Violences contre les femmes : féminisme-s, antiféminisme-s et études de genre
p. 125-141
Texte intégral
1Tenter d’établir un état des lieux succinct sur la manière dont sont pensées les violences contre les femmes en sociologie, c’est inéluctablement rappeler l’importance du féminisme, tant dans la constitution de cet objet au sein des sciences sociales que dans son émergence sur la scène politique. Les violences contre les femmes sont devenues des objets bons à penser par les sciences sociales dans le mouvement de dénonciation et de politisation, puis de criminalisation et de pénalisation de ces violences. C’est ainsi rappeler que cet objet de recherche a été et reste un enjeu de luttes scientifique et politique, où les frontières qui se dressent entre le féminisme et l’antiféminisme ne se repèrent pas toujours avec évidence. Les débats qui opposent féministes et antiféministes ont été particulièrement visibles ces dernières années tant les questions du genre et des rapports sociaux entre les sexes ont occupé les champs politique et médiatique français. Le mouvement féministe, à travers son histoire, a pu connaître des réactions antiféministes pour chacune de ses revendications ; celle contre les violences contre les femmes n’y échappe pas.
2La dénonciation des violences que subissent les femmes ne semble pas avoir été une lutte principale du féminisme de la « première vague ». Certes, la brutalité physique des hommes alcooliques a pu être pointée du doigt au sein du mouvement antialcoolique au XIXe et au début du XXe siècle : les femmes pouvant y être présentées comme les premières victimes de la violence des maris avinés. Toutefois les violences ne représentaient qu’une cause secondaire dans les stratégies féministes au sein de l’antialcoolisme1. En prônant une égalité dans la différence et la complémentarité, un féminisme maternaliste2 appelait à la participation publique des femmes dans la lutte contre les fléaux sociaux. Le vote des femmes permettrait de redresser le vote masculin soumis à la pression des lobbies alcooliers. De plus, l’explication de la bestialité de l’homme ivre, « si gentil quand il n’a pas bu », ne s’insérait pas encore dans une critique du patriarcat : alcool et misère du monde ouvrier étaient les vrais responsables, quand ce n’étaient pas les femmes elles-mêmes, « mauvaises ménagères », qui étaient mises à l’index3. Il faut attendre le féminisme de la deuxième vague et la politisation du « privé » pour voir les violences faites aux femmes se constituer en véritable problème public.
3Les recherches féministes sur les violences masculines ont ainsi marqué à partir des années 1970 une rupture épistémologique avec les approches classiques, androcentriques, consacrées à la violence en sociologie ou en anthropologie, qui se focalisait alors essentiellement sur l’espace public. Les violences à l’encontre des femmes dans l’espace domestique n’étaient d’autant pas étudiées qu’elles demeuraient non perçues comme telles par le biais d’un mécanisme d’euphémisation de la violence masculine. Parler de « drames familiaux », de « différents familiaux », de « crimes passionnels » invisibilise le sexe des victimes, celui des agresseurs et les logiques sociales mises en œuvre. Les travaux féministes se sont ainsi efforcés de démontrer que les violences dont les femmes sont l’objet, ne sont ni des « accidents », ni des faits isolés, mais les conséquences extrêmes de la domination masculine. La dénonciation militante a prolongé et renforcé la diminution du seuil de tolérance à l’égard des violences masculines. Si l’historien semble éprouver de réelles difficultés pour quantifier l’évolution de ces violences dans leur quotidien4, il souligne néanmoins la réprobation sociale de la virilité violente au cours du XXe siècle. La fin du XIXe siècle avait déjà connu le passage d’une masculinité offensive (centrée sur la violence, la provocation, le défi) à une masculinité maitrisée5 (fondée sur la parole, la médiation) : mais cette mutation ne fut en rien synonyme de disparition des violences masculines contre les femmes. Et c’est bien la définition de ces violences, leur pénalisation et la nécessité de leur évaluation qui allaient être au cœur des luttes féministes de la deuxième et troisième vagues, tout comme des réactions antiféministes qu’elles suscitèrent.
Féminisme-s, antiféminisme-s et études de genre
4Pour Michelle Perrot, le féminisme est « un mouvement qui vise l’égalité des sexes, sans nier pour autant leur différence, l’antiféminisme est ce qui récuse cette égalité, y voyant plus ou moins obscurément une menace pour l’ordre d’un monde fondé sur la hiérarchie sexuelle et la domination masculine6 ». Si l’on comprend aisément que les deux mouvements se construisent mutuellement en opposition, l’historienne du féminisme Christine Bard évoque néanmoins une certaine complexité dans le travail de définition : « La définition même du féminisme contemporain est loin d’être consensuelle, ce qui complique d’autant l’identification de ses détracteurs7. » Face à la difficulté d’embrasser une vision panoramique du féminisme (comme mouvement social, artistique, politique, scientifique), il est nécessaire de décliner féminisme et antiféminisme au pluriel.
