La pression professionnelle agricole en 1965 : politique agricole commune, « chaise vide » et élection présidentielle
p. 225-235
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Texte intégral
1L'année 1965 est une année de bilans. Les gaullistes ont à défendre, dans le contexte d'une élection présidentielle, la politique engagée depuis la création de la Ve République. Pour les milieux agricoles, le constat d'une baisse des revenus justifie une évaluation de l'impact des lois d'orientation de 1960 et 1962, et de l'état d'avancement du projet de constitution d'un Marché commun agricole (MCA) sur l'évolution de l'agriculture. Dès 1958, le gouvernement a décidé de combiner la politique agricole nationale et une « politique agricole commune » (PAC). Et il a lancé un projet de modernisation fondé sur le principe d'une parité économique et sociale en faveur des agriculteurs. Mais, à partir de 1963, suite à l'adoption d'un plan de stabilisation, le malaise paysan s'amplifie pour atteindre son paroxysme au début de 1965. Les succès européens du gouvernement, de janvier 1962 et de décembre 1963 et 1964, sont partiels et ne répondent pas aux attentes des producteurs.
2Le refus du président de la République de céder aux revendications d'augmentation des prix et sa décision de retarder la mise en place du MCA par le déclenchement de la crise de la « chaise vide » créent un rapport de force nouveau qui pousse à s'interroger sur la stratégie des acteurs en jeu et sur ses résultats. Les dirigeants agricoles ont souscrit un contrat avec les gouvernements de Michel Debré puis de Georges Pompidou en faveur d'un développement de l'agriculture nationale et de la construction européenne. Insatisfaits, ils réagissent. Cela conduit à analyser le contenu et la portée politique de la pression professionnelle au milieu des années soixante par rapport à la situation sous la IVe République. Dans un premier temps, on verra si, en termes de projet économique national et européen et de relations entre les milieux gouvernementaux et les milieux professionnels, il existe une rupture ou une continuité entre la IVe et la Ve République. Dans un deuxième temps, une évaluation des forces en présence et de leur comportement respectif aura pour but de dégager un particularisme éventuel issu d'un fonctionnement propre à la Ve République. Enfin, les événements de 1965 seront matière à réflexion par leur enchaînement et par leurs répercussions sur un système de concertation mis en place par le gouvernement de G. Pompidou. Ils fournissent également un aperçu de la donne européenne dans le jeu national à l'époque du général de Gaulle1.
De la IVe à la Ve République : la continuité nationale et européenne
3Les gouvernements de la IVe République ont pour objectif, au cours des années cinquante, la modernisation et l'équipement du secteur agricole. Cette préoccupation est celle du MRP, en particulier du ministre de l'Agriculture Pierre Pflimlin, mais aussi du Commissariat au Plan (Libert Bou). Par ailleurs, il existe un consensus sur la nécessité d'affirmer la vocation exportatrice de la France depuis la conclusion de l'Accord international sur le blé (AIB). Et le principe d'une organisation des marchés et de leur régulation est adopté dès 1953. La France entre dès lors dans une logique commerciale de dimension internationale. Au sein de l'Organisation européenne de coopération économique (OECE), elle défend l'idée d'une organisation des marchés par produit (Gabriel Valay). Des projets bilatéraux d'union douanière et/ou économique incluant le secteur agricole donnent lieu à débats. À partir de 1950, ils sont supplantés par un projet européen de « pool vert », initié par P. Pflimlin (MRP), pour la France, et Sicco Mansholt (socialiste), pour les Pays-Bas. La profession, c'est-à-dire les organisations syndicales mais aussi les associations spécialisées et les Chambres d'agriculture, participent à l'élaboration des lignes directrices de ce projet. Sa perspective politique, défendue par René Charpentier (MRP) au Conseil de l'Europe, est celle d'une intégration à caractère supranational. Mais, progressivement, les ministres de l'Agriculture paysans : Paul Antier, Camille Laurens et Roger Houdet dénaturent ce projet au profit d'une approche économique limitée à une organisation des marchés, d'abord celui des céréales, au niveau européen. En juillet 1954, la thèse d'un projet de communauté agricole à caractère intergouvernemental l'emporte sous l'influence du Royaume-Uni. Le dossier est transféré à l'OECE pour l'étude d'une solution « régionale2 ».
