Violences sexuelles et atteinte au corps dans le monde romain
p. 177-189
Remerciements
Je remercie vivement Philippe Moreau, qui a relu un premier état de cette étude et qui m’a éclairée sur les textes de Droit romain. Je remercie aussi chaleureusement Emmanuelle Valette pour sa relecture attentive et ses remarques pertinentes.
Texte intégral
1Pour aborder la question des violences sexuées et du viol2 dans le monde romain antique à partir de la documentation textuelle, on peut, par exemple, s’intéresser aux viols racontés dans les textes mythologiques, en particulier dans les Métamorphoses d’Ovide3 ; si, d’autre part, l’on considère les viols présents dans les récits des historiens, le premier exemple qui vient en tête est sans doute celui du viol de Lucrèce, la femme de Tarquin Collatin, victime du fils du roi de Rome Tarquin le Superbe, événement déclencheur de la chute de la royauté et de l’instauration de la République d’après l’historiographie antique4. Cet épisode, qui ne présente aucun caractère de vérité historique, mais qui est très présent dans la tradition romaine, a été abondamment commenté5 et nous ne nous y arrêterons pas ici. En revanche, on en retiendra le lien entre la tyrannie (c’est en tyrans que se comportent le dernier roi de Rome et son fils) et le viol ou l’atteinte sexuelle6. En effet, les représentations traditionnelles du tyran dans le monde grec comme dans le monde romain font de celui-ci un être incapable de maîtriser ses passions, qui s’approprie les biens et les personnes, qui viole les épouses et les filles de ses sujets, ou bien leurs fils7. Ainsi, dans l’historiographie romaine qui construit la figure du mauvais empereur comme tyran, les actes de violence sexuelle attribués à celui-ci ne sont pas nécessairement sexués : ils portent atteinte à des femmes comme à des hommes. Cette violence sexuelle concerne aussi tous les âges, car elle peut viser des enfants ou de jeunes adultes, quel que soit leur sexe là aussi, et tous les statuts, car elle prend pour victimes des individus libres et des esclaves. Il convient de toujours prêter attention à ces distinctions pour se demander quels sont les effets de la violence sexuelle sur le corps et sur le statut de la personne qui l’a subie.
2Un autre champ d’investigation est celui des violences de guerre. En dehors de l’ouvrage de Pascal Payen, récemment paru, consacré à la guerre et à ses violences dans le monde grec8, il n’existe pas ou peu d’études consacrées à cette question pour le monde romain9. On peut y voir la conséquence d’un problème de sources10 : il est possible que les récits de guerre fassent silence sur ce qu’on qualifierait aujourd’hui de viols, en particulier quand ce que nous, modernes, appelons ainsi concerne la population servile ou considérée par les Anciens comme barbare. Du reste, si les études existent pour les périodes moderne et contemporaine11, les problèmes de source n’en sont pas absents12.
3Or les violences sexuelles exercées par les princes tyranniques et les violences de guerre ne sont pas sans rapport : les textes établissent des liens explicites entre ces deux contextes et il est intéressant de les étudier conjointement13. Afin de constituer un corpus cohérent, on a principalement examiné ici les textes de Suétone et de Tacite qui traitent de ces deux domaines. Cependant, avant d’étudier ces documents, il importe de s’interroger sur la façon dont sont dites en latin les violences sexuelles14, d’autant plus que la proximité des lexiques français et latin risque de masquer abusivement les différences entre ce que nous entendons aujourd’hui par viol et ce qui pouvait constituer, aux yeux des Romains, des violences touchant à la fois à l’intégrité du corps et à l’honorabilité de la personne, c’est-àdire à la pudicitia – car c’est bien de cela qu’il s’agit, et pas seulement d’intégrité sexuelle.
Les mots pour le dire
4Les termes français viol, violer, violence viennent du latin : le mot uis (force) a donné uiolentia et uiolare, qui signifie « traiter avec violence », « porter violemment atteinte à », qu’il s’agisse d’une personne ou d’un territoire (le français « violer » a des emplois analogues), et qui peut désigner spécifiquement la violence sexuelle exercée sur une jeune fille15 ou sur une femme mariée16.
5Mais la question des violences sexuelles dans le monde romain renvoie à plusieurs catégories juridiques17, qui visent des contextes divers et des personnes de différents statuts. Le terme de uis, tout d’abord, utilisé dans la langue du droit, désigne, d’après Th. Mommsen, « la force supérieure, la contrainte par laquelle une personne met une autre dans la nécessité physique de souffrir l’accomplissement d’un acte contraire à sa volonté ou exerce une pression sur la volonté de cette dernière […] en lui inspirant de la crainte (metus)18 ». L’usage de la uis ainsi comprise peut donc englober une violence d’ordre sexuel, quelle qu’en soit la victime. Aussi le viol tombait-il, d’après Mommsen, sous le coup de la lex Iulia de ui19. Mais la question est très discutée20.
6Une autre catégorie juridique impliquée par cette question est celle de l’iniuria. L’iniuria est un outrage qui porte atteinte au corps, ou à l’honorabilité (dignitas), ou à la pudicitia21, terme qu’on pourrait traduire par « comportement sexuel honorable sur le plan public », « intégrité physique et sexuelle ». L’iniuria peut consister en un acte verbal ou non verbal22, qui porte atteinte à la personne en agissant sur elle-même ou bien sur ceux qui l’accompagnent. Ainsi, les juristes considèrent comme une iniuria le fait de s’adresser à une personne (appellare) de façon inconvenante, ou bien de la séparer de ceux qui l’escortent (comitem abducere)23, ou de s’adresser à ces derniers, ou encore de les suivre (adsectari)24. L’édit du préteur protège de telles atteintes la mère de famille (materfamilias) et le garçon (praetextatus) ou la fille (praetextata) nés libres25. Il faut préciser que, sur le plan juridique, l’iniuria est infligée au mari de l’épouse ou au père de l’enfant victime de l’outrage et que lui seul peut engager une action en justice. On voit enfin que la seule agression verbale ou le fait d’agir sur la personne qui accompagne une femme ou un enfant constituent une atteinte à la pudicitia.
