Neo-horror et final girl : agressées et agresseuses dans le cinéma d’épouvante
p. 281-292
Texte intégral
1Dans un mockumentary (un documentaire fictif), intitulé Behind the Mask : The Rise of Leslie Vernon (Glosserman, 2007), une équipe de télévision suit un tueur en série qui se prépare à passer à l’action, en calquant ses attitudes sur les conventions du slasher movie et dans l’hommage revendiqué aux grandes figures de l’épouvante cinématographique tels Michael Myers d’Halloween (Carpenter, 1978), Jason Voorhees (Friday the 13 th, Cunningham, 1980) ou Freddy Krueger (A Nightmare on Elm Street, Craven, 1984). Le film de Glosserman n’est pas sans rappeler le dispositif de C’est arrivé près de chez vous de Belvaux, Bonzel et Poelvoorde en 1992 : le faux documentaire se verra contaminé par la fiction criminelle jusqu’à intégrer au nombre de ses agents, l’équipe de tournage et l’instance énonciative, cependant moins complice cette fois-ci que victime. Accepté par le tueur, le procédé documentaire tait le piège nécessaire pour mettre la journaliste en situation de proie idéale : c’est-à-dire, pour qui connaît les conventions du genre, en situation de « survivante », c’est-à-dire selon l’expression américaine originale : de final girl. Le tueur expose clairement, dans la phase préparatoire de son modus operandi, la distribution fonctionnelle requise par le schéma structurel du slasher movie.
« Bon, une fois que t’as repéré un lieu qui te convient, il faut passer à l’étape deux, trouver son cœur de cible.
– Son cœur de cible, tu veux dire tes victimes.
– Bonnet blanc, blanc bonnet ! Appelle-les comme tu veux, en tout cas, c’est pas si facile. Tout le monde s’imagine que tu te réveilles un matin, comme une fleur, que tu fais une fixette sur une fille, que tu te mets à la suivre en tuant tout ceux qui vous barrent la route.
– C’est effectivement comme ça qu’on imaginait que ça fonctionnait.
– Non, non, pas du tout ! La fille c’est la clé de tout, mais il faut que les seconds rôles tiennent la route aussi. Par exemple, ce groupe là en face, c’est pile ce que l’on cherche. Des jeunes plutôt pas mal, sportifs, à la libido débridée. Et ces mecs là, à droite, ils sont moins rapides. Quand il faut courir, ils seront plus faciles à inscrire au tableau de chasse. Non mais, t’as vu celui-là à droite ! Il faut trouver un groupe composé d’éléments de la colonne A et de la colonne B, et une future survivante qui fait prendre la sauce.
– C’est quoi cette survivante ?
– Ah pardon ! Je te parle dans le jargon du métier. C’est une fille dans ce genre là, une fille qui pourrait peut-être s’échapper au final.
– D’accord, mais qu’est ce qu’elle a de spécial ?
– Ben… ! ? ! Elle est vierge !
– Vierge ? Comment tu le sais ?
– Comment les hirondelles font-elles pour trouver la route de l’Afrique avant l’hiver ?… J’en sais rien. Regarde-la, elle est vierge. C’est pas difficile à deviner. Ah la vache ! T’as filmé ? Est ce que t’as filmé ce regard ? Dis moi que tu l’as filmé ? T’as vu comment on s’est jaugé, elle et moi ? Est ce que t’as filmé1 ? »
2Carol J. Clover, formalise, en 1992, la figure de la final girl dans Men, Women and Chainsaws, Gender in the modern horror film, un ouvrage qui fera date dans l’analyse du cinéma d’épouvante et des gender studies2. Le cinéma d’horreur, d’épouvante, le horror movie ou le slasher movie – quels que soient les nuances terminologiques et les contours génériques que leurs analystes veulent donner à ces ensembles – constituent un corpus majeur pour les feminist studies, qui se développent dans le contexte anglo-saxon de la contre-culture et de la réception de la french theory dans les années 19703, cela en raison de la victimisation systématique et sadique dont les personnages féminins y font l’objet. Quand Clover développe le trope de la final girl, le paysage critique dominant consiste à adapter au cinéma de genre, et à l’épouvante (horror films) notamment, les thèses de Laura Mulvey, produites à partir de 1975, portant sur la structure masculine du regard et le phallocentrisme tels que le classicisme hollywoodien leur a donné forme4.
