Les catholiques et l'impératif politique. Cléricalisme et déconfessionnalisme chez militants et intellectuels catholiques français (1955-1972)
p. 263-273
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Texte intégral
1En 1926, le pape Pie XI condamne l'Action française, le mouvement de Charles Maurras, et invite les catholiques à se détourner de la politique pour donner la « Primauté au spirituel ». Ce n'était pas la première fois que la papauté cherchait à éloigner ses fidèles de l'arène politique, à deux autres reprises elle y avait invité : en 1885, quand Léon XIII avait dissuadé Albert de Mun de fonder son parti politique et en 1910, quand Pie X avait brisé le mouvement démocratique du Sillon de Marc Sangnier1. Dans les trois cas, le militantisme confessionnel était invité à se reporter sur le social, privé qu'il était de possibilité politique, allant même jusqu'à « naturellement entraîner une dépréciation du politique2 » pendant des décennies. Les années quarante marquent un profond changement : l'absence de discernement de la hiérarchie catholique pendant la période vichyste, l'expérience de la résistance ou de la captivité conduisent nombre de prêtres et de laïcs à vouloir réintégrer totalement l'agora et plus particulièrement la scène politique. C'est le temps de nouvelles configurations militantes de type communautaire ou politique avec la création des équipes d'Économie et Humanisme, des groupes Témoignage chrétien3 ou encore du MRP ! Ces « militants efficaces4 » vont multiplier les prises de responsabilités dans tous les domaines en investissant les partis politiques, les syndicats et les associations. Ils allaient mettre en œuvre de nouvelles articulations entre le religieux et le politique, tentant de dépasser ce qui avait fourni le cadre de l'action catholique dans la société depuis plusieurs décennies.
Le milieu des années cinquante : une difficulté à articuler religion et politique ?
2Si la réintégration des catholiques dans la vie politique française est réelle depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et parachève ainsi le processus de réconciliation des catholiques avec la société, ces nouvelles attitudes ne sont pas partagées par tous comme le souligne l'affaire du Centre catholique des intellectuels français en 19555.
3En cette année, a lieu, à Paris, un colloque organisé par le foyer de réflexion consacré aux rapports entretenus par l'Église catholique avec les différentes civilisations. Alors que les propos des orateurs sont somme toute assez modérés — il y est question du mythe d'une chrétienté médiévale, des limites d'une civilisation chrétienne ou encore de la valeur de la laïcité, les réactions du magistère romain comme celles d'une partie de l'intelligentsia catholique sont très vives.
4En France, beaucoup jugent les animateurs du colloque inconséquents et dans le choix de leurs invités et dans la problématisation des sujets, certains allant jusqu'à parler de « décomposition de l'intelligence6 » à propos de cette rencontre. Quant à Rome, elle voit d'un très mauvais œil que des intellectuels catholiques, qu'ils soient d'ailleurs prêtres ou laïcs, admettent la mort sans état d'âme de la société chrétienne. Rome n'admet guère non plus que les catholiques français soient aussi divisés sur des questions d'ordre politique car à la différence d'autres pays comme la Belgique ou l'Italie, il n'existe pas en France de parti catholique. Le MRP tout en étant de famille démocrate-chrétienne refuse toute étiquette confessionnelle ; il ne reçoit d'ailleurs pas tous les bataillons d'électeurs catholiques qui lui préfèrent en majorité le gaullisme et dans certains cas le mendésisme. Or, cet éclatement des forces catholiques est contraire à l'esprit romain qui est encore très préoccupé de défendre ses statuts, voire ses privilèges. La hiérarchie catholique va donc intervenir et condamner certains orateurs comme l'historien René Rémond qui avait dénoncé les excès du cléricalisme7. L'ancien président de la JEC reviendra d'ailleurs quelques années plus tard sur l'épisode en précisant : « Bien que je ne fisse que dresser un constat qui prenait appui sur l'histoire et qui se gardait de porter condamnation du passé, la simple affirmation de la propension du cléricalisme fut mal reçue de certains qui jugèrent le propos attentatoire8. » L'abbé Émile Berrar, l'assistant ecclésiastique du centre qui a organisé le colloque, est convoqué devant le Saint-Office. Rome va également sanctionner le journal La Croix pour ne pas avoir suffisamment corrigé les propos des orateurs du colloque sur des choses qui « ne devraient pas se dire, même devant un auditoire spécialisé9 ».
