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Les réponses de l'Aquitaine politique (1956-1967)

p. 169-178

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Texte intégral

1L'Aquitaine est une vieille terre radicale et modérée, très marquée par la tradition parlementaire héritée de la Troisième République. Quelles réponses a-t-elle apporté à la nouvelle donne introduite par le général de Gaulle en 1958 et surtout en 1962 ? Ses cultures politiques ont-elles été modifiées en profondeur pendant cette décennie 1956-1967 ? En un mot, y a-t-il eu vraiment modernisation de la vie politique ?

2Ici, je prendrai comme cadre, la région administrative avec ses cinq départements : Gironde, Dordogne, Landes, Lot-et-Garonne et Basses-Pyrénées, devenues, aujourd'hui, les Pyrénées-Atlantiques. L'historiographie, du reste, est loin d'être homogène dans le temps et dans l'espace. Autant la Gironde, la métropole régionale, le Périgord, les Basses-Pyrénées ont été bien ou très bien défrichées, autant les carences sont fortes pour les Landes et le Lot-et-Garonne. De la même façon, il n'y a pas toujours de continuité chronologique, d'où des disparités sur le fond de ma communication.

3Le panorama aquitain à la fin de la Quatrième République est marqué par trois caractères.

4Le premier caractère à noter est la permanence des forces traditionnelles qui résistent à la poussée poujadiste. Ainsi, lors des élections législatives de janvier 1956, les grands vainqueurs, sur le plan régional, sont le parti communiste qui gagne cinq sièges répartis dans quatre départements, et l'UDCA poujadiste qui obtient trois sièges dont deux en Gironde. Ainsi, les poujadistes, malgré leur percée en Gironde et en Lot-et-Garonne, n'ont pas réussi à déstabiliser des notables qui conservent toute leur importance dans le monde rural.

5La crise algérienne a entraîné l'isolement du PCF qui s'oppose de manière frontale à Robert Lacoste, ministre résident en Algérie, par ailleurs président du conseil général de la Dordogne. Le PCF reste très présent sur le terrain du militantisme.

6En 1956, les socialistes de la SFIO sont la première formation en Gironde et dans les Landes. Ils prennent peu à peu la relève des radicaux en Dordogne.

7Les républicains sociaux perdent les sièges acquis en 1951. On retrouve ici la faible influence originelle du RPF, un parti surtout urbain. À cela une exception de taille, la puissance du « chabanisme » qui fait de la métropole girondine un cas particulier de gestion non conflictuelle de l'espace politique. Le MRP recule partout. A contrario, les modérés résistent bien quand ils appartiennent aux Indépendants. C'est le cas aussi des radicaux qui se présentent sous l'étiquette de la place de Valois ou au sein du RGR. Si les radicaux girondins ont été phagocytés par Chaban, qui vient de leurs rangs, ils résistent beaucoup mieux, en revanche, dans les Basses-Pyrénées et en Dordogne. Dans ce dernier cas, leur famille a éclaté en deux clans antagonistes, à tel point que Georges Bonnet est exclu du parti.

8Remarquons en second lieu qu'en 1956, l'émiettement des forces politiques est considérable ; il est dû, en grande partie, à la proportionnelle. Ainsi, les 217 000 électeurs des Basses-Pyrénées envoient au Palais-Bourbon un communiste, un socialiste, un radical, un MRP, un Indépendant et un représentant de la droite extrême, Tixier-Vignancour. On retrouve ce même éclatement et ce bel équilibre droite-gauche dans la seconde circonscription de la Gironde.

9Les spécificités territoriales perdurent, ce qui constitue le troisième caractère. Par exemple, le parti communiste demeure solidement implanté en Dordogne et en Lot-et-Garonne où il dépasse les 30 % des suffrages exprimés. Il est aussi bien présent dans les Landes. Les socialistes s'appuient de même sur les Landes, où ils dominent, ainsi que sur la Gironde et sur la Dordogne. Le MRP, déjà bien faible en 1951, ne se maintient que dans les Basses-Pyrénées où l'empreinte de la tradition catholique est forte. Seule la dynamique de Chaban-Delmas, président du mouvement, permet aux républicains sociaux d'exister à Bordeaux. Les Basses-Pyrénées restent fidèles à la droite traditionnelle des Indépendants.