7Enfin, une troisième catégorie juridique et morale est en jeu dans la question des violences sexuelles, celle du stuprum, terme complexe et intraduisible26. Le stuprum est, comme l’iniuria, une atteinte à la pudicitia du citoyen, à celle de son épouse ou de ses enfants, mais elle implique un contact d’ordre sexuel. C. Williams27 note que, dans les représentations du stuprum, le genre (masculin ou féminin) est indifférent, mais que l’accent est mis sur le statut d’ingenuus de celui qui l’a subi. De fait, le Digeste (Papinien, Digeste, 48, 5, 6, pr.) précise que la Lex Iulia de adulteriis promulguée par Auguste s’applique seulement aux personnes libres (liberas personas) concernées par l’adultère ou le stuprum28. Si c’est un esclave qui a souffert le stuprum, c’est son maître qui subit un dommage, puisque son intégrité et sa valeur marchande en sont diminuées (l’esclave est alors « corruptus »). Dans ce cas, d’autres actions juridiques, intentées par le propriétaire de l’esclave, sont possibles (en vertu de la loi Aquilia, de l’actio pour iniuriae ou de l’actio créée par l’édit du préteur sur l’esclave « corrompu »)29.
8Si le droit distingue les femmes honorables de celles « sur lesquelles le stuprum ne peut être commis (in quas stuprum non commititur)30 », en revanche, le stuprum peut aussi concerner des esclaves, quel que soit leur sexe ; cela est également vrai dans les textes littéraires31. Il est même question dans certains passages du Digeste de la « pudicitia » des affranchis et de celle des esclaves32. Si la distinction statutaire libre/non libre reste fondamentale, dans le droit comme dans les autres types de textes, si ce sont bien les individus libres qui doivent impérativement conserver leur pudicitia, le stuprum n’est pourtant pas exclusivement la violation de la pudicitia d’une personne née libre, qu’il s’agisse d’un enfant, d’un homme ou d’une femme33.
9On peut donc considérer que le terme latin qui correspond le mieux au verbe français « violer » (au sens de « porter atteinte sexuellement à quelqu’un ») est stuprare, ou l’intensif constuprare, précisé ou non par « per uim » (par la force, par la contrainte). Sur ce point, il faut souligner deux différences essentielles avec la situation contemporaine. D’une part, il faut toujours se préoccuper du statut non seulement de celui qui a subi un stuprum, mais aussi de celui qui le commet ; d’autre part, la question du consentement ou du non consentement n’est pas prise en compte pour qualifier l’acte de stuprum (per uim). Les travaux récents sur le viol dans le monde grec montrent que cette dimension n’apparaît pas dans sa définition34. Les deux questions sont évidemment liées : il n’est pas question qu’un maître demande à un(e) esclave s’il consent à un rapport érotique ou sexuel, quels que soient le genre et l’âge de celui-ci, puisque l’esclave est la propriété du maître. Cependant, la question de la violence qui est imposée à autrui, mise en relation avec le statut de celui qui la commet et le contexte de l’acte, peut servir à déterminer la procédure juridique et les incidences sur la victime. Ainsi, selon les juristes, si un homme a été violé (ui stupratus est) par des brigands (praedones) ou par des ennemis (hostes), « il ne doit pas être noté » d’infamie par les censeurs (« non debet notari »), ce qui lui permet (c’est le point discuté) de faire une requête en justice pour autrui35. Les violences sexuelles ont donc des conséquences juridiques et sociales sur la personne qui les a subies et des répercussions sur sa famille.
Violences sexuelles et tyrannie
10Cet aspect apparaît très clairement dans les textes de Suétone et Tacite où il est question des violences sexuelles commises par des empereurs, Tibère, Caligula et Néron en particulier. Suétone consacre un long passage aux désirs déréglés (libidines) et à la conduite déshonorante (infamia) de Tibère36. Une anecdote montre Tibère en tyran incapable de maîtriser ses passions, en particulier son appétit sexuel :
« On raconte (fertur) même qu’un jour, pendant qu’il faisait un sacrifice, séduit par la beauté du servant (captus facie ministri) qui présentait la boîte d’encens, il fut incapable de se retenir (nequisse abstinere) et qu’à peine la cérémonie religieuse terminée, sur place et tout de suite, il l’emmena à part (seductum) et le viola (construpraret), en même temps que son frère, qui était flûtiste ; et bientôt, parce qu’ils s’étaient reproché mutuellement leur déshonneur (quod mutuo flagitium exprobrarant), il leur fit briser les jambes à tous deux (crura fregisse)37. »
11Le verbe fertur qui introduit l’histoire indique qu’il s’agit d’un propos rapporté, et comme tel invérifiable : l’anecdote fait partie de la construction de l’image du tyran38, qui a une dimension fantasmatique et dans laquelle il est absolument impossible de faire la part de la « vérité historique ». Quoi qu’il en soit, le fait que la séduction et le viol se produisent dans le contexte et sur les lieux d’une cérémonie religieuse constitue une impiété (le frère flûtiste est lui aussi un participant du sacrifice, qui se fait au son de la flûte). Il est difficile de dire quel est le statut des deux garçons : sont-ils libres39 ? ou esclaves ? Le fait qu’ils s’accusent ensuite de flagitium (honte, déshonneur) indique en tout cas qu’ils se réfèrent aux normes qui sont celles des hommes libres. Enfin, le fait que Tibère leur fasse briser les jambes à tous les deux assimile leur corps à celui d’esclaves, ceux par excellence qui subissent des châtiments physiques. Ce faisant, le prince ruine en même temps leur beauté.