5La diversité des féminismes apparaît dans l’objet de leurs revendications (pour l’avortement, contre les violences, pour les droits des lesbiennes, contre le sexisme dans le quotidien, dans les jouets, dans la publicité, contre la prostitution, la pornographie, les inégalités de salaire, pour la réussite scolaire, etc.), dans leur organisation (groupement local, commission dans des ligues ou des ONG internationales, ministère), mais aussi au regard de leur couleur politique, religieuse ou laïque et de leur manière de penser les rapports entre les sexes (universalistes, différentialistes, matérialistes, queer…). Une telle diversité entraîne non seulement des enjeux de placement, mais aussi un flou et de la confusion quand il s’agit de démarquer le féminisme de l’antiféminisme. Bien qu’en se revendiquant toutes « féministes », les revendications d’émancipation des unes peuvent être l’objet de dénonciation de l’aliénation et de la domination par les autres. Le féminisme au pluriel pose la question des rapports de force entre les courants féministes et celle de l’existence d’un féminisme majoritaire et hégémonique, où toute remise en question serait une trahison du féminisme qui alimenterait l’antiféminisme et la domination masculine8. Christine Bard9 souligne ainsi qu’il serait de mauvaise foi intellectuelle de nier l’existence d’un féminisme de droite, tout comme celle de féminismes pensés dans d’autres cadres conceptuels que la laïcité de gauche. Si la récupération du label « féministe » peut toujours démontrer une certaine positivité de l’image du mouvement (qui possède généralement une connotation négative), il reste toujours à juger si les revendications de ses mouvements sont réellement bénéfiques aux femmes. La pluralité, les oppositions subtiles entre un « bon » et un « mauvais » féminisme, condamnent-elles à une forme de myopie, d’impuissance ou à un parti pris quand il s’agit d’identifier le féminisme et l’antiféminisme ? Au sein de leur multiplicité, les féminismes partagent néanmoins un certain nombre de valeurs communes (liberté, égalité, justice, autonomie, respect10) et s’accordent sur une conception dénaturalisée des rapports entre les sexes qui interroge la construction des normes et des identités sexuées. De plus, les divergences féministes ne doivent pas être réduites à une négativité : en tant que « projet critique », le féminisme ouvre de nombreux débats, où le dissensus s’inscrit au cœur de l’exercice de la démocratie11. C’est donc dans les contextes particuliers, dans leurs actions et leurs alliances conjoncturelles, dans les prises de position théoriques et politiques sur certains objets que s’expriment le mieux leurs divergences, et leur distinction avec l’antiféminisme.
6Christine Bard s’interrogeait en 1999 : « Comment établir le lien entre l’antiféminisme – violence que l’on pourrait qualifier de symbolique – et les violences contre les femmes – coups, viols, meurtres12 ? » Elle appelle à distinguer l’antiféminisme (comme opposition à l’émancipation des femmes), la misogynie (comme haine et mépris à leur égard) et la gynophobie (comme crainte pathologique des femmes)13. Le doute sur la nature antiféministe des prises de position se lève alors clairement lorsqu’elles se mêlent de sexisme et de misogynie. Féminisme et antiféminisme se répondent et interagissent sous le mode du conflit en fonction de l’évolution des rapports sociaux entre les sexes et de leurs conceptions : l’antiféminisme se constituant le plus souvent en mouvement réactionnaire à l’encontre des revendications féministes. L’antiféminisme, en dehors de la misogynie tristement ordinaire, peut ainsi chercher à indexer le féminisme, ses avancées et ses revendications, comme le responsable des nouveaux désordres qui non seulement mettraient en péril la complémentarité, harmonieuse et naturelle entre les sexes, les identités masculines et féminines, mais aussi l’avenir et la survie de la société, voire de la civilisation. On retrouve alors une version modernisée de mythes anciens, ceux d’Ève et de Pandore, pour qui le malheur arrive toujours par les femmes, ou par les féministes. Certains antiféministes peuvent alors se poser comme les garants du véritable féminisme (logique du « je suis féministe mais… ») qui se propose de protéger les femmes d’un féminisme dégradant ou faussement émancipateur. Il y a donc parfois du trouble dans le féminisme, puisque certains antiféministes se réclament aussi du féminisme. Francis Dupui-Déri14 discerne quant à lui trois formes d’antiféminisme : l’ordinaire (outre le sexisme, le féminisme y est décrit comme une menace pour l’ordre social), le masculinisme (la domination y est inversée, les hommes seraient les « vraies » victimes, celles du féminisme), et le post-féminisme (le féminisme est à dépasser, bien qu’il ait été bénéfique dans le passé, car l’égalité entre les sexes est réalisée). Il décrit notamment le secteur de la lutte contre les violences comme le premier touché par l’antiféminisme. Les féministes qui œuvrent contre la violence contre les femmes sont en effet en première ligne de la violence antiféministe. L’une des idées centrales des féministes est de dénoncer la domination masculine comme système. Or la domination masculine n’est pas que symbolique et l’antiféminisme non plus : il a pu s’exprimer aussi par des actes de violences terroristes.
7Le concept de genre est un héritier du féminisme de la deuxième vague dont il conserve une dimension proprement politique. L’introduction du genre en tant qu’objet légitime de recherches universitaires ne s’est pas faite sans controverse, « l’impureté » du concept suscitant des méfiances tant du côté politique que du côté scientifique. Le concept a pu paradoxalement sembler impropre pour certaines chercheuses et militantes qui y voyaient une perte de la charge politiquement subversive des travaux féministes (le genre était plus neutre, trop « politiquement correct »), tandis qu’il semblait (et semble encore) au contraire trop politique, trop idéologique pour acquérir un statut scientifique aux yeux de certaines institutions (les études féministes étaient jugées trop militantes, trop situées, trop écartées d’une science prétendant à l’universalité). L’histoire politique et l’histoire scientifique du genre sont constamment imbriquées : lorsque les questions liées à la sexualité (les violences sexuelles sur les femmes, la pornographie, la prostitution) arrivèrent sur l’agenda politique français, la politisation du genre permit de confirmer sa reconnaissance scientifique15. Le genre est donc condamné à être un concept sous tensions. Sa légitimité est toujours questionnée au travers de son double statut, politique et scientifique. Si les controverses sont encore vives sur la scène politique, celles qui animent les débats scientifiques possèdent néanmoins un socle commun déjà ancien. L’histoire du concept de genre est retracée chez Christine Delphy16 comme le décrochage progressif du présupposé naturaliste jusqu’à sa théorisation en tant que rapport de pouvoir. Les « études genre » (Gender Studies), elles aussi au pluriel, se distinguent des études des femmes (Women’s Studies) et des études féministes (Feminist Studies) tout en les prolongeant. Les études femmes, en évoquant la « condition féminine », ont permis de sortir de l’ombre le vécu, le rôle et l’importance des femmes dans de nombreux espaces de la vie sociale. Les études féministes, conjointement aux mouvements féministes, refusaient de voir la subordination des femmes et du féminin comme naturelle et inévitable. Elles avaient pour objectif de mieux comprendre et d’expliquer les causes et les effets des rapports sociaux de sexe afin d’offrir les leviers nécessaires à leur transformation et au dépassement de la domination masculine. Les études genre qui prirent leur essor dans les années 1980 imposèrent d’une part l’idée de penser le rapport social entre les sexes comme un rapport de pouvoir, l’idée de ne plus se focaliser uniquement sur les femmes, et d’autre part l’idée de remettre en question la naturalité du « sexe ». Les violences contre les femmes occupent une place importante au sein de ces différents courants ; il convient maintenant d’en retracer les grandes lignes de leur conceptualisation.