Les Aquitains et les entreprises du général de Gaulle de 1958 à 1962 : un réel soutien

10Dans un premier temps, en 1958, la réponse politique de l'Aquitaine est très claire.

11Tout d'abord, le gaullisme référendaire enregistre de vifs succès. Le ralliement au général est net dès le premier référendum de septembre 1958. La classe politique, à l'exception des communistes, est toute entière derrière le général. On voit même Robert Lacoste, proche de l'Algérie française, faire une campagne active pour le « oui ». À situation exceptionnelle, homme exceptionnel, tel est le sentiment majoritaire qui comporte une grande ambiguïté. En effet, beaucoup d'élus et d'électeurs n'ont pas perçu l'ampleur des mutations qui s'amorcent.

12Cependant, à l'échelle régionale, si le « oui » est massif, la réponse n'est pas homogène. Les Basses-Pyrénées sont légitimistes. Le pays basque, très conservateur, donne une véritable carte blanche à de Gaulle. Ce qui prime ici, c'est le retour à l'ordre. En revanche, les deux départements de l'intérieur, Dordogne et Lot-et-Garonne, montrent déjà leur défiance ; ils sont en-dessous de la moyenne nationale ; ils constituent d'ores et déjà des pôles de résistance au gaullisme.

13Dans un second temps, les Aquitains ont largement soutenu la politique algérienne du général. Le référendum de 1961 est un véritable test de confiance. L'adhésion est forte dans les Basses-Pyrénées (83 %) et en Gironde où l'appel de Chaban-Delmas a été bien suivi (oui à 77 %). Apparaissent nettement trois zones pour lesquelles l'influence du parti communiste et du PSU, qui ont fait campagne pour la paix immédiate, est nette : ce sont la banlieue ouvrière de Bordeaux, le nord de la Dordogne et le Marmandais (en Lot-et-Garonne). Manifestement, l'intense campagne des activistes de l'Algérie française pour le « non » n'a pas beaucoup d'écho. Bien peu de « Pieds noirs » sont alors inscrits sur les listes électorales.

14L'attitude des Aquitains devant l'action extraparlementaire de l'extrême droite conforte cette perception. L'OAS intervient de manière brutale, d'août 1961 à mars 1962, avant d'être démantelée. L'organisation secrète pratique le plasticage et le sabotage soit contre des symboles de l'État, soit contre des locaux du parti communiste ou de la CGT. Son bilan est très négatif. En effet, l'usage de la violence a provoqué un rejet très net. Elle a rendu plus difficile, à terme, l'insertion des Européens rapatriés d'Algérie. Très nombreux en Aquitaine, les voilà suspectés, à tort, d'être des agents de l'OAS.

15En face, l'Aquitaine a aussi été le théâtre de mouvements de grève et de manifestations contre l'OAS et pour la paix en Algérie. Le PSU de la Gironde est né, en 1960, d'un double rejet, rejet de la guerre d'Algérie et refus des compromissions de la SFIO. Ce petit parti a cependant du mal à peser sur le jeu politique.

16Le 8 avril 1962, référendum sur l'indépendance de l'Algérie, seule l'extrême droite appelle à voter « non » alors que le PSU préconise le vote nul. Dans la carte électorale, on devine quelques zones marquées par l'extrême droite : le long de l'estuaire de la Gironde et dans le Médoc, dans le pays basque intérieur, dans les villes de garnison des unités parachutistes, à Pau, à Bayonne et à Mont-de-Marsan ; sinon, l'influence des partisans de l'Algérie française est très faible.

17Le large succès du « oui » représente un vote sanction pour l'OAS et ses pratiques. Les Aquitains, attachés d'abord à la paix civile et au bon fonctionnement de la démocratie, ont accepté la décolonisation comme un processus irréversible.