12D’autres textes sont plus précis sur le statut des victimes de violences sexuelles. Le passage de Tacite qui raconte l’inconduite sexuelle de Tibère pendant son séjour à Capri indique :
« À l’exemple des rois, il souillait de ses strupres des jeunes gens de naissance libre. Et ce n’était pas seulement la beauté et les grâces corporelles, mais chez les uns la simplicité de l’enfance, chez d’autres les images des ancêtres qu’il retenait comme stimulants de sa passion40. »
13Ici, le statut est clairement précisé : les jeunes gens victimes de Tibère, qu’il fait au besoin enlever par ses esclaves, sont libres (pubes ingenua) et parfois nobles puisqu’il est question des imagines maiorum (les masques de cire des ancêtres ayant exercé des magistratures supérieures) de leur famille. Comme chez Suétone, Tibère est séduit par la beauté des jeunes gens (forma, decora corpora) – ou des enfants41 ? – mais aussi par les qualités propres à des ingenui : la modestia (réserve, retenue), le rang social. De façon analogue, chez Tite-Live, c’est autant la beauté (forma) que la chasteté (castitas) de Lucrèce qui suscitent le désir de Sextus Tarquin42.
14Il ne faudrait pas déduire de ces exemples que les tyrans comme Tibère préfèrent les garçons, car leur caractéristique est de faire violence aux femmes aussi : ces violences ne sont pas sexuées. Il en va ainsi pour Néron43 et pour Caligula d’après Suétone. Le passage que le biographe consacre à ce prince (Caligula, 36) accumule les types de relation illicites, sur le plan de la loi et des mœurs (mores), mélange les catégories statutaires et les sexes. Ainsi, Caligula a des relations de stuprum (commercio mutui stupri) avec des citoyens44, avec un acteur de pantomime45 et avec des otages (des barbares probablement) ; il commet l’inceste avec ses sœurs, il aime une courtisane et il a des relations physiques avec des femmes mariées de haut rang. Dans ce comportement, plusieurs choses sont blâmées. Tout d’abord, ce n’est pas tant la relation du prince avec le pantomime ou avec une courtisane qui pose problème que le fait que celle-ci envahit l’espace public. En outre, le prince traite les hommes ou les femmes libres comme des esclaves : le terme contubernium employé pour qualifier sa relation avec le jeune homme de bonne famille Valerius Catulus suffit à l’indiquer, puisqu’il désigne l’union de deux esclaves ou d’un homme libre avec une concubine46 ; mais le plus explicite concerne les matronae (épouses de citoyens) :
« La plupart du temps, il les invitait à dîner avec leur mari et, lorsqu’elles passaient devant son lit de table, il les examinait avec soin et lenteur comme ceux qui achètent des esclaves, leur relevant même le visage de la main, si elles le baissaient par pudeur (pudore) ; ensuite, il sortait de la salle à manger autant de fois qu’il lui plaisait en emmenant à l’écart celle qui lui avait plu davantage, et à son retour, peu de temps après, portant les marques toutes fraîches de la débauche (lasciuia), il faisait tout haut des compliments ou des critiques sur ces femmes, en énumérant les qualités et les défauts physiques de chacune et de son accouplement avec elle47. »
15Le prince traite ces épouses de citoyens, ses invités, comme si elles étaient des esclaves, avant et après les avoir violées : il les examine comme une marchandise et les dénude du regard avant de le faire avec ses mots – rappelons que les esclaves étaient vendus nus, ce qui permettait au vendeur de commenter leurs qualités et aux acheteurs d’en voir immédiatement les défauts physiques éventuels48. Caligula s’approprie donc physiquement et verbalement le corps des matrones ; en outre, il change leur statut puisqu’il fait de certaines d’entre elles des femmes divorcées49. Le seul fait de relever le visage de ces épouses pour les regarder comme des esclaves est une atteinte à leur pudicitia. Cela provoque chez ces femmes une réaction de pudor, qualité indispensable aux hommes comme aux femmes libres qui leur permet de rougir, c’est-à-dire d’éprouver et de manifester de la honte50.
16Mais ce n’est pas seulement la pudicitia de ces femmes qui est souillée51 ; c’est celle du prince lui-même. La notice de Suétone commence en effet en ces termes : Caligula « n’épargna ni sa propre pudeur ni celle des autres (Pudicitiae neque suae neque alienae pepercit) » ; la relation (commercium) qui l’unit à M. Lepidus, au pantomime et à des otages est dite de « stuprum mutuel » (mutui stupri) : cela ne renvoie en rien à une question de consentement52, mais cela signifie que l’homme libre, doué de pudor, qui souille un autre se souille lui-même53. C’est là l’une des caractéristiques essentielles de la représentation du viol dans le monde romain : la personne de celui qui commet le stuprum est aussi, voire plus importante que la personne de la victime.
17On a vu que les violences sexuelles attribuées aux princes tyranniques du Haut-Empire par la tradition historiographique visaient indifféremment les genres (masculin et féminin), les âges et les statuts, puisque précisément ces violences consistent à traiter toutes et tous comme des esclaves – ou comme des prisonniers de guerre, qui deviennent des esclaves. Cet aspect est explicite dans le texte de Tacite sur Tibère cité précédemment : les victimes de la prédation sexuelle du prince sont traitées « comme des prisonniers (uelut captos) » par les esclaves qui ont pour tâche de les amener auprès de lui54. Cela nous invite à regarder de plus près les violences sexuelles commises dans un contexte de guerre.