Féminismes et violences contre les femmes
8Les féminismes de la deuxième vague vont orienter leurs interrogations et leurs revendications sur le « privé » : autonomie des femmes dans la conjugalité, contraception, avortement, viol et autres violences sur les femmes. Des groupes femmes se forment dans les années 1970 afin de favoriser une conscientisation des violences : le partage de leurs expériences personnelles leur permettait de sortir de leurs singularités pour les appréhender à une autre échelle, politique, avec une nouvelle lecture des solutions et des causalités. La considération de ces phénomènes en tant que fait social17 est ainsi d’abord née de la mise en commun des violences subies, bien avant que les enquêtes puissent offrir un moyen de les objectiver par la statistique. Le mouvement féministe s’est alors engagé à politiser ces violences pour les sanctionner sur le plan pénal et offrir des lieux d’accueil pour les victimes. L’objectivation et la définition de ces violences allaient elles aussi devenir un enjeu de luttes scientifique et politique18.
9Suite aux victoires juridiques des luttes en faveur de l’avortement (1975 et 1979), les combats féministes se recentrent contre le viol, puis plus largement sur les autres formes de violences contre les femmes (harcèlement sexuel, violences conjugales). Jalna Hanmer fut l’une des premières à théoriser les violences physiques exercées par les hommes à l’encontre des femmes, en interrogeant la signification d’un tel phénomène, non pas au niveau interpersonnel mais au niveau macrosociologique. La violence constituait pour elle un « facteur majeur du contrôle social des hommes sur les femmes19 ». Pour Jalna Hanmer, la violence doit recouvrir tant l’usage de la force que celui de la menace comme moyens pour maintenir la soumission des femmes, pour imposer l’adoption de certains comportements ou les exclure de certains domaines de la vie sociale. C’est cette conception de la violence qui va servir d’hypothèse dans l’élaboration de l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF, 2000).
10L’ENVEFF fut la première enquête de victimation importante en France métropolitaine. Les violences faites aux femmes y ont ensuite profondément gagné en visibilité à l’échelle nationale et font depuis l’objet d’investigations de plus en plus fines. L’enquête a été commandée par le secrétariat d’État aux droits des femmes, pour suivre les recommandations de la conférence de l’ONU à Pékin en 1995. Les objectifs de l’enquête ENVEFF visaient à répondre au retard de la France dans la production de données statistiques sur les violences envers les femmes en population générale (6 970 femmes âgées de 20 à 59 ans et vivant en France métropolitaine y ont participé). Il s’agissait d’évaluer le chiffre noir de ces violences, soit le décalage entre la prévalence des violences commises au sein de la société et le nombre de dépôts de plainte. Les associations d’aide aux victimes avançaient 2 millions de femmes battues, tandis que les statistiques institutionnelles (judiciaires et policières) n’enregistraient que quelques dizaines de milliers d’agressions physiques et sexuelles pour les deux sexes.
11Il s’agissait alors de recenser la fréquence des divers types de violences interpersonnelles, verbales, psychologiques, physiques et sexuelles, en fonction des auteurs de ces violences et du cadre de vie (couple, famille, travail, lieux publics) où s’exercent ces violences, en se réclamant d’une approche féministe : « dans notre société, la violence n’est pas un accident mais un principe d’organisation20 ». Il s’agit de montrer la continuité entre les différents types de violences et la nécessité de les penser en tend que système. « La violence est fondée sur un rapport de force ou de domination qui s’exerce par les brutalités physiques ou mentales entre au moins deux personnes. Il s’agit d’imposer sa volonté à l’autre, de le dominer, au besoin en l’humiliant, en le dévalorisant, le harcelant jusqu’à sa capitulation et sa soumission21. » Si la violence ne peut se comprendre que dans un enjeu de pouvoir et de domination, la compréhension des violences faites aux femmes doit dès lors passer par la compréhension du « modèle de société patriarcale, [qui] en assignant aux hommes et aux femmes des fonctions et des positions sociales inégalitaires, a engendré une violence spécifique à l’encontre des femmes22 ». « D’un point de vue sociologique, la violence sexuelle est l’expression d’un rapport social fondé sur le mépris, la domination, la possession, la négation de l’autre23. » Pour les féministes, au sein des « crimes sexuels », c’est moins la violence qui est utilisée dans la recherche d’une satisfaction sexuelle que l’acte sexuel qui sert de média pour exercer une violence, une domination. Enfin, outre l’estimation des violences contre les femmes, l’ENVEFF a permis de mettre en évidence plusieurs de leurs réalités : les violences s’exercent dans tous les milieux sociaux, ne se limitent pas aux seules violences physiques, sont les plus fréquentes dans la famille ou parmi les proches et apparaissent bien au sein d’un continuum.
12Les violences contre les femmes ont pu et peuvent s’exercer au sein d’une multitude de phénomènes : tonte des femmes au sortir de la seconde guerre mondiale, harcèlement verbal, psychologique et sexuel, violences physiques et sexuelles, viol de guerre, « crime passionnel », violences conjugales, prostitution, pornographie, fémicide. L’un des enjeux du féminisme a été de les rendre visibles en tant que système au-delà de leur disparité, et de les penser dans un continuum, dont la forme la plus extrême est le meurtre de femmes, au motif que ce sont des femmes. Sur le plan international, les conceptions théoriques de ces meurtres et leurs appellations peuvent différer (femicide24, feminicidio, femicidio, violencia feminicida25, féminicide, uxoricide, homicide sexiste), leurs domaines d’application (violence interpersonnelle, institutionnelle, étatique, économique) ainsi que leur application dans les politiques publiques. La notion de continuum des violences y reste centrale et commune aux approches féministes. Le continuum permet de rendre compte non seulement de l’expérience des femmes qui en sont victimes mais aussi de les penser comme un système. Les violences masculines sont la forme la plus éclatante de la domination masculine, où elles y apparaissent tant comme l’une de ses conséquences que comme un moyen visant à son maintien26. Cette approche critique et structurelle, qui cherche à ne pas désarticuler les violences des rapports sociaux entre les sexes et à montrer leur banalité, allait alors faire l’objet de nombreuses contestations.