L'Aquitaine devant le gaullisme présidentiel de 1962 à 1967 : les limites d'une adhésion

18Le référendum d'octobre 1962, sur le mode de désignation du président de la République, est à la fois une surprise et un choc. En effet, la présidentialisation condamne, a priori, la démocratie des notables, particulièrement vivace en Aquitaine. Le projet institutionnel soulève un tollé de protestations. La peur du pouvoir personnel est un slogan très efficace dans les terres de gauche où les réflexes républicains sont bien vivaces.

19De plus, les élus de l'opposition, de la base au sommet, font cause commune contre de Gaulle et s'engagent à fond. On retrouve par exemple en Gironde, un Front démocratique qui rassemble largement à droite et à gauche (des Indépendants comme Georges Portmann et Aymar Achille-Fould aux socialistes comme René Cassagne et Robert Brettes). Les conseils généraux de quatre départements sur cinq ont voté des motions en faveur du non. De multiples groupes politiques, associations, syndicats rejoignent l'union sacrée contre la présidentialisation du régime. Enfin, la presse régionale à fort tirage — Sud-Ouest et Sud-Ouest Dimanche — s'engage dans une attitude critique vis-à-vis du pouvoir.

20Si le oui l'emporte dans la région, il est en recul général sur 1958, même dans ses places fortes. Les contrastes sont cependant très marqués. Le Lot-et-Garonne est le seul département aquitain du « non ». La Dordogne dit « oui » à 52 %, alors qu'on s'attendait plutôt à un « non ». Dans les Basses Pyrénées, le succès du « oui » est écrasant.

21Comment interpréter ce résultat ? Les pouvoirs intermédiaires, dont les notables radicaux et modérés sont l'archétype, ont défendu chèrement leur peau devant une réforme qui les condamne. En Aquitaine, toutefois, on est loin du rejet enregistré dans le Languedoc et dans le Midi toulousain. Manifestement, les électeurs s'adaptent sans difficulté à la consultation directe qu'ils valident par leur large participation. En cela, ils donnent raison au général de Gaulle. Cependant, la greffe gaulliste ne semble pas avoir pris en profondeur.

22À cet effet, voyons brièvement les résultats électoraux de 1958 et de 1962. En 1958, au premier tour des législatives, le ballottage est quasi général. Au second tour, la vague gaulliste UNR remporte huit sièges sur dix en Gironde, deux sur trois dans les Landes et le Lot-et-Garonne, deux sur quatre en Dordogne et dans les Basses-Pyrénées (en tout seize sièges). L'UNR devient le premier parti aquitain. Les autres forces politiques, particulièrement les radicaux et les Indépendants, sauvent quelques positions. La droite domine de manière écrasante. Il ne reste plus qu'un seul député socialiste, René Cassagne à Cenon.

23Aux élections législatives d'octobre 1962, l'opposition obtient 10 députés sur 24. Au 2e tour, l'opposition triomphe dans les Landes et en Dordogne. C'est une véritable résurrection. Un seul succès ici pour le parti gaulliste, l'élection d'Yves Guéna, à 16 voix près, à Périgueux. En revanche, le gaullisme s'enracine en Gironde et Lot-et-Garonne.

24La région répond de manière tout à fait hétérogène, accentuant les vieux clivages. La variété des situations est encore plus considérable dans le détail. Maintenant, si l'on considère les choses de manière globale, apparaissent de sérieuses limites à cette implantation gaulliste. Comptabilisons d'abord les points forts de ce courant en Aquitaine. D'une part, le général de Gaulle y enregistre des succès constants, malgré quelques réserves. De plus, il peut compter, en Gironde, sur un bastion tenu de main de maître par Jacques Chaban-Delmas et les siens (Robert Boulin, Jean-Claude Dalbos, Jean Valleix). Dans ce département, la droite gaulliste a progressivement incorporé l'électorat radical et, en grande partie, l'électorat démocrate-chrétien. Plus largement, c'est le citoyen qui a tranché en faveur du gaullisme présidentiel. À ce niveau, le gaullisme apporte une clarification du jeu politique. À partir de 1962, en effet, chacun doit prendre position. Une épreuve salutaire aussi pour des politiciens aquitains amoureux de « l'entre-deux ». Cette tendance lourde est atténuée par le jeu consensuel de Chaban-Delmas. Désormais, l'électeur se réserve un réel pouvoir d'appréciation. Il choisit sa voie à chaque question spécifique. En ce sens, on peut parler de modernisation de la vie politique. De même, les pratiques héritées, qui faisaient de l'élu, quelle que soit sa couleur, un relais du pouvoir central disparaissent à partir de 1962. Des signes forts sont envoyés par ce dernier aux élus pour bien marquer la frontière entre majorité et opposition.