3L’explicite sadique du cinéma d’horreur ainsi que l’hyperbole des souffrances permettent que soit radicalisée l’hypothèse d’une jouissance voyeuse liée à l’exhibition érotique et à la violence faite au corps. À cette pulsion scopique sadique – supposé être caractéristique d’un public essentiellement masculin du cinéma d’épouvante – Clover va substituer une figure complexifiant les rôles dévolus aux femmes dans le cinéma d’épouvante, d’ordinaire envisagées comme passives, soumises ou impuissantes. La final girl reste la seule (la dernière) à affronter le tueur au terme d’une épreuve le plus souvent collective durant laquelle s’est vue décimer une communauté (des voisins, des parents, un groupe d’adolescents).
4Selon Clover, le public masculin trouve dans la final girl la possibilité de s’identifier à une figure féminine en lutte pour sa survie et accédant à une fonctionnalité de type héroïque qui neutralise ou transcende la stricte caractérisation genrée, à moins qu’elle ne permette par l’expérience de l’immersion et de la transaction fictionnelle des points de vue et de la focalisation, de l’adopter pour un temps. La final girl est capable de l’emporter sur le tueur tout en affrontant les épreuves de la terreur la plus abjecte – un motif que Clover reprend de Kristeva5. Dans les scénarios de l’épouvante, cette abjection s’exprime par les figures abondantes de la souillure, de la viande, de la sexualité honnie ou déviante, tout un spectre de motifs attachés à l’organicité outrée, au refoulé et aux états du corps exposés dans les degrés divers du gore : avant d’être un terme générique, l’adjectif anglais « gore », désigne la saleté ou l’expulsion des liquides corporels. Selon Clover, une telle expérience de l’abjection rendrait difficilement accessible l’identification spectatorielle pour un personnage masculin – ce que le Délivrance de John Boorman, en 1972, a magistralement révélé ainsi qu’en atteste sa réception critique à l’époque6.
5La littérature critique est abondante qui évalue les réactions des personnages féminins aux dangers, à l’agression ou à la violence selon les caractéristiques de la final girl : Ripley est-elle, dans le cycle des Alien, une final girl au sens où le serait le personnage féminin d’Halloween ? Les gender studies discutent abondamment le poids des conventions génériques, science-fiction ici, là slashers d’épouvante cherchant à mesurer l’efficience du modèle, décrit en 1992, par Clover. Si la final girl connaît des évolutions – la plus commentée, en terme diachronique, veut que la jeune femme « sexually unavoidable » chez Clover, soit nettement plus délurée depuis les nineties –, c’est un autre aspect dépendant d’un contexte plus général qui doit retenir l’attention : postérieures au corpus sur lequel Clover a construit sa final girl, les productions des années 1990 et 2000, tout en l’employant fonctionnellement, prennent également leur distance avec une figure dont elles identifient, désormais, ouvertement la dimension stéréotypée.
6Chez Clover, la final girl constituait un vecteur d’interprétation idéal en ce que par elle passait la possibilité de comprendre l’histoire du tueur auquel elle pouvait être facilement reliée sur le plan scénaristique, par exemple dans le cadre d’une histoire familiale commune (cf. le schéma de Halloween de Carpenter). Mais c’est surtout, en permettant une bascule du point de vue masculin au cours du film, qui, selon la lecture de Clover, s’ouvre à ou adopte une focalisation portée par le personnage féminin, que la final girl se charge des attributs d’une action violente d’abord strictement réactive, puis vengeresse – comme c’est le cas dans le sous-genre des Rape and Revenge films7 –, éventuellement ouvertement offensive. Le remake qu’offre Marcus Nispel (2003), du film matrice de Tobe Hooper, Massacre à la tronçonneuse (1974), est caractéristique de cette évolution dans son utilisation du personnage joué par Jessica Biel : corps féminin hypersexualisé qui accède à l’autonomie d’une violence response vengeresse, radicale et, au final, efficace. Dans les termes de Clover, et des analystes qui lui succèdent, la final girl affronte le tueur en se saisissant d’objets phalliques qu’elle retourne contre la puissance d’agression masculine : symétrie de plans dans la scène finale de Halloween, Michael couteau en main, et comme un double inversé du tueur, la final girl munie d’un semblable ustensile, d’une pique, d’une fourche, voire d’une tronçonneuse. Dans le cinéma le plus ouvertement réflexif, il ne s’agit pas tant d’une inversion ou du retournement du motif et la circulation du phallocentrisme se voit ouvertement parodiée chez les cinéastes qui ont grandi avec le cinéma de la final girl : si Craven est né en 1939, Carpenter en 1948, Sean Cunningham en 1941, Rob Zombie et Marcus Nispel sont, eux, nés en 1965 et 1963. Scott Glosserman, l’auteur de Behind the Mask : the Rise of Leslie Vernon, quant à lui est né en 1976. Les premiers appartiennent à la génération postmoderne et métagénérique qu’évoque Fredric Jameson dans Signatures of the Visible8. Pour les exemples que cite Jameson, Polanski (né en 1933), Altman (en 1925), Kubrick (en 1928), le geste de relecture procède de la déconstruction des formes génériques hollywoodiennes identifiées, partant d’une entreprise distanciée de reprise/déplacement de leurs motifs, ici avec le cinéma de guerre ou le récit d’initiation, là le policier ou le fantastique (ainsi The Shining, The Long Goodbye, Chinatown). Si cette radicalisation réflexive est une des composantes essentielles de l’épouvante à partir des années 1980, relectures ironiques et autoréférentielles, tout en inventant de nouvelles figures souvent virtuoses saturent en même temps le genre d’une dimension métadiscursive dont la génération suivante semble s’être lassée. Pour les fils de l’âge du méta, deux attitudes semblent alors possibles : la première surjoue la conscience réflexive et la prolonge en un jeu de reprises au cube dont le motif récurrent de la final girl n’est pas absent : ainsi du métacinéma d’épouvante qui se développe chez Craven à partir de 1995 dans la série des Scream ou chez Carpenter avec In the Mouth of Madness9 ; ainsi du discours, chez Glosserman, parodiant les lectures psychanalytiques et féministes dominantes depuis les années 1990.
