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La FNSEA face à la recomposition politique et partisane (1956-1967)

p. 239-249

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Texte intégral

1Groupe de pression solidement installé dans le système politique et partisan de la IVe République, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) est fort logiquement confrontée à de nombreuses difficultés à l'occasion du changement de régime en 1958. Outre qu'il lui faut prendre en compte les transformations de l'appareil institutionnel et des pratiques de pouvoir, elle doit également s'adapter à la recomposition du système partisan consécutive à l'avènement de la Ve République. Cette adaptation, non dénuée de fortes tensions, favorise alors l'apparition de nouvelles équipes dirigeantes et la définition d'un consensus avec le pouvoir qui participent, de manière notable, à la stabilisation du nouveau système politique.

La FNSEA, un groupe de pression au cœur de la IVe République

2La position éminente qu'occupe la FNSEA sous la IVe République résulte d'une stratégie consciente menée depuis le début des années cinquante par la vieille garde du syndicalisme agricole issue de la Corporation paysanne. En effet, une fois achevée sa reconquête des structures syndicales, celle-ci a engagé la FNSEA, dès 1951, dans une campagne d'Action civique dont l'objectif était de « faire entrer l'esprit agricole au Parlement » selon la formule employée par son principal instigateur, René Blondelle1. Illustrée par l'entrée d'un certain nombre de responsables syndicaux dans les Assemblées, la réussite de cette stratégie s'est surtout concrétisée par l'élection de députés et sénateurs s'étant formellement engagés à défendre les intérêts du monde agricole en échange d'un soutien syndical plus ou moins prononcé.

3La constitution en 1952 d'une Amicale parlementaire agricole (APA) afin de renforcer l'influence de ces élus traduit ainsi la volonté de la FNSEA de s'installer comme un groupe de pression organisé au sein du Parlement. Réunissant des élus des deux Chambres avec les représentants du monde agricole au Conseil économique, l'APA constitue une courroie de transmission particulièrement efficace entre l'organisation syndicale et les milieux parlementaires. Quoiqu'ouverte à l'ensemble des formations politiques, à l'exclusion des communistes, elle consacre l'importance des liens entre la FNSEA et la mouvance des Indépendants et Paysans, révélant ainsi la sensibilité conservatrice d'une grande partie de son état-major.

4La capacité de la FNSEA à s'imposer comme un groupe de pression influent tient donc, en premier lieu, à l'emprise qu'elle exerce au sein d'un Parlement dont elle reconnaît le rôle essentiel dans la détermination de la politique agricole du pays2. L'efficacité de cette stratégie adaptée au système institutionnel et partisan de la IVe République se lit dans les propos de son président, Joseph Courau, qui, tirant le bilan de dix ans de vie syndicale lors du congrès de 1956, voit dans la période 1953-1956 le moment d'« une véritable promotion du syndicalisme agricole3 ». Un tel constat s'explique par le fait que la politique agricole mise en place par les différents gouvernements a très largement répondu aux attentes de la FNSEA, notamment dans l'action résolue et financièrement conséquente en faveur des prix agricoles4.

