La vie politique dans le Nord-Pas-de-Calais 1956-1967, de la IVe à la Ve République
p. 179-190
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Le Nord-Pas-de-Calais représente, pour les grands partis politiques de la IVe République et pour le fondateur du gaullisme qui revendique son origine lilloise, un véritable enjeu de pouvoir. Outre l'importance démographique de la région, sa puissance industrielle et agricole, des leaders locaux prennent des responsabilités nationales, de Maurice Thorez, natif de Noyelles-Godault, à Guy Mollet, en passant par Maurice Schumann, Jacques Vendroux et Paul Reynaud. Des duels décisifs dans l'évolution de certains partis concernent des Nordistes : l'affrontement Mollet-Laurent pour la direction de la SFIO en août 1946 fait place à un retour de relations cordiales entre les deux1. Les grandes grèves des mineurs de 1947 et 1948 ou celle de 1963 ont un impact important sur le plan national. La région du Nord-Pas-de-Calais, forte de son passé bonapartiste et de son ancrage socialiste puis communiste et de son héritage catholique social, dispose de personnalités qui entrent en compétition avec les tendances structurelles dominantes au risque de déboucher sur des positions surprenantes.
2Après la mesure du caractère opérationnel de la IVe République dans le contexte régional, l'examen du passage d'une république à l'autre fait contraste avec le retour au système partisan.
La situation à la fin de la IVe République
Une dominante « troisième force »
3L'unité des forces de résistance notamment dans les CDL (Comité départemental de Libération) a permis un temps au tripartisme de remplir sa fonction de rassemblement nécessaire : c'est à Waziers que Maurice Thorez prononce son célèbre discours, le 21 juin 1945. En 1947, la naissance du RPF d'une part soutenu par La Voix du Nord, par de fortes personnalités comme Jules Houcke dans le Nord et Jacques Vendroux dans le Pas-de-Calais2, la rupture entre la SFIO et le PCF d'autre part entraînent l'avènement de la Troisième Force conduite par le MRP et la SFIO3. Une dominante « travailliste » dans le Nord et le Pas-de-Calais perdure jusqu'à la fin des années soixante alors qu'elle est abandonnée sur le plan national dès 1952. Augustin Laurent à Lille avec le docteur Defaux puis Georges Hénaux, Victor Provost à Roubaix avec André Diligent, Guy Mollet à Arras avec Jules Catoire puis Pierre Brunet illustrent cette pratique.
4Aux législatives de 19514, le problème scolaire est un obstacle dans les circonscriptions rurales des Flandres, du Boulonnais et de l'Artois septentrional. Cependant les apparentements fonctionnent ailleurs au profit de la SFIO, du MRP et des Indépendants. Cette alliance explique la modération du recul électoral de la SFIO qui ne perd que 3 % alors que le MRP chute de 8 % : le parti socialiste gagne trois sièges au détriment de son allié. Face à cette position, Maurice Schumann considère que les socialistes « ne renvoient pas l'ascenseur » et parle des « cadeaux sans contrepartie5 ». Roger Poudonson « ne veut plus jouer de la mandoline sous les fenêtres de la belle socialiste6 ».
Les élections de 1956
5Le 2 janvier 19567, le Centre droit obtient 27,3 % dans le Nord, 21,3 % dans le Pas-de-Calais alors que, sur le plan national, il atteint 25,8 %. L'effet « Poujade » est inférieur à la moyenne nationale puisqu'il ne recueille que 7,5 % dans les deux départements contre 9,2 % sur le plan national. La violente opposition du MRP au mendésisme sur la CED (Communauté européenne de défense) rassemble le parti bien que Jean Catrice, député du Nord, soutienne la politique conduite en Afrique du Nord et dans le domaine économique8. Les gaullistes divisés n'ont plus d'élus. Il existe des forces politiques conservatrices solidement implantées non seulement en milieu rural, Artois et Flandre mais aussi en milieu urbain, comme à Tourcoing. La droite catholique apporte son soutien à l'indépendant Paul Reynaud qui fait jouer aussi sa réputation d'homme politique d'envergure nationale9. L'effet « de Gaulle » explique la survivance des républicains sociaux.