Violences de guerre
18Dans l’ensemble des Annales et des Histoires de Tacite, il est rarement question de violences d’ordre sexuel commises dans le cadre de la guerre et lors de la prise d’une ville : sont mentionnés le pillage des biens, la réduction en esclavage des enfants et des femmes de peuples barbares, des massacres, sans que soit toujours précisé s’il y a des violences sexuelles. En revanche, celles qui sont explicitement mentionnées, et englobées dans la condamnation par l’historien des violences de guerre, ont presque toutes55 pour contexte la guerre civile et plus précisément l’année 69, celle des quatre empereurs (Galba, Othon, Vitellius, Vespasien). Ces violences sont le fait de soldats romains qui se comportent comme s’ils étaient en pays ennemi, et non en Italie. Ainsi, après la mort d’Othon, quand Rome a acclamé Vitellius et que tous les soldats de la ville lui ont prêté serment, les soldats qui sont ses partisans se rendent coupables d’actions violentes en Italie :
« Répandus dans les municipes et les colonies, les Vitelliens dépouillaient (spoliare), pillaient (rapere), souillaient tout de leur violence et de leurs stupra (ui et stupris polluere) ; portés à tout acte juste ou injuste (fas nefasque), ou bien se laissant acheter, ils ne respectaient ni le sacré ni le profane56. »
19Les stupra font partie d’une série d’actions violentes, qui s’attaquent aux biens et aux personnes57 (sans qu’on puisse distinguer si rapere signifie « voler » ou « enlever des êtres humains »), et constituent une souillure (polluere) ; la conduite déréglée et impie de ces hommes est pire que la guerre elle-même58. Si les soldats qui commettent ces crimes sont bien majoritairement romains59, ils se comportent, selon Tacite, comme s’ils étaient d’origine étrangère : il écrit encore (Histoires, II, 73, 2) que les Vitelliens se déchaînent et adoptent un comportement de non-Romains (in externos mores proruperant), en fait de cruauté (saeuitia), de désir excessif (libidine), de rapine (raptu). Il est possible que les termes libido et raptus60 fassent allusion à des violences sexuelles.
20Aucune précision n’est donnée dans ces passages sur les victimes de ces exactions. Les lignes que Tacite consacre au sac de Crémone61 par les partisans de Vespasien (les massacres ont lieu des deux côtés) sont plus explicites sur ce point :
« Quarante mille hommes armés s’y précipitèrent, et un nombre encore plus grand de valets d’armée et de vivandiers, davantage gâtés moralement et plus enclins à la débauche et à la cruauté. Ni le rang ni l’âge n’étaient une protection : les viols (stupra) étaient mêlés aux meurtres, les meurtres aux viols. Des vieillards d’un grand âge, des femmes à la fin de leur vie, sans valeur pour le butin, étaient traînés pour être un objet de moquerie ; quand une jeune fille pubère ou un individu remarquable par sa beauté se présentait, ils étaient mis en pièces par la violence (ui) et les mains de ceux qui les entraînaient et leurs ravisseurs eux-mêmes finissaient par s’entre-tuer62. »
21Même si Tacite met l’accent sur les valets d’armée et les vivandiers, dont les mœurs sont mauvaises, les soldats romains aussi sont coupables et la plupart d’entre eux sont d’origine italienne63. Qu’en est-il des victimes de ces violences ? Les trois critères traditionnels de distinction des personnes sont présents ici : la dignitas, le statut social, le rang (dignitas paraît ici englober la notion d’ordre social : ordo), l’âge (aetas) et le sexe (sexus) ; mais ils ne sont mentionnés que pour souligner le fait que les pillards ne prêtent aucune attention à ces facteurs de différenciation sociale et biologique. Tous et toutes sont traités comme le seraient des esclaves, alors que beaucoup d’entre eux sont nécessairement des ingenui (sinon, il ne serait pas question de la dignitas). La mention de l’âge suggère que les enfants ou les adolescents ne sont pas préservés de cette violence64.
22Dans un autre passage de son œuvre (Annales, XVI, 13, 2), à propos d’une épidémie qui sévit en Campanie, Tacite précise : « ni le sexe (sexus) ni l’âge (aetas) n’échappaient au danger », et il raconte que tous mouraient : esclaves, plébéiens de naissance libre, chevaliers, sénateurs. On retrouve ici les distinctions habituelles (sexus, aetas, ordo) pour mieux dire là encore l’indistinction des victimes. Le rapprochement entre les deux passages fait apparaître les massacres commis par l’armée des partisans de Vespasien comme un fléau qui ravage tout65. En revanche, pour les massacres de Crémone, une distinction est faite selon le critère de l’âge entre ceux qui sont objets de moqueries (injures verbales, outrages sexuels possibles) et ceux que les pillards s’arrachent, au sens littéral, en raison de leur jeunesse et de leur beauté ; mais, dans ces deux derniers cas, il n’y a pas de traitement différent selon le sexe : la jeune fille comme le beau garçon sont la proie des soldats. Ces violences sont sexuelles, mais pas sexuées. En revanche, la beauté est une incitation supplémentaire à la violence – comme c’était le cas dans l’anecdote de Tibère et du servant du sacrifice. Dans le monde romain, la beauté est toujours dangereuse66.