5Les élections législatives de 1956 vont cependant atténuer cet enthousiasme et souligner les limites de l'Action civique réaffirmée par le Conseil national de la fédération à la veille des élections du mois de janvier5. C'est peu dire, en effet, que les résultats n'ont pas correspondu aux attentes de la FNSEA. La victoire du Front républicain et l'éviction du bloc Indépendants et Paysans de la majorité parlementaire, qui en est une des conséquences, posent à terme la question de la validité de sa stratégie de lobbying. De plus, l'affirmation du poujadisme et, dans certains départements, de sa variante dorgériste outre qu'elle affaiblit ses relais politiques traditionnels est lourde d'une concurrence potentielle. La déception causée par les résultats des élections législatives s'observe alors dans la radicalisation politique d'un certain nombre de dirigeants de la FNSEA, d'autant plus portés à remettre en cause la médiation parlementaire qu'en tant qu'anciens de la Corporation ils en ont longtemps contesté le principe. Les motivations idéologiques de cette radicalisation se perçoivent clairement dans l'hostilité prononcée à l'égard d'un gouvernement dirigé par un socialiste soupçonné presque par nature de préparer la désagrégation et la ruine du pays6. L'action paysanne prônée par la FNSEA vise alors à renforcer son potentiel politique à travers la mise en scène de ses ressources militantes notamment par de nombreuses manifestations et des blocages de route. Elle cherche également à rappeler au gouvernement qu'elle constitue un interlocuteur indispensable dans toute décision concernant le monde agricole. L'ampleur de la mobilisation paysanne révèle au passage les difficultés récurrentes du monde agricole et l'exaspération de nombreux agriculteurs devant la dégradation de leur pouvoir d'achat. Cette action va s'avérer d'autant plus payante qu'elle profite de la déliquescence rapide du Front républicain et de la fragilité des majorités parlementaires après la chute du gouvernement Mollet en mai 1957. Dans ce contexte, la FNSEA fait la preuve de sa capacité à influer sur les milieux parlementaires. Elle dispose ainsi du soutien de 350 députés pour obtenir la convocation, en septembre 1957, d'une session spéciale du Parlement consacrée aux problèmes agricoles durant laquelle l'intervention de l'APA est omniprésente. La décision du gouvernement Bourgès-Maunoury d'adopter par décret le principe de l'indexation des prix de sept principaux produits agricoles confirme l'importance de son pouvoir d'influence à nouveau considérable. À la fin des débats parlementaires, Joseph Courau peut proclamer légitimement « qu'à ce jour nous n'avons eu qu'à nous louer d'avoir fait confiance aux parlementaires7 ». Jamais, peut-être, l'emprise de la FNSEA sur ces derniers n'a paru aussi éclatante8.

6À la veille de 1958, la FNSEA a fait la démonstration de la place privilégiée qu'elle occupe dans le système politique et partisan français compensant par son influence au Parlement un déclin de ses ressources militantes dont on peut d'ailleurs estimer qu'il en est le corollaire9. Elle peut continuer d'affirmer la place essentielle de la paysannerie dans la régulation de la vie politique française et souligner, conformément à ses conceptions agrariennes, combien les destins de la Patrie et de la paysannerie sont intimement liés. Pour autant, la période 1956-1958 n'en a pas moins également témoigné d'un certain nombre de problèmes dont l'acuité va s'accentuer durant la période suivante.

La FNSEA face à la crise du système partisan et à la refonte institutionnelle

7Les élections de 1956 sont donc venues démontrer aux yeux des dirigeants de la FNSEA les limites de l'Action civique et les contraintes qu'elle fait peser sur leur organisation syndicale. Nullement garante de l'élection d'une majorité conforme à leurs conceptions, elle n'est pas, non plus, sans aliéner l'action syndicale à la médiation parlementaire. L'affaiblissement de la FNSEA observable dans les années cinquante n'est pas seulement imputable au déclin numérique de la paysannerie. Touchant fortement les régions de petite exploitation du Centre et du Midi, il traduit aussi les critiques d'une partie de la paysannerie à l'égard du tropisme conservateur de l'organisation syndicale accusée par ailleurs de favoriser les intérêts des gros céréaliers et betteraviers du Bassin Parisien. Le succès relatif des communistes et des poujadistes dans l'électorat paysan en 1956 a clairement indiqué les dangers d'une telle stratégie syndicale. Les critiques à l'encontre de l'Action civique tiennent également à des considérations plus idéologiques sur le régime politique de la IVe République. L'inefficacité déplorée des élus est ainsi analysée au regard de l'instabilité chronique des gouvernements et, plus largement, de la faiblesse de l'État qui en découle. La crise du système partisan qui s'accentue en 1956 pousse la direction de la FNSEA à s'engager plus qu'auparavant en faveur d'une « réforme de l'État ». Après la vive déception consécutive aux élections de 1956, l'affaiblissement puis la crise du régime en 1958 lui fournissent l'occasion d'exprimer ses aspirations institutionnelles.

8Si les réticences à l'égard du général de Gaulle sont largement perceptibles au sein de l'état-major de la fédération, parmi les représentants de la vieille garde corporatiste dont certains ont encore en tête les temps difficiles de la Libération, son retour au pouvoir n'en est pas moins porteur de l'espérance de redressement du pays à laquelle tous aspirent. Une fois le 13 mai passé, il s'agit alors pour les dirigeants de la FNSEA de replacer leur organisation dans le juste cours de l'histoire afin de légitimer leurs revendications institutionnelles. Le président Courau rappelle ainsi, en de multiples occasions, combien la FNSEA s'était amplement prononcée sur l'urgence d'une réforme des institutions et combien le syndicalisme agricole a souffert de l'instabilité gouvernementale. Face aux perspectives de refonte institutionnelle, la FNSEA entend prendre date. Il s'agit notamment de revendiquer une place importante pour les organisations professionnelles représentatives dans les futures institutions en réclamant qu'elles puissent être associées à l'exercice du pouvoir. C'est à l'évidence un projet néo-corporatiste qui est mis en avant, restreignant les pouvoirs du Parlement sur le plan économique et donnant aux organisations professionnelles des pouvoirs de droit public.