5Quelques semaines plus tard, le 23 décembre 1955, en pleine campagne électorale, le journal Le Monde publie un manifeste signé par Paul-Henry Chombart de Lauwe, Jean Delumeau, Luc Estang, Henri-Irénée Marrou, François Mauriac, Marcel Pacaut, René Rémond, Georges Suffert et Joseph Vialatoux10. Le texte invitait à une lecture non confessionnelle des événements et précisait « il faut que les catholiques sachent qu'ils peuvent voter à gauche ». Ces universitaires et journalistes signifiaient non seulement leur volonté de rompre avec le monde établi, l'ordre et le capitalisme mais surtout ils voulaient dégager la République de toute opération cléricale. En 1955, il ne s'agissait pas de se crisper sur la question scolaire mais, bien au contraire, d'exprimer un vote sur les enjeux républicains du moment : la question des nationalismes et la place de la France dans ses colonies. Les réactions ne se font pas attendre : L'Osservatore romano (la voix officieuse du Vatican) rappelle qu'en « aucun cas les catholiques ne peuvent accorder leur voix à un ennemi déclaré de leur foi et dont l'action tend directement ou non à détruire l'Église et même la religion11 ». Quant à l'abbé Vancourt, de l'Institut catholique de Lille, il s'empresse de dénoncer ceux qui autour de François Mauriac veulent supprimer la présence de l'Église dans la société12.
6Les exemples de conflits autour de l'engagement politique en ces années cinquante pourraient être multipliés. Ils montrent que cette décennie est profondément marquée par des divergences, des affrontements entre catholiques mais dans un pluralisme revendiqué. Revendiqué certes, mais seulement par la frange la plus libérale des catholiques français, car la hiérarchie catholique comme les tenants d'un catholicisme plus identitaire craignent ce retour en grâce du politique et l'abandon de la fameuse « primauté du spirituel ».
7Qu'en est-il dix ans plus tard, lorsque Rome se lance dans son aggiornamento ?
Les années soixante : le temps du pluralisme reconnu ?
8L'ouverture du concile Vatican II met en œuvre une nouvelle ère dans le rapport au politique. C'est d'abord l'encyclique Pacem in terris, publiée en mars 1963, par le pape Jean XXIII qui en pose le premier jalon en établissant, de manière nouvelle, le rapport de l'Église au monde abandonnant l'idéal de chrétienté qui avait jusqu'alors prévalu et invitant les catholiques à agir au sein de la société dans un esprit de réconciliation13. Quatre ans plus tard, Paul VI reprend les mêmes lignes de l'autonomie de l'État vis-à-vis de l'Église dans son encyclique Populorum progressio. Pour certains catholiques, c'est la satisfaction de voir enfin reconnu le travail de pluralisme engagé, revendiqué même, depuis plus de dix ans. Ce nouvel esprit trouve d'ailleurs son parachèvement lorsque le magistère romain donne son accord pour des coopérations pratiques avec le communisme.
9L'atmosphère de coexistence pacifique qui diminue les tensions entre l'Est et l'Ouest contribue de fait à rendre possible un dialogue des catholiques avec les marxistes, échange resté en suspens depuis juillet 1949 lorsque Pie XII avait fait publier un décret d'excommunication pour toute action et collaboration avec les communistes. Ce dialogue a lieu à partir de l'année 1964 grâce à des rencontres entre catholiques et communistes à la Semaine de la pensée marxiste et à la Semaine des intellectuels catholiques. Temps de bienveillance respective où marxisme et catholicisme rénovés tentent un dialogue, certains allant comme le père Girardi élaborer les premiers éléments d'une « théologie de la convergence ». Ce dialogue ne conduit pas à une reconnaissance de l'idéologie marxiste par le magistère romain mais les échanges officiels sont désormais acceptés et les rencontres vont se multiplier en ce milieu des années soixante, telle la première rencontre internationale entre marxistes et chrétiens qui a lieu, du 28 avril au 2 mai 1965, à Salzbourg en Autriche14.