25L'élection présidentielle de 1965 confirme le retournement de tendance. Dans l'ensemble, en effet, les électeurs émettent un vote de défiance au général. Le 1er tour du 5 décembre est décevant autant pour de Gaulle que pour Mitterrand. Lors du second tour du 19 décembre, la région est coupée en deux mais de manière complexe. D'abord, on observe une grossière coupure ville/campagne. Dans l'ensemble les cantons ruraux ont voté largement à gauche, exception faite du pays basque très soudé autour du général. Mais la banlieue ouvrière bordelaise se rallie en masse à la gauche.

26Coupure aussi entre les départements atlantiques et les départements de l'intérieur qui sont acquis à l'opposition. La Dordogne bascule, le Lot-et-Garonne confirme ses réticences. Dans les deux cas, l'hostilité du monde paysan et viticole pèse lourd dans l'échec relatif du président sortant.

27En définitive, le gaullisme partisan n'a pas le contrôle de la région. À l'échelon local, la présence gaulliste reste problématique jusqu'en 1968. Ainsi, l'implantation municipale est faible numériquement : il n'y a que quatorze maires seulement pour l'ensemble de la région. Encore s'agit-il, le plus souvent, de députés-maires qui ont profité des circonstances. Seuls deux ont été tout à fait stables dans leur fauteuil pendant notre période : Chaban-Delmas à Bordeaux et Boulin à Libourne ; Guéna s'impose à partir de 1962, Valleix en 1967. À l'échelon départemental, le bilan est tout aussi médiocre. En Gironde, le pôle chabaniste, déjà conséquent en 1955 avec une dizaine de conseillers généraux, fait jeu égal avec le reste de la droite. Mais c'est l'exception. Dans les Basses-Pyrénées, le Lot-et-Garonne et les Landes, l'UNR n'a droit qu'à la portion congrue et fait de la figuration, avec de deux à quatre conseillers à partir de 1964. En Dordogne, c'est pire : un seul élu en 1958 et en 1967. Il faut attendre 1968 pour que le gaullisme partisan réussisse à capter durablement le capital de la droite à son profit dès lors qu'il apparaît clairement comme le champion de l'ordre moral et social.

Les tendances de fond de la vie politique

28Incontestablement, la bipolarisation est en marche à partir de 1962. Le premier enseignement à tirer des élections législatives d'octobre 1962 réside dans la simplification de la vie politique. Le reclassement s'opère au profit de l'UNR. La Gironde devient un département témoin, où l'élection de Chaban-Delmas dès le 1er tour acquiert une grande force symbolique. Inversement, dans une partie de l'opinion, le gaullisme suscite une réaction de refus voire de rejet viscéral. De plus, les formations politiques d'opposition ont bien intégré la logique du mode de scrutin uninominal qui avait été désastreuse pour elles aux élections générales de 1958.

29Plusieurs formules sont tentées en 1962 pour contrecarrer la tendance hégémonique de l'UNR. En Gironde, le front commun de l'opposition antigaulliste fait perdre trois sièges à l'UNR, ce qui profite au CNI. Le Front républicain, issu du « cartel des non », repose ici sur une logique/ majorité contre opposition de droite comme de gauche. Ailleurs, apparaît la discipline de désistement à gauche de type Front populaire qui profite au candidat le mieux placé. Cette tactique réussit à Bergerac, à Dax, à Mont-de-Marsan et à Villeneuve-sur-Lot. La logique binaire droite/gauche est bien en route mais elle est loin de s'imposer.