9La FNSEA est d'ailleurs indirectement impliquée dans les discussions constitutionnelles du fait de la présence de son vice-président Fernand Vangraefschepe au sein du Comité consultatif constitutionnel mis en place le 29 juillet. Pour autant, le projet constitutionnel ne satisfait pas les dirigeants de l'organisation syndicale, notamment dans la définition des attributions et de la composition du Conseil économique et social10. Non seulement la constitution de 1958 n'institutionnalise nullement son autorité mais elle compromet également sa capacité à peser sur la détermination de la politique agricole du fait de la modification des règles du jeu politique qu'elle instaure. Aussi, quoi qu'il laisse une totale liberté de jugement aux membres de son organisation sur le référendum constitutionnel, Joseph Courau exprime explicitement son insatisfaction11. La prudence relative dont il fait preuve cependant révèle les divergences existantes au sein de la direction de l'organisation syndicale sur l'attitude à adopter face au général de Gaulle et, plus largement, face à la nouvelle situation politique.

10Malgré tout, lors des élections législatives de 1958, la FNSEA sort de sa réserve pour reprendre l'Action civique qui lui avait jusqu'ici plutôt bien réussi. Elle propose à nouveau aux différents candidats un manifeste réaffirmant la nécessité absolue de l'équilibre entre l'agriculture et l'industrie ainsi que la place essentielle des exploitations familiales dans les structures agricoles du pays. Elle infléchit néanmoins ses positions en les replaçant dans le cadre de la pensée gaulliste. La dimension prétendument apolitique de l'action civique est ainsi fortement affirmée tout comme l'impératif d'une collaboration de l'État avec les professions organisées en dehors du cadre des partis. Cette prise de conscience d'une nécessaire évolution de son attitude face au nouveau pouvoir s'accentue après les résultats des élections législatives de novembre 1958 marquées par un fort recul des notables traditionnels sur lesquels elle s'appuyait précédemment.

La FNSEA face aux mutations du système partisan

11L'inquiétude de la FNSEA à l'égard d'une constitution qui ne répond pas à toutes ses aspirations se transforme en profondes désillusions face à la pratique d'un pouvoir qui en infléchit le sens et à une politique agricole qui s'oppose à ses revendications. La période 1958-1962 est alors marquée par de vifs affrontements.

12La détention par les Indépendants et Paysans du ministère de l'Agriculture ne peut enrayer l'effet désastreux de la suppression, en décembre 1958, de l'indexation des prix agricoles sur l'indice du coût de la vie, ressentie comme un casus belli par les équipes dirigeantes de la fédération. En accusant le budget 1959 de « planifier la déportation volontaire du paysan français12 » la FNSEA exprime clairement son état d'esprit et son refus d'une politique agricole faisant l'impasse sur la question des prix. La décision du gouvernement, après un temps d'atermoiement, d'axer sa politique agricole sur la rénovation des structures à travers la loi d'orientation agricole de 1960 accentue alors fortement ces tensions.