« Elle c’est mon détonateur, elle va remonter en hurlant et en déclenchant le panique. Ca me donnera le temps de passer à la suite. Y a pas de serrure sur la vieille cabane à outils, donc je mettrai le cadavre du mec dedans pour faire fuir le prochain jeune qui voudrait s’en approcher. La cabane à outils est un sanctuaire, personne ne doit y entrer.
– (la journaliste) C’est pareil que le placard ?
– Exact, y a que Kelly qui pourra y aller, si quelqu’un d’autre s’y aventure je lui plante une bêche entre les omoplates.
– (la journaliste) C’est tellement sadique. Et si… si génial !
– Merci beaucoup.
– (le caméraman) Mais tu veux quand même que Kelly y entre ?
– Mais oui !
– Tu rigoles ! Mais pourquoi faire ?
– (le preneur de son) Attends, Taylor, c’est toi qui devrais lui poser la question.
– (Taylor, la journaliste), Ah, euh, oui, bien vu. Leslie on dirait que tu souhaites que Kelly rentre dans cette cabane à outils ?
– C’est exact Taylor. Ce sera le premier signe, la preuve qu’elle prend elle, le pouvoir. À un moment donné, elle va passer un cap. Elle va passer du statut de victime à celui d’héroïne. Visuellement cela va se traduite par le fait qu’elle va se saisir d’une arme longue et dure. T’as compris l’image ? Tu vois ce que je veux dire ? C’est extrêmement symbolique. Elle prend le pouvoir en s’équipant d’une queue.
– (Taylor), Heu, tu débloques… ?
– Écoute, t’as qu’à remonter en arrière et enquêter sur ces femmes qui ont survécu à une traque atroce, je te garantis qu’il n’y en avait pas une qui avait un flingue…
– (Taylor), alors selon toi, elle va choisir un objet phallique délibéré…
– Elle va choisir l’arme que moi j’ai préparée. Et c’est toute la beauté de la démarche. Grâce à cette arme, elle va me priver de ma virilité. Et elle prendra enfin le pouvoir.
– (Taylor) Donc tu es contre l’avortement et en plus tu es phallocrate.
– C’est les conventions du métier. On se doit de les respecter10. »
7La parodie critique neutralise, de fait, la question des violences et de leurs interprétations, par effets de distanciation et d’autocommentaire comique. Mais le tueur ne commente pas tant les stéréotypes dont les films seraient porteurs, ce qui relèverait somme toute du jeu commun de la parodie générique, qu’il ne cible la conventionalité critique elle-même, celle qui interprète culturellement sa figure et qui a été largement vulgarisée dans les médias et l’enseignement académique du cinéma. Le phallocentrisme analysé par Laura Mulvey et déplacé chez Clover sur la fonction de la final girl, projeté sur la scène réflexive du métadiscours générique, devient à son tour un jeu de conventions mais, cette fois-ci, critiques. Ses figures servent à assumer, sous l’espèce de l’ironie, les inversions symboliques, les permutations de situations, la réversibilité des identités et des actions : cette ironie métacritique ne doit pas davantage surprendre ici que, par exemple, les motifs baudrillardiens sophistiqués que l’on trouve dans le cycle de Matrix des frères Wachowski dans les années 2000 : ces thèses critiques sont abondamment thématisées dans les enseignements universitaires du cinéma et les médias spécialisés. Sur le plan scénaristique on comprendra aisément que plus la doxa semble affligeante et plus la variation innovante sera possible. Dans le discours du tueur, les motifs des interprétations psychanalytiques et des lectures genrées sont exposés, moqués, peut-être invalidés par les répétitions formulaires comme autant de clichés discursifs et narratifs. Il s’agit d’ailleurs moins de récuser leur valeur – ce qui impliquerait une démonstration critique risquant de leur restituer leur pertinence – qu’à les exposer pour ce qu’ils sont désormais : des stéréotypes culturels pour grande partie dévitalisés en raison de leur trop grande diffusion. En autocommentant les clichés discursifs et narratifs que l’analyse critique pense avoir mis au jour dans son idéologie et son récit, le produit culturel inverse la circulation réflexive entre commentaire critique et culture de masse. Le slasher reprend la main en signifiant à l’autorité légitimante et surplombante du commentaire académique, progressiste et féministe de quelle stéréotypie argumentative se nourrissent les très abondantes productions critiques des cultural studies se saisissant de tels objets.