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23Il faut toujours prendre d’abord en considération le statut de celui qui est victime d’une violence sexuelle (stuprum, stuprum per uim), avant même de considérer son sexe biologique, comme pour toute autre forme de violence et d’outrage (uis, iniuria). Dans un monde profondément inégalitaire comme le monde romain antique, où la première ligne de partage passe entre les libres et les non-libres, qui sont la propriété d’autrui, le viol apparaît à la fois comme une violence sexuelle et comme une violence statutaire. En outre, si la violence sexuelle n’est pas toujours sexuée, c’est lorsqu’elle s’attaque à des ingenui, à des individus libres, lorsqu’elle les traite comme des esclaves qu’elle est le plus dénoncée par les textes et réprouvée par la société. Qu’il s’agisse du prince dont les auteurs anciens montrent la violence tyrannique, ou des soldats dont la violence exercée contre des compatriotes dans la guerre civile est un crime impie, le pillage des biens et des corps dont ils se rendent coupables est un moyen de les disqualifier irrémédiablement. En effet, dans tous ces récits, l’acteur de la violence est au moins aussi important que sa victime : est impudicus celui qui commet l’atteinte sexuelle comme celui ou celle qui en est la victime. C’est la pudicitia non seulement de la personne qui a subi le stuprum qui est ruinée, mais aussi celle de celui qui l’a commis, indigne d’être citoyen, indigne d’être romain.
Notes de bas de page
2 On entend ici ce terme au sens d’atteinte ou d’agression sexuelles, qu’il y ait ou non pénétration sexuelle (les textes latins, le plus souvent, ne précisent pas ce point). Sur les termes grecs et latins qui expriment les violences sexuelles, G. Doblhofer, Vergewaltigung in der Antike, Stuttgart/Leipzig, Teubner, 1994 (en particulier chap. 1). Cet ouvrage recense de très nombreuses sources grecques et latines.
3 Cette question était le point de départ du livre de G. Doblhofer. Voir aussi L. C. Curran, « Rape and victims in the Metamorphoses », dans J. Peradotto et J. P. Sullivan (éd.), Women in the Ancient World. The Arethusa Papers, Albany, State University of New York Press, 1984, p. 263-286. L’article adopte souvent un point de vue anachronique et ethnocentriste, mais note à juste titre que les études traditionnelles éludent la question.
4 Voir en particulier Tite-Live, Histoire romaine, I, 57-58.
5 Voir notamment J. A. Arieti, « Rape and Livy’s view of Roman History », dans S. Deacy et K. F. Pierce (éd.), Rape in Antiquity. Sexual violence in the Greek and Roman Worlds, Swansea/Londres, Duckworth/The Classical Press of Wales, 1997, p. 209-229. L’auteur envisage surtout la dimension institutionnelle et politique des histoires de viol situées aux origines de Rome.
6 Sur ce point, voir aussi chez Tite-Live (III, 44-48) l’épisode fameux de la jeune fille Virginie (Verginia) que le decemvir Appius Claudius veut soumettre au stuprum (44, 1 : « Ap. Claudium uirginis plebeiae stuprandae libido cepit. »). Sur ce terme, voir infra.
7 Sur la tyrannie dans le monde grec, CI. Mossé, La tyrannie dans la Grèce antique, Paris, PUF, 19691. Pour un exemple, voir Aristote, Politique, V, 10, 16-18 (1311 a 39-1311 b 23), commenté par M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. II : L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 110. Voir aussi ibid., p. 224 (sur Isocrate, Nicoclès, 36). Sur les représentations romaines du tyran, F. Dupont, T. Éloi, L’érotisme masculin dans la Rome antique, Paris, Belin, 2001, p. 263-323.
8 P. Payen, Les revers de la guerre en Grèce ancienne. Histoire et historiographie, Paris, Belin, 2012.
9 Par exemple, il n’y a pas d’article sur le sujet dans le volume édité par A. Allély, Corps au supplice et violences de guerre dans l’Antiquité, Bordeaux, Ausonius, 2014. Il existe un programme « Le récit de guerre comme source d’histoire », porté par les laboratoires scientifiques de plusieurs Universités, qui a donné lieu à trois journées d’études ; la dernière, intitulée « La violence des soldats dans les récits de guerre de l’Antiquité à l’époque contemporaine », qui a eu lieu à Paris (INHA) les 6 et 7 juin 2014, ne comprend pas de communication dédiée spécifiquement à la question du viol, même s’il a pu en être question. On peut citer cependant I. B. Antela-Bernárdez, « Vencidas, violadas, vendidas : mujeres griegas y violencia sexual en asedios romanos », Klio, 90, 2, 2008, p. 307-322.
10 Sur ce problème des sources sur le viol dans l’Antiquité, voir P. Payen, op. cit., p. 172 et l’article de S. Boehringer dans ce volume.
11 Outre G. Vigarello, Histoire du viol XVIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1998, citons S. Audoin-Rouzeau, « Massacres. Le corps et la guerre », dans J.-J. Courtine (dir.), Histoire du corps, t. 3 : Les mutations du regard. Le XXe siècle, Paris, Seuil, 2006, p. 293-334 ; R. Branche et F. Virgili (dir.), Viols en temps de guerre, Paris, Payot, 2011 ; Les lois genrées de la guerre, Clio. Femmes, Genre, Histoire, 39, 2014.
12 Voir le compte rendu de l’ouvrage Viols en temps de guerre cité ci-dessus : A.-C. Rebreyend, Clio. Femmes, Genre, Histoire, 39, 2014, p. 287-290.
13 En plus des exemples traités infra, voir Tite-Live, III, 47, 2 : le père de Virginie compare la menace que fait peser le decemvir Appius sur Rome alors en paix à ce qui est à craindre pour les enfants (liberi) dans une ville prise.
14 En grec ancien, il n’y a pas de mot qui soit l’équivalent de « viol » : cf. P. Payen, op. cit., p. 174, n. 122. Sur l’absence de la catégorie et du terme de « viol », au sens moderne, dans les textes grecs et latins, voir G. Doblhofer, op. cit., et l’article de S. Boehringer dans ce volume.
15 D’après Varron (De Lingua Latina, VI, 80), l’expression uirginem uiolare est un euphémisme pour uitiare, qui signifie altérer, déshonorer, outrager.