13C'est d'ailleurs dans le cadre de cette confrontation, plus ou moins larvée, avec le nouveau pouvoir que la FNSEA perçoit avec acuité les conséquences de la refonte du système politique et partisan. Ses dirigeants comprennent, en effet, que l'affaiblissement des pouvoirs du Parlement dans le fonctionnement institutionnel amoindrit considérablement l'efficacité de leur organisation comme groupe de pression. Désorientés, ils en viennent alors à trouver de nouvelles vertus à la IVe République pourtant si longtemps décriée. Outre le rejet d'une politique agricole qui, il est vrai, s'oppose frontalement à leurs revendications on peut penser que la confrontation avec le pouvoir tient en premier lieu à cette difficile adaptation de la FNSEA à un pouvoir qui affiche avec force l'autorité de l'État en la détachant avec soin de tout groupe de pression. Confrontée à cette nouvelle situation, la FNSEA continue pourtant de mettre en œuvre les mécanismes politiques et partisans qui lui avaient jusqu'ici plutôt réussi. Elle joue ainsi la carte du Parlement s'appuyant sur l'action de l'APA dont la composition s'est considérablement élargie puisqu'elle revendique, au début de l'année 1960, 160 députés et 57 sénateurs. Forte de ce soutien, elle tente alors, par le biais de nombreuses initiatives parlementaires, d'obtenir le retour à l'indexation des prix agricoles. L'acceptation par une majorité de députés d'accéder à sa demande d'une convocation en session extraordinaire du Parlement en mars 1960 traduit d'ailleurs l'efficacité de son action. Mais le refus résolu du général de Gaulle d'accéder à cette demande démontre les limites de la procédure employée et les nouvelles réalités institutionnelles qui s'imposent à son action13. On voit alors la FNSEA se faire le défenseur des pouvoirs du Parlement au nom même de la Constitution et s'élever contre l'arbitraire gaulliste. Parallèlement, il lui faut bien constater que l'autorité du pouvoir gaulliste sur ses troupes détermine une nouvelle figure de l'élu local, moins soumis aux groupes de pression et plus dépendant de l'autorité gouvernementale. Si elle obtient du Sénat, où son influence est plus sensible, qu'il s'oppose à la loi d'orientation agricole, elle se heurte à l'obstination de l'Assemblée nationale qui refuse par trois fois les modifications effectuées par les sénateurs et impose l'avis du gouvernement en juillet 1960.

14L'impossibilité même relative à se faire entendre du gouvernement pousse alors la FNSEA à lui lancer des avertissements de plus en plus comminatoires. « La démocratie directe conduit à l'action directe » menace ainsi l'organe de presse de la FNSEA. La promotion de l'action directe par l'état-major de l'organisation syndicale révèle l'impasse d'un dialogue par la voie parlementaire longtemps privilégiée tout comme elle souligne l'insatisfaction croissante de sa base paysanne face à la politique agricole gouvernementale.

15La difficulté à s'opposer à un pouvoir politique qui se pare des vertus de l'intérêt national pour défendre la nécessité d'une profonde rénovation des structures oblige alors la direction de la FNSEA à relire l'avènement du pouvoir gaulliste dans un cadre dépréciatif. 1958 est ainsi analysée comme la revanche des technocrates contre les intérêts de la paysannerie. Convaincus que l'accélération de l'exode rural est le seul remède à la crise agricole, économistes, sociologues et, surtout, hauts fonctionnaires dont on dénonce les liens qui les unissent à la haute finance et la grande industrie participeraient ainsi à une entreprise de démolition des structures d'exploitation de la paysannerie française.

16L'opposition désormais frontale au pouvoir gaulliste apparaît nettement à l'occasion du référendum d'octobre 1962 sur l'élection au suffrage universel du président de la République. C'est au nom de la défense du droit et de la démocratie que l'organisation syndicale affiche explicitement son hostilité au pouvoir en place. Le refus d'une pratique institutionnelle qui postule l'arbitraire de l'exécutif et cherche, selon elle, à consacrer le pouvoir de la technocratie explique l'attitude de la FNSEA. La radicalisation de son combat s'exprime d'autant plus facilement que les grandes manifestations paysannes de 1961, qui ont embrasé une grande partie du pays, ont pu donner aux dirigeants de la FNSEA le sentiment qu'il existait une forte opposition parmi la paysannerie à l'égard du gouvernement et qu'il était possible de la capitaliser sur le plan politique.

17Pourtant, les dirigeants de la FNSEA doivent bien constater leur incapacité à peser sur les choix politiques de la paysannerie. Avec 70 % de votes positifs au référendum, les agriculteurs forment en effet le groupe social le plus favorable au nouveau pouvoir et le raz-de-marée gaulliste lors des élections législatives confirme les progrès de son implantation dans le monde paysan14. La déroute des notables sur lesquels la FNSEA s'appuyait traditionnellement au Parlement tout comme la consécration du pouvoir à l'issue des élections pose à sa direction la question sinon de sa représentativité du moins celle de la stratégie à mettre en œuvre. Si les suffrages apportés par la paysannerie au gaullisme s'inscrivent à l'évidence dans le refus d'un retour au système politique et partisan précédent, ils n'en témoignent pas moins aussi de la capacité du pouvoir à incarner une voie modernisatrice dans laquelle se reconnaît une partie de la paysannerie, la plus jeune et la plus dynamique.