10Le temps du pluralisme en politique est donc désormais admis. Néanmoins, Rome reste très sourcilleuse sur certaines expériences en terrain politique que tentent de mettre en place intellectuels et militants comme le montre la crise qui se noue durant l'année 1965 entre l'archevêque de Paris et l'équipe nationale de la Jeunesse universitaire catholique. Mgr Veuillot exige des membres de la JEC qu'ils s'abstiennent de tout engagement à caractère politique ou syndical et devant leur refus d'obtempérer procède à une démission forcée des responsables15. La peur du politique reste donc bien encore présente en ces années.
11Qu'advient-il lorsque les catholiques sacralisent la politique au moment de mai 1968 ?
La fin des années soixante : la consécration de l'impératif politique ?
12Comme pour l'ensemble de la population française, mai 1968 constitue un moment de radicalisation politique. Toutes les générations et tous les secteurs sont touchés par ce processus. La communauté des scientifiques est tout particulièrement sensible à cette surpolitisation.
13Certes, depuis bien longtemps, l'effet Oppenheimer avait conduit cette communauté de chercheurs à prendre position dans la cité. Les scientifiques catholiques français avaient été ainsi parmi les premiers à dénoncer les bombardements de Sakhiet-Sidi-Youssef par des avions français, le 8 février 1958. Sept ans plus tard, ils avaient été au premier rang pour condamner la guerre du Vietnam. Mais à la fin des années soixante, c'est avec une toute nouvelle radicalité que désormais ces scientifiques prennent position avec le sentiment que tout passe désormais par le politique16. Leurs interrogations intellectuelles qui jusqu'alors se présentaient sous l'angle théologique (trouver une voie entre concordisme et fidéisme) disparaissent pour laisser place à des questions d'ordre purement politiques. Le témoignage d'un chercheur en physique subnucléaire est d'ailleurs exemplaire sur l'évolution des comportements des plus jeunes : « Ex-responsable d'Action catholique (JEC, puis ACGE) présentement militant politique, j'estime que "mai" est une coupure radicale, que rien désormais [...] ne peut être semblable à ce qu'il était avant17. »
14Plus éclairant encore est le cas des militants des Semaines sociales. Ce foyer catholique avait été créé au début du xxe siècle pour diffuser les principes de la doctrine sociale de l'Église dans un esprit d'ouverture et de conciliation avec la modernité ; il s'agissait en quelque sorte de contourner le politique par le social comme le préconisait la hiérarchie. Or cette université populaire va totalement éclater dans les années soixante sous les coups de la déconfessionnalisation et de la radicalisation politique.
15Durant la session annuelle des Semaines sociales qui a lieu à Rennes en 1971, des militants viennent revendiquer une autre manière de penser leur action dans la société en dénonçant les médiations et médiateurs traditionnels : « Des intellectuels sont réunis dans la salle. Ils discutent de nos problèmes et de notre situation. Ils sont accueillis par les autorités et ils appartiennent pour la plupart à la classe dirigeante. Mais quant à nous : ouvriers, paysans, petits commerçants, habitants des ZUP et des grands ensembles, militants familiaux, jeunes et étudiants, chrétiens en recherche... c'est-à-dire ceux qui vivent la situation de conflit, nous n'acceptons pas que l'on discute, aussi allègrement et à notre nez, de nos problèmes18. » En quelques mots était exprimé le décalage que ressentaient, depuis des années déjà, les militants entre les expressions traditionnelles du catholicisme social et le terrain des réalités sociales. Les catholiques ne pouvaient se suffire d'un pluralisme politique et de dialogue concerté ; il fallait se faire happer par « l'impératif de la transformation politique19 ». Mai 1968 constitue donc à cet égard un élément important dans cette redéfinition de l'agir chrétien en politique car ce moment révolutionnaire a pour effet de radicaliser les interrogations des catholiques, les événements de mai contribuant à fortifier l'idée d'un nécessaire aggiornamento tout en introduisant de nouveaux paramètres.
