle de François Lehideux dont l'activité ministérielle à Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale devait encore être dans les mémoires des acteurs.
22Les réactions à la politisation sont alors assez nombreuses. La Une du Monde lors de la première série de nominations par le gouvernement précise certes que « le Nouveau Conseil économique ressemble beaucoup à l'ancien30 » mais l'éditorial est assez sévère : « Parmi les nouveaux venus figurent nombre d'anciens membres de la défunte assemblée de l'Union française et quelques personnalités victimes du suffrage universel, notamment M. Robert Lacoste et d'anciens ministres du général de Gaulle », et à propos des membres des sections : « Ces "experts", dont la qualification semble sensiblement comparable à celle des membres du Conseil, seront chargés de conseiller les conseillers. Désignés par le gouvernement, ils pourront contribuer à infléchir dans le sens désiré par les pouvoirs publics les travaux demandés au Conseil. »
23Le jugement est plus détaillé et plus critique encore sous la plume de Jacques Duclos dans un pamphlet qu'il écrit en 1963. Les nominations gouvernementales sont l'objet d'une attaque systématique par le dirigeant communiste :
« Le groupe des personnalités choisies en raison de leurs compétences est celui où le pouvoir case ses amis. Certaines nominations effectuées au titre de "personnalités qualifiées dans les domaines économique, scientifique ou culturel" après les élections de novembre 1962 sont significatives. [...] Cette répartition des sièges dans le Conseil économique et social permet d'avoir un aperçu de ce que serait le Sénat nouvelle manière, où très certainement le nombre des personnalités désignées par le pouvoir serait bien plus important. De la sorte les amis des amis seraient bien casés et ne créeraient aucune difficulté au gouvernement dont ils seraient, au contraire, les serviteurs d'autant plus dévoués qu'ils auraient intérêt à l'être31. »
24Les juristes livrent une analyse convergente mais l'expliquent par les vifs débats de l'été 1958 :
« Il faut d'ailleurs remarquer, que l'intervention directe du Gouvernement dans la nomination des membres est beaucoup plus importante au CES que dans l'ancien Conseil. Un tel mode de désignation ne touchait en effet que 14 membres dans l'ancien système (contre 60 aujourd'hui). La répartition actuelle dans le processus de désignation permet donc au gouvernement de renforcer son contrôle sur l'Assemblée qui n'avait eu pourtant sous la IVe République aucune activité intempestive. Cette atténuation du caractère représentatif du Conseil, voire sa remise en cause, apparaît en réalité comme le résultat de compromis et de transactions, entre la "thèse représentative" du Comité consultatif constitutionnel, et la "thèse administrative" du Gouvernement32. »
25Jack Hayward parle même de « spoils system33 » à propos des personnalités nommées par le gouvernement. Ce type de réactions montre le caractère symbolique de ces nominations et les problèmes qu'elles posent en matière de représentativité. Il resterait à mener l'analyse des rapports, des votes et du rôle de ces personnalités nommés par le Gouvernement.
26La place exacte du CES dans la transformation entre la IVe et la Ve République n'est pas simple à déterminer. D'une part l'institution survit à la crise constitutionnelle et sauvegarde une partie de ses fonctions. Mais sa composition est assez fortement modifiée et d'autre part, le sens du Conseil reste une question ouverte, bien résumée par le juriste Maurice Byé, membre du Conseil aussi bien avant qu'après 1958 : « Le CES : conseil représentatif ou technique34 ? » Le Conseil reste une position d'attente pour certains politiques (Albin Chalandon, Léo Hamon et Jean-Marcel Jeanneney sont nommés en septembre 1964). Il faudrait sur cette question faire une analyse plus précise des nominations, des présences, de la participation effective et prendre en compte le rôle spécifique des membres des sections.
27Le CES installé en 1959 est dans un équilibre instable les critiques se multipliant35. Dès 1963, le président de la République envisage de la réformer en profondeur36. Le général de Gaulle confie en ce sens une mission à Louis Vallon mais le travail de la commission que ce dernier dirige témoigne surtout des blocages systémiques (les oppositions syndicales sont particulièrement vives ; mais l'accord se fait par contre assez facilement sur la limitation des « PQ »). Cette préoccupation rencontre pourtant à la même époque le souci issu d'un raisonnement très différent de Pierre Mendès France de donner une nouvelle place aux forces sociales et économiques dans une « République moderne37 ». Plus largement pour la génération d'hommes entrée en politique dans les années trente, la question de la forme d'une troisième assemblée représentant les acteurs sociaux et économiques reste posée. L'échec du projet de référendum d'avril 1969 (qui ne s'explique sans doute qu'assez peu par la question de la réforme du CES et du Sénat) fige en fait l'institution dans un équilibre constitutionnel que ne remettent pas véritablement en cause les réformes limitées introduites par le président François Mitterrand, avec le vote de la loi organique du 27 juin 1984.
Notes de bas de page
1 Pierre Viansson-Ponté, Histoire de la République gaullienne, mai 1958-avril 1969, rééd., Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1984 (1971), p. 136.
2 Alain Chatriot, « Les apories de la représentation de la société civile. Débats et expériences autour des compositions successives des assemblées consultatives en France au xxe siècle », Revue française de droit constitutionnel, 71, 2007, p. 535-555.
3 Alain Chatriot, La démocratie sociale à la française. L'expérience du Conseil national économique 1924-1940, Paris, La Découverte, 2002.