4La relance politique de Messine offre une opportunité de reprise du projet. L'inclusion du secteur agricole dans le traité de Rome est obtenue sous la pression des céréaliers (Jean Deleau et P. Hallé). Pour fixer les orientations de la PAC et une stratégie communautaire, le gouvernement français, R. Houdet étant ministre de l'Agriculture, participe, en juillet 1958, à la conférence de Stresa, animée par S. Mansholt, commissaire européen chargé des questions agricoles. À la demande de la France, des responsables des organisations professionnelles agricoles font partie des délégations nationales. Il existe donc dès la IVe République une certaine conception de la concertation ou d'un partenariat entre les pouvoirs publics et la profession pour l'élaboration d'une PAC.
5Les gouvernements de la Ve République décident de développer un projet agricole national de modernisation et d'équipement mais affichent leur volonté de s'engager sur la voie d'une politique des structures pour des raisons économiques et sociales. Cette orientation s'inscrit dans une logique cadrée par une planification qui privilégie le développement économique et social et, pour l'agriculture, son intégration progressive dans l'économie générale. Dans le même temps, le gouvernement doit répondre à des attentes exprimées avec beaucoup de vigueur par une profession qui utilise principalement le Parlement pour faire pression sur le gouvernement et qui s'appuie sur l'expertise des Chambres d'agriculture. Mais, progressivement, on assiste, avec l'émergence d'une nouvelle génération d'exploitants, à l'apparition de relations différentes entre les acteurs en présence. Si le Parlement reste le porte-parole privilégié des forces agricoles traditionnelles — la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) et l'Assemblée permanente des présidents des Chambres d'agriculture (APPCA), le gouvernement joue la carte de la nouvelle génération (CNJA) pour appuyer son projet modernisateur. La loi d'orientation initiée par le gaulliste Michel Debré et la loi complémentaire de 1962 due à Edgard Pisani (Gauche démocratique), appelé par le général de Gaulle en août 1961, définissent un projet fondé sur le principe de la parité auquel se rallie l'ensemble de la profession. Cette dernière réclame une politique de revenus garantis par une organisation des marchés et par des prix rémunérateurs. Chez les dirigeants professionnels, on constate une volonté manifeste de concilier les préoccupations des conservateurs et celles des rénovateurs, dans l'intérêt de l'ensemble des paysans. C'est la « révolution silencieuse » (Michel Debatisse) destinée à mettre fin à « l'ordre éternel des champs » (R. Maspetiol).
6L'approche nationale s'inscrit dans une perspective de construction européenne. Le secteur agricole est porteur d'espoirs pour une agriculture à vocation exportatrice et pour l'ensemble de l'économie, à condition que les cinq partenaires de la France acceptent la mise en place d'une PAC conforme aux intérêts français. Les débuts de la Ve République coïncident avec le lancement d'un MCA, reposant sur une organisation des marchés par produit et sur une régulation des prix par un marché élargi et protégé de la concurrence extérieure. Les gouvernements gaullistes, soutenus par les milieux professionnels représentatifs — FNSEA, CNJA, APPCA et CNMCCA (Confédération nationale de la mutualité, de la coopération et du crédit agricole) — fixent des priorités et des principes : la préférence communautaire pour s'assurer de nouvelles parts de marché, en particulier en RFA, et la solidarité financière qui permet d'exporter à moindre coût les excédents français hors de la CEE. Les décisions de Bruxelles, entre janvier 1962 et décembre 1964, sont présentées comme des succès de la thèse française, à la fois par le gouvernement et par la profession3.
