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Apprendre à s'opposer. Les socialistes aux prises avec les règles de la Ve République

p. 101-113

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1La formation d'un contre-gouvernement en 1966 est un épisode oublié des débuts de la Ve République. Les manuels d'histoire politique ou d'institutions politiques et de droit constitutionnel ne font guère mention de ce qui, à l'époque, a pu être comparé au shadow cabinet anglais1, sans doute parce que cet épisode est « encadré » par deux événements électoraux reconstruits par la suite « mitterrandiens » : l'élection présidentielle de décembre 1965 et le programme du 14 juillet 1966 de la FGDS. Cependant, et c'est l'hypothèse développée ici, cette entreprise inédite de mise en ordre d'un contre-gouvernement par F. Mitterrand constitue un test pour les acteurs engagés à gauche, test au cours duquel la puissance des groupes et de leurs ressources est mobilisée et évaluée. Il s'agit dès lors de questionner la transformation des règles du jeu politique à gauche. En effet, la constitution et la mobilisation de programmes différenciés entre l'opposition et la majorité ont souvent été présentées comme le résultat d'une adaptation progressive mais obligée des socialistes aux nouvelles règles de la Ve République2.

2Cependant, à l'occasion de la formation du contre-gouvernement, les « transactions3 » signalent des transformations et des mises à l'épreuve des manières de faire de la politique dans l'opposition en même temps qu'il en souligne les limites. L'expertise, l'affichage d'une rationalité économique, la spécialisation ou l'étude de dossiers ne sont pas reconnus tels quels dans la gauche en recomposition, leurs modes d'établissement et ses temporalités diffèrent de ceux qui ont cours au sein de l'exécutif gaulliste. Ainsi, si l'on peut lire dans cet épisode du contre-gouvernement une phase de technicisation de la gauche, la situation politique de recomposition de la gauche et de construction d'une position d'opposition peut tout aussi bien consolider les grands élus socialistes. En effet, la confrontation au sein de et entre les différentes organisations (clubs, partis) se focalise pour partie autour des modalités pouvant conduire à l'unification des socialistes et à la rénovation idéologique4. Dans ce cadre, les enjeux saillants (unité des gauches, alliances électorales, rapprochement organisationnel, attitudes vis-à-vis du PCF) sont susceptibles de valoriser des savoir-faire parlementaires « anciens » que maîtrisent les dirigeants de la SFIO (négociations d'états-majors, constitution de réseaux parlementaires) et qui excluent du jeu les « prétendants » (et leurs prétentions à imposer un autre rapport au politique). Cette phase de constitution d'un contre-gouvernement et les débats qu'il suscite offrent ainsi l'occasion de tester des hypothèses autour de la technocratisation de la vie politique, de la conversion des ressources ou encore de la présidentialisation des partis.

Les repères d'une entreprise inédite

3Après le ballottage de Charles de Gaulle lors de la présidentielle de 1965, F. Mitterrand, lors des assises de la CIR (Convention des institutions républicaine) à Lyon, le 13 mars 1966, fait un certain nombre de propositions pour rassembler la gauche5. Sur les sept qu'il énonce, six visent directement l'ordre électoral et parlementaire (création d'un groupe parlementaire unique à l'Assemblée nationale, procédures de règlement des différends électoraux, désignation des candidats à l'investiture6). Une seule n'entre pas dans ce cadre : la création avant le 1er mai 1966 d'un « contre-gouvernement de l'opposition fédérée7 », « qui ne serait pas déterminé une fois pour toutes, mais qui pourrait s'élargir aux représentants des partis qui auraient contribué à la victoire des républicains de progrès8 ». C'est cette dernière qui va être la plus intensément discutée et commentée, par des partis, des journalistes et des juristes, sous l'angle suivant : ce contre-gouvernement constitue-t-il une voie de « modernisation » de la gauche ?