4 Jack Ernest Shalom Hayward, Private Interests and Public Policy, the Experience of the French Economic and Social Council, Londres, Longmans, 1966.
5 Dans l'ordre de présentation, il s'agit respectivement de 45 sièges pour les organismes de travailleurs, 20 pour les entreprises industrielles, 10 pour les entreprises commerciales, 10 pour les artisans, 35 pour les agriculteurs, 9 pour les coopératives, 15 pour les territoires d'outre-mer, 10 pour « des représentants qualifiés de la pensée française », 8 pour les associations familiales et 2 pour les associations de sinistrés (pour la période de reconstruction seulement).
6 Loi 51-355 du 20 mars 1951, Journal officiel, Lois et décrets, 24 mars 1951.
7 Le décret portant règlement d'administration publique précise en particulier l'origine des 45 sièges de la catégorie assez large qui va des ouvriers aux cadres : 13 sièges sont pour la CGT, 13 pour la CGT-FO, 13 pour la CFTC, 4 pour les cadres, 1 pour les travailleurs intellectuels et 1 pour la Confédération du travail indépendante.
8 Françoise Decaumont (dir.), Le discours de Bayeux. Hier et aujourd'hui, Aix-en-Provence, Paris, Presses universitaires d'Aix-Marseille, Economica, Institut Charles de Gaulle, Association française des constitutionnalistes, 1991.
9 Comité national chargé de la publication des travaux préparatoires des institutions de la Ve République, Documents pour servir à l'histoire de l'élaboration de la constitution du 4 octobre 1958, vol. I, Des origines de la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 à l'avant-projet du 29 juillet 1958, Paris, La Documentation française, 1987, p. 235.
10 Ibid., p. 243.
11 Ibid., p. 246-8.
12 Ibid., p. 542-544.
13 Ibid., p. 551-556.
14 J. E. S. Hayward, Private Interests..., op. cit., p. 18-19.
15 Entretiens avec l'auteur à son domicile les 22 mars et 9 mai 2006.
16 Cf. François Gaillard, Le Conseil économique et social, thèse pour le doctorat de droit, université de Paris XIII, 1975, p. 15-18.
17 Comité national chargé de la publication des travaux préparatoires des institutions de la Ve République, Documents pour servir à l'histoire de l'élaboration de la constitution du 4 octobre 1958, vol. II, Le Comité consultatif constitutionnel de l'avant-projet du 29 juillet 1958 au projet du 21 août 1958, Paris, La Documentation française, 1988, p. 459-473.
18 Ibid., p. 462.
19 Ibid., p. 464.
20 Ibid., p. 466.
21 Ibid., p. 471.
22 Ibid., p. 472.
23 Comité national chargé de la publication des travaux préparatoires des institutions de la Ve République, Documents pour servir à l'histoire de l'élaboration de la constitution du 4 octobre 1958, vol. III, Du Conseil d'État au référendum 20 août-28 septembre 1958, Paris, La Documentation française, 1991, p. 155.
24 Journal officiel de la République française, lois et décrets, 30 décembre 1958, p. 12033-12035.
25 L'ordonnance n° 62-918 du 8 août 1962 modifie l'article 8 en supprimant la représentation des activités économiques et sociales algériennes et sahariennes et l'alinéa 8 de l'article 7 en portant la représentation de « l'Outre-mer » à 25 (Journal officiel de la République française, lois et décrets, 9 août 1962, p. 7917).
26 Georges Vedel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Cours de licence 1re année 1959-1960.
27 Georges et Anne Merloz, « Le Conseil économique et social en France sous la Ve République », Droit social, novembre 1976, p. 413-452, p. 427.
28 Journal officiel de la République française, lois et décrets, 7 juin 1959, p. 5714-5715.
29 Franck Tison, « Un homme d'influence : Émile Roche (1893-1990) », Revue du Nord, LXXVI, 305, avril-juin 1994, p. 347-357.
30 Le Monde, 7 et 8 juin 1959, p. 1 et 6 pour la liste des nouveaux conseillers.
31 Jacques Duclos, Gaullisme, technocratie, corporatisme, Paris, éditions sociales, 1963, p. 137.
32 G. et A. Merloz, « art. cit. », p. 426.
33 J. E. S. Hayward, Private Interests..., op. cit., p. 28.
34 Maurice Byé, « Le Conseil économique et social », Revue économique, 6, novembre 1962, p. 897-919, p. 899.
35 Ainsi on compare, assez désobligeamment, le « palais d'Iéna au trop fameux pâté d'alouette... », Gilbert Mathieu, « La composition du futur Conseil importera autant que ses pouvoirs », Le Monde, 26 avril 1963.
36 Alain Chatriot, « L'impossible réforme du Conseil économique et social (1962-1974) », dans Alain Beltran et Gilles Le Beguec (dir.), Action et pensée sociales chez Georges Pompidou, Paris, PUF, Association Georges Pompidou, 2004, p. 225-239.
37 Pierre Mendès France, La République moderne. Propositions, Paris, Gallimard, 1962.
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Les partis et la République
Ce livre est cité par
- Bernard, Mathias. (2008) Histoire politique de la Ve République. DOI: 10.3917/arco.berna.2008.01.0321
- Audigier, François. (2018) Les Prétoriens du Général. DOI: 10.4000/books.pur.168098
Les partis et la République
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