8Dans les années 1990, Carol Clover interprétait l’imaginaire féminin attaché à la final girl comme le signe du progrès de la question féministe au travers de son expression dans la culture pop – nous subsumons ici sous ce terme les distinctions existantes entre culture populaire, culture de masse et culture médiatique, et le prenons ici dans le sens anglo-saxon de pop culture. Mais dans les deux décennies qui séparent le premier corpus métagénérique (Craven, Carpenter, Cunningham) de la néo-horreur européenne, le processus de cette diffusion, ses thèmes critiques comme ses registres analytiques s’intègrent aux arguments des films eux-mêmes. Stéréotypes métadiscursifs, ces thèmes s’inscrivent dans un processus de recyclage inhérent à l’industrie culturelle du capitalisme tardif (Jameson) mais inhérents également au mécanisme réflexif caractéristique du dialogue que la culture pop entretient avec les discours savants qui la commentent, et qu’au final elle ingère en les thématisant.
9Effectivement, la figure de la final girl est éminemment plastique, elle s’adapte aux variations infra-génériques tout autant qu’elle renvoie à ce qui en serait son ur-form, c’est-à-dire l’imaginaire gothique. Si les éléments de ses décors peuvent varier, si les cavernes et les châteaux peuvent muter en couloirs de vaisseaux spatiaux (le Nostromo d’Alien) ou en forêts de Virginie, si le villain peut revêtir les traits du tueur psychotique, les final girls traversent finalement toutes les formes génériques de la culture populaire, comme en témoignait déjà la filmographie de Clover, très ouverte et intégrative sur le plan des divisions intra-génériques courantes. Les fictions de la final girl permettent, dans la structure de la persécution gothique, d’héroïser la figure féminine dans sa lutte contre le villain (le persécuteur gothique) sans l’intervention d’un adjuvant masculin – quand il n’est pas mort tout simplement, il est rendu impuissant par une blessure, et il n’est pas rare que ce soit la final girl qui sauve un ou plusieurs de ses compagnons. Cette autonomisation s’effectue dans le cadre d’une confrontation mortifère lors de laquelle la final girl peut atteindre un degré de détermination physique, de combativité dans la violence et de radicalité dans la vengeance qui soulève le problème de l’interprétation réversible de son personnage.
10La final girl est susceptible d’être lue doublement : elle incarne une puissance féminine enfin apte à ne pas céder à la force physique masculine, pas même à la version hypertrophiée qu’incarnent les tueurs hyperboliques du slasher. Chez Clover, dans le slasher, le Rape and Revenge ou le Wrong Turn movie, la final girl n’est en rien une super-héroïne dotée d’aptitudes exceptionnelles. C’est sa banalité, son appartenance à la communauté vicinale ou scolaire qui fait tout le sens de sa confrontation à l’abjection et de la lutte cathartique qui s’ensuit.