6À gauche, le PCF compte 24,8 % dans le Nord, 26,8 % dans le Pas-de-Calais soit nettement plus que la moyenne française qui est de 20,37 %10. Avec 25,09 % dans le Nord, le Front républicain progresse de 4,25 % et de 7 % avec 29,6 % dans le Pas-de-Calais ; il se situe très au-dessus des 12,6 % en France. Un tel score s'explique par l'ancienneté de l'implantation du socialisme dans le Nord-Pas-de-Calais avec Paul Lafargue, gendre de Marx, député de Lille en 1891, Jules Guesde, élu à Roubaix dès 1893, sans oublier des ministres SFIO du Nord : Roger Salengro, député-maire de Lille, Jean-Baptiste Lebas, député-maire de Roubaix, tous deux fidèles de Léon Blum. La précocité de cette puissance socialiste s'explique par la présence d'un électorat conscient des profondes inégalités sociales11. Le résultat est donc très favorable aux deux partis apparentés. La SFIO s'impose dans les villes, un regain de jeunesse est offert au parti radical mendésiste apparenté avec un élu radical pour la première fois depuis la Libération. La géographie des forces de gauche correspond aux bassin d'emplois à dominante secondaire : la région lilloise, le bassin minier, le Valenciennois, la vallée de la Sambre. La victoire du Front républicain est indiscutable dans la région : l'accession de Guy Mollet à la tête du gouvernement en offre la démonstration avant que la guerre d'Algérie ne vienne remettre en cause ce retour aux affaires de l'État.
Le problème algérien
7À l'automne 1955, lors du rappel du contingent, le parti communiste souligne les difficultés familiales, soutient des manifestations de rappelés comme celle d'Arras le 4 octobre et celle de Lille le 3 décembre. La question ne tient qu'une modeste place dans la campagne électorale : Augustin Laurent, au nom de la fédération du Nord, apporte son soutien à Guy Mollet : ce ralliement au « national-molletisme » n'est pas spécifique à la région12. Au printemps 1957, des allusions aux tortures apparaissent dans la Croix du Nord, et le souhait d'une sortie par la voie politique est plusieurs fois évoquée par Nord Éclair, le journal des républicains populaires. Parmi ceux-ci, André Diligent est en contact avec Messali Hadj13. Un comité d'études du problème algérien composé d'universitaires lillois et un comité douaisien pour la paix en Afrique du Nord, plus politique, prennent des positions de même que la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne) et la CFTC. Les communautés musulmanes comptent dans leurs rangs des nationalistes algériens qui organisent des manifestations en 1955 et 1956 à Lille et Douai14.
8Au printemps 1958, le PCF combat « Gaillard la misère », fait campagne en faveur de la paix en Algérie par la négociation, Liberté insiste sur l'inanité de cette guerre. Les funérailles de soldats tués en Algérie deviennent des occasions de combattre « la politique coupable » des gouvernements qui « font la guerre à outrance15 ». Les socialistes, en position délicate, souhaitent la paix mais dans le cadre du choix politique de Robert Lacoste et Guy Mollet, car le FLN (Front de libération nationale) n'est, selon eux, qu'un instrument du bolchevisme. Le congrès du MRP parle d'une « autonomie de gestion » et demande d'accélérer la réforme institutionnelle. Les gaullistes dénoncent « la désinvolture des hommes du régime ». Le 14 mai, dans un réflexe de « défense républicaine » face au 13 mai, Augustin Laurent flétrit au conseil général du Nord, les « factieux » ; la conférence du général de Gaulle, le 15 mai, accentue l'inquiétude : des comités d'action et de défense républicaine sont mis en place par les fédérations départementales de la SFIO, MRP, radicaux, la Ligue des droits de l'Homme, la CFTC, FO, la FEN, le mouvement d'éducation populaire. La CGT et le PCF dénoncent le fascisme et, après le coup de force sur Ajaccio, des municipalités prennent position contre le complot. Cependant l'évolution du quotidien Nord Éclair est révélatrice : l'investiture de Charles de Gaulle lui paraît le seul moyen d'éviter le « Front populaire16 ». Lors de l'investiture du général de Gaulle, les douze élus communistes de la région, le seul radical s'opposent de même que cinq des quinze socialistes malgré l'appui de Guy Mollet. Les militants du MRP n'approuvent le retour du général qu'à de courtes majorités : 52 % dans le Nord, 57 % dans le Pas-de-Calais17.