30La bipolarisation passe également par un durcissement du parti gaulliste. Il s'agit d'un durcissement interne qui écarte des élus en désaccord avec le gouvernement Pompidou à cause de la politique algérienne et de la personnalisation du pouvoir, dans une mesure moindre. Dans les Basses-Pyrénées, c'est le cas du docteur Camino, de Maurice Plantier, et du colonel Thomazo ; en Dordogne, c'est le cas de Raoul Rousseau et d'Henri Sicard. À Périgueux, Yves Guéna impose une orthodoxie qui fige désormais le jeu politique départemental.

31On assiste aussi à un durcissement externe de la position des gaullistes et de l'UNR qui se sentent en position de force. On est pour ou contre de Gaulle et Pompidou. Il faut choisir son camp, ce qui rompt avec les habitudes consensuelles qui sont, en Aquitaine, celles des partis de gouvernement. La présidentielle de 1965 accélère régionalement la bipolarisation. Ainsi, les radicaux sont poussés vers la gauche ou absorbés par la droite. Le parti socialiste constitue un môle de résistance, accélérant la dichotomie du corps électoral. C'est lui qui fait la meilleure opération en fédérant les gauches dans le cadre de la FGDS.

32Cette bipolarisation s'accompagne d'une simplification de la vie politique qui profite surtout à la gauche. Les élections législatives de 1967 consacrent la victoire de l'opposition qui passe de dix à quinze élus sur 24 sièges. C'est la FGDS qui fait la bonne opération avec quatorze sièges. Les radicaux, encore présents à la fin de la Quatrième République en Dordogne et en Lot-et-Garonne, s'étiolent. Ils se contentent souvent de gérer quelques mandats locaux. Les communistes régressent. Pénalisés par le mode de scrutin, ils n'ont plus de représentant au Palais-Bourbon. Ils perdent en influence dans les zones rurales qui furent leurs fiefs. Inversement, le courant socialiste émerge lentement de sa déconfiture de 1958. Il apparaît comme la seule force capable d'équilibrer la toute puissance du gaullisme. Ce succès s'explique par son positionnement au cœur de la gauche mais surtout par sa tactique opportuniste capable de rassembler, parfois contre nature, les mécontentements sociaux ou politiques.

33La gauche connaît, en parallèle, une relève générationnelle. Si quelques carrières d'après-guerre se prolongent (avec Lacoste, Bonnet et Charles Lamarque-Cando), une partie a été évincée par l'UNR (Henri Caillavet, Jean Raymond-Guyon). Au début de la Ve République, de nouveaux visages s'imposent dans le paysage politique : René Cassagne, Robert Brettes, Louis Pimont (à Bergerac). Les députés suppléants élus en 1967, comme Philippe Madrelle et Michel Sainte-Marie, préparent l'avenir. Ce personnel solidement implanté devient bientôt incontournable.

34La vie politique traditionnelle réussit à perdurer. Au premier chef, les notables font de la résistance. On le voit bien dans la composition des conseils généraux et dans la représentation au Sénat. Les conseils généraux reflètent bien les rapports de force. Malgré une lente érosion, les radicaux contrôlent la majorité en Lot-et-Garonne ; dans les Landes et en Dordogne, ils doivent partager le pouvoir avec des socialistes en progrès. Autant l'assemblée de la Gironde est composite, autant les Basses-Pyrénées restent à droite, partagées entre centristes, modérés et sans étiquette. Dans les agglomérations béarnaises comme Pau, la gauche socialiste fait une percée en 1967.

35Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les sénatoriales de 1959 et de 1962 reflètent cette stabilité des corps intermédiaires. On retrouve les mêmes rapports de force que précédemment dans quatre des cinq départements. À gauche, les radicaux contrôlent le Lot-et-Garonne et les socialistes tiennent les Landes. Ces deux partis de gauche se partagent le pouvoir en Dordogne. À droite, Indépendants et centristes dominent l'assemblée des Basses-Pyrénées. En 1959, la Gironde envoie au Luxembourg des élus de droite et du centre-gauche. Malgré la pression de Chaban-Delmas, cette liste des sortants est réélue en bloc en 1962 derrière Georges Portmann, indépendant, balayant toutes les prétentions des gaullistes et des socialistes.