16Les exigences de l'adaptation des réformes conciliaires vont en effet se nourrir de la culture soixante-huitarde car certaines revendications de mai 1968 font en quelque sorte écho au projet conciliaire. Gaudium et spes ne propose-t-il pas de fonder une nouvelle anthropologie chrétienne en invitant les catholiques à vivre l'Évangile de manière la plus authentique tout en accordant la primauté aux plus démunis ? La grande nouveauté introduite par le mouvement de mai est donc bien cette invasion du politique marquée par une articulation entre salut chrétien et engagement pour la justice20. Encouragés par Populorum progressio21 qui avait renouvelé le traitement de la question sociale (jusqu'à admettre l'insurrection dans les cas de tyrannie22), beaucoup basculent dans le combat politique, imprégnés de cette nouvelle culture de mai. Nombreux partagent alors le sentiment que l'engagement politique ne peut que l'emporter sur tous les autres engagements. Beaucoup prennent le « risque du politique » pour critiquer l'acculturation de l'Église avec des régimes politiques conservateurs et dans certains cas, cet impératif « prend l'allure d'un transfert d'une ferveur religieuse dans une conviction sociale23 ». Toute une génération se trouve happée par le politique, sacralisant le politique, « allant parfois chez certains jusqu'à dire que c'était l'engagement politique qui vérifiait l'authenticité de la foi24 ». De fait, une grande partie de la génération susceptible d'aller grossir les rangs des foyers intellectuels ou des espaces de militance chrétiens trouve son Salut [sic] dans la refondation du Parti socialiste autour de François Mitterrand en 197125, tandis que d'autres prennent les chemins de l'extrême gauche pour renouveler en profondeur la société occidentale.
17Néanmoins, mai 1968 constitue pour les catholiques en réalité plus un révélateur que la source de toute cette évolution car c'est dès le début des années soixante que s'identifient les nouvelles articulations du religieux au politique, principalement chez les militants.
Premier élément d'explication : la question du sous-développement
18C'est en réalité à partir de la question du sous-développement que le magistère romain a véritablement mis en place une nouvelle articulation du croire et du faire comme le montre l'évolution des principaux textes pontificaux sur la question du développement. L'encyclique Mater et magistra accepte la socialisation ; Gaudium et spes — qui rend compte de la condition de l'Église dans les sociétés humaines — s'interdit de le penser à travers les seuls principes de la doctrine sociale de l'Église26 ; Populorum progressio fait la jonction entre la question économique et les relations internationales27. Autonomie et pluralisme trouvent alors définitivement toute leur légitimité. Mais plus encore, la politique devient le lieu de l'engagement pour accomplir la justice pour tous. Désormais la nécessité de justice sociale conduit à l'acceptation de voies et de pratiques politiques différentes parmi lesquelles la voie socialiste se trouve reconnue. Quelques années plus tard, cette nouvelle attitude trouve son parachèvement lorsque le pape Paul VI reconnaît officiellement le pluralisme politique dans sa fameuse lettre au cardinal Roy. Dans ce texte qui célébrait les quatre-vingts ans de l'encyclique Rerum novarum, on ne trouvait pas de projet de société catholique susceptible de donner naissance à un parti politique mais une invitation pressante à ce que les chrétiens s'engagent comme ils l'entendent dans l'action politique28.