16 Cicéron, Verrines, II, 4 (De signis), 116 : Cicéron oppose la prise de Syracuse par Marcellus en 212, qui se serait faite sans massacres, et la conduite criminelle de Verrès dans la ville : « la violence faite à des individus nés libres, des mères de famille outragées (adhibitam uim ingenuis, matres familias uiolatas) ». Mais on pourrait traduire « uiolatas » par « violentées », voire par « violées ». Sauf mention contraire, les traductions sont personnelles.
17 Sur l’histoire de la notion de « viol » dans le Droit français, voir G. Vigarello, op. cit., p. 107 (au XVIIIe siècle), p. 147 (Code pénal de 1810), p. 247-249 (au XXe siècle).
18 T. Mommsen, Droit pénal romain, t. II, trad. J. Duquesne, Paris, éd. A. Fontemoing, 1907, p. 371. Sur le sens politique de uis, voir A. Lintott, Violence in Republican Rome, Oxford, Oxford University Press, 19992 (19681), p. 22-23 : uis est plus proche du terme moderne « force » que de « violence ». A. Lintott n’envisage pas du tout la question des violences sexuelles.
19 Voir T. Mommsen, op. cit., t. II, p. 385-386, qui renvoie à Marcianus, Digeste, 48, 6, 3, 4, où sont mentionnés comme victimes de la violence sexuelle l’enfant et la femme (« Praeterea punitur huius legis poena, qui puerum uel feminam, uel quemquam per uim stuprauerit. »). Le texte latin du Digeste est cité d’après T. Mommsen et P. Krüger (éd.), The Digest of Justinian, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1985 (trad. A. Watson).
20 Voir G. Rizzelli, Lex Iulia de adulteriis : studi sulla disciplina di adulterium, lenocinium, stuprum, Lecce, éd. del Grifo, 1997, p. 250-253 et D. Cloud, « Lex Iulia de ui : Part II », Athenaeum, 67, 1989, p. 427-465, en particulier p. 444-448 (D. Cloud considère le texte du Digeste, 48, 6, 3, 4 comme une interpolation post-augustéenne). Sur la loi de ui, voir encore J.-L. Ferrary, « Lois Iuliae Caesaris judiciaires ? Loi de ui », dans J.-L. Ferrary et P. Moreau (dir.), Lepor. Leges Populi Romani, Paris, IRHT-TELMA, 2007 (URL : http://www.cn-telma.fr/lepor/notice471/), et D. Cloud, « Lex Iulia de ui : Part I », Athenaeum, 66, 1988, p. 579-595.
21 Voir Ulpien, Digeste, 47, 10, 1, 2 : « Omnemque iniuriam aut in corpus inferri, aut ad dignitatem, aut ad infamiam pertinere. In corpus fit, cum quis pulsatur. Ad dignitatem, cum comes matronae abducitur. Ad infamiam, cum pudicitia adtemptatur. » « Toute injure consiste à attaquer le corps ou bien vise la dignité ou l’honneur. Le corps, lorsque quelqu’un est frappé ; la dignité, lorsque l’on ôte à une matrone la personne qui l’accompagne ; l’honneur, lorsque l’on porte atteinte à la pudeur. »
22 Voir Ulpien, Digeste 47, 10, 1, 1 : « Iniuriam autem fieri Labeo ait aut re aut uerbis. »
23 « Celui qui accompagne », comes, peut être un homme libre (liber), un esclave (seruus), un homme (masculus) ou une femme (femina) ; les paedogagogi, esclaves qui accompagnent et protègent les enfants dans la rue, font partie des comites : cf. Ulpien, Digeste, 47, 10, 15, 16.
24 Voir Ulpien, Digeste, 47, 10, 15, 19 : comitem abducere ou appellare ou adsectari (cité par T. Mommsen, op. cit., t. III, p. 104). L’action d’appellare est définie ainsi : « attenter à la pudeur d’autrui par un discours caressant », « attenter aux bonnes mœurs » (Digeste, 47, 10, 15, 20 : « Appellare est blanda oratione alterius pudicitiam adtemptare. […] aduersus bonos mores adtemptare. »)
25 Voir O. Lenel, Das Edictum perpetuum : Ein Versuch zu seiner Wiederherstellung, Leipzig, B. Tauchnitz, 19273 (18831) ; traduit par F. Peltier, Essai de Reconstitution de l’Édit Perpétuel, Paris, L. Larose, 1901-1903, reprod. Glashütten im Taunus, D. Auvermann, Paris, E. Duchemin, 1975, II (1903), p. 134.
26 Sur cette notion, E. Fantham, « Stuprum : Public Attitudes and Penalties for Sexual Offences in Republican Rome », Échos du Monde classique/Classical Views, XXXV, 1991, p. 267-291 et G. Rizzelli, op. cit. (en particulier chap. iv).
27 C. A. Williams, Roman Homosexuality: Ideologies of Masculinity in Classical Antiquity, Oxford/New York, Oxford University Press, 1999, p. 97 et 101. Sur ce point, voir aussi l’article de S. Boehringer dans ce volume.
28 En dernier lieu, voir P. Moreau, « Loi Iulia réprimant l’adultère et d’autres délits sexuels », Lepor, op. cit., en ligne : http://www.cn-telma.fr/lepor/notice432/) : « La loi […] exprimait une prohibition générale des actes de stuprum et d’adulterium » (5. Délits et personnes visées). Sur le stuprum réprimé par cette loi, voir 11. Le stuprum : « À l’époque des juristes classiques, on utilisait la loi Iulia pour réprimer, sous le nom de stuprum, les relations sexuelles avec une uirgo ou une uidua, veuve ou divorcée. » Le viol ne tombait pas sous le coup de cette loi.
29 Outre Papinien, Digeste, 48, 5, 6, pr., voir Ulpien, Digeste, 47, 10, 25 et 47, 10, 9, 4 (textes cités et commentés par T. Mommsen, op. cit., t. III, p. 103). Sur la clause de l’édit du préteur de seruo corrupto, voir aussi ibid., t. III, p. 161 et O. Lenel, op. cit., I, 1901, § 63 (p. 196-197).