Les forces en présence : entre apolitisme et réseaux
7Le passage de la IVe à la Ve République ne se traduit pas par une rupture dans les comportements des agriculteurs à l'égard du monde politique. L'affiliation politique reste avant tout un acte individuel et c'est surtout par opportunisme que certains se rallient à des leaders qui se servent de l'engagement politique pour faire pression sur le gouvernement. Sous la IVe René Blondelle avait lancé « l'action civique » ; sous la Ve, il est à l'origine du mouvement qui conduit au ballottage de décembre 1965 sur le même fondement, non pas l'engagement « politique » mais un engagement « citoyen ». La « jeune génération » (M. Debatisse), sollicitée par les formations de gauche, préfère se cantonner dans un apolitisme collectif plutôt que de se positionner par rapport aux partis conservateurs ou réformistes. Elle rejette le combat idéologique au profit d'une approche pragmatique. Ce qui change, à partir des années soixante, c'est la stratégie d'intervention des dirigeants agricoles auprès des pouvoirs publics. Si la profession continue à faire appel aux parlementaires pour soutenir ses revendications (motions de censure), elle mise de plus en plus sur l'action directe matérialisée par des manifestations paysannes. En outre, elle établit des contacts organisés avec le pouvoir exécutif. De son côté, le gouvernement formalise ses relations avec la profession, principalement après la nomination de E. Pisani au ministère de l'Agriculture. Il s'agit d'associer les milieux professionnels à la prise de décision, en s'appuyant sur leur capacité d'expertise et en les utilisant comme relais pour faire passer dans les campagnes le message de la modernisation. Entretenue par G. Pompidou, la concertation peut être remise en cause par l'un des partenaires. Il en résulte une situation de crise, comme celle qui perdure entre la fin de 1963 et le début de 1966.
8De manière concomitante, le syndicalisme dont la force principale est la FNSEA mais au sein duquel le CNJA se fait entendre, avec la complicité du gouvernement, défend l'inclusion de l'agriculture française dans un MCA. Au début des années soixante, « la FNSEA, économiquement conservatrice, géographiquement dépendante des régions de grande culture, politiquement centriste et anti-gaulliste, s'est vue confrontée à un CNJA économiquement plus novateur, géographiquement mieux représentatif des grandes régions d'élevage, politiquement plus favorable au gaullisme. Vers 1965-1966, les deux tendances ont pratiquement fusionné et le syndicalisme agricole (entretient) avec le gouvernement de la Ve République des relations d'assez bonne confiance [...]4 ». Mais cette période est aussi celle où la « politique Pisani » rencontre des difficultés croissantes sans perspective de rechange alors que l'unité paysanne n'est plus conçue sous l'égide de la Confédération générale de l'agriculture (CGA) mais des Chambres d'agriculture. L'APPCA est un rouage important de la relation gouvernement/profession. Elle met en réseau les différentes organisations, porte un message consensuel au gouvernement et informe régulièrement le monde agricole sur la mise en œuvre des lois d'orientation et sur la formation du MCA. À sa tête depuis 1952, un homme-orchestre de la IVe République : R. Blondelle, sénateur de l'Aisne depuis 1955, membre du Parlement européen depuis 1959, ce qui le positionne aux niveaux national et européen et lui assure une reconnaissance affichée par G. Pompidou qui participe aux Journées des Chambres d'agriculture en 1963 et en 1966.
9Au niveau européen, la profession dispose de relais officiels : le Parlement européen (R. Blondelle), le Comité économique et social (G. Bréart) et d'un relais professionnel : le Comité des organisations professionnelles agricoles (J. Deleau), où se retrouvent les représentants professionnels des Six qui, avant 1958, agissaient comme groupe de pression au sein de la Confédération européenne de l'agriculture. Et, depuis 1954, un Comité français des relations agricoles internationales (CFRAI) a pour finalité de présenter une position unitaire sur les questions agricoles européennes. Il est très actif en 1964 et à l'époque de la crise de la « chaise vide ». En somme, sous la Ve République, les milieux professionnels consolident d'anciens réseaux en ayant le souci de s'adapter à une nouvelle donne nationale — l'affaiblissement du Parlement au profit du pouvoir exécutif — et européenne — la constitution d'un MCA qui repose sur une interdépendance des politiques agricoles nationale et européenne. Le principe de l'unité paysanne est renforcé. Dès août 1964, G. Bréart écrit à ce propos : « La diversité n'exclut pas l'unité, un "front" de défense paysanne s'est constitué dans une unanimité sur les "objectifs" à atteindre et les moyens à employer, priorité étant donnée à la révision des prix agricoles avant octobre 1964 et à une organisation des marchés pour chaque production agricole garantissant des prix véritables effectivement payés aux producteurs5. »
10À la fin de 1964, on note une rupture dans la concertation. D'un côté, Ch. de Gaulle affirme le principe selon lequel « il faut que le Président et le Premier ministre ne fassent qu'un6 ». De l'autre, la profession réactive ses réseaux parlementaires et décide de se servir des réseaux européens pour faire pression sur le pouvoir exécutif. Cette logique est exprimée en termes non équivoques par G. Bréart : « Le véritable choix est celui de l'action qui doit s'exercer là où sont les véritables centres de décision et là où les tâches réclament la présence des agriculteurs et de leurs organisations professionnelles. Ce n'est pas toujours facile de trouver le lieu des véritables centres de décision. Il y a des apparences trompeuses7. » En 1965, la profession utilise le Comité des organisations professionnelles agricoles et surtout apporte son soutien implicite aux propositions de la Commission, ce qui aggrave la rupture de ses relations avec les gaullistes.