13En juin 1980, une affiche du Mouvement de libération des femmes représenta le portrait d’un homme en costume masqué par le slogan : « Cet homme est un violeur. Cet homme est un homme. » Son interprétation peut être multiple, comme le souligne Christine Bard27, voire problématique pour le féminisme. On peut penser que la première intention féministe fut de « banaliser » le violeur en montrant que les auteurs ne sont pas des malades mentaux, des pervers ou de dangereux criminels mais bien des hommes ordinaires (le costume soulignant que le viol ne se limite pas non plus aux classes défavorisées). La compréhension du viol ne devait pas se réduire à la pathologie mais réintroduire l’ordre sexuel et sexué dans l’analyse. Toutefois le slogan encourt le risque d’une nouvelle essentialisation, où le viol appartiendrait à la nature de « L »’homme. Le message a ainsi pu se faire l’argument de l’antiféminisme : la dénonciation féministe de la domination masculine fut réinterprétée par ses adversaires comme une idéologie qui affirmerait que tous les hommes seraient des violeurs, du moins en puissance. La réalité statistique du viol servant alors à dénoncer les « excès » des discours féministes, jugés trop généralisant et « anti-mecs ».
Les réactions antiféministes
14L’ENVEFF, mais aussi les autres études dont les objectifs sont de mesurer empiriquement les violences faites aux femmes, ont fait l’objet de plusieurs réactions que l’on peut qualifier d’antiféministes. Ainsi ont été discutés les termes employés pour nommer et qualifier, compter et quantifier, interpréter et expliquer les violences. Elles ont donné lieu à des controverses et des polémiques voire des critiques virulentes quant à leur sens. De même, les cas fortement médiatisés de violences faites aux femmes, en contraste avec le silence sur les cas de la majorité anonyme, réactivent de part et d’autre les dénonciations de la domination masculine et le procès du féminisme. Si cette contribution ne peut que survoler les réactions suscitées par l’étude des violences faites aux femmes, elle cherche avant tout à en rappeler quelques débats importants qui regroupent néanmoins les principaux axes des controverses.
15Les discours masculinistes cherchent ainsi à réinterpréter les données statistiques des enquêtes de victimation. Alors que le féminisme s’était attaché à sortir les violences contre les femmes de leur invisibilité, les masculinistes cherchent à dénoncer une autre invisibilité, qui serait encore plus sous-estimée : celle des hommes battus, victimes de leur conjointe. Particulièrement agissant au Québec28, le discours masculiniste partagerait lui aussi une revendication d’égalité entre les sexes mais en renversant en miroir la perspective féministe : la domination masculine aurait cédé sa place à une domination féminine, les hommes seraient les premières victimes des rapports sexistes. L’argumentation évoque la symétrie des violences29, cherche à les justifier par la différenciation sexuelle des comportements face au stress, insiste sur la souffrance des hommes (compassion et déresponsabilisation des violences), sur leur désarroi causé par les transformations des rapports sociaux causées par le féminisme. Enfin les féministes seraient responsables de la violence masculine que les femmes subissent. Bien que la tuerie du 6 décembre 1989 à l’école polytechnique de Montréal puisse à juste titre être qualifiée d’attentat antiféministe30, les théories masculinistes allaient gagner en audience médiatique à la suite du drame. Pourtant, la théorie de la symétrie des violences reste démentie dans les enquêtes de victimation : les violences subies et déclarées par les hommes restent sans commune mesure avec celles des femmes (la violence féminine est plutôt défensive, moins grave que la violence masculine). De même ces analyses entretiennent une confusion entre violence et conflit31. Enfin, les masculinistes cherchent à minimiser et à dépolitiser les violences envers les femmes, notamment pour le contexte français, en questionnant la fiabilité de l’enquête ENVEFF, et d’autant plus que certaines féministes, Elisabeth Badinter et Marcela Iacub, l’avaient elles-mêmes attaquée.
16Elisabeth Badinter, tout en rendant hommage au féminisme pour avoir encouragé les femmes victimes de viol à déposer plainte, l’accusa néanmoins de les victimiser. Elle s’inquiétait de l’importation d’un féminisme radical américain et de ses « excès » liberticides en matière de lutte contre le harcèlement sexuel. La philosophe reprocha ainsi à la lutte contre les violences faites aux femmes de substituer à la dénonciation des violences la « dénonciation inconditionnelle du sexe masculin32 », en reproduisant un différentialisme qui opposerait l’homme violent à la femme battue. Elisabeth Badinter éprouvait également un double malaise, puisque ni le diagnostic, ni les solutions préconisées par les féministes ne seraient les bonnes. Elle se demandait si la domination masculine ne serait pas un « concept obstacle33 », et affirmait qu’appeler à transformer les hommes ne serait qu’une « utopie totalitaire34 », puisque les violences ne sont que l’abus et la pathologie de certains hommes, et non de tous. « La condamnation collective d’un sexe est une injustice qui relève du sexisme35. » Dénoncer l’asymétrie entre les sexes n’entraînerait donc qu’une nouvelle forme d’injustice inversée, et empêcherait de penser les violences dans leur complexité. Preuve du manichéisme et du déséquilibre idéologique, l’ENVEFF n’énonce pas les violences commises par les femmes, ni celles subies par les hommes. Le continuum des violences ne serait qu’un amalgame, les statistiques seraient exagérées. Or l’« indice global de violence conjugale » de l’ENVEFF, qui regroupe insultes, chantage affectif, pressions psychologiques, agressions physiques et viols est issu d’une analyse factorielle : autrement dit il n’est pas le fruit d’une idéologie engendrant de la confusion et précédant l’enquête, mais bien un résultat de l’enquête. De même, l’idée d’une symétrie et d’une désexualisation des violences comporte tout un ensemble de biais méthodologiques : elle relaie ainsi le propre argumentaire des hommes violents et alimente les discours masculinistes. Enfin sur fond de confusion, la « victimisation » des femmes a été brandie face aux enquêtes de victimation, puis le féminisme victimiste ou victimaire. Or le risque, comme le rappelle Maryse Jaspard36 est moins la victimisation que la non reconnaissance du statut de victime.