Second élément d'explication : la transformation de la société française
19Le visage social de la France au début de la décennie soixante est fortement renouvelé par la seconde révolution industrielle qui, parvenue à maturité, impose le modèle de la grande entreprise et de l'autonomisation des tâches. Les catholiques ne sont pas absents de cette mutation comme le montrent les travaux consacrés aux militants de la JAC qui travaillent à la modernisation des structures29, maîtrisent les méthodes, trouvant toute leur place dans le nouvel espace social30. Ces jeunes agriculteurs catholiques ne sont pas seuls et les médias remarqueront au tout début des années soixante ce renouvellement des élites sociales françaises issues du catholicisme. Or ces militants, formés principalement par les mouvements de jeunesse catholique spécialisée, manifestent la présence d'une génération catholique qui, depuis l'après-guerre, n'a cessé de vouloir se différencier du courant incarné par le catholicisme social jugé trop dédaigneux du terrain politique. Ces militants font leur la formule d'Emmanuel Mounier « il faut peser hic et nunc sur la réalité qui nous est donnée, et non pas [...] se réfugier dans l'absolu en laissant l'histoire couler sans nous31 ».
20Chez les plus âgés, c'est le même retour en grâce de la politique. La CFTC va ainsi prendre progressivement un contour de plus en plus politique. La première étape de cette transformation se situe au moment de la question algérienne lorsque la centrale syndicale chrétienne choisit un engagement politique au nom des libertés à défendre32 ; la seconde étape se met en place lorsque — au nom d'une société au service de l'homme — elle se décide à travailler à la reconstruction d'un modèle démocratique bousculant ainsi les « traditionnelles préventions des syndicalistes chrétiens à l'égard de l'engagement politique33 ».
21Aînés comme plus jeunes se situent toujours sur le terrain social mais, désormais, ils sont plus soucieux de créer une gauche démocratique, reposant sur une planification de l'économie, que volontaires pour élargir la base sociologique des foyers de réflexion qui ne prennent pas le risque du politique. Quand le catholicisme social, vivier des forces vives du catholicisme français, établissait une distance à l'égard d'une intervention politique dans les débats — la fameuse « primauté du spirituel » — par crainte « d'une perspective catholique d'ordre politique34 », les nouvelles élites catholiques sociales choisissent au contraire d'affirmer leur engagement politique comme une responsabilité spirituelle.
Troisième élément d'explication : les dysfonctionnements de la société industrielle
22Nombreux sont ceux qui dès le début des années soixante ont noté les limites du modèle occidental de développement35. Ce constat conduit certains à s'intéresser à d'autres voies et pratiques économiques. Si le modèle soviétique est délaissé (le régime a non seulement montré ses limites économiques mais surtout dévoilé sa véritable nature totalitaire lors de la répression de la Hongrie en 1956), des expériences surgies des continents latino-américain et asiatique retiennent l'attention. La publication, en 1962, d'un numéro de la revue Mensaje des jésuites de Santiago-du-Chili illustre parfaitement ce tournant car cette publication, qui jusqu'alors se présentait comme le porte-parole de la doctrine sociale, choisit délibérément au début des années soixante de s'en éloigner36.
23Au même moment, la relecture de l'œuvre du personnaliste Emmanuel Mounier (mort en 1950) nourrit le sentiment d'une possible « révolution personnaliste et communautaire ». L'auteur de Feu la chrétienté ayant montré que la justice sociale n'avait rien à voir avec la charité réussissait ainsi à unifier la dimension individuelle à la dimension collective ouvrant ainsi une voie plus révolutionnaire, celle des « structures de solidarité sociale37 ». Ajustée à une pensée marxiste38, la pensée de Mounier prend un second envol en ces années et nourrit profondément le mouvement radicaliste catholique latino-américain. Si la théologie de la libération est théorisée seulement en 1971 par Gustavo Gutiérrez39, les grands principes sont en réalité connus depuis le milieu des années soixante : dénonciation des structures de domination économique et appel à une transformation radicale ouvrant la voie à des lectures variées pouvant aller jusqu'à la subversion40. Une nouvelle voie qui peut se résumer d'ailleurs autour du principe de « l'éthique religieuse de fraternité » selon l'expression de Michael Lowy41. Or cette nécessité révolutionnaire va trouver résonance chez les Européens avec le conflit vietnamien, car de l'autre côté du monde, le combat des petits contre le géant américain constitue un éveilleur politique de premier plan. Il conduit ainsi certains à s'interroger au milieu des années soixante sur le sens et le droit de la révolution pour un chrétien et amène d'autres à penser possible l'importation du modèle révolutionnaire en Europe. C'est donc tout naturellement que ceux qui se sont intéressés à l'expérience latino-américaine, ceux qui ont dénoncé l'impérialisme américain et critiqué le système libéral se jettent dans la politique42.