Les crises de 1965 : interférences nationales et européennes
11Dès 1964, les milieux agricoles sont mobilisés sur deux fronts. Ils réclament une augmentation des prix agricoles en vue d'un accroissement des revenus — dont la baisse est reconnue (E. Pisani) — et pour atteindre l'objectif de « parité économique et sociale » inscrit dans les lois d'orientation votées par le Parlement. Et, suite à l'accord de décembre 1964 sur des prix européens pour les céréales, ils mettent beaucoup d'espoir dans des décisions rapides pour le fonctionnement effectif d'un MCA considéré comme une « chance » pour une agriculture française dont la production est excédentaire. E. Pisani, quant à lui, écrit : l'accord « a consacré la vocation européenne de l'agriculture française [...]. C'est un acte politique fondamental : le plus difficile a été accompli ; désormais la construction agricole de l'Europe est irréversible8 ». Il est alors partisan d'une accélération de la mise en place du MCA mais G. Pompidou calme le jeu et c'est Ch. de Gaulle qui va arbitrer, suite à la proposition de règlement financier de la Commission.
12Le malaise paysan demeure en raison des refus du pouvoir exécutif de donner suite aux revendications sur les prix, en dépit d'importantes manifestations, dont la grève du lait. Les parlementaires sont déjà sensibilisés par les organisations professionnelles agricoles et par les Chambres d'agriculture. Le 9 octobre, à l'Assemblée nationale, E. Pisani tente de rassurer les députés et réclame une relance de la concertation. Le 21 octobre, le Conseil des ministres n'exclut pas l'accélération du MCA en faisant planer une menace de retrait du Conseil des ministres de Bruxelles si les règlements en suspens (céréales et règlement financier) ne sont pas adoptés aux échéances prévues. Mais le processus de contestation a déjà pris une dimension politique. En juillet 1964, à l'initiative de R. Blondelle, la profession a convenu de « réaliser un front uni de défense et de promotion de l'agriculture » et envisage « une intervention auprès des parlementaires pour attirer solennellement leur attention sur la situation agricole9 ». Cet « appel angoissé » met en cause le plan de stabilisation qui éloigne de la parité. Le 18 septembre, la FNSEA décide de surcroît une action syndicale de terrain pour mobiliser l'opinion publique, en invitant les députés à participer à ses réunions. Et, en octobre, elle peut se féliciter d'avoir réussi à obtenir le vote de nombreux députés ruraux sur une motion de censure hostile à Georges Pompidou et Edgard Pisani qui « n'apportent aucune proposition sérieuse à nos problèmes ». En décembre, R. Blondelle écrit que le monde agricole « a été berné toutes ces dernières années par une propagande générale10 ». La concertation est donc quasiment au point mort au printemps de 1965. Mais l'espoir européen subsiste.