La naissance de la Ve République dans le Nord-Pas-de-Calais
Du gaullisme institutionnel au gaullisme populaire ?
9La région possède des responsables impliqués dans le projet constitutionnel : Guy Mollet et Eugène Thomas ministres, Paul Reynaud, président du Conseil consultatif constitutionnel. Le référendum du 28 septembre 1958 suscite l'enthousiasme de La Voix du Nord, une adhésion raisonnable pour le CNI, chez certains MRP comme Maurice Schumann, de la résignation à la SFIO, chez Guy Mollet et Augustin Laurent, de l'opposition au PCF et chez certains socialistes comme Rachel Lempereur à Lille, Henri Henneguelle à Boulogne. Le « oui » rassemble 69,4 % dans le Nord, 66,4 % dans le Pas-de-Calais18. À ce gaullisme institutionnel s'opposent 19,2 % des électeurs dans le Nord et 21 % dans le Pas-de-Calais.
10Les législatives de novembre 195819 placent les Indépendants à 10,5 % des suffrages dans le Nord, 9,2 % dans le Pas-de-Calais contre 18,2 % sur le plan national. Le MRP, par contre, est au-dessus des 8,1 % obtenus en France avec 10 % dans le Nord, 10,6 % dans le Pas-de-Calais. L'UNR obtient 17,9 % dans le Nord, 14,4 % dans le Pas-de-Calais alors que le score sur l'ensemble du territoire est de 15,3 %. Ce nouveau parti obtient ses meilleurs résultats dans le Sud-Est de l'Artois et le Calaisis. Le PCF compte 18,2 % dans le Nord, et 20,2 % dans le Pas-de-Calais pour 20,4 % en France. La SFIO compte respectivement 24,5 %, et 27,2 % alors qu'en France, le parti n'atteint que 11,8 %20. Le second tour au scrutin d'arrondissement amplifie la tendance : l'UNR dispose de seize sièges, le centre droit de neuf députés dont quatre MRP, quatre CNI, un centre républicain. Les socialistes conservent douze sièges, les communistes sont éliminés mais en audience, les deux partis de gauche rassemblent 42,7 % des électeurs du Nord, et 47,4 % du Pas-de-Calais21. Le second tour aboutit donc à un rejet de toute coalition de type « front populaire » et manifeste l'expression d'un gaullisme populaire. Les dirigeants de l'UNR choisissent de ne pas présenter de candidat face à Maurice Schumann, André Diligent, Paul Reynaud et Guy Mollet. Un profond renouvellement aboutit à l'arrivée de trente nouveaux élus ; femmes et ouvriers sont écartés, c'est le retour en force des élus des classes moyennes traditionnelles et l'arrivée de parlementaires proches des entrepreneurs plus que des industriels même si Bertrand Motte est élu à Lille. Le mouvement gaulliste renaît en 1958 avec les succès de Jacques Vendroux, d'Henri Collette notaire à Licques et du docteur Duflot à Arras.
Des interlocuteurs qui pèsent sur les décisions
11Dans le Nord, il faut prendre en compte le rôle de Léon Delbecque, ancien secrétaire général du RPF puis des républicains sociaux. Il est impliqué dans le retour du général, mais il manifeste assez rapidement une volonté de former un parti qui conserve son autonomie au point d'entraîner une crise dans la fédération au sujet des options algériennes et des conceptions sur le rôle de l'UNR. Son départ auquel s'associe des « gaullistes historiques » en 1960, entraîne une baisse du nombre d'adhérents : de 11 000 en 1959 à 6 000 en 196122. Le ralliement du MRP à de Gaulle renforce le succès de même que celui des modérés : Paul Reynaud se rallie avant de s'en éloigner en 1960. Une partie des électeurs de la gauche ne suit pas les consignes d'opposition formulées par les communistes, les mendésistes.