36En second lieu, non seulement certains fiefs résistent bien, mais de nouvelles citadelles s'érigent. Nous pouvons illustrer la pérennité de ces vassalités par quelques exemples. Le cas de Chaban-Delmas, bien connu, ne sera pas étudié, d'autant plus qu'un colloque vient de se tenir à Bordeaux.

37Ce qui frappe tout d'abord, c'est la longévité politique de quelques caciques. En Gironde, René Cassagne suit une logique territoriale sur la rive droite de la Garonne. Il cumule peu à peu les mandats en commençant par l'échelon le plus modeste. Le maire de Cenon siège à l'Assemblée nationale pendant quatre législatures. Il soutient ardemment ses alliés socialistes, élus avec lui en 1967 : Brettes, Deschamps et Lagorce. En Dordogne, Georges Bonnet, élu local dès 1921, a retrouvé toute sa place à partir de 1956. Quel est son secret ? Un maillage très serré d'élus locaux et de petits notables ruraux servent de relais d'influence, cela à l'échelle de tout un arrondissement. Les archives laissées pour son jubilé de 1960 attestent de ce travail de fourmi au rendement remarquable. En Lot-et-Garonne, même phénomène pour Gabriel Lapeyrusse, résistant très respecté, qui fut, après la guerre, successivement socialiste, indépendant, radical pour, enfin, se rallier au gaullisme. Il conserve ses mandats de maire de Nérac et de député sous la IVe comme sous la Ve République avec des scores remarquables. Dans les Landes, le socialisme s'incarne dans la figure de C. Lamarque-Cando, maire de Mont-de-Marsan, qui a commencé sa carrière avec le Front populaire. Député en 1956, il est chassé par la vague gaulliste de 1958 mais retrouve son siège en 1962. Dans le berceau du communisme rural lot-et-garon-nais, le flambeau est repris par Hubert Ruffe, ancien résistant, député à la Libération puis conseiller général. Ces fiefs restent dans le giron du clan même en cas de disparition brutale de l'intéressé. C'est le cas pour Cassagne et pour Lapeyrusse. De plus, ils peuvent être transmis en douceur aux héritiers : ainsi Georges Bonnet vers son fils Alain-Paul. Michel Inchauspé, gaulliste, récupère l'influence de son père, Louis, indépendant, président du conseil général des Basses-Pyrénées. Parmi les nouveaux fiefs, citons celui de Robert Boulin, député-maire de Libourne. À Pau, André Labarrère commence son ascension politique par la députation et le conseil général en 1967 avec la FGDS.

38Troisième remarque enfin, l'identité territoriale reste forte. Prenons quelques exemples de la permanence de ces sensibilités locales. Ainsi, en Béarn, le bassin ouvrier de Lacq continue de s'opposer au gaullisme de même que les terres paysannes radicales du quart nord-est des Basses-Pyrénées. Le pays basque cultive sa différence en votant de manière uniforme pour l'UNR. Dans les Landes, les zones très marquées à gauche comme le canton rural de Montfort-en-Chalosse, la cité papetière de Tartas s'opposent fortement à de Gaulle. La ville de Dax, siège de l'évêché, reste bien à droite en glissant de la démocratie chrétienne au gaullisme derrière le maire Max Moras. De manière plus large, l'adhésion des Landais aux thèses socialistes prend sa source dans les luttes sociales menées par les métayers et les gemmeurs au début du xxe siècle. Dans le nord de la Dordogne, la circonscription de Nontron conserve sa double originalité d'être à la fois un bastion communiste et de rester fidèle à un radical très conservateur, Georges Bonnet.

L'Aquitaine et la nouvelle donne

39On peut difficilement arguer d'une spécificité de l'Aquitaine. Sur le plan temporel, le rythme régional épouse bien l'évolution politique générale. Sur le plan spatial, la plupart des études déjà réalisées convergent pour douter de la spécificité de l'Aquitaine prise globalement. Les chercheurs constatent l'existence de sensibilités marquées à l'intérieur de petits territoires à la forte identité. Du reste, dans une enquête récente réalisée pour la revue Parlement, les hommes politiques aquitains interrogés à ce sujet partagent ce sentiment. De même, l'image d'une Aquitaine terre de gauche est à nuancer fortement.