4Les réactions politiques apparaissent souvent nuancées, voire hostiles. « La réaction communiste est franchement hostile », « les socialistes réfléchissent », le Centre démocrate de Jean Lecanuet ne s'associera pas à une telle initiative9. Le bureau du parti radical remet à plus tard son appréciation10. À l'inverse, du côté des clubs, on peut lire que « l'introduction à côté des représentants des formations politiques traditionnelles, d'hommes nouveaux dont la démarche intellectuelle et politique est différente correspond mieux à la sensibilité d'un nombre croissant de citoyens11 ». Le contre-gouvernement leur paraît fonctionner comme une reconnaissance de leurs propres engagements et de leurs manières de concevoir la politique : la responsabilité contre la critique systématique, la compétence contre les jeux « politiciens ». Des soutiens à l'idée d'un contre-gouvernement et à ses effets supposés se manifestent aussi dans l'espace journalistique, notamment par la voix de grands éditorialistes comme Pierre Viansson-Ponté pour Le Monde ou Georges Montaron pour Témoignage Chrétien.

5Le 5 mai 1966, F. Mitterrand annonce à la presse la composition de son « équipe formatrice » (voir tableau). C'est alors un retournement des soutiens qui va s'opérer. Quelles que soient les prises de position initiales sur l'idée d'un contre-gouvernement, les titres de presse et les commentaires sont violents et mettent l'accent sur le retour aux arrangements « typiques » de la IVe République : Le Figaro compare ce contre-gouvernement au gouvernement de Guy Mollet en 1956 ; Combat le qualifie de « musée des horreurs » et Témoignage Chrétien de « château des illusions perdues ». En revanche, les parlementaires de la SFIO et sa direction, comme les radicaux, se montrent satisfaits de ces nominations qui tiennent compte des rapports de force politiques (fondés sur le nombre, sur la représentation parlementaire ou l'influence électorale) et internes à la SFIO. Les représentants des clubs sont déçus de constater que les hommes n'ont pas été choisis en fonction de leurs compétences mais de leur représentativité partisane.

6Le 12 mai 1966, F. Mitterrand annonce que six rapporteurs sont nommés et qu'il sera lui-même entouré de deux assistants. Le contre-gouvernement ainsi formé se réunit une fois par semaine au siège de la FGDS et publie à l'issue de sa réunion un communiqué qui touche à l'ensemble des domaines de la vie politique et sociale.

7À compter de la publication du programme électoral de la FGDS, dit « du 14 juillet », en vue des élections législatives de 1967, le contre-gouvernement ralentit ses activités et n'a plus de visibilité à l'extérieur, notamment dans la presse.

De la structuration d'une opposition efficace à la dynamique de validation des règles du jeu de la Ve République

8S'opposer à Charles de Gaulle, à ce moment-là et sous la forme du contre-gouvernement, renvoie à la mise sur pied d'une réplique des usages de la position présidentielle, à la promotion d'un chef au-dessus de la mêlée et à la personnification d'un camp politique.

9Cette initiative apparaît comme une réplique de l'exécutif gaullien permettant à F. Mitterrand de s'opposer directement au chef de l'État. Cette transposition institutionnelle a été interprétée comme la reconnaissance implicite par F. Mitterrand du fait que « la première place de l'État est à l'Élysée, et non à l'Hôtel Matignon [...] [puisqu'il] refuse de figurer sur la liste12 ». C'est ainsi dans le cours même des interactions politiques — pour des motifs qui n'ont rien d'idéologiques ou de constitutionnels — que se joue la reconnaissance de la primauté du président de la République et de l'exécutif par la gauche. F. Mitterrand, l'auteur du Coup d'État permanent et un des plus constants opposants à la pratique gaullienne des institutions de la Ve République, participe ainsi, paradoxalement, à la validation de la transformation des règles du jeu et à leur reconnaissance élargie. Cette légitimation en actes des institutions prend place dans une configuration où les plus disposés aux négociations parlementaires perdent certaines de leurs capacités à agir. Une motion de censure, déposée en mars 1966 par des dirigeants de la SFIO, devait fabriquer, à l'ancienne, les contours d'une opposition au gouvernement : ces tractations et ces procédés sont immédiatement dénoncés comme un retour de la IVe République.

10Le contre-gouvernement est présenté par son initiateur comme source de discipline partisane et de solidarités collectives nouvelles : « Le contre-gouvernement pourrait s'élargir aux représentants des partis qui auraient contribué à la victoire des républicains de progrès13. » La construction d'un intérêt collectif et les rétributions possibles en cas de soutien participent à un processus de fidélisation des organisations de la gauche déjà engagé. Annoncer la formation d'un contre-gouvernement de l'opposition fédérée signifie (se) poser concrètement la question du pouvoir et des capacités d'opposition et de résistance de la gauche à celui-ci. S'opposer consiste alors à bâtir une « majorité de rechange », à s'opposer pied à pied aux différentes propositions gouvernementales par des contre-propositions14. Il s'agit bien de montrer en actes ce que serait un gouvernement de gauche.