24Les années soixante-dix vont donc être au cœur de la refondation d'une articulation entre démarche religieuse et démarche politique grâce à un contexte international bouleversé par « l'atmosphère d'exigence révolutionnaire43 ».
« Feu la chrétienté44 » ?
25En 1972, la conférence épiscopale de France réunie à Lourdes publiait un texte intitulé « Pour une pratique chrétienne de la politique », c'était la première fois qu'était exprimée en France aussi clairement et fermement par les autorités catholiques l'autonomie politique et le pluralisme politique. Ce texte mettait donc un terme à toute une tradition de dénigrement et de suspicion à l'égard du politique.
26La condamnation de l'Action française en 1926 avait entraîné « un contournement du politique par le spirituel ». Dans ce contexte, le mouvement social occupait « une fonction de médiation essentielle45 » qui conduisait à subordonner le politique à la morale. Les années cinquante et soixante constituent au contraire le retour du politique dans l'action chrétienne et son autonomie, le prophétisme de 1968 conduisant à une radicalisation du processus. La décennie soixante-dix va alors constituer une époque de redéfinition du politique par l'extension de ses frontières aux problèmes de société, voire à des problèmes identifiés jusque-là comme personnels46. Cette exploration de nouvelles frontières joue alors un rôle essentiel dans la redéfinition des « agirs » chrétiens : c'est un véritable déplacement qui s'effectue puisqu'il ne s'agit plus du couple Église-État mais de foi et politique, c'est-à-dire de « l'articulation de deux réalités intérieures de l'être humain47 ». L'intrusion du politique et l'acceptation du pluralisme conduit à un retournement : celui de faire de l'engagement politique « l'essence » même de la vie chrétienne. La politique était réhabilitée comme le devoir du croyant !
Notes de bas de page
1 Étienne Fouilloux, « Conclusion », dans Les catholiques dans la République (1905-2005), sous la direction d'Étienne Fouilloux, Denis Pelletier et Bruno Duriez, Paris, éditions de l'Atelier, 2005, p. 316.
2 Idem.
3 Denis Pelletier, « Le catholicisme social en France (19-20e siècles) », dans Benoît Pellistrandi, L'histoire religieuse en France et en Espagne, Madrid, Casa de Vélasquez, 2004, p. 376.
4 Yvon Tranvouez, « Le militant d'action catholique », dans Les catholiques dans la République, op. cit., p. 233.
5 Sur l'histoire du Centre catholique des intellectuels français, voir Claire Toupin-Guyot, Les intellectuels catholiques dans la société française, Rennes, PUR, 2002, 369 p.
6 Louis Salleron dans un article de Carrefour, 24 novembre 1955. Même type d'analyse dans le journal Tala Sorbonne des étudiants du Centre Richelieu, décembre 1955.
7 « Cette illusion de croire résoudre toutes les difficultés à coups de recettes morales, qui met la bonne volonté au-dessus de la compétence, ce frère du confessionnalisme qui conduira les catholiques à voter pour un bon catholique, fût-il inapte, plutôt que pour un candidat qui a peut-être l'étoffe d'un homme d'État, mais qui a le malheur de ne point être catholique, c'est encore du cléricalisme », dans L'Église et les civilisations, Semaine des intellectuels catholiques, Paris, éditions Horay, 1955, p. 64.
8 Témoignage dans Le catholicisme français et la société politique, Paris, éditions de l'Atelier, coll. « Églises/Sociétés », 1995, p. 145.