17S’étant déjà attaqué avec Hervé Le Bras37 à la publication des premiers résultats de l’ENVEFF en 2003, Marcela Iacub réitère ses positions quant aux violences contre les femmes à la suite de l’« affaire DSK », où elle s’indigne de la condamnation anticipée de l’homme politique. Elle opère presque méthodiquement un renversement des énoncés du féminisme qu’elle considère majoritaire : les médias et la justice seraient du côté des femmes, le féminisme y aurait exercé un « terrorisme moral38 », quand bien même militantes et chercheuses féministes en avaient dénoncé leur machisme39. Alors que les enquêtes de victimation démontrent une sous-déclaration des actes de violences à la justice et à la police, Marcela Iacub s’inquiète des sur-accusations de viol devant la justice, au regard de l’écart constaté entre le nombre de plaintes et celui des condamnations. Il conviendrait donc de se méfier de la parole des victimes : la femme, « seule juge de la contrainte40 », aurait le pouvoir de définir arbitrairement une relation sexuelle comme viol et de calomnier des hommes sans défense face à l’appareil judiciaire : la présomption d’innocence serait dès lors une règle sexiste. À la peur des femmes d’être potentiellement victimes de violence se subjuguerait la « Terreur41 » du féminisme sur les hommes soupçonnés d’être potentiellement coupables. Le continuum des violences serait un amalgame nécessaire pour justifier la dénonciation d’une société sexiste, dénonciation basée sur la haine des hommes. Il n’est plus le résultat de recherches empiriques mais le postulat d’une « philosophie politique ». Pour M. Iacub, qualifier le viol de forme de domination ultime ne ferait que renverser la domination entre les sexes. Elle dénonce des théories paranoïaques, irrationnelles, liberticides, où l’impunité des violences sexuelles engendrerait un désir de vengeance, celui de pouvoir envoyer des hommes innocents en prison pour viol. Pour M. Iacub, chacun sait faire la différence entre consentir et ne pas consentir à un rapport sexuel. Elle cultive une forme de populisme anti-intellectuel, où les théories contraires à ses valeurs deviennent des théories contre le « bon sens » : nul besoin des théories féministes puisque le sens commun suffit, quand bien même il continue d’être structuré par des rapports de pouvoirs.
18Les arguments de M. Iacub et E. Badinter se retrouvent également chez Daniel Welzer-Lang. Alors que dans Les hommes violents42 il s’était attaché à déconstruire le mythe de la violence masculine domestique à travers une analyse en termes de rapports sociaux de sexe, le mélange des références dans Nous, les mecs43 laisse par moments perplexe. Selon lui, moralisme et victimologie auraient remplacé dans l’approche des violences faites aux femmes l’analyse qui accorde la primauté au social. Le moralisme, rassurant pour les femmes parce qu’il leur donnerait toujours raison, serait basé sur la « “colère” des femmes déçues par certains hommes44 ». L’analyse victimologique, ou victimaire, dénierait le statut de sujet aux femmes : curieux glissement sémantique, où lorsque l’analyse des violences cherche à faire reconnaître la domination dont sont victimes les femmes, le problème ne serait plus les violences mais l’analyse. La victimologie, prenant appui sur la colère à l’encontre de certains hommes, pousserait à la haine de tous les hommes, voire à la haine de soi. Le « salop » ne serait que le revers d’un idéal masculin encensé et irréalisable, celui du prince charmant. On peut rester pantois face à de telles analyses : non seulement la charge politique est évacuée pour laisser la place aux seuls sentiments, mais les « salops » n’existeraient que par décalage avec leurs représentations idéales et intangibles, et non par leurs actes réels.
19Iacub, Le Bras et Badinter ont initié en France les attaques antiféministes sur la question des violences contre les femmes. Leurs prises de position ont suscité des réponses féministes, qui, par un euphémisme ironique, s’interrogeaient sur les raisons de prendre part à un débat où ces auteur. e. s n’étaient pas spécialistes. La radicalité de leur prétendue critique ne révélait en réalité que la radicalité de leur méconnaissance de ces domaines de recherches. C’est la généralisation des positions de certaines féministes américaines radicales à toute l’approche féministe des violences faites aux femmes, dans une intention de la discréditer, qui autorise à parler d’antiféminisme. Moins qu’un débat constructif au sein du féminisme, leurs critiques s’apparentent à une « diatribe », une « entreprise de démolition », un « backlash45 » et à un « véritable brulot46 » contre le féminisme : leur large médiatisation a eu un effet négatif sur la dénonciation des violences contre les femmes. L’intention de l’ENVEFF était moins d’être novateur sur le plan de ses méthodes et de son positionnement théorique que de s’appliquer au contexte français. Les positions libérales de ses détracteurs témoignent de la dénégation des violences issues des rapports sociaux, voire du rapport de pouvoir au sein des rapports sociaux de sexe. En soulignant que les violences contre les femmes s’expriment dans tous les milieux sociaux, l’ENVEFF a réactivé les positions qui refusent de penser le genre comme un rapport de pouvoir indépendant des autres rapports sociaux47.