13La position prise par la France au conseil de Bruxelles des 14 et 15 juin 1965 y met fin. Le quotidien Le Monde écrit le 17 juin : de Gaulle a décidé « un ralentissement du convoi de l'Europe verte » et les représentants professionnels reçus par E. Pisani à plusieurs reprises n'obtiennent aucun engagement susceptible de les rassurer ; ils soulignent : « L'opinion agricole est profondément troublée par le retard pris dans la fixation de prix communs pour l'unification des marchés » et demandent « de bien vouloir leur faire connaître quels sont les positions et le calendrier que le gouvernement français entend défendre concernant le développement de la PAC qui commande le développement de la politique agricole française dans le cadre du Ve Plan ». À Bruxelles, la Commission présidée par W Hallstein n'est pas disposée à accepter la mise sur pied d'une PAC « à la française ». Et l'Allemagne, l'Italie et les Pays-Bas considèrent que la menace de retrait énoncée par de Gaulle est un « bluff » pour obtenir de nouvelles concessions. Mais si celui-ci a pour ambition de consolider des avantages commerciaux préférentiels (protection, débouchés), il n'entend pas sacrifier la « grandeur » de la France en acceptant une certaine dose de supranationalité au profit de la Commission et du Parlement de la CEE. Après avoir donné des instructions de fermeté sur ce point à Maurice Couve de Murville, il lui enjoint de mettre fin à un débat qui s'est enlisé sur le règlement financier et justifie sa décision de la « chaise vide » à partir du 6 juillet dans un discours du 9 septembre 196511.
14En France, les milieux professionnels qui espéraient un compromis au Conseil des ministres des Six sont surpris par l'attitude du président de la République. À défaut d'être entendus par un président qui n'aime pas les paysans et qui qualifie volontiers les dirigeants professionnels de démagogues12, ils se tournent en vain vers un ministre de l'Agriculture déstabilisé. Reste alors le Premier ministre. Après avoir pris connaissance de la proposition de la Commission du 22 juillet pour dénouer la crise, le CFRAI écrit à G. Pompidou qu'il estime que « la prolongation de la crise actuelle et l'absence de progression en matière de PAC qui risquent d'en résulter vont remettre en cause les options votées par le Parlement français en ce qui concerne le Ve Plan ». Le Premier ministre, fidèle à la politique étrangère gaulliste, répond sèchement aux signataires, organisations professionnelles et Chambres d'agriculture, le 17 août : « Il ne vous échappe pas, je pense, que les négociations internationales relèvent de la seule compétence du gouvernement, responsable devant le pays et comptable des intérêts de la nation. Au surplus, ces intérêts et, notamment, ceux de l'agriculture française n'ont cessé, depuis quatre ans, d'être défendus à Bruxelles par le Gouvernement dans des conditions qui lui méritent, je l'espère, l'appui et la confiance des citoyens13. » La réaction professionnelle est ferme. Le 1er septembre, les « Quatre » demandent la reprise des négociations en soulignant : « La dégradation officiellement constatée du revenu agricole, l'abandon des options agricoles du Ve Plan votées par le Parlement, le retard en matière d'investissements agricoles et d'adaptations régionales ne sont pas de nature à inciter les agriculteurs à accorder appui et confiance à la politique agricole du gouvernement. » La conférence de presse du 9 septembre fait monter la pression d'un cran et, le 15 septembre, le CFRAI relève des divergences entre le « Chef de l'État et les positions constamment exprimées par les organisations agricoles ». Les milieux professionnels décident de « faire connaître leurs graves préoccupations car la rupture des négociations à Bruxelles et le blocage du Marché commun mettent en péril les résultats déjà acquis, sapent les bases du Ve Plan et compromettent les objectifs de la PAC prévue au Traité ». De son côté, le 16 septembre, la FNSEA prend une position syndicale qui précise que l'agriculture « subit les principales conséquences » de la décision du président de la République. Elle annonce « une très large campagne d'information » à l'intention des agriculteurs et de l'opinion publique et l'élaboration d'un « Livre Blanc sur la situation créée par la crise de Bruxelles ». Ce document paraît et est largement diffusé, ainsi qu'un numéro spécial de L'Information agricole (FNSEA) dès le mois d'octobre 1965. On y dénonce une crise dont les « motifs fondamentaux sont d'ordre politique14 ».