11À l’inverse, et toujours dans une perspective féministe, la final girl peut s’interpréter comme une figure masculinisée, amenée, devant la violence qu’elle subit, à s’exprimer encore selon la modalité phallocentrée dominante. On reconnaît ici, relativement à la question de la violence corporelle subie ou bien exercée dans le motif auto-légitimant de la vengeance, le paradoxe de la bivalence idéologique de la pornographie, lue, selon les moments, les pays, les formes cinématographiques, les types de réception, alternativement comme subversion libératrice ou aliénation consommatrice11. De façon analogue, la final girl, en subissant la violence, se l’approprie sur un mode réactif et contraint mais autorisant pleinement l’opération décrite par Clover : elle adopte une praxis valorisée par le public masculin, tout en le confrontant à un point de vue déplaçant les marques genrées, culturellement ou génériquement conventionnelles. En ce sens, la violence à laquelle accèdent les final girls pour éliminer leur persécuteur, est le signe de leur empowerment et/ou de leur aliénation. On voit que la pertinence du modèle de Clover et de sa mise en débat critique à chaque nouvel avatar – savoir si Friday the 13 th de Nispel (2013) est plus ou moins misogyne, là où The Hitcher (Dave Meyers, 2007) serait progressiste ou l’inverse, importe finalement assez peu. L’intérêt du trope, est bien moins local ou circonstanciel que cela, et ne consiste pas à décerner des accessits au regard d’une conception de progressiste de l’horreur qui reste toujours à débattre. Non, l’intérêt du modèle de Clover, y compris dans le contexte contemporain, vingt-cinq après, réside plutôt dans la mise en tension critique de trois modèles interagissant ou se neutralisant par paire :
- soit la final girl exprime sa libération par l’égal accès à la violence ;
- soit elle confirme son aliénation radicale par ce partage des valeurs reconnaissant l’hégémonie des représentations supposées masculines ;
- soit, enfin, dans une reformulation sans cesse relancée des propositions de Clover, la final girl charge de contradictions et d’ambivalences les positions genrées produites dans ce type de fiction, tout autant que le plaisir et la fascination qui sont au cœur de sa réception.
12Partant, cette triangulation conduit à deux types de questions au cœur de la néo-horreur et des représentations de la violence faite aux femmes.
13Ce moment où les violences faites aux femmes (ou aux hommes dans la logique du groupe) sont exercées par des femmes – hypothèse, faut-il le préciser, envisagée hors de tout retournement « masculiniste » : agresseusses psychotiques et furieuses, matrones trônant au cœur de la fratrie dégénérée, châtelaine obsessionnelle, patronne d’« auberge rouge », hystériques, castratrices, Méduse et Erinnyes ithyphalliques. On trouve là autant de représentations en pleines mutations qui invitent, dans l’écho des expressions en fiction de la violence des femmes, celles que les grands genres de la pop culture prennent en charge, à imaginer que l’hypothèse d’un public strictement masculin de l’horreur est, au début du XXIe, et peut-être de façon rétrospective, en ce qui concerne la consommation de la violence visuelle et la jouissance que l’on en retire, un cliché culturel critique qu’il serait bon de sérieusement reconsidérer. Qu’on l’envisage comme une hypothèse théorique et/ou un personnage fonctionnel dans ses réécritures, que reste-t-il de la final girl dans la néo-horreur12 ? À quel moment et avec quels effets la final girl glisse-t-elle du modèle herméneutique travaillant un stéréotype à un stéréotype théorique, parfaitement identifié, retravaillé et contrarié par une néo-orthodoxie de l’horreur entendant bien se détacher du second degré ironique caractéristique des eighties, au profit d’un retour assumé aux valeurs imaginaires du genre ?
14Les années 2000 voient apparaître un corpus de films congédiant la perspective réflexive pour se réclamer de son exact opposé. C’est là la seconde attitude possible évoquée plus haut. On est, de fait, passé de la metahorror à la néohorreur : par le premier13, je désigne la conception réflexive du cinéma d’épouvante qui articule l’intelligence ludique de la convention générique à la participation pathétique des spectateurs ; par le second, le refus de l’ironie et de la distanciation, le retour à une approche directe et immédiate du genre, une adhésion décomplexée à ses figures : celle-ci s’entend, par exemple, nettement dans les propos des réalisateurs français de À l’intérieur, Maury et Bustillo, évoquant ici le cinéaste de Haute Tension (2003) : « Aja, il respecte le genre, c’est pas avec du recul ou du second degré, il raconte l’histoire en y croyant, il n’y avait pas d’ironie dans son propos14. » Entendre par là, qu’Aja ne joue pas avec les conventions mais les assume, y revenant pour recharger sa pratique de l’épouvante. Le cinéma de ces jeunes metteurs en scène est truffé de références et de citations, mais elles opèrent à la manière classique d’un art de l’imitation et de l’hommage qui récuse l’ironie et ses procédés de distanciation, pour leur préférer la radicalité d’une adhésion à ses figures.