L'adaptation de la FNSEA au nouveau système partisan

18Les élections de 1962 signent donc l'échec de la ligne de confrontation frontale avec le pouvoir. Au sein de la FNSEA, une partie des dirigeants, particulièrement parmi les jeunes générations, entend tirer les leçons de cet échec et afficher une autre attitude à l'égard du pouvoir. Partageant largement les volontés modernisatrices du ministre de l'Agriculture d'alors, Edgard Pisani, avec lequel ils ont eu dans le cadre du Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA) des contacts nombreux et fructueux, ils cherchent à engager la FNSEA dans la redéfinition de ses objectifs agricoles15. Du côté du gouvernement, les aspirations modernisatrices de ces nouvelles élites paysannes constituent un appui précieux. Outre qu'elles doivent permettre d'impulser le processus de modernisation de l'agriculture française, elles doivent aussi favoriser la mise à l'écart de la vieille garde de la FNSEA associée dans les critiques gouvernementales à la défense exclusive des intérêts des gros agriculteurs et à un groupe de pression qui cherche à s'approprier l'État.

19Favorisées par le pouvoir qui les pose en situation d'interlocuteurs privilégiés, ces nouvelles équipes dirigeantes s'emparent progressivement de l'appareil de la FNSEA. Issus le plus souvent des régions agricoles faiblement développées, ayant donc largement participé à l'agitation paysanne dans les premières années de la Ve République, ces jeunes hommes font à la fois preuve d'une forte résolution et d'un réel pragmatisme. À la différence de leurs aînés, ils refusent de s'enfermer dans des considérations doctrinales et affirment leur volonté de solutions pratiques et rapidement applicables. Il n'y a pas chez eux de mythification d'un mode de vie paysan traditionnel mais au contraire la ferme résolution de rattraper le retard des campagnes par rapport aux villes. Pour cela, ils sont convaincus de l'impérieuse nécessité d'une politique de structures afin d'atteindre la parité recherchée.

20Dès 1961, l'élection de Marcel Bruel, figure atypique et novatrice, comme secrétaire général de la FNSEA avait indiqué le processus en cours de renouvellement des équipes dirigeantes de l'organisation syndicale16. Malgré la méfiance des caciques de la FNSEA17, le processus semble irrésistible. En mars 1963, l'avènement de Gérard de Cafarelli à la présidence avec l'appui de Marcel Bruel, à la place de Joseph Courau démissionnaire, en marque une nouvelle étape. Surtout, elle s'accompagne de l'élection de Michel Debatisse, alors secrétaire général du CNJA, comme vice-président et de deux nouveaux secrétaires adjoints issus eux aussi du CNJA : Hubert Buchou et Raphaël Rialland18. Parallèlement au renouvellement des équipes dirigeantes, le congrès de 1963 s'accompagne d'une redéfinition de la stratégie de l'organisation syndicale. Marcel Bruel pose ainsi franchement les termes du débat dans le rapport qu'il lit devant les congressistes sous le titre : « Vers un syndicalisme constructif adapté à l'évolution de l'économie moderne. » Formulé peu après l'adoption de la loi d'orientation agricole complémentaire, ce rapport constitue un véritable tournant dans l'histoire de la FNSEA19. À cette occasion, en effet, Marcel Bruel, tirant implicitement les leçons des échecs passés y affirme la nécessité de rénover l'organisation professionnelle en fonction des nouvelles réalités du système politique et partisan issu de 1958 :

« Le pouvoir — personne ne le conteste — est maintenant détenu en grande partie, au moins dans les domaines qui nous intéressent, par des technocrates dont la compétence n'est pas en cause mais qui risquent d'oublier les réalités humaines. La voie leur a été largement déblayée par la disparition de l'armature politique traditionnelle. En effet, même si l'on doit le déplorer, il faut bien se résoudre à l'évidence : les partis, le Parlement n'ont plus dans l'opinion, la même audience, les mêmes racines qu'autrefois. Un vide s'est créé, comblé en partie par l'emprise croissante des technocrates. Il appartient aux organisations représentatives des forces vives du pays de renouer dans le cadre de leur vocation, des liens étroits entre l'État et la Nation20. »

21Les propos, si importants pour notre sujet, de Marcel Bruel soulignent la volonté d'une part croissante de la direction de la FNSEA de prendre acte de l'effacement des partis et du Parlement dans le processus décisionnel et d'inscrire résolument l'organisation syndicale dans une collaboration étroite avec le pouvoir au prix d'un consensus sur les objectifs à atteindre. Cela nécessite pour la FNSEA de ne plus s'en tenir à une action purement revendicatrice et protestataire mais bien de s'engager dans une démarche plus constructive d'autant plus impérative que la mise en œuvre du Marché commun accentue la complexité des affaires économiques.