15Quant aux Chambres d'agriculture, sur la base d'un rapport de R. Blondelle, elles adoptent une motion qui dénonce les effets de la stabilisation et l'incertitude de la crise européenne. L'APPCA « se félicite de l'action d'information que les organisations agricoles de droit privé ont entreprise sur le Marché commun, notamment par la publication du "Livre Blanc" qui a trouvé dans le pays et à l'étranger une large audience ». Ainsi, l'ensemble des forces agricoles considérées comme représentatives s'engage, à la veille de l'élection présidentielle, dans une action destinée à affaiblir la position du gaullisme dans les campagnes. La FNSEA, le 21 octobre, dans son appel à ne pas voter pour de Gaulle, est le porte-parole d'un mécontentement général. Elle souligne qu'elle agit dans le cadre d'un « apolitisme syndical » et réclame, comme R. Blondelle, un vote « citoyen » contre la politique agricole du gouvernement. Il s'agit d'une décision réfléchie qui marque le passage d'un système de pression fondé sur la revendication et l'appel au Parlement à un système d'engagement « politisé », considéré comme une stratégie alternative de dernier recours ; « les dirigeants professionnels, qui n'ont pu faire aboutir leurs revendications professionnelles par les techniques traditionnelles de l'action syndicale (grève, appel au chef de l'État, manifestations, appel au Parlement), espèrent, par une intervention directe sur le plan politique, disposer d'un moyen de pression plus efficace15 ».
16Une opportunité leur est offerte de reporter leurs suffrages sur un autre candidat qui approuve les revendications du monde agricole et lui propose un vote européen et rural : Jean Lecanuet. Le mouvement gaulliste, malgré la diffusion, en novembre, d'un numéro spécial de La Nation intitulé « Livre vert de la France », ne parvient pas à briser cette unité paysanne et à convaincre les électeurs d'apporter leur soutien à de Gaulle16. Celui-ci est mis en ballottage, pour partie en raison de ses positions personnelles trop rigides face à une profession qui attend que les engagements pris soient respectés dans les meilleurs délais, aussi bien au niveau national que dans le cadre européen. Ainsi, en décembre 1965, les forces vives du monde rural trouvent un moyen d'action nouveau et efficace, et prennent conscience de leur force politique. Charles de Gaulle et le gouvernement de Pompidou ont géré la crise au nom de l'intérêt général de l'économie française (plan de stabilisation) et sur le fondement d'un engagement politique européen. Pour les deux camps, la crise est bénéfique : Charles de Gaulle obtient, en janvier 1966, le « compromis de Luxembourg » qu'il considère dans une conférence de presse du 21 février comme une « victoire » face à la menace « d'usurpation permanente de souveraineté » de la Commission ; la profession qui, dès décembre 1965, avait suggéré de « définir les conditions normales de coopération entre les Six dans le respect, bien entendu, pour la France de ses intérêts essentiels et d'abord de ses intérêts agricoles », est alors disposée à reprendre la concertation17. Pour se concilier à nouveau l'électorat rural, le gouvernement gaulliste s'adjoint la participation, comme ministre de l'Agriculture, de l'ancien leader de l'Amicale agricole parlementaire de la IVe République, Edgar Faure. Et, en 1966, Pompidou accepte de nouveau l'invitation du président de l'APPCA, R. Blondelle, à une Journée nationale des Chambres d'agriculture.
Conclusion : l'unité paysanne au-dessus du système partisan
17Les événements de 1965 sont l'aboutissement d'un processus de transformation progressive des relations entre les pouvoirs publics et les milieux professionnels engagé sous la IVe République. Ils attestent une « modernisation » du système de pression professionnelle. Celle-ci est caractérisée par des interventions plus directes auprès du pouvoir exécutif, au détriment du Parlement, mais surtout par la nécessité de créer, dans le contexte d'une construction européenne qui se fait largement en dehors des parlements nationaux, de nouveaux moyens d'action. Dans cette optique, les relais se multiplient mais le monde agricole français parvient à transcender l'existence de plusieurs lieux de décision en maintenant une stratégie d'unité paysanne. Celle-ci est facilitée par la décision des gouvernements de la Ve République de n'accepter comme interlocuteurs que les organisations professionnelles agricoles traditionnelles et les Chambres d'agriculture. Et la pratique de la concertation, imaginée comme stimulant pour favoriser la modernisation de l'agriculture française, enferme le pouvoir exécutif dans une approche de négociation pour équilibrer l'intérêt sectoriel et l'intérêt général, et pour concilier des politiques agricoles nationale et européenne.