9 Notes prises par le responsable assomptionniste, archives des Augustins de l'Assomption, cote TR 61, Rome.
10 Ce manifeste était signé par Georges Alesi, Robert Barrat, Jean Baboulène, Jean Bayet, Michel Carrouges, Paul-Henry Chombart de Lauwe, Jean Delumeau, Jean Devisse, Luc Estang, Jean-Marius Gatheron, Paul Germain, Jean Lacroix, Henri-Irénée Marrou, François Mauriac, Marcel Pacaut, Guy Raynaud de Lage, Marcel Reinhard, René Rémond, Robert Ricatte, Pierre-Henri Simon, Georges Suffert, François Tricaud, Joseph Vialatoux et Jacques Viard.
11 Article reproduit dans Bloc-notes de François Mauriac, Paris, Seuil, p. 201.
12 La Croix du Nord, article reproduit dans La France catholique du 13 janvier 1956.
13 Voir Jean-Marie Aubert, « Politique », dans Catholicisme, hier aujourd'hui, demain, sous la direction de Georges Jacquemet, Paris, Letouzey et Ané, 1985.
14 Voir Concilium, 16, 1966, p. 139-156.
15 Robi Morder, « Crises des jeunesses, mutation de la jeunesse », dans Matériaux pour l'histoire de notre temps, 74, avril-juin 2004, p. 63-64 ; et également Étienne Fouilloux, « Des chrétiens dans le mouvement du printemps 1968 ? », dans René Mouriaux et Annick Percheron, 1968. Exploration du Mai français, tome 2, Les acteurs, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », p. 266-267.
16 Réunion de l'Union catholique des scientifiques français, compte rendu non daté mais certainement du début des années soixante-dix, carton 4, archives de l'Union catholique, IMEC.
17 27 avril 1969, lettre adressée aux membres du Centre catholique des intellectuels français, archives du CCIF, IMEC.
18 « Ligne générale des travaux », dans Contradictions et conflits : naissance d'une société ?, livret des Semaines Sociales de 1971, archives Semaines Sociales, IMEC, p. 1.
19 Expression de Christian Baboin-Jambert, dans « Bloc notes en théologie du politique », dans Le Supplément, décembre 1997, p. 1475.
20 C'est d'ailleurs le thème du synode des évêques de 1971 consacré à « Justice dans le monde ».
21 Le texte date du 26 mars 1967 et s'inscrit dans la stricte continuité de Gaudium et spes.
22 Histoire du christianisme, dir. Jean-Marie Mayeur et André Vauchez, tome 13, Crises et Renouveau (de 1958 à nos jours), Paris, Desclée-Fayard, 2000, p. 322.
23 Henri Desroche, Socialismes et sociologie religieuse, Paris, Cujas, 1965, p. 12-13.
24 René Rémond, « Les évolutions culturelles », dans France-Allemagne, sous la direction de Denis Maugenest et Werner Merle, actes du colloque franco-allemand, Paris, Beauchesne, coll. « Religion, société et politique », 1988, p. 35. Pour tout ce qui concerne les chrétiens et la gauche voir « À gauche ces chrétiens... groupuscules isolés ou mouvement d'avant-garde ? », Autrement, février 1977, 8, 224 p.
25 Hugues Portelli, « Les relations avec les partis politiques », dans France-Allemagne, op. cit., p. 102.
26 Giuseppe Alberigo, Le Concile Vatican II, tome 4, L'Église en tant que communion, Paris, Le Cerf, 2003, p. 762.
27 René Rémond, Le catholicisme français et la société politique, op. cit., p. 77-78.
28 Jacques Racine, « La lettre de Paul VI au cardinal Roy », Paul VI et Maurice Roy : un itinéraire pour la justice et la paix, journées d'études, Québec, avril 2004, Brescia, 2005, p. 152.
29 Bernard Bruneteau, « Le référentiel catholique au service de la modernisation : l'exemple de la paysannerie technicienne française de l'après-guerre aux années soixante », dans Le mouvement catholique français à l'épreuve de la pluralité. Enquête autour d'une militance éclatée, Rennes, PUR, 2002, p. 49-63.