30 Voir Ulpien, Digeste, 25, 7, 1, 1 auquel renvoie P. Moreau, loc. cit. : il s’agit des femmes esclaves, des prostituées ou anciennes prostituées, des femmes condamnées pour adultère.
31 Voir Paul, Digeste, I, 18, 21 : « à propos de l’esclave corrompu ou bien de l’esclave déflorée ou bien de l’esclave violé » (« de seruo corrupto uel ancilla deuirginata uel seruo stuprato ») et Ulpien, Digeste, 47, 10, 25 : « si une esclave a subi le stuprum/a été violée » (« si stuprum serua passa est »). C. Williams, op. cit., p. 98 avec les notes 10 et 11 cite ces deux textes ainsi que des exemples littéraires.
32 Ulpien, Digeste, 47, 10, 9, 4 (cité par T. Mommsen, op. cit., t. II, p. 103, n. 3) : « Si quelqu’un a essayé de rendre impudici une femme (feminam) comme un homme (masculum), des hommes nés libres (ingenuos) ou des affranchis (libertinos), il tombe sous le coup de l’actio pour iniuria. Et même si on a porté atteinte à la pudicitia d’un esclave, l’actio pour iniuria a lieu. »
33 Dans son usage littéraire, stuprum peut concerner des étrangers (des non romains) : voir par exemple Tite-Live, 38, 24 (Chiomara, épouse d’un roi galate) ; Tacite, Histoires, I, 4, 14 (des Bataves) ; Tacite, Histoires, XIV, 31, 1 (les filles du roi breton Prasutagus et de son épouse Boudicca : voir infra). Pour des exemples chez Cicéron, C. Williams, op. cit., p. 109. Sur le viol de Chiomara, S. Ratti, « Le viol de Chiomara : sur la signification de Tite-Live 38, 24 », Dialogues d’histoire ancienne, 22/1, 1996, p. 95-131.
34 Voir R. Omitowoju, Rape and the Politics of Consent in Classical Athens, Cambridge, Cambridge University press, 2002. D’une part, il n’y a pas de réelle distinction légale entre la séduction et le viol ; le viol, tel que nous le définissons aujourd’hui, n’est pas une catégorie légale, mais sociale (p. 131). En outre, la notion de consentement n’est pas centrale pour comprendre les termes légaux qui concernent les conduites sexuelles transgressives (p. 230). Sur la présence ou l’absence de la notion de consentement dans le Code pénal français aujourd’hui, voir L. Leturmy et M. Massé dans ce volume.
35 Ulpien, Digeste, 3, 1, 1, 6. De façon analogue, la femme mariée qui est détenue par des ennemis et subit leur violence ne peut être condamnée pour adultère ou stuprum : Ulpien, Digeste, 48, 5, 14 (13), 7.
36 Suétone, Tibère, 43, 1 et 44, 1.
37 Suétone, Tibère, 44, 3. Curieusement, P. Klossowski (Le Livre de Poche, 1990) ajoute en traduisant « exprobrarant » la notion de consentement : « s’étant mutuellement reproché d’avoir consenti à cet opprobre » !
38 Le texte de Tacite, Annales VI, 1, 1 cité plus loin indique que Tibère agit « more regio » : « à la façon des rois ». Sur la figure de Tibère construite par les historiens antiques, F. Dupont et T. Éloi, op. cit., p. 293-310.
39 F. Dupont et T. Éloi, ibid., p. 309 s’appuient sur le verbe constuprare pour dire que ces deux garçons sont « vraisemblablement libres ». Mais les appariteurs du culte, les flûtistes en particulier, sont souvent de statut servile, et on a vu que, dans le droit, le stuprum pouvait concerner des esclaves.
40 Tacite, Annales, VI, 1, 1-2 : « ut more regio pubem ingenuam stupris pollueret. 2. Nec formam tantum et decora corpora, sed in his modestam pueritiam, in aliis imagines maiorum incitamentum cupidinis habebat. » (trad. P. Wuilleumier, CUF, 1975 ; tirage revu et corrigé par H. Le Bonniec, CUF, 1990).
41 Si on se fie au sens strict des termes pubes, qui désigne l’âge pubère, et pueritia, qui correspond à l’enfance avant l’âge pubère, le texte est ambigu. Mais, de façon moins restrictive, les deux termes peuvent désigner de très jeunes gens qui sont à la fin de la pueritia (celle-ci finit vers 16-17 ans pour les garçons avec la prise de la toge virile).
42 Tite-Live, I, 57: «Ibi. Sex. Tarquinium mala libido Lucretiae per uim stuprandae capit; cum forma tum spectata castitas incitat.»
43 Suétone, Néron, 28,1 : « Super ingenuorum paedagogia et nuptarum concubinatus Vestali uirgini Rubriae uim intulit. », « Outre ses relations de pédagogue ( ?) avec des jeunes gens libres et ses unions avec des femmes mariées, il fit violence à la Vestale Rubria. » Le viol de la Vestale est une impiété et un cas d’incestus (voir P. Moreau, Incestus et prohibitae nuptiae, Paris, Les Belles Lettres, 2002, en particulier p. 137-150).
44 Suétone (Caligula, 36, 3) cite M. Aemilius Lepidus, qui est le mari de sa sœur Drusilla, et Valerius Catulus : « Valerius Catulus, jeune homme de famille consulaire, dit même à grands cris qu’il avait été violé (stupratum) par l’empereur et qu’il avait les flancs épuisés par sa cohabitation avec lui (latera sibi contubernio eius defessa). »
45 Il s’agit de Mnester, réputé pour sa beauté, et amant de Messaline, épouse de l’empereur Claude. D’après Tacite (Annales, XI, 36), Messaline aussi se comporte de manière tyrannique : Mnester dit qu’il a agi sous la contrainte (necessitas).