11S'opposer au moyen d'un contre-gouvernement offre aussi la possibilité de « s'engager clairement devant l'opinion publique » et de « servir la gauche tout entière15 ». L'équipe d'un contre-gouvernement apparaît, dans ce cadre, totalement déliée du Parlement et des partis politiques. Jouer l'opinion publique contre le Parlement constitue aussi pour F. Mitterrand une façon de se défaire des jeux parlementaires, dans lesquels la SFIO reste la plus puissante à gauche.

Déclaration à la presse de F. Mitterrand (extraits)
« La FGDS veut que, face au régime gaulliste existe un pouvoir politique de contestation et de proposition dont la vocation sera de rechercher l'assentiment des forces républicaines de progrès afin que les Français sachent que d'un côté il y a de Gaulle et le néant, et de l'autre une opposition prête à assumer la direction et la gestion des affaires publiques. [...] L'équipe formatrice, dont j'assumerai personnellement la désignation et dont je ferai connaître la composition le jeudi 5 mai, comprendra 6 responsables des grands secteurs de la vie nationale » (souligné par nous).

12Nommer des ministres sans avoir recours au Parlement ni négocier de façon visible (puisqu'on voit bien, à lire le résultat final, qu'il y a eu négociation) avec les leaders des organisations alliées constitue une validation de la transformation des règles du jeu politique : c'est la reconnaissance de la puissance de celui qui nomme. La « personnalisation » du pouvoir à gauche est relevée par les journalistes — « le président de la Fédération a obtenu des organisations membres une véritable délégation de pouvoir. Il n'y aura ni négociation ni dosage16 » — : sa prétention à nommer sans consulter n'est pas discutée. Tout se passe comme si cette posture était parfaitement normale et habituelle, y compris pour un dirigeant de gauche, comme elle l'est au sein de l'exécutif.

13La personnification d'un camp par F. Mitterrand et l'accord sur les enjeux politiques centraux — manifesté par les objectifs et le terme de contre-gouvernement — tendent à consolider une direction politique sur le marché politique central. L'idée d'un contre-gouvernement et les modalités de sa mise en place soulignent le fait que, pour tenir et entretenir sa posture d'opposant à Ch. de Gaulle, F. Mitterrand participe à l'acceptation implicite des institutions qu'il a lui même dénoncées. Le déroulement concret de l'opération fonctionne comme une reconnaissance tacite des nouvelles règles politiques : la domination de l'exécutif, la force de celui qui nomme, la domination et l'incarnation d'un camp politique en formation par F. Mitterrand.

14Le « ralliement » de F. Mitterrand aux institutions de la Ve République (et plus généralement celui de la gauche) renvoie ainsi d'abord aux contraintes de la situation « affrontée », aux échanges et aux interactions in situ des groupements d'opposition. Dire cela, c'est une façon de discuter la thèse défendue par O. Duhamel sur l'acceptation progressive des institutions par la gauche sous l'effet et la contrainte de l'élection présidentielle, ou pour reprendre les mots de sa conclusion, sur « la reconstitution de la gauche [opérée] par le régime, c'est-à-dire sous la pression de ses mécanismes politiques et par le biais privilégié de l'élection présidentielle17 ». Il s'agit bien davantage d'un résultat inattendu de la dynamique — qui ne suppose ni stratégie consciente, ni intérêt direct — des relations entre les différents groupements politiques : les ralliements individuels sont dévalués tandis que la formation d'un contre-gouernement devient une solution possible.

Le contre-gouvernement comme renouvellement de l'offre politique et des critères de jugement

15Le « dialogue de prétentions et de contre-prétentions18 » autour de la « meilleure » façon de s'opposer est aussi une confrontation pour tester une sélection politique. L'idée d'un contre-gouvernement est immédiatement investie et portée par une multiplicité d'acteurs.

16Certains interprètes de la vie politique insistent sur le changement institutionnel : un journaliste de La Croix, s'appuyant sur des propos tenus par René Rémond, y décèle une voie vers la bipolarisation de la vie politique19 ; le juriste Maurice Duverger en attend la fin du « poujadisme de gauche » et la prise en considération des problèmes en « termes de responsabilités gouvernementales20 ».