12L'un des éléments essentiels du passage d'un système à l'autre réside dans le rôle de Guy Mollet. Le 30 mai 1958, de Gaulle reçoit le responsable de la SFIO, accompagné de Maurice Deixonne, président du groupe parlementaire. « Je considérerai cette rencontre, quoiqu'il arrive, comme un des grands moments de ma vie : de Gaulle est un grand monsieur », déclare-t-il au groupe parlementaire23. Lors du vote de l'investiture, acquise par 329 voix contre 224, 49 députés socialistes votent contre et seulement 42 en sa faveur, mais leur chef n'hésite pas à entrer au gouvernement comme ministre d'État. Le député-maire d'Arras joue un rôle particulièrement important dans l'élaboration de la constitution. « Nous avons en face de nous un homme qui ne veut pas porter atteinte aux libertés républicaines », déclare-t-il à la commission constitutionnelle, « au contraire, il nous permet, dans les six mois qui viennent, d'élaborer une constitution non pas à son usage, mais à une taille telle qu'elle puisse servir tous les républicains de l'Assemblée24 ». L'UNR ne présente personne à Arras contre lui et invite même à voter pour lui face au candidat du MRP, Roger Poudonson. Guy Mollet l'emporte de justesse, avec 1 500 voix d'avance au second tour25.
Vers un nouveau système partisan
Le retour à la bipolarisation
13L'alliance, dépassant les clivages droite-gauche, nouée en vue de trouver une solution au « cancer algérien », cède peu à peu devant la montée des mécontentements. De fortes crispations sur la mise en œuvre de la loi sur l'enseignement privé ainsi que le projet de force de frappe française autonome et certaines prises de position sur l'Europe font renaître des mécontentements face à de Gaulle qui occupe de plus en plus le terrain. Le renvoi de Michel Debré et l'investiture de Georges Pompidou sont considérés comme une remise en cause du pacte républicain. Une motion de censure est donc déposée le 4 octobre 1962 ; ont voté en sa faveur dans la région 23 élus sur 37 dont 12 sur 23 dans le Nord et 11 sur 14 dans le Pas-de-Calais. Maurice Schumann s'est associé aux 13 UNR hostiles à cette initiative26. Paul Reynaud se souvient des propos de Mirabeau lors du débat le 4 octobre et souligne que « cette Assemblée n'est pas assez dégénérée pour renier la République ». Lors du référendum du 28 octobre 1962, le « non » rassemble 30,9 % dans le Nord, 33,5 % dans le Pas-de-Calais et seulement 28,8 % en France. Les suffrages gaullistes se sont affaissés de 17 % dans le Nord-Pas-de-Calais entre 1958 et 1962 mais sont toujours supérieurs à la moyenne en France27. Le MRP vote contre malgré l'opposition d'André Diligent et de Maurice Schumann. Les « non » proviennent surtout des communistes et des socialistes. Aux législatives de novembre 1962, le PCF maintient ses positions de 1958 avec 18,8 % dans le Nord et 20,1 % dans le Pas-de-Calais ; la SFIO recule assez nettement passant de 24,5 % à 19,3 % dans le Nord, de 27,2 % à 22,6 % dans le Pas-de-Calais mais se situe toujours au-dessus de la moyenne nationale qui est de 9,8 %. À droite, les indépendants et le MRP s'effondrent tandis que l'UNR progresse de 17,9 % à 28,4 % dans le Nord, de 14,4 % à 23,4 % dans le Pas-de-Calais en s'alignant sur la France qui passe de 15,3 % à 23,8 %. Les terres gaullistes correspondent aux Flandres et à un axe « Gris-Nez-Roubaix » comprenant le Montreuillois, le sud de l'Artois et l'Avesnois. Jules Houcke dans le Nord « pulvérise » Paul Reynaud et dans le Pas-de-Calais, Jacques Vendroux, le beau-frère du président, est aussi élu au premier tour28. Le fait gaullien s'installe dans les zones traditionnelles de la droite et du centre correspondant à des régions rurales mais aussi dans des villes comme Lille, Roubaix, Arras sans y triompher.