Le genre et les violences contre les femmes
20La lutte contre les violences a permis un regroupement important des mouvements féministes autour d’une cause commune après la conférence de Pékin en 1995, même si des clivages demeurent sur l’étendue et sur les lieux d’exercice de ces violences (notamment quant à la prostitution et la pornographie). Accentuée depuis les années 1980, la reconnaissance institutionnelle des violences faites aux femmes s’inscrit ainsi dans le contexte national et international de lutte en faveur de l’égalité hommes/femmes. La mesure de ces violences est devenue une affaire des États, du moins de certains. Elle n’est plus seulement initiée par le milieu militant et associatif. En France, quatre plans de lutte contre les violences faites aux femmes ont suivi depuis 2005, et la lutte contre ces violences fut labellisée « grande cause nationale » en 2010. Les deux dernières décennies ont ainsi été marquées par des travaux et débats sur les violences faites aux femmes (ENVEFF), par la reconnaissance du viol comme arme de guerre par le Tribunal Pénal International (2000) et l’ONU (2008), et par des faits médiatiques importants (affaire Cantat en 2003, le meurtre de Sohane Benziane en 2012, l’affaire DSK en 2011). Toutefois les auteures de l’enquête ENVEFF48 ont pu constater une certaine dénaturation de l’approche théorique et féministe lorsque les pouvoirs publics prennent en compte les violences faites aux femmes. La dénaturation s’effectue par un processus de désexualisation et d’individualisation. L’approche structurelle est délaissée pour un retour à des explications psychopathologiques attribuant les comportements violents à des facteurs individuels. La dimension critique de la domination masculine disparaît lorsque le problème de ces violences est abordé comme un problème de santé publique, voire de sécurité intérieure : l’inégale distribution sexuée des agresseurs et des victimes n’y est plus évoquée. De même, la plus grande préoccupation des violences faites aux femmes peut être à double tranchant dès lors qu’elle est récupérée par des discours racistes et classistes. Les violences sur les femmes peuvent alors servir à mieux discriminer « les autres » (les garçons arabes49, les immigrés, les musulmans), en opposant les « bons » rapports entre les hommes et les femmes et les « mauvais », ceux des « vrais » machistes, lointains par la culture, la classe sociale ou la géographie. Une telle lecture n’est qu’un nouveau déni de l’étendue des violences contre les femmes qui concernent tous les milieux sociaux. Sur le plan de la recherche, les difficultés rencontrées lors de la mise en place de l’ENVEFF ne sont plus à l’ordre du jour. Cette institutionnalisation de la demande de quantification rend tout son honneur aux auteures de l’ENVEFF qui, par leur détermination et la qualité de leurs travaux, ont contribué à évincer pour leurs successeur-e-s la reproduction des obstacles dans la mise en place d’une démarche scientifique de mesure des violences faites aux femmes. Cette reconnaissance s’est aussi accompagnée d’une meilleure légitimité des études de genre dans le champ universitaire.
21En 1986, l’historienne américaine Joan W. Scott, face au constat d’une mobilisation variée du concept de genre, tantôt descriptive, tantôt théorique, reprend les fondements de la pensée féministe. Elle définit ainsi le genre : « Le genre est un élément constitutif des relations sociales fondé sur les différences perçues entre les sexes, et le genre est une façon première de signifier les rapports de pouvoir50. » Comme chez Christine Delphy, le primat donné au concept du genre n’est plus seulement la description des genres mais le « principe de la partition lui-même51 » en ce qu’il témoigne de l’imposition d’une hiérarchie. La définition du genre de Joan W. Scott est relationnelle : elle sort de la réduction du genre à l’étude unique des femmes. Prendre le genre comme objet, c’est adopter une approche constructiviste, relationnelle, anti-essentialiste et antiréductionniste52. Les travaux sur le genre réinterrogent l’appréhension de ces violences et peuvent occasionner quelques tensions et ajustements avec le prolongement des recherches féministes, notamment dans la prise en compte des hommes au sein des enquêtes de victimation et sur le maintien d’une perspective critique de la violence masculine sur les femmes. Ainsi Maryse Jaspard a pu afficher une méfiance face à la prise en compte des hommes victimes : « Signe des temps, réflexe de survie de la société patriarcale, les recherches sur les hommes victimes de violences conjugales se développent53. » Cette méfiance doit se réinscrire dans un contexte où la prise en compte des hommes victimes de violences conjugales est un argument fort du discours masculiniste, qui prétend la symétrie des violences. Il demeure néanmoins important d’introduire les deux sexes dans la quantification des victimes, tout comme dans celle des agresseurs. Pour Michel Bozon54, la prise en compte des hommes dans les enquêtes de victimation permet d’évaluer la dimension et la spécificité des violences subies par comparaison.
22En 1971, Nicole-Claude Mathieu fut l’une des premières à souligner le manque d’études des hommes en tant qu’hommes, dans leur spécificité : « La catégorie homme en tant que catégorie sociologique spécifique n’existe pas55. » Aussi en parallèle des Women’s Studies, des Feminist Studies et des Gender Studies, firent leur apparition les Men’s Studies, les Masculinity Studies ou encore les Critical Studies of Men. Il s’agissait de prolonger la critique de l’androcentrisme dans les sciences sociales, où les hommes sont appréhendés comme une norme neutre, là où les femmes sont nécessairement spécifiques parce que sexuées. Ainsi, les travaux sur les hommes ont fait leur apparition dans la continuité des travaux féministes sur les femmes, tout en adoptant une démarche antisexiste et pro-féministe. Ils ne doivent pas se confondre avec les écrits réactionnaires du masculinisme. Là où les premiers appellent à une déconstruction du masculin comme catégorie hégémonique à l’encontre des femmes, mais également sur une partie des hommes, les seconds appellent au contraire à dénoncer les remises en cause de la domination masculine, où les hommes seraient finalement les victimes des mouvements féministes. Le concept de masculinité hégémonique56 trouva lui-même sa source dans la nécessité d’analyser les relations qui s’opèrent entre les diverses formes de masculinités, à partir notamment du constat des violences et discriminations subies par les hommes homosexuels de la part des hétérosexuels. La comparaison entre les hommes et les femmes dans leur pluralité est nécessaire afin non seulement de ne pas occulter chacune des catégories de sexe mais aussi de mettre en évidence l’asymétrie de la gravité des violences subies. De plus, les études de genre cherchent à déconstruire et à lutter contre les formes d’essentialisation de la violence. Ainsi si les études de genre rappellent que la violence des femmes est demeurée longtemps un impensé du féminisme57, il ne s’agit en aucun cas de faire le jeu des antiféministes, mais au contraire de mieux rendre compte que la violence participe à l’ordre sexué en exposant plus fortement les individus qui transgressent les normes de genre. Il ne s’agit donc ni de taire, ni d’hypertrophier la violence des femmes sous prétexte que les femmes aussi peuvent être violentes, ni de symétriser la violence subie par les hommes à partir du constat que des hommes aussi peuvent être victimes.