18La crise de la « chaise vide », dans le prolongement d'un plan de stabilisation, fait ressortir qu'à défaut de pression parlementaire forte, le gouvernement doit affronter une pression professionnelle soucieuse d'efficacité et de résultats concrets de court terme. Les représentants professionnels usent de leur mandat syndical pour une action directe de terrain afin de faire prévaloir des intérêts particuliers. En outre, le syndicalisme n'hésite plus, malgré son apolitisme déclaré, à se servir de sa force politique comme moyen d'action professionnelle, sans pour autant adhérer à des positions « partisanes ». Ce qui prime, c'est un certain engagement agrarien utilitariste qui conduit les gaullistes, à partir de 1966, à rétablir un climat de bonne entente avec l'ensemble des dirigeants agricoles et à promouvoir, en juin 1966, la constitution d'un Conseil de l'agriculture française. Par ailleurs, les gaullistes doivent faire preuve de plus de souplesse et d'écoute pour concilier des attentes agricoles fortes et des contraintes européennes. Il se confirme, comme le déclarait E. Faure lorsqu'il animait l'Amicale parlementaire agricole, que l'agriculture française est un « lobby que personne ne peut avoir scrupule à défendre et à soutenir ».
Notes de bas de page
1 Cette étude s'appuie sur les publications de la Fondation nationale des sciences politiques : ouvrages collectifs, en particulier L'univers politique des paysans dans la France contemporaine (1972), Les agriculteurs et la politique (1990), L'élection présidentielle de décembre 1965 (1970), mais aussi sur les nombreux articles parus dans la Revue française de science politique. Les sources utilisées proviennent principalement des Chambres d'agriculture : revues Chambres d'agriculture et Lettre confidentielle ; de la FNSEA : L'information agricole ; des Archives nationales : fonds de l'association G. Pompidou (AGP) et archives orales de cette même association.
2 Gilbert Noël, Du Pool vert à la Politique agricole commune, Paris, Economica, 1988, 453 p.
3 Hanns Peter Muth, French agriculture and the political intégration of Western Europe, Leyden, Sijthoff, 1970, 320 p.
4 Archives nationales (AN), AGP, Note de Pierre Lelong à G. Pompidou du 5 mai 1969.
5 G. Bréart, APPCA, Lettre confidentielle, 3 août 1964.
6 Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, Paris, Fayard, 2004.
7 G. Bréart, rapport, 2e session ordinaire des Chambres d'agriculture « Le présent et l'avenir de l'agriculture d'après les décisions de la CEE », Chambres d'agriculture, 1er janvier 1965, p. 75-79.
8 AN, Fonds AGP, Note sur les orientations de la politique agricole française à la suite des accords de Bruxelles, adressée à Ch. de Gaulle et à G. Pompidou.
9 Chambres d'agriculture, 1er octobre 1964.
10 R. Blondelle, « L'alibi », dans Chambres d'agriculture, 15 décembre 1964, p. 46-47.
11 Sur cette question, voir Andrew Moravcsik, « Le grain et la grandeur : les origines économiques de la politique européenne du Général de Gaulle », dans Revue française de science politique, août-octobre 1999, p. 507-543, et février 2000, p. 73-124.
12 A. Peyrefitte, op. cit., mais aussi E. Pisani, entretien du 17 septembre 1996, Fonds AGP.
13 APPCA, Lettre confidentielle, 9 août et 2 septembre 1965.
14 Livre Blanc des Organisations professionnelles agricoles Le Marché commun et l'agriculture, Paris, SEDPA, octobre 1965, 48 p.
15 FNSP L'élection présidentielle de décembre 1965, Paris, A. Colin, 1970.
16 Idem, p. 304-306.
17 APPCA, motion du 1er décembre 1965.
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Les partis et la République
Ce livre est cité par
- Bernard, Mathias. (2008) Histoire politique de la Ve République. DOI: 10.3917/arco.berna.2008.01.0321
- Audigier, François. (2018) Les Prétoriens du Général. DOI: 10.4000/books.pur.168098
Les partis et la République
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