46 Il en va de même du terme paedagogium utilisé par Suétone à propos de Néron (le pédagogue était un esclave). C. Williams, op. cit., p. 106, n. 40, pense que ce terme désigne ici un établissement où les jeunes gens libres étaient traités comme des esclaves, peut-être un lupanar. Quoi qu’il en soit exactement, les ingenui mentionnés dans ce texte sont bien traités comme tels.
47 Suétone, Caligula, 36, 5.
48 P. Cordier, Nudités romaines. Un problème d’histoire et d’anthropologie, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p. 148 et suiv. Sur l’adultère avec des matrones traditionnellement reproché aux personnages tyranniques, voir P. Cordier, op. cit., p. 295.
49 Suétone, Caligula, 36, 6 : « Il signifia le divorce à certaines d’entre elles au nom de leur mari et en son absence et il ordonna que cela soit mentionné dans les actes officiels. »
50 Sur le pudor, P. Cordier, op. cit., p. 275 (« Le pudor était une norme partagée, contraignante aussi bien pour les hommes que pour les femmes. ») et l’ouvrage collectif Rubor et Pudor : Vivre et penser la honte dans la Rome ancienne, éd. R. Alexandre, C. Guérin et M. Jacotot, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2012.
51 Sur la pudicitia féminine, P. Cordier, op. cit., p. 271-276. La pudicitia est aussi une qualité masculine (voir E. Fantham, loc. cit., p. 272-274).
52 Je ne pense pas non plus que cela soit en relation avec la pénétration sexuelle, comme l’affirme C. Williams, op. cit., p. 208.
53 Cet aspect a été bien mis en valeur pour le Contre Timarque d’Eschine par l’étude de N. Fischer, « Body-Abuse : The Rhetoric of Hybris in Aeschines’ Against Timarchos », dans J.-M. Bertrand (dir.), La violence dans les mondes grec et romain, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 67-89. Timarque est coupable d’hybris (inconduite sexuelle qui ruine l’honneur et l’intégrité physique d’un citoyen), non seulement contre le corps des autres, mais aussi contre son propre corps (voir en particulier les § 40 et 108 du texte).
54 Tacite, Annales, VI, 1, 2.
55 Le seul autre exemple est celui du viol des filles de Boudicca : Tacite, Annales, XIV, 31, 1 : « Son royaume et sa maison furent ravagés comme des conquêtes (uelut capta), le premier par les centurions, la seconde par ses esclaves. Tout d’abord, son épouse Boudicca fut frappée et on fit sexuellement violence à ses filles (filiae stupro uiolatae sunt). »
56 Tacite, Histoires, II, 56, 1-2.
57 Sur le parallèle entre pillage de la cité et violence faite au corps des femmes dans le monde grec, voir P. Payen, op. cit., p. 174 et 176.
58 C’est ce qu’écrit Tacite au début du passage : « des maux plus pénibles et plus affreux que la guerre accablaient l’Italie » (Histoires, II, 56, 1). Sur cette période, P. Cosme, L’année des quatre empereurs, Paris, Fayard, 2012, p. 139-140 (p. 139 : « Ce sont surtout les violences commises envers les civils qui semblent avoir particulièrement frappé les esprits »).
59 Voir P. Cosme, op. cit., p. 140 et p. 143 : « Les brutalités qui affectèrent l’Italie au printemps 69 ont donc été, pour l’essentiel, le fait de légionnaires italiens, certes accompagnés d’auxiliaires gaulois et germains. »
60 Sur le lien entre raptus et stuprum, G. Rizzelli, op. cit., p. 255 et n. 322.
61 Il s’agit de la seconde bataille de Crémone (au nord de l’Italie), qui oppose l’armée de Caecina (partisan de Vitellius) à celle d’Antonius Primus (du côté de Vespasien). Sur ce massacre, voir P. Cosme, op. cit., p. 175 et suiv.
62 Tacite, Histoires, III, 33, 1 : « Quadraginta armatorum milia inrupere, calonum lixarumque amplior numerus et in libidinem ac saeuitiam corruptior. Non dignitas, non aetas protegebat quo minus stupra caedibus, caedes stupris miscerentur. Grandaeuos senes, exacta aetate feminas, uiles ad praedam, in ludibrium trahebant ; ubi adulta uirgo aut quis forma conspicuus incidisset, ui manibusque rapientium diuolsus ipsos postremo direptores in mutuam perniciem agebat. »
63 P. Cosme, op. cit., p. 176 : « On ne peut pas plus imputer les déprédations commises alors par l’armée de l’Illyricum que les violences des troupes de Vitellius à un recrutement “barbarisé”. En effet, les Italiens représentaient alors la majorité des recrues des légions stationnées en Dalmatie, en Pannonie et en Mésie. »
64 Certains textes le précisent, voir Tite-Live, XXIX, 17, 15 : un habitant de Locres décrit devant le sénat romain la conduite des soldats de Pléminius (en 204 av. J.-C., pendant la 2e guerre Punique) : « Omnes rapiunt, spoliant, uerberant, uulnerant, occidunt, construprant matronas, uirgines, ingenuos raptos ex complexu parentium. », « Tous volent, pillent, frappent, blessent, tuent, violent les matrones, les jeunes filles, les enfants libres arrachés aux bras de leurs parents. » Ingenui indique un statut, pas un âge, mais la jeunesse de ces victimes se déduit de l’indication finale.
65 Ce passage s’insère dans le récit des crimes de Néron.
66 C’est aussi ce que note L. Curran à propos des Métamorphoses d’Ovide (loc. cit., p. 274).
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