23Penser le genre des violences doit donc passer par rendre compte du sexe et de l’orientation sexuelle des victimes et des agresseurs, à la fois dans les enquêtes de victimation mais aussi dans le recueil de statistiques par les institutions policières et judiciaires. Une telle approche ne doit pas seulement comptabiliser le nombre d’actes de violences mais permettre de penser leur continuum et les phénomènes d’emprise. Si la violence n’est pas le monopole d’un sexe, elle n’en reste pas moins genrée. Interprété dans une relation de pouvoir, le meurtre passionnel du conjoint revêt un sens différent pour les femmes et les hommes : les hommes en arrivent au meurtre comme dernier recours pour conserver le contrôle sur leur conjointe, tandis que les femmes passent à l’acte pour sortir du contrôle de leur compagnon58.
24Penser la pluralité des situations de violences et les rendre visibles, les mesurer à travers des questionnaires différenciés et adaptés, telles sont les prérogatives d’une approche constructiviste et relationnelle du genre. L’enquête VIRAGE (Violences et Rapports de Genre) conduite par Christelle Hamel s’inscrit dans la reprise et le prolongement de l’esprit de l’ENVEFF et élargit le questionnement aux violences faites aux hommes, en vue de comparer systématiquement les profils des victimes mais aussi des auteurs de ces violences. Il s’agit d’une enquête impulsée en 2011 par la nouvelle Convention européenne pour l’élimination des violences faites aux femmes qui s’appuie sur un large échantillon (35 000 personnes âgées de 20 à 69 ans). Réalisée 15 ans après l’ENVEFF, les objectifs de VIRAGE59 ne sont plus de lever le chiffre noir des violences faites aux femmes, ni de défendre la légitimité de les mesurer. D’autres enquêtes ont suivi l’ENVEFF en métropole comme en Outre-mer et ont confirmé la prévalence de ces violences. Néanmoins la pluralité des dispositifs ne permet pas de comparer tous leurs résultats, d’appréhender l’ensemble des violences, d’identifier le sexe, ni de suivre l’évolution des violences. VIRAGE cherche à mieux décrire et typologiser les situations de violences, leurs victimes, leurs auteurs, leurs fréquences et leurs articulations. L’enquête est marquée par les nouvelles interrogations suscitées par les études genre. Outre l’inscription des hommes dans sa population, elle intègre la dimension de l’intersectionnalité, du handicap, de la sexualité, de l’immigration. Enfin elle appréhende les violences de manière dynamique en cherchant à reconstruire les trajectoires et le devenir des victimes et à comprendre le maintien des situations de violence. Les premiers résultats sont attendus pour 2017.
*
25L’un des fers de lance de l’antiféminisme est de dénoncer les « excès » du féminisme, au singulier, dans une généralisation réductrice. Le féminisme ne serait qu’un mouvement pro-femmes qui oublierait les hommes, voire les amènerait à se soumettre à une nouvelle domination basée sur la misandrie. En clamant que les hommes feraient l’objet du véritable oubli dans l’étude des rapports sociaux entre les sexes, leurs « revendications » occultent en réalité la défense de leurs intérêts de dominants. Toute réflexion sur les masculinités n’est pas par essence antiféministe : il demeure même nécessaire de ne pas laisser cet objet aux masculinistes.
26Les antiféministes, en pointant à l’excès la violence subie par les hommes de la part de femmes, l’invisibilité des « hommes battus », cherchent à dresser une théorie générale de la symétrie des violences sexuées, symétrie pourtant basée sur des cas d’exception. À l’inverse, en occultant le genre en tant que système qui structure les rapports de pouvoir entre les sexes et les sexualités, en tant que système qui structure un continuum dans les violences verbales, sexuelles et physiques exercées à l’encontre des femmes et de certains hommes, on ne peut que se cantonner à une théorie de l’exception, celle de « l’accident », du drame commis par un homme déséquilibré, en dépit du cas général d’une asymétrie de la gravité des violences entre les sexes. Et c’est bien dans la démonstration empirique de cette asymétrie que les études des violences contre les femmes ont à gagner en intégrant les hommes dans leur objet, en conformité avec les dimensions relationnelle, historique et construite du genre.
Notes de bas de page
1 C. Bard, Les filles de Marianne. Histoire des féminismes : 1914-1940, Paris, Fayard, 1995.
2 M. Zancarini-Fournel, Histoire des femmes en France. XIXe-XXe siècles, Rennes, PUR, coll. « Didact Histoire », 2005.
3 L. Gaussot et N. Palierne, « Empoisonnement et intoxication alcoolique des femmes. De la bonne ménagère à la mauvaise mère », dans L. Bodiou, F. Chauvaud et M. Soria (dir.), Les Vénéneuses. Figures d’empoisonneuses de l’Antiquité à nos jours, Rennes, PUR, 2015, p. 397-412.
4 F. Virgili, « Virilités inquiètes, virilités violentes », dans J.-J. Courtine (dir.), Histoire de la virilité, t. 3 : La virilité en crise ? Le XXe-XXIe siècle, Paris, Seuil, 2011, p. 71-99.
5 A.-M. Sohn, « Sois-un Homme ! » La construction de la masculinité au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2009.
6 M. Perrot, « Préface », dans C. Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999, p. 7-20, p. 8.
7 C. Bard, « Les antiféministes de la deuxième vague », dans C. Bard (dir.), op. cit., 1999, p. 301-328, p. 301-302.
8 C. Taraud, Les féminismes en questions. Éléments pour une cartographie, Paris, Éditions Amsterdam, 2005, p. 11.
9 C. Bard, « Le féminisme est de gauche et laïque », dans C. Bard, Le féminisme au-delà des idées reçues, Paris, Le Cavalier Bleu, 2012, p. 187-199.