15La néohorreur se caractérise par une exposition extrêmement crue du corps en souffrance, particulièrement du corps féminin : gros plan, durée allongée du plan, cris, bruits, borborygmes du corps violenté et violé, mélange d’hyperréalisme gore et d’abstraction figurale où la plaie, la béance, l’entaille se conjuguent aux fluides corporels (vomi, sang, sperme, excréments, sanie). Dans ce cinéma, les corps jeunes et peu érotisés en comparaison du corpus réflexif croisent la vulgarité et la bestialité, la dégénérescence des groupes reclus et consanguins, ils se voient pris dans les atavismes de la cruauté ou le commerce des pulsions sadiques. Ici, la distanciation ludique articulée aux héritages du « délicieux frisson » venus en droite ligne des frayeurs gothiques, le cède à la pure commotion des images. Ce cinéma repose sur l’idée d’une image susceptible d’abroger la médiation de l’écran pour réaliser son effet directement sur le corps : comme dans la pornographie, pour laquelle, il s’agit, ainsi que l’écrit Virginie Despentes, « de taper dans l’angle mort de la raison15 ».
16On ne retiendra ici que trois exemples de la façon dont cette production déplace, pour les reformuler, les rapports visuels de la violence et des personnages féminins en position de pourvoyeuses de celle-ci : Haute tension, À l’intérieur et Martyrs, trois films dans lesquels les femmes sont à la fois victimes et bourreaux, donnent et reçoivent la mort, subissent et infligent la souffrance. Elles inversent les rôles sexués et permutent les attributions et les satisfactions supposées genrées, vont jusqu’à radicaliser le degré de violence dans la représentation et dans la trajectoire d’un projet motivé : ainsi du personnage que joue Béatrice Dalle dans À l’intérieur. En ce sens, la néo-horreur expose un face-à-face féminin, confrontant les figures maternelles ou sororales monstrueuses ou déviantes et leurs victimes féminines. Les hommes et les garçons y sont tués également mais non pas parce qu’ils sont des figures masculines et sexuellement menaçantes, mais plus simplement parce qu’ils font fonctionnellement obstacle au désir de la figure féminine, à savoir la famille, qu’il s’agisse de la détruire, de s’en venger, de la reconstituer. Et même, la castration qu’inflige Béatrice Dalle, dans À l’intérieur, est effectuée hors de toute référence à une menace ou à un signifié sexuel antérieurs visant le personnage masculin. C’est sûrement dans Martyrs de Laugier que la trajectoire victimaire est la plus directement conservée : les violences qu’exerce l’un des personnages féminins à l’ouverture du film sont motivées par la vengeance contre une famille ; mais à son tour, la jeune fille bourreau tombe dans la machination d’une société secrète torturant ses victimes afin de les faire accéder à un dépassement de la douleur et à la dimension du consentement extatique attachée à la condition de martyr. Composé en trois temps nettement marqués, le film de Laugier, après l’ouverture sur la mise à mort de la famille, confronte les deux jeunes agresseuses (la meurtrière et sa complice) à une autre des victimes torturées par la famille qu’elles découvrent enfermée dans la villa. Ce second mouvement échoue à rétablir un contact humain entre les deux bourreaux redevenus victimes d’une victime, mais désormais située dans un degré de déshumanisation supérieur. « Il n’y a rien de plus facile que de fabriquer une victime » dira plus loin dans le film l’ordonnatrice de ce martyrologue aseptisé développé par l’esthétique glacée du film. Le troisième temps est consacré au passage de l’état de victime à celui de martyr de la complice qui, à l’origine, accompagnait la vengeance de son amie par amour – ce qui, en un point précis du film, s’exprimait sous la forme d’un désir érotique de la complice pour la tueuse. De façon très significative, on voit bien ici que la capacité féminine d’exercer la violence n’est pas canalisée dans la fable réactive de la final girl. Les états de violence connaissent des évolutions, éventuellement leur nature diffère, les états du corps distincts engendrent des représentations et des figures variées dans le film : cela jusqu’au grand final dans lequel disparaît la distinction sexuée sous la figure horrifiante de l’écorché(e). Les deux premières sections du film exposent les enjeux des violences faites aux femmes à partir de leur capacité à les exercer entre elles, contre elles-mêmes, dans une interrogation sur le processus antérieur qui les a conduits à cet état.
17En réduisant la structure oppositionnelle du masculin et du féminin, sur lequel reposait entièrement la fiction de la final girl et qui, de ce fait, permettait le jeu de permutations des violences genrées, l’épouvante cinématographique se constitue de part et d’autre du trauma, sur un modèle assez analogue d’ailleurs à celui des fictions post-apocalyptiques (pandémie virale et/ou monde livré aux zombies) : c’est la catégorie de l’humanité, au-delà de la distinction sexuée, qui se voit convoquée.