40Au début de la Cinquième République, quatre sensibilités politiques s'imposent à l'échelle régionale : le parti communiste, la gauche non communiste, le gaullisme et les modérés. Les premiers tours des législatives sont très indécis. Pendant cette décennie, deux cultures politiques coexistent. Le courant novateur est incarné par le gaullisme organisé autour de l'État et du parti présidentiel. Il veut rompre les liens traditionnels établis par les notables de tout bord avec le pouvoir central. Il menace directement les positions acquises. Ce système vertical est fragilisé par l'étroitesse de sa base locale. L'autre culture politique est celle de l'élu local, maître de son fief et fort de son pouvoir d'intervention auprès de l'administration, quelles que soient les majorités dirigeantes. Il y a une grande complicité entre élus, avec ses règles non écrites de respect des territoires. On constate que les pratiques traditionnelles ont la vie dure en Aquitaine. Les personnalités, dans l'ensemble, tiennent le choc grâce à la solidité de leurs racines. Les considérations locales continuent de peser lourd. Ce système horizontal perdure. C'est à partir de cette base que pourra s'opérer la reconquête ultérieure. Notons que le système Chaban, l'ancien radical, apparaît, à nos yeux, sous la Quatrième République, comme une excroissance du système horizontal. Il bénéficie, sous la Cinquième République, du support du parti et de l'appareil d'État. Cette capacité de synthèse lui permet de traverser les épreuves avec souplesse.

41D'autre part, les forces politiques nouvelles ont du mal à s'imposer dans le paysage politique. Le courant gaulliste est mal implanté. Le rejet du gaullisme exprimé avec vigueur en Aquitaine en 1969 n'est donc pas une surprise. Les courants apparus sur les marges ont une audience limitée. Le poujadisme est laminé dès 1958. Du reste, des réactions hostiles à la politisation de l'UDCA sont mentionnées dans les rapports préfectoraux. L'OAS s'est très vite déconsidérée par ses méthodes d'action. On peut parler d'échec global de la droite protestataire. Au sein du PSU, les clivages entre sensibilités laïque et catholique progressiste se transforment en querelles intestines pour le contrôle de l'appareil local. À cette fracture originelle se surajoutent des désaccords sur la tactique à adopter en face de la FGDS, adhésion ou rejet. La nouvelle gauche n'aura pas réussi sa percée. Le PSU n'obtiendra qu'une poignée de conseillers généraux sur toute l'Aquitaine en 1964 et en 1967. L'échec est ici dû à un hiatus jamais surmonté entre proposition et protestation. Notons l'émergence du mouvement nationaliste basque Embata qui obtient un siège de conseiller général à Saint-Étienne-de-Baïgorry en 1967. Il attire les jeunes et des suffrages d'extrême droite.

42Cette période 1956-1967 représente bien une transition en profondeur ; le système partisan éclaté de la fin de la Quatrième République est peu à peu remplacé par une lutte politique binaire entre un gaullisme de plus en plus hégémonique à droite et une gauche qui a vocation à rassembler les opposants. Pendant notre décennie, la droite des centristes et des modérés est vivace ; le jeu politique reste ouvert.

43Incontestablement, les Aquitains ont gardé le souci de l'équilibre. Le mariage avec le gaullisme a été un mariage de raison. En faisant confiance à leurs dirigeants traditionnels pour les mandats locaux, les électeurs ont su garder la main.

44La principale leçon est, à mes yeux, la suivante : ces douze années cruciales ont amené l'opinion à se passionner pour une vie civique renouvelée. Les engagements sont de plus en plus marqués, les camps mieux dessinés. En ce sens, l'activité politique régionale a connu une phase très dynamique. Les leaders, petits et grands, doivent s'insérer dans ce vaste débat qui renouvelle fortement les pratiques démocratiques.

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