17Au cours de cette même période a lieu le colloque de Grenoble (30 avril et 1er mai 1966), qui rassemble largement la « nouvelle gauche » : on commence à distinguer « deux façons d'affronter les problèmes », la nouvelle gauche étant constituée « d'abord des hommes et des femmes penchés sur les questions actuelles et s'efforçant d'y apporter des solutions d'aujourd'hui21 » et valorisant des hommes jeunes et compétents, issus des clubs. Ces derniers s'emparent de l'initiative de F. Mitterrand pour y lire des critères renouvelés d'évaluation et d'appréciation : « Un élément positif de cette entreprise : l'introduction, à côté des représentants des formations politiques traditionnelles, d'hommes nouveaux dont la démarche intellectuelle et politique est différente et correspond mieux à la sensibilité d'un nombre croissant de citoyens. [...] Il est déjà très important que le principe de la participation aux décisions politiques d'hommes extérieurs aux partis soit ainsi officiellement reconnu dans les faits22. » Les attentes suscitées par l'initiative de F. Mitterrand tendent à se focaliser progressivement sur le choix des hommes, en fonction de leur capacité à incarner le renouvellement. M. Duverger souligne ainsi « l'apparition, depuis vingt ans, de nouvelles générations, éprises d'action et d'efficacité. [...] On a vu naître une idéologie plus moderne [...] reposant sur l'idée qu'il n'y a ni véritable démocratie, ni véritable socialisme sans élévation globale du niveau de vie, que la modernisation technique rend seule possible23 ». C'est en cela que les propositions de F. Mitterrand font sens : certains au sein des clubs y lisent la promesse d'un renouvellement des hommes qui conduisent la gauche. L'opposition entre « traditionnels » et « nouveaux » — c'est-à-dire entre des principes de légitimité différents attachés à certaines propriétés des individus — devient un critère de jugement. Ici est privilégié ce que « signifie » la personne nommée, en termes de compétence, de qualification, de savoir professionnel, mais aussi de virginité partisane, à l'opposé de la logique représentative de la IVe République. Les propositions de F. Mitterrand apparaissent ainsi rendre particulièrement audibles et visibles des conceptions de la politique jusque-là confinées aux marges de l'espace partisan : la morale et la vérité contre les mensonges électoraux et les mythes de la gauche ; le diagnostic gouvernemental et les propositions « réalistes » contre l'opposition « stérile » ; le possible contre le souhaitable24. De plus, par un renversement étonnant25, les « modernes », ceux qui critiquent la SFIO et veulent la rénover de l'extérieur, reprochent à la gauche et à la SFIO particulièrement de ne pas être des prétendantes sérieuses aux fonctions gouvernementales et ne pas donner l'impression d'être capables de gouverner, notamment parce qu'elles laissent de côté les « techniciens » et le réalisme économique26.

18Pour les dirigeants de la SFIO, le contre-gouvernement n'apparaît pas comme une solution possible mais comme une série de « replâtrages et de crises » (G. Mollet). Il est envisagé comme rassemblant des leaders de la gauche. Les dirigeants socialistes ne peuvent que rassurer les parlementaires, certifiant que l'objectif du contre-gouvernement, chargé de « travailler contre ce qui se fait » (G. Mollet) s'appuiera « sur les travaux et les études faits par les commissions d'études du parti » (G. Defferre)27.

19L'économie des positions politiques à gauche apparaît cependant susceptible d'être bouleversée. F. Mitterrand assure, en effet, vouloir désigner « les responsables des grands problèmes parmi les hommes politiques expérimentés » certes, mais aussi parmi « les représentants des couches nouvelles, ceux des forces neuves et des techniciens de valeur28 ». L'expérience politique est ainsi mise en balance avec d'autres titres, sociaux, à gouverner, mais également avec des dispositions à agir liées à l'élaboration de programmes et de négociations : F. Mitterrand doit présenter « ses solutions sous forme de textes, de lois et de décrets, comme s'il avait avec ses collaborateurs à assumer la gestion des affaires nationales29 ».

20« Figurer » l'exécutif, « faire comme si » suppose de se conformer aux manières de faire qui ont cours sur la scène gouvernementale : à une loi ou un décret doit répondre non pas une critique idéologique mais un contre-décret. La démarche adoptée conduit à valoriser la compétence professionnelle des spécialistes de l'administration et de l'État30. S'opposer au gouvernement, pour les responsables de la gauche, donne lieu, dans cette configuration, à la promotion des titres et des représentations du métier politique liées aux élites gouvernantes (compétence, professionnalisme, rationalité économique, désidéologisation, programme).