30 Paul Houée, « Les étapes du projet jaciste dans le développement rural », dans JAC et modernisation de l'agriculture de l'Ouest, Rennes, INRA, 1980.
31 Emmanuel Mounier à Étienne Borne, lettre du 22 février 1941, Œuvres, tome IV, Paris, Seuil, 1963, p. 695.
32 Dans une double action : sauvegarder les libertés républicaines et hâter la fin du conflit algérien, voir Frank Georgi, Eugène Descamps, chrétien et syndicaliste, Paris, éditions de l'Atelier, 1997, p. 210 et suiv.
33 Idem, p. 214.
34 Réponse fournie par Mgr Guerry à René Rémond après l'analyse que l'historien avait faite de la crise de l'ACJF dans La Vie intellectuelle.
35 Herbert Marcuse est l'un des penseurs qui en a le mieux théorisé ces aspects à travers sa réflexion sur la violence de l'État et sur la violence de la civilisation industrielle.
36 Les articles des pères de Vasconcelos Paiva, Sily, Gutierrez, Vekemans et Segundo représentent la nouvelle orientation de la revue. Cette nouvelle approche des faits économiques mécontente le magistère.
37 Le commentaire du père Chenu sur cet aspect de la pensée de Mounier est éclairant : Un théologien en liberté, Jacques Duquesne interroge le père Chenu, Paris, Le Centurion, coll. « Les interviews », 1975, p. 109-110.
38 C'est en effet Alfonso Carlos Comin (un ferme partisan du dialogue entre chrétiens et marxistes) qui est le principal traducteur des œuvres d'Emmanuel Mounier. Son interprétation se fait alors plutôt dans une optique marxiste.
39 Un an plus tard, la conférence de Medellin officialise le mouvement théologique de libération, voir sur ce point Olivier Compagnon, « L'Amérique latine », dans Histoire du christianisme, tome 13, Crises et Renouveau (de 1958 à nos jours), op. cit., p. 538.
40 Dans des milieux catholiques difficilement taxables de gauchisme : le centre Lebret et sa revue Foi et développement en constitue ainsi un bon exemple de diffusion. Premier bilan théologique et bibliographique dans « Heurts et malheurs des théologies de la libération », dans Foi et Développement, n° 13, décembre 1973, cité par Denis Pelletier, « 1985-1987 : une crise d'identité du tiers-mondisme catholique ? », dans Le Mouvement social, n° 177, décembre 1996, p. 103.
41 « Le christianisme de la libération », dans Religion et politique, une liaison dangereuse, sous la direction de Thomas Ferenczi, 2003, Bruxelles, éditions Complexe, p. 218.
42 Voir Sabine Rousseau, La colombe et le napalm, des chrétiens français contre les guerres d'Indochine et du Vietnam, 1945-1975, Paris, CNRS-éditions, 2002, 370 p.
43 Jean-Yves Calvez, « Interventions des "grands témoins" », dans D'un siècle à l'autre, Semaines Sociales, Bayard, 1999, p. 328.
44 Titre d'un ouvrage d'Emmanuel Mounier, Feu la chrétienté, Paris, Seuil, coll. « Esprit », 1950.
45 Denis Pelletier, « Le "silence" des intellectuels catholiques français », dans Revue d'histoire ecclésiastique, « 2000 ans d'histoire de l'Église. Centenaire », juillet-septembre 2000, p. 294 et son article « Engagement intellectuel et médiation du social », dans Mil neuf cent, 13, 1995, p. 25-45.
46 Hélène Hatzfeld, « Les années 1970 entre politique et histoire : la construction d'une période de transition », journées AFSP, 4-6 mars 2004.
47 Jean-Yves Calvez, La politique et Dieu, Paris, Le Cerf, 1985, p. 23.
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Les partis et la République
Ce livre est cité par
- Bernard, Mathias. (2008) Histoire politique de la Ve République. DOI: 10.3917/arco.berna.2008.01.0321
- Audigier, François. (2018) Les Prétoriens du Général. DOI: 10.4000/books.pur.168098
Les partis et la République
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