18Le film de Maury et Bustillo renvoie doublement à l’intérieur : celui tout d’abord d’un huis-clos dans un pavillon de banlieue qui se joue entre une jeune femme récemment veuve qui attend l’enfant de son compagnon décédé et une mère (Béatrice Dalle) dépossédée, dans l’accident, de l’enfant qu’elle portait. Dans son délire psychotique l’enfant perdu se trouve à l’intérieur du ventre de la jeune femme. Elle vient le lui prendre. La radicalité gore du film l’empêche de n’être lu que comme un exercice de style sur la clôture gothique, sur les figures de l’horreur corporelle ou sur la femme ithyphallique. Si l’on voulait absolument faire l’hypothèse d’un travail fantasmatique expression du patriarcat et se traduisant par l’usage de stéréotypes misogynes éventuels propres aux deux auteurs, il faudrait alors le situer peut-être dans le lien d’élection, par-delà bien et mal, par-delà la souffrance, entre les deux femmes. Les violences sont distribuées dans l’agression et la défense entre les deux mères, l’une luttant pour la possession de l’objet désiré, l’autre pour sa préservation. Mais au terme de la lutte apparaît une communion secrète de la victime et de son bourreau qui, au prisme de la violence extrême, se noue autour d’une vision essentialisée de la maternité : ce qui, après tout, peut aussi constituer une violence de position assignée, une définition résiduelle et atavique de l’identité au terme de l’épreuve et une forme réactionnaire et parfaitement genrée de la construction sexuée. Mais cette bivalence idéologique de l’horreur genrée, ne fait retour – éventuellement – qu’au terme d’un huis clos féminin dont les figures masculines ont été violemment expulsées, et qui a révélé l’extrême violence comme un mode de relation entre les deux femmes.
19C’est enfin dans Haute Tension de Aja que le régime de la violence extrême porte, peut-être, l’expression de la confusion identitaire et sexuelle le plus loin. La crudité et la bestialité du désir masculin sont portées par le tueur monstrueux que campe l’acteur Philippe Nahon (une figure puissante dans ce registre depuis ses apparitions dans le cinéma radical de Gaspard Noé, Carne, 1991 et Seule contre tous, 1999). Pendant tout le film Marie (Cécile De France) assume le rôle paradigmatique de la final girl upgradée dans sa version queer : look butch, désir transparent pour sa camarade de fac, Alex (Maïwenn Le Beisco) qui l’a invitée à un week-end à la campagne chez ses parents. Une fois la famille massacrée, et Alex kidnappée par le monstre, Marie ne ménage ni sa peine, ni sa souffrance pour libérer son amie en se lançant à la poursuite du tueur. Assumant pour les besoins de l’analyse le spoil du film, le twist final s’impose : une rupture de point de vue défait le régime énonciatif de l’ensemble du film. Jamais, depuis le début, avons-nous été hors du point de vue de Cécile de France : les meurtres, les fantasmes abjects de Nahon (une fellation au début du film effectuée au moyen d’une tête décollée, jetée par la portière une fois utilisée), seraient ceux de Marie : Nahon est la projection du pire et nous n’avons jamais cessé d’être dans le scénario intérieur que Marie déployait au moyen des figures du double, impossibles à identifier en régime cinématographique tant qu’elles ne sont pas explicitées formellement. Cinéma donc de l’autoscopie, de l’autosuggestion, de la schize voilée, de la délégation et de la dénégation.
20Au-delà du renversement de point de vue, qui fait de la final girl la « slasheuse », le film relance à nouveau les circuits d’interprétation des violences genrées et de ses stéréotypes, fussent-ils néo-stéréoypes : Marie, la lesbienne, est-elle un homme comme un autre ? Ou au contraire, le désir de Marie lui permet-il de composer des fictions compensatoires à l’image de ce que la description de la sexualité masculine prédatrice et hyperviolente que porte le cinéma d’épouvante a constitué en clichés genrés ? Ces fantasmes sont-ils ceux du personnage ? Ceux que l’on est toujours prêt à attribuer à son scénariste masculin, projetant sur l’homosexualité féminine agressive (entendre ici assumée) une conception hétérosexuelle du désir ? Et là, l’analyste de brandir la liste des femmes cinéastes qui opèrent dans le registre de l’horreur et de la violence, de Marina De Van au Trouble Every Day de Claire Denis, ou, moins auteuristes et assumant franchement les conventions génériques, Kathryn Bigelow avec Near Dark ou les sœurs Soska avec See No Evil 2 : si les femmes cinéastes ne sont certes pas majoritaires elles sont cependant loin d’être absentes16, comme dans le thriller noir contemporain ou la pornographie.