10 Ibid., p. 263.
11 E. Fassin, « Entretien avec Eric Fassin », dans C. Taraud, op. cit., p. 84.
12 C. Bard, art. cit., p. 34.
13 C. Bard, « Pour une histoire des antiféminismes », dans C. Bard (dir.), op. cit., 1999, p. 21-37, p. 22.
14 F. Dupui-Déri, « Quand l’antiféminisme cible les féministes », Rapport de recherche, l’R des centres de femmes du Québec, 2013. Disponible sur : http://www.rcentres.qc.ca/files/quand-l-antifeminisme-cible-les-feministes.pdf (consulté le 15 juillet 2015).
15 C. Fabre et E. Fassin, Liberté, égalité, sexualités : actualité politique des questions sexuelles, Paris, 10/18, 2004 (2003).
16 C. Delphy, L’ennemi principal, t. 2 : Penser le genre, Paris, Syllepse, 2001.
17 Voir sur ce point la contribution de L. Gaussot dans le présent volume.
18 A.-M. Devreux, « Présentation : Violences contre les femmes : des réponses féministes », Nouvelles Questions Féministes, 18, 2, 1997, p. 1-4.
19 J. Hanmer, « Violences et contrôle social des femmes », Questions Féministes, 1, 1977, p. 68-88, p. 71.
20 F. Collin, H. Peemans-Poullet et J. Aubenas, « Entre chien et loup », Les Cahiers du Grif, 14-15, 1976, p. 3-9.
21 M. Jaspard (dir.), Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, Paris, La Documentation française, 2003, p. 17.
22 M. Jaspard, Les violences contre les femmes, Paris, La Découverte, 2011, (2005), p. 20-21.
23 Ibid., p. 109.
24 J. Radford et D. E. H. Russell (dir.), Femicide. The Politics of Woman Killing, New York, Twayne, 1992. C’est ce terme qui sera repris par l’Organisation Mondiale de la Santé.
25 M. Lapalus, « Feminicidio/femicidio : les enjeux théoriques et politiques d’un discours définitoire de la violence contre les femmes », Enfances, Familles, Générations, 22, 2015, p. 85-113.
26 C. Corrin, A. Hugon et C. Marro, « La violence masculine contre les femmes : résistance et recherche féministes », Nouvelles Questions Féministes, 18, 3/4, 1997, p. 9-47
27 C. Bard, op. cit., 2012, p. 124.
28 M. Blais et F. Dupuis-Déri (dir.), Le mouvement masculiniste au Québec. L’antiféminisme démasqué, Montréal, Remue-ménage, 2008.
29 L. Brossard, « Le discours masculiniste sur les violences faites aux femmes : une entreprise de banalisation de la domination masculine », dans M. Blais et F. Dupuis-Déri (dir.), op. cit., 2008, p. 93-110.
30 M. Blais, F. Dupuis-Déri, L. Kurtzman et D. Payette, Retour sur un attentat antiféministe. École Polytechnique, 6 décembre 1989, Montréal, Remue-ménage, 2010.
31 A. Debauche et C. Hamel, « Violences des hommes contre les femmes : quelles avancées dans la production des savoirs ? », Nouvelles Questions Féministes, 32, 1, 2013, p. 4-14.
32 E. Badinter, Fausse route, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 51.
33 Ibid., p. 68.
34 Ibid., p. 68.
35 Ibid., p. 78.
36 M. Jaspard, Les violences contre les femmes, Paris, La Découverte, 2011, (2005).
37 M. Iacub et H. Le Bras, « Homo mulieri Lupus ? », Les Temps modernes, 623, 2003, p. 112-134.
38 M. Iacub, Une société de violeurs ?, Paris, Fayard, 2012.
39 C. Delphy (coord.), Un troussage de domestique, Paris, Syllepse, 2011.
40 M. Iacub, op. cit., 2012, p. 54.
41 Ibid., p. 113.
42 D. Welzer-Lang, Les hommes violents, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2005 (1996).
43 D. Welzer-Lang, Nous, les mecs. Essai sur le trouble actuel des hommes, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2013 (2009).
44 Ibid., p. 17.
45 Voir les contributions de Nouvelles Questions Féministes, 22, 3, 2003.
46 M. Jaspard, Je suis à toi, tu es à moi. Violence et passion conjugales, Paris, Payot, 2015, p. 227.
47 E. Fassin, « Une enquête qui dérange », dans N. Chetcuti et M. Jaspard (dir.), Violences envers les femmes. Trois pas en avant, deux pas en arrière, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 287-297.
48 N. Chetcuti et M. Jaspard (dir.), Violences envers les femmes. Trois pas en avant, deux pas en arrière, Paris, L’Harmattan, 2007.
49 N. Guénif-Souilamas et E. Macé, Les féministes et le garçon arabe, Paris, L’Aube, 2004.
50 J. W. Scott, De l’utilité du genre, Paris, Fayard, 2012 (1986), p. 41.
51 C. Delphy, op. cit., 2001, p. 247.
52 L. Bereni, S. Chauvin, A. Jaunait et A. Revillard, Introduction aux Gender Studies. Manuel des études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, 2008.
53 M. Jaspard, op. cit., 2011, p. 105.
54 M. Bozon, « Un nouveau regard sur genre et violences interpersonnelles : l’enquête Enveff », dans N. Chetcuti et M. Jaspard (dir.), op. cit., p. 275-285.
55 N.-C. Mathieu, L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes, 1991, p. 35.
56 R. W. Connell et J. W. Messerschmidt, « Hegemonic Masculinity: Rethinking the Concept », Gender and Society, 19, 6, 2005, p. 829-859.
57 C. Dauphin et A. Farge, De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1997 ; C. Cardi et G. Pruvost (dir.), Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2012.
58 P. Mercader, A. Houel et H. Sobota, « Le crime dit “passionnel” : affaire de famille, affaire d’emprise », dans A. Hammouche (dir.), Violences conjugales. Rapports de genre, rapports de force, Rennes, PUR, 2012, p. 141-154.
59 C. Hamel (Resp.), Enquête VIRAGE, INED, 2014. Consulté le 25 juin 2015. Disponible sur : https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/21423/document_travail_2014_212_genre_violence.fr.pdf.
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