14Lors de la présidentielle de décembre 1965, il existe un transfert d'une partie des suffrages de la gauche de 1962 sur de Gaulle. François Mitterrand perd 6,8 % par rapport aux scores de la gauche aux législatives de 1962 avec 31,1 % dans le Nord et 35 % dans le Pas-de-Calais mais ce résultat le situe au-dessus du score national à 27,1 %. Jean Lecanuet est en-dessous du chiffre national de 13,3 % avec 9,5 % dans le Nord et 8,7 % dans le Pas-de-Calais. Le laminage du centre-droit continue et le retour à la bipolarisation s'intensifie. En 1967, la FGDS (Fédération de la gauche démocrate socialiste) remonte de 19,3 % à 22,6 % dans le Nord, de 22,6 % à 26,6 % dans le Pas-de-Calais et de 9,8 % en France à 17 %. Chez les socialistes, Bernard Chochoy incarne la continuité notabiliaire et Pierre Mauroy fait une entrée remarquée : le parti socialiste est en progression mais ne récupère pas son audience de 1956. Le Centre démocrate connaît un échec dans la région descendant sous les 10 % avec 7,8 % dans le Nord et 8,2 % dans le Pas-de-Calais contre 14 % en France. Le centre-droit se réduit à 4,5 % dans le Nord et 2,4 % dans le Pas-de-Calais alors qu'en France il atteint 10,2 %. L'UD-Ve progresse de 4 % par rapport à 1958 avec 32,2 % dans le Nord et 27,3 % dans le Pas-de-Calais alors que le gain national est supérieur à 6 % passant de 23,8 à 30,3 %. Une polarisation UDR-Gauche s'installe29.
15Les résultats de 1968 font régresser légèrement le PCF et la SFIO. L'influence communiste reste forte entre 1968 où le PCF obtient 20,4 % dans le Nord, 22 % dans le Pas-de-Calais et 1978 où il atteint respectivement 22,3 % et 25,8 %. La SFIO demeure puissante à l'ouest du bassin minier, dans les grands centres urbains comme Cambrai, Dunkerque, Boulogne ; elle dispose toujours de bastions personnels comme Lumbres. La montée en puissance de la gauche s'accentue entre 1965 et 1969 : avec 35 % en décembre 1965 au premier tour, François Mitterrand, dans le Pas-de-Calais, dépasse de Gaulle uniquement dans le bassin minier et, en avril 1969, la région devient antigaulliste. En 1974, François Mitterrand obtient 48 % dans le Nord et 51,6 % dans le Pas-de-Calais30.
Encore et toujours Guy Mollet
16En dehors d'une tradition bonapartiste dans le Pas-de-Calais et de l'attachement personnel à celui qui est natif de Lille dans le Nord31, l'électorat conservateur adhère à un système institutionnel considéré comme fiable et stable selon La Voix du Nord. Certains électeurs de gauche ne suivent ni les dirigeants communistes ni certaines personnalités socialistes hostiles à de Gaulle : celui-ci dispose de nombreux partisans, sinon de nombreux militants dans de larges couches de la population, y compris ouvrière32. Cependant, cette victoire dans les scrutins nationaux ne se retrouvent pas dans les consultations locales, municipales ou cantonales. En effet, à cette échelle, les personnalités gaullistes n'ont pas, à quelques exceptions près, réussi à conquérir le pouvoir. L'absence d'un véritable chef de parti issu de la région a brisé le dynamisme de l'appareil politique affecté par le départ de Léon Delbecque. Les parachutages de Pierre Billecocq et de François-Xavier Ortoli n'apportent pas de remèdes. Il existe un contraste entre les zones de militantisme comme l'Avesnois, le Hainaut, et celles des électeurs installés en Flandres et en Artois. Quelques mairies comme Calais, Douai, Tourcoing et Dunkerque, dans des conditions particulières, sont conquises durant la période. Le gaullisme connaît de réelles difficultés à se rallier les notables locaux : « La région du Nord reste attachée à ses gestionnaires33. »