Le dénouement d'une épreuve sur la puissance des ressources : la compétence entre expertise et politique

21Les quelques jours qui précèdent la désignation des membres de « l'équipe formatrice » voient circuler des noms ou des réflexions sur sa composition. La focalisation sur le choix des personnes indique que le changement est attendu non seulement dans ses procédures de désignation — la négociation ou la nomination — mais aussi dans ses résultats — la liste de noms proposés et les principes sous-tendus par ces noms et ces trajectoires sélectionnés. Les anticipations de la presse quant aux noms possibles disent l'incertitude et l'absence d'un modèle d'excellence unique. Cependant, à l'annonce de la composition du contre-gouvernement, les commentaires sont virulents31 contre ces hommes de la Quatrième, représentants de partis et conduisant à l'éviction des « clubistes ».

22Les hommes choisis par F. Mitterrand sont avant tout perçus à travers leur participation antérieure aux équipes dirigeantes de la IVe République. Ce nouveau critère d'évaluation (et de dévaluation) rend risqué de faire de la politique comme avant et signale la valorisation des ressources technocratiques. Cet argument, venu de la droite et du MRP rallié aux gaullistes, devient central pour disqualifier les promus. L'âge même des participants témoignerait de ce retour à la Quatrième République, puisque la Nation, journal des gaullistes, signale qu'il est « supérieur à celui de leurs vis-à-vis du gouvernement32 ». Seuls les plus jeunes (Marie-Thérèse Eyquem, Christian Labrousse, Pierre Mauroy) sont épargnés par la critique.

23La presse décèle, dans cette équipe, d'abord des hommes de parti. Les dirigeants qui occupent les positions les plus hautes au sein des organisations politiques sont présents : G. Mollet, secrétaire général de la SFIO, P. Mauroy, secrétaire général adjoint de la SFIO, G. Defferre, membre du Comité directeur de la SFIO, Georges Guille, membre du bureau exécutif, René Billières, président du parti radical, Robert Fabre et Michel Soulié, vice-présidents du parti radical, Ludovic Tron, dirigeant de la CIR. Cette distribution partisane des postes engendre une série de critiques ironiques sur le dosage et l'équilibre, « spécialités » de la IVe République. Ainsi, le contre-gouvernement tient compte non seulement de la représentativité des différentes composantes de la FGDS, mais aussi des rapports de force internes à celles-ci. Même les « nouveaux », P. Mauroy ou Ch. Labrousse, âgés de moins de 40 ans, sont ramenés à leurs propriétés partisanes quand les journalistes signalent leur présence dans cette équipe : récent secrétaire général adjoint de la SFIO, P. Mauroy est considéré comme « un des futurs leaders de la SFIO33 » ; Ch. Labrousse est présenté sous l'angle de ses anciennes responsabilités de dirigeant des étudiants radicaux mais aussi comme un des animateurs des groupes d'études économiques au parti radical.

24Les critiques mettent ainsi en évidence l'emploi d'un personnel « usé » par le pouvoir sous la IVe République et n'ayant été appelé par F. Mitterrand que pour maintenir le même type de représentativité que celle ayant cours au sein du comité exécutif de la FGDS (17 pour la « famille socialiste », 17 pour la « famille radicale » et 17 pour les clubs)34. La composition du contre-gouvernement révèle la puissance persistante des ressources partisanes et électives et de savoir-faire traditionnels : connaissance intime des parlementaires d'un parti et de ses militants, implantation électorale ou expérience partisane, ou encore reconnaissance de la capacité à représenter un des groupements de la gauche non communiste qui sont récompensées dans ces nominations35.

25Les membres de clubs, et plus largement ceux qui pensaient possible un renouvellement du personnel et des pratiques politiques, sont exclus de ce jeu extrêmement contraint. Il n'y a pas de spécialistes : chaque contre-ministre ou presque aurait pu occuper tout aussi bien un autre poste que celui proposé. Ces conditions de sélection des contre-ministres vont jusqu'à apparaître totalement décalées et contre-productives : la nomination de l'ancien secrétaire d'État à l'Information en 1957 comme contre-ministre des Droits de l'Homme et du Citoyen est de ce point de vue significative. La compétence professionnelle ne semble pas, à l'issue de ce test, être reconnue telle quelle comme une ressource politique.