22Si l'autoritarisme gaulliste est parfois critiqué, sa capacité à favoriser la rénovation des pratiques agricoles et syndicales est donc observée avec beaucoup d'intérêt par de jeunes agriculteurs qui vivent très mal leurs difficultés à avancer sur le terrain de nouvelles réalisations. Il leur semble important de relayer l'action d'un pouvoir fort capable de déverrouiller les blocages institutionnels, sociaux ou politiques qui entravent leur projet modernisateur21. L'objectif recherché est aussi de réhabiliter le poids des professionnels dans le processus décisionnel afin de mettre en œuvre une nouvelle démocratie dont ils vantent par avance l'efficacité. En cela, ils sont en phase avec la rupture que marque le gaullisme dans la vie partisane et politique française. La déqualification du parlementarisme et de l'action des partis fondés sur la vieille notabilité n'est pas sans écho chez eux tout comme sa volonté de placer la question de la modernisation des structures socio-économiques du pays au cœur des enjeux politiques. L'heure d'un syndicalisme rénové leur semble enfin venue face aux oppositions ou aux hésitations des vieilles formations parlementaires devant la loi d'orientation agricole.

23Ce qui s'élabore ainsi c'est, comme le remarque avec pertinence Bernard Bruneteau, un nouveau consensus social entre les élites technocratiques si représentatives des nouvelles conceptions et pratiques du régime et les nouvelles élites paysannes autour de la mystique d'une économie concertée. C'est bien une logique néo-corporatiste qui se met en place, consacrant les effets de la refonte du système politique et partisan, institutionnalisant les rapports entre la FNSEA et l'appareil d'État dans un profit commun. En dépit de nombreuses résistances, la FNSEA s'engage alors dans le chemin de la modernisation des structures agricoles et dans un processus de participation aux responsabilités politiques et économiques qui l'éloignent de la stratégie d'affrontement qu'elle avait un temps privilégié.

24Ce processus n'a pas été cependant un long fleuve tranquille. D'abord, parce qu'il est loin de faire l'unanimité au sein de la FNSEA et, plus largement, du monde agricole. Ensuite, parce que la conjoncture économique a imposé ses contraintes au gouvernement comme aux agriculteurs. La mise en place du plan de stabilisation en 1963, l'intransigeance face aux demandes de réévaluation des prix, la dégradation constatée du niveau de vie de la paysannerie dans les années 1964-1965 entraînent un renouveau de l'action syndicale contre la politique agricole du gouvernement. La paysannerie s'impose alors avec force dans l'espace public et les jeunes générations de paysans qui aspirent à voir rapidement les résultats de leur investissement dans la voie modernisatrice se font particulièrement remarquer par leur pugnacité. L'élection présidentielle de 1965 marque avec force le désamour entre les masses paysannes et le pouvoir gaulliste soulignant les limites du processus en cours22.

25La logique néo-corporatiste en cours depuis le début des années soixante et les limites qu'elle rencontre au milieu de cette même décennie jouent alors un rôle important dans la définition du nouveau système partisan français. Face aux tensions croissantes avec le monde agricole, le pouvoir prend conscience de la nécessité d'un accommodement après l'élection présidentielle. Les parlementaires gaullistes se chargent, en effet, de relayer cette nécessité que le Premier ministre et son directeur de cabinet Pierre Lelong entendent désormais mettre en œuvre. La nomination d'Edgar Faure comme ministre de l'Agriculture porte la marque de cette volonté politique, concrétisée par le choix de son directeur de cabinet : Jean Pinchon, issu de la FNSEA. Le rattrapage des prix agricoles en 1966-1967, la remise à l'honneur de l'exploitation familiale par les responsables de la politique agricole marquent une inflexion sensible de la politique gouvernementale et permettent d'avancer dans le sens d'une concertation très étroite avec la FNSEA. Les relations privilégiées qui s'instaurent participent alors, de manière décisive, à l'ancrage parlementaire d'un gaullisme rural au prix d'une inflexion de méthode et de discours qui lui permet de capitaliser politiquement le dialogue institutionnalisé avec les franges les plus dynamiques de la paysannerie. En ce sens, elles contribuent à la stabilisation du nouveau système partisan inauguré au lendemain de 1958.