17La mise sur orbite d'une bipolarisation nouvelle relève à nouveau de Guy Mollet, le personnage-clé de la période de transition34. Dès le 12 avril 1962, juste après le référendum ratifiant les accords d'Évian, Guy Mollet, reçu à l'Élysée par de Gaulle qui lui annonce le changement de premier ministre, lui reproche d'avoir « complètement cessé d'être l'arbitre prévu par la constitution que nous avons écrite ensemble ». Le 9 novembre 1962 à Souchez, entre le référendum sur l'élection du président au suffrage universel et les législatives, devant un public acquis, il lance sa « bombe » : « Vous voterez, au premier tour, pour qui vous voudrez, mais jamais, ni au premier, ni au second tour, pour un béni-oui-oui. » Lors d'un débat le 12 novembre avec Maurice Schumann sur Europe 1, Guy Mollet estime qu'« aujourd'hui, un communiste de plus à l'Assemblée nationale, cela ne changera rien, je ferai battre l'UNR ». Étienne Fajon, rédacteur en chef de L'Humanité, vient même présider un meeting de soutien au théâtre municipal, le 21 novembre : « Dimanche prochain, s'écrie-t-il, l'élection de Guy Mollet à Arras sera une victoire commune des socialistes et des communistes contre le pouvoir autoritaire et contre le gaullisme. » Guy Mollet est élu grâce au désistement du communiste Coquel tout en précisant que « l'unité ne pourra se faire que le jour où les chefs communistes auraient cessé de subordonner la politique extérieure de leur parti en France à la politique extérieure de l'URSS ». En 1969, Guy Mollet dirige toujours l'appareil fédéral du Pas-de-Calais mais, après le congrès d'Épinay en 1971, les cadres sont renouvelés : en octobre 1973, après un échec sévère aux cantonales dans le bassin minier, Guy Mollet perd le pouvoir et la fédération est reprise par Daniel Percheron. Dans le Nord, Pierre Mauroy doit composer avec des notables socialistes comme R. Gernez à Cambrai, P. Forest à Maubeuge méfiants devant « l'union de la gauche35 ».
18D'autres facteurs expliquent ce retour à une bipolarisation. Dès 1959-1960 la défense de la laïcité avec la nouvelle législation scolaire, plus de 500 000 pétitions dans le Nord face à l'appel de l'UNR à la défense de la liberté de l'enseignement. Avec le plan de stabilisation annoncé en 1963, la grève des mineurs de mars-avril devient le symbole de la défense des acquis sociaux antérieurs ; la réquisition imposée par de Gaulle échoue et une solidarité se manifeste en faveur du droit de grève. L'avènement de la CFDT favorise le renforcement de l'opposition au gaullisme et au centre-droit36. La forte récession économique, la reconversion minière renforcent l'implantation communiste mais le dynamisme socialiste peut faire reculer son audience comme à Béthune en 1978, ou la maintenir à une présence réduite dans l'arrondissement de Lille et la région dunkerquoise37.
Conclusion
19Le Nord-Pas-de-Calais représente un cas d'école très intéressant pour mesurer le passage d'une république à l'autre tant par l'évolution de ses composantes politiques que par le rôle décisif d'une de ses personnalités phares, Guy Mollet. Dans une région marquée par la double empreinte d'une droite bonapartiste autoritaire qui se retrouve dans le gaullisme et par le socialisme municipal, la IVe République représente une sorte de parenthèses où une troisième voie semble possible. Fruit d'une conjoncture née de la radicalisation de 1947 et d'un espoir travailliste porté par les républicains populaires héritiers du catholicisme social, la troisième force s'installe jusqu'au début des années soixante au cœur de la gestion locale. L'avènement du Front républicain ne rompt pas cette configuration et le « cancer algérien » pousse même Guy Mollet à accepter le retour du général de Gaulle. Les élections de 1958 correspondent à ce temps d'équilibre avant le retour à la bipolarisation.
20Estimant que le Général ne remplit plus sa fonction d'arbitre et que son système peut porter atteinte aux libertés, Guy Mollet choisit d'en revenir à la discipline républicaine qui ne fonctionne plus depuis 193638. La « bombe » de Souchez, en novembre 1962, joue le rôle de détonateur. Au début de 1963, dans Démocratie, hebdomadaire lancé par Guy Mollet pour promouvoir la discussion, François Mitterrand considère que « les hommes qui dirigent les partis de la gauche officielle doivent comprendre qu'ils sont à la tête d'entreprises assez poussiéreuses. Mais la poussière enlevée, l'organisme est sain ».