26La multiplicité des sphères d'évaluation mobilisant des critères différents et les effets de chacune des « solutions » sont précisés après-coup par P. Viansson-Ponté : « S'il faisait appel à des techniciens peu connus du public, à des jeunes collaborateurs nouveaux venus en politique, il risquait de voir discuter la représentativité de son état-major et de se heurter aux instances supérieures des grands partis de la Fédération. Au contraire, en choisissant d'appeler à ses côtés les dirigeants de ces partis, il s'expose au reproche de revenir aux dosages et combinaisons du passé36. » Ce choix inextricable ou contraint, dans lequel se trouve pris F. Mitterrand, rappelle que « lorsqu'on introduit une nouvelle ressource dans le jeu, on n'a pas encore formulé les règles pragmatiques qui édictent les limites de cet outil et la manière de l'utiliser efficacement37 ».

Un ajustement tardif aux normes de jugement politique

27La prégnance d'un principe de légitimité concurrent, fondé sur la compétence, peut cependant être mesurée lors de la deuxième « étape » de l'épreuve, lorsque F. Mitterrand nomme des rapporteurs permanents et ses propres assistants38. Les propriétés sociales et politiques des nouveaux membres suggèrent une redéfinition partielle de l'excellence socialiste et la valorisation de quelques hommes « nouveaux », jeunes prétendants plutôt que « vieux routiers » du Parlement. La plupart d'entre eux n'ont pas de positions politiques entièrement stabilisées. Leur désignation comme rapporteurs est appréciée comme une avancée de la technocratie. Les postes politiques occupés, la carrière professionnelle effectuée tranchent assez nettement, pour la moitié des assistants, avec ceux des contre-ministres.

28Les trajectoires des rapporteurs les distinguent partiellement des contre-ministres dans la mesure où, d'une part, ils sont « rapporteurs permanents polyvalents », c'est-à-dire qu'ils n'ont pas de spécialité et ne sont pas attachés à un ministre, et où, d'autre part, les quelques indications sur la façon de travailler — des rapporteurs permanents qui « travaillent » des contre-dossiers et des ministres qui en discutent39 — signalent que « différentes décisions peuvent en résulter, par exemple la création d'une convention des mouvements de jeunesse ou l'organisation d'assises régionales ou la préparation d'un projet de loi40 ». Il revient aux rapporteurs d'établir les dossiers demandés par les ministres, le contre-gouvernement se réunissant chaque semaine dans les locaux de la FGDS et publiant à l'issue de sa réunion un ensemble de communiqués touchant à tous les domaines de la vie publique — et dont on voit mal ce qui les différencie des communiqués d'un parti sur la politique menée par l'exécutif (solidarité avec des grévistes, critique du retard dans la signature d'un accord européen, etc.)41.

29Cet épisode d'un contre-gouvernement s'inscrit dans une phase de définition et d'apprentissage par la gauche d'une position d'opposition. Le ralliement à la Ve République ne peut s'analyser comme une conversion aux nouveaux critères de sélection et de promotion. Au contraire, cette « innovation » institutionnelle indique le poids conservé par la SFIO et la force des modes d'exercice du métier politique fondés sur le collectif et l'accumulation des positions partisanes et agit comme un rappel du caractère incontournable de la SFIO dans la rénovation de la gauche.

30Les transformations qui se sont opérées au sein des gouvernements successifs affectent différentiellement les organisations d'opposition. La valorisation de la compétence sociale et professionnelle apparaît, dans cette conjoncture d'unification et de radicalisation de l'opposition, limitée à certaines fractions intellectuelles, journalistiques, politiques ou administratives. Ces dernières ne sont pas — c'est ce que met en évidence l'épisode du contre-gouvernement — au centre du processus de reconstruction des gauches et ne sont pas suffisamment puissantes socialement et politiquement pour subvertir les règles du jeu politique, même si elles le sont assez pour produire des schèmes d'interprétation et d'évaluation des changements. Ce dernier point invite à prendre garde de ne pas tomber dans la fabrication d'une histoire intellectualisée de la rénovation du socialisme et à rester particulièrement attentif aux transformations des scènes centrales de la politique, notamment à travers les changements électoraux.