Notes de bas de page

1 Ancien responsable de la Corporation paysanne dans l'Aisne, René Blondelle, alors président de la FNSEA, est un des principaux artisans de l'affirmation du rôle central de la Fédération au détriment de l'autorité de la Confédération générale de l'agriculture (CGA).

2 Fernand Vangraefschepe, vice-président de l'organisation, l'indique explicitement dans L'Information Agricole (L'IA) du 28 janvier 1956 : « Et puisque notre champ d'action reste encore parlementaire et gouvernemental, parce qu'en définitive, qu'on le veuille ou non, c'est le Parlement et le gouvernement qui font les lois, qui font la politique agricole, l'action civique devient plus importante que jamais. »

3 Voir L'IA du 10 mars 1956.

4 Voir Gordon Wright, La révolution rurale en France, Paris, Éditions de l'Épi, 1967, p. 198.

5 Cf. L'IA, le 5 novembre 1955.

6 Voir les propos du président Courau dans L'IA du 12 mai 1956.

7 L'IA, le 26 septembre 1957.

8 Cf. l'irritation de Témoignage Chrétien, le 27 septembre 1957 : « Les dirigeants des grandes organisations agricoles vinrent s'installer au Palais Bourbon en permanence, dans une salle voisine de la salle des séances. Et là, ils distribuaient les consignes, les ordres et les remontrances, parlant en maîtres aux adhérents de la fameuse "Amicale parlementaire agricole" si dignement présidée par M. Edgar Faure. C'est M. Courau et ses séides qui orchestraient la manœuvre ; les députés exécutaient. Ce sont eux qui ordonnèrent le dépôt de motions de censure, disposant même de la signature de certains députés sans prendre la peine de les avertir et de leur demander l'autorisation. »

9 Les effectifs de la FNSEA passent, en effet, de 1,7 million en 1949 à moins de 700 000 en 1958.

10 Voir sur ce point les propos de F. Vangraefschepe dans L'IA du 13 septembre 1958.

11 L'IA du 13 septembre 1958.

12 L'IA du 12 janvier 1959.

13 En septembre 1961 si elle obtient que le Parlement se réunisse en session extraordinaire, le gouvernement faisant jouer l'article 16 de la Constitution refuse que les débats parlementaires se concluent par un vote.

14 Les 32 % de votes qu'il obtient dans cette partie de l'électorat sont à mettre en comparaison avec les 6 % obtenus lors des législatives de 1958.

15 Sur les tensions existantes alors entre la FNSEA et le CNJA, voir Pierre Coulomb, Henri Nallet, « Les organisations syndicales à l'épreuve de l'unité » dans Yves Tavernier, Michel Gervais, Claude Servolin (dir.), L'univers politique des paysans, Cahiers de la fondation nationale des sciences politiques, Paris, Armand Colin, 1972, p. 379-412.

16 Sur la personnalité et l'action de Marcel Bruel, voir Gilles Luneau, La forteresse agricole. Une histoire de la FNSEA, Paris, Fayard, 2004, 856 p.

17 Lors du congrès de 1960, Hubert Buchou, le président du CNJA, s'était ainsi vu barrer l'accès au Conseil d'administration de la FNSEA.

18 Cette même année Michel Debatisse fait paraître son ouvrage La Révolution silencieuse, véritable résumé de la pensée des jeunes agriculteurs et de leur volonté modernisatrice.

19 Cf. L'IA, le 2 février 1963 ; voir aussi le Paysan Breton des 23 février et 9 mars 1963.

20 « L'avenir du syndicalisme », L'IA du 2 février 1963.

21 Voir ici Bernard Bruneteau, Les paysans dans l'État : Le gaullisme et le syndicalisme agricole sous la Ve République, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 146. Les propos qui suivent doivent beaucoup à ses analyses.

22 C'est chez les agriculteurs que le général obtient son plus mauvais résultat avec seulement 38 % de suffrages favorables au premier tour.

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