21On le voit, le jeu de réversibilité est relancé, et l’on constate alors que l’intérêt de ce régime, où se confondent l’hyperviolence des représentations de l’horreur et la sérialité des stéréotypes genrées, résident dans ces renégociations permanentes qui se jouent dans la forme filmique même de la violence ainsi que dans le contexte de réceptions pragmatique et critique de ces fictions. Et toujours faut-il insister sur cette dimension de sérialité car un film de genre ne se lit jamais autrement que dans les circulations, reprises et dialogues qui constituent l’horizon inhérent à son architextualité générique. Cette perspective détermine aussi bien les instances de production que de réception. En ce sens, la final girl est bien une figure persistante dans son effacement même, car elle constitue le fonds générique sur lequel un jeu de démotivation et de remotivation des personnages féminins contemporains du cinéma d’épouvante continue à s’effectuer.
Notes de bas de page
1 S. Glossermann, Behind the Mask : the rise of Leslie Vernon, Starz/Anchor Bay, DVD, USA, 2007, approximativement 11’03 à 13’01.
2 C. J. Clover, Men, Women and Chainsaws, Gender in the modern horror film, Princeton, Princeton University Press, 1992.
3 Voir F. Cusset, French Theory : Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, La Découverte, Paris, 2003 ; D. Totaro, « The Final Girl : A Few Thoughts on Feminism and Horror », Offscreen, 6, 1, January 2002 (http://offscreen.com/view/feminism_and_horror).
4 L. Mulvey, «Visual Pleasure and Narrative Cinema», Screen 16 (3): 6–18, 197.5.
5 Paru en France en 1980, Les Pouvoirs de l’Horreur. Essai sur l’abjection, de Julia Kristeva est traduit dès 1982, (Powers of Horror : An Essay on Abjection, New York, Columbia University Press), et s’impose comme une référence majeure des études sur l’horreur au cinéma, très au-delà des feminist studies.
6 Voir M. Liénard-Yeterian, « James Dickey’s Deliverance : when a southern house is flooded by a haunted river », dans M. Duperray (dir.), Gothic N.E.W.S, 1 : Littérature, Paris, Michel Houdiard, 2008, p. 251-262 ; voir également M. Lachaud, Redneck Movies. Ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain, Pertuis, Rouge Profond, coll. « Raccords », 2014, p. 163-174.
7 Voir B. Creed, The Monstrous-Feminine : Film, Feminism, Psychoanalysis, New York, Routledge, 1993 ; J. Read, The New Avengers : Feminism, Feminity, and the Rape-Revenge Cycle, Manchester/New York, Manchester University Press, 2000, et A. Heller-Nicholas, Rape-Revenge Films : A Critical Study, New York, McFarland, 2011.
8 F. Jameson, Signatures of the Visible, New York/Londres, Routledge, 1980.
9 Voir D. Mellier, Les écrans meurtriers, essais sur les scènes spéculaires du thriller, Liège, Éditions du Céfal, 2002, notamment les chapitres x et xi qui discutent de ces stratégies chez Craven et Carpenter.
10 Behind the Mask : the rise of Leslie Vernon, approximativement 42’30” à 44’25.
11 Voir sur ce point la synthèse qu’en propose L. Williams à l’ouverture de Screening Sex. Une histoire de la sexualité sur les écrans américains, Paris, Capricci, 2014.
12 Sur la question de la néo-horreur en contexte européen, voir notre article « Sur la dépouille des genres. Néohorreur dans le cinéma français, 2003-2009 », dans R. Bégin et L. Guido, CINéMAS, 20, 2-3 : « L’Horreur au cinéma », printemps 2010.
13 C’est ce terme que le romancier et anthologiste américain Dennis Etchison donne à un volume regroupant en 1992, les nouvelles tendances du récit d’épouvante anglo-saxon.
14 Voir le Bonus DVD, interview de Maury et Bustillo (approx. 4’).
15 V. Despentes, King Kong Théorie, Paris, Grasset, 2006, p. 91.
16 http://flavorwire.com/422217/15-fantastic-horror-films-directed-by-women. Voir par exemple, K. Bigelow, Near dark (1987) ; A. Bird, Ravenous (1993) ; H. Cattet, Amer (2010) ; J. Chambers Lynch, Boxing Helena (2001) ; C. Denis, Trouble Every Day (2001) ; M. de Van, Dans ma peau (2002) ; Dark Touch (2013) ; K. Fujiwara, Organ (1996) ; E. Hagins, Pathogen (2006), M. Hatton, American Psycho (2000) ; A. Holden Jones, The Slumber Party Massacre (1982) ; G. Katz, Messiash of Evil (1973) ; K. Kusame, Jennifer’s Body (2009) ; J. et S. Soska, Dead Hooker in a Trunk (2009), American Mary (2012), See no Evil 2 (2014) et J. Vuckovic, The Captured Bird (2012).
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