31Annexe : Tableau des membres du contre-gouvernement

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Notes de bas de page

1 Absence d'autant plus étonnante que la pratique du bipartisme au Royaume-Uni est généralement décrite comme le « modèle » d'un « régime parlementaire à alternance régulière » pour reprendre l'expression d'un constitutionaliste : Pierre Pactet, Institutions politiques. Droit constitutionnel, Armand Colin-Dalloz, 1998, 616 p.

2 Cette interprétation (présente dans Olivier Duhamel, La gauche et la Cinquième République, PUF, 1980, 589 p. ou Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Le long remords du pouvoir, Fayard, 1992, 554 p.) conduit à survaloriser le rôle joué par F. Mitterrand qui aurait compris avant les autres les nouvelles règles du jeu : de là découleraient sa volonté de « prendre » le PS (puisqu'il faut une organisation forte pour mener une campagne), la production des programmes socialiste et commun, l'alliance avec le PCF. Pourtant, le processus de reconnaissance de cette façon de faire de la politique au nom d'un programme n'est pas linéaire : des capitaux déjà consacrés, comme le mandat et les positions de pouvoir au sein des appareils, sont mobilisés par les plus puissants des socialistes.

3 On s'inspire ici de l'ambition formulée par D. Gaxie de trouver dans « l'analyse de l'économie des transactions constitutives des partis et des coalitions majoritaires » le fondement des institutions. La consolidation de la Ve République peut aussi être analysée à partir des « formes » de l'opposition. Voir Daniel Gaxie, « Les fondements de l'autorité présidentielle. Transformation structurelle et consolidation de l'institution », dans Bernard Lacroix et Jacques Lagroye (dir.), Le Président de la République. Usages et genèse d'une institution, Presses de la FNSP, 1992.

4 Jean-François Kesler, De la gauche dissidente au nouveau Parti socialiste. Les minorités qui ont rénové le PS, Toulouse, Privat, 1990, 570 p. ; Jean Poperen, L'unité de la gauche 1965-1973, Fayard, 1975, 474 p.

5 Pour plus de détails sur l'ensemble des propositions, voir Combat, 14 mars 1966 ; Le Monde, 15 mars 1966 ; La Croix, 15 mars 1966. Voir aussi André Cellard, La Fédération de la Gauche Démocrate et Socialiste, Thèse de doctorat de science politique, Paris I, 1990, 405 p.

6 Autant de procédés qui contraignent la sélection des candidats et qui contribuent à donner au centre partisan un rôle primordial dans la définition du « bon » représentant.

7 Raymond Barillon parle de « la suggestion la plus spectaculaire » : Le Monde, 15 mars 1966.

8 Idem.

9 Idem.

10 Le Figaro, 17 mars 1966.

11 Bulletin du club Jean Moulin, n° 55, mai 1966.

12 L'Express, 21 mars 1966.

13 Le Monde, 15 mars 1966.

14 F. Mitterrand précise qu'il attend de ce contre-gouvernement qu'il « prenne la tête des opérations, qu'il signifie la capacité de renouvellement et de contre-propositions de la gauche, qu'il montre que nous sommes allés jusqu'au fond de nos problèmes », Le Nouvel Observateur, 23 mars 1966. Il précise également que les responsables « personnifieront de façon heureuse et démocratique l'action de l'opposition ».

15 Idem.

16 Le Figaro, 30 avril 1966. Combat, 30 avril 1966 : « Avec l'accord de la Fédération, le style de la nouvelle campagne électorale du député de la Nièvre paraît tendre vers une certaine personnalisation : c'est F. Mitterrand qui choisira personnellement ses "ministres", c'est lui qui fera connaître la composition de l'équipe formatrice. »

17 Olivier Duhamel, La gauche..., op. cit., p. 543.

18 Frederick George Bailey, Les règles du jeu politique..., op. cit., p. 126.

19 « René Rémond a fait remarquer que nous étions arrivés à mi-chemin du bipartisme avec la consultation présidentielle », cité par Pierre Limagne dans La Croix, 15 mars 1966.

20 « Le poujadisme de gauche », Le Nouvel Observateur, mars 1966.

21 Bulletin du Club Jean Moulin, 55, mai 1966.

22 Bulletin du Club Jean Moulin, 55, mai 1966.

23 « Le poujadisme de gauche », idem.