21Annexes
Graphique 1 : Législatives 1956

Graphique 2 : Législatives 1958

Graphique 3 : Législatives 1962

Graphique 4 : Législatives 1967

Graphique 5 : Législatives 1968

Sources des graphiques 1 à 5 : Atlas électoral Nord-Pas-de-Calais 1946-1972, PUL, 1972.
Notes de bas de page
1 Yves-Marie Hilaire, Histoire du Nord-Pas-de-Calais de 1900 à nos jours, Toulouse, Privat, 1982, p. 375.
2 Corinne Krajewski, Le Rassemblement du peuple français dans le Nord (1947-1955), Lille 3, 1984, 208 p.
3 Bruno Béthouart, Le MRP dans le Nord-Pas-de-Calais, 1944-1967, Dunkerque, Éditions des beffrois, 1984, 165 p.
4 Henri Adam et al., Atlas électoral Nord-Pas-de-Calais 1946-1972, Lille III, Éditions universitaires, 1972, p. 30-41.
5 Entrevue avec Maurice Schumann, le 23 avril 1972.
6 Bruno Béthouart, Le MRP dans l'arrondissement de Lille, maîtrise, Lille, 1972. Annexes.
7 Henri Adam, op. cit., p. 46-58.
8 Yves-Marie Hilaire, op. cit., p. 390.
9 Bruno Béthouart, Des syndicalistes chrétiens en politique, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1999, p. 160.
10 Henri Adam et al., op. cit., p. 50-53.
11 Béatrice Giblin-Delvallet, La région, territoires politiques. Le Nord-Pas-de-Calais, Paris, Fayard, 1990, p. 27-55.
12 Bernard Ménager et al., Guy Mollet, un camarade en politique, Lille, PUL, 1987, p. 84.
13 Entrevue avec André Diligent, 27 décembre 2000.
14 Yves-Marie Hilaire, op. cit., p. 391-392.
15 Ibidem, p. 393-395.
16 Bruno Béthouart, Le MRP dans le Nord-Pas-de-Calais, 1944-1967, Lille 3, thèse de doctorat sous la direction de Y.-M. Hilaire, 1980, p. 375-376.
17 Ibidem.
18 Henri Adam et al., op. cit., p. 60-63.
19 Ibidem, p. 66-74.
20 Béatrice Giblin-Delvallet, op. cit., p. 27.
21 Henri Adam et al., op. cit., p. 62-74.
22 Yves-Marie Hilaire, op. cit., p. 400.
23 Denis Lefebvre, Guy Mollet, le mal aimé, Paris, Plon, 1992, 563 p.
24 Bernard Ménager et al., Guy Mollet, un camarade en République, Lille, PUL, 1987, p. 349-363.
25 Bruno Béthouart, Jules Catoire, op. cit., p. 274-276.
26 Henri Adam, op. cit., p. 74.
27 Ibidem, p. 76-79.
28 Ibidem, p. 88-89.
29 Ibidem, p. 103-115.
30 Ibidem, p. 118-131.
31 Pierre Bougard, Alain Nolibos (dir.), Le Pas-de-Calais de la préhistoire à nos jours, Saint-Jean d'Angély, Éd. Bordessoules, 1988, p. 293-317.
32 Jean-Yves Herbeuval, Le gaullisme dans le Nord (1958-1970), Lille 3, maîtrise, 1971.
33 Yves-Marie Hilaire, op. cit., p. 402.
34 Jean-Pierre Wytteman, « Une page d'histoire un peu oubliée : la bombe de Souchez », dans Regards sur l'histoire du Pas-de-Calais, études en l'honneur d'Alain Nolibos, Arras, Artois-Presse Université, 2003, p. 349-356.
35 Béatrice Giblin-Delvallet, op. cit., p. 31-32.
36 Yves-Marie Hilaire, op. cit., p. 406.
37 Patrick Oddone, Dunkerque, sociologie électorale et personnel politique 1945-1973, Lille 3, thèse de doctorat, 1978.
38 J.-P. Wytteman, op. cit., p. 355-356.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les partis et la République
Ce livre est cité par
- Bernard, Mathias. (2008) Histoire politique de la Ve République. DOI: 10.3917/arco.berna.2008.01.0321
- Audigier, François. (2018) Les Prétoriens du Général. DOI: 10.4000/books.pur.168098
Les partis et la République
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3