24 Cette conception de la politique est à relier aux propriétés sociales des membres des clubs. Voir Janine Mossuz, Les clubs et la politique en France, Armand Colin, coll. « U2, Politique », 1970, 128 p. et Claire Andrieu, Pour l'amour de la République. Le club Jean Moulin, 1958-1970, Fayard, 2002.

25 Étonnant d'abord parce que ces positions critiques se sont construites sur une opposition à la SFIO lorsqu'elle était aux affaires.

26 M. Duverger précise que, « au pouvoir, la gauche devrait nécessairement expliquer aux travailleurs les nécessités de certaines adaptations. Elle pourrait alors le faire parce qu'elle orienterait la modernisation économique dans l'intérêt général, et qu'elle en répartirait équitablement les sacrifices », Le Nouvel Observateur, 17 mars 1966.

27 Archives du groupe parlementaire socialiste, mai 1966, Centre d'histoire de Sciences Po.

28 F. Mitterrand, Le Nouvel Observateur, 23 mars 1966.

29 L'Aurore, 6 mai 1966. André Guérin, éditorialiste, poursuit : « Ainsi devrait se dégager, au-delà des déclarations de principe et des slogans, un programme concret sur lequel l'électeur pourrait se prononcer en pleine connaissance de cause. »

30 F. Mitterrand indique que « ces responsables auront auprès d'eux des collaborateurs qui, en nombre restreint, disposeront chacun d'une mission précise d'information et de prévision, recouvrant de leur compétence les domaines particuliers de l'activité politique, économique et sociale tels que doit les concevoir et les organiser un gouvernement de progrès », conférence de presse, 29 avril 1966.

31 Il faudrait ici relire les titres et les ouvertures des papiers de journalistes, quel que soit le titre de presse. Cf. Benoît Verrier, Loyauté militante et fragmentation des partis. Du CERES au MDC, thèse de science politique, Strasbourg 3, 2003.

32 La Nation, 9 mai 1966.

33 Le Monde, 7 mai 1966.

34 La famille socialiste comprend la SFIO et le CEDEP, la famille radicale les radicaux et l'UDSR, la famille club, en 1966, comprend sept personnes de la CIR, trois du cercle Jean Jaurès et sept sièges restent à pourvoir.

35 Jean Daniel estime que, face à toutes les critiques, pour la plupart justifiées selon lui, de « l'opération contre-gouvernement », il est possible de formuler plusieurs réponses aux différents problèmes mais qu'elles tiennent en une : « La vie politique française est dominée par des partis qui gardent une importante représentativité », Le Nouvel Observateur, 11 mai 1966.

36 Le Monde, 7 mai 1966.

37 Frederick George Bailey, Les règles..., op. cit., p. 132.

38 Les deux assistants de F. Mitterrand sont Roland Dumas — 44 ans, avocat, député de 1956 à 1958, membre du Club des Jacobins et de la CIR, membre du comité exécutif de la FGDS — et J. Baboulène — 49 ans, ancien élève de l'école Polytechnique, ingénieur conseil, ancien membre de l'équipe directrice de Témoignage Chrétien. Leur désignation renvoie sans doute plus à des logiques de fidélités personnelles qu'à une forme de récompense du militantisme politique.

39 Dans un ouvrage d'entretiens avec Gilles Anouil, P. Uri donne une version de sa participation au contre-gouvernement et du fonctionnement de celui-ci : « J'étais l'un des "rapporteurs permanents", L. Tron ayant la charge des questions économiques et financières. En fait, je participais à toutes les réunions de cette formation. J'avais une bonne connaissance des dossiers [...]. Aussi ai-je dans la pratique été le rapporteur de presque toutes les questions qui ont été discutées pour élaborer le programme de la Fédération. Nous étions en session quasi-permanente. » Pierre Uri, Plan quinquennal pour une révolution, Fayard, 1973, p. 10-11 et 60.

40 Sur le fonctionnement du contre-gouvernement, Témoignage Chrétien, 16 juin 1966. Voir également François Lafon, Guy Mollet. Itinéraire d'un socialiste controversé (1905-1975), Fayard, 2006.

41 Voir le compte-rendu de la « première séance de travail de l'équipe formatrice du contre-gouvernement ». Les communiqués sont nombreux (31) : aucun ne peut laisser penser que des députés socialistes élus n'auraient pu produire le même type de critiques du gouvernement.

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