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La perception de l'élection présidentielle de 1965 dans la gauche non communiste

p. 89-100

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Texte intégral

1Guy Mollet, pourtant acteur de premier plan lors du retour de Charles de Gaulle et éminent constituant de 1958, refusa de jouer le jeu de l'élection présidentielle de 1965 parce qu'il récusait le principe de la réforme de 1962. Pierre Mendès France se posa en homme du double refus tant de 1958 que de 1962. François Mitterrand, auteur du Coup d'État permanent, ramassa le flambeau de l'unité des gauches à la suite de sa candidature en 1965. Ce triple rappel illustre bien la complexité de la question ici traitée.

2Nous débuterons la présente réflexion en examinant comment la volonté de G. Mollet de se poser en 1958 « à l'avant-garde de la Ve République », déboucha sur la rupture symbolisée par le refus de la réforme de 1962. Puis nous analyserons ce qui le conduisit, pour des raisons plus complexes que la seule volonté de contrôle de la SFIO, à soutenir F. Mitterrand après avoir sabordé la candidature de Gaston Defferre. C'est à travers ces analyses que se dégagera la perception de la gauche non communiste quant au principe de l'élection présidentielle au suffrage universel direct de 1965.

Du ralliement au général de Gaulle à la rupture de 1962

3Avant le 13 mai, la position de la SFIO était claire : en application de la décision de la Conférence du 4 mai, les socialistes ne devaient en aucun cas participer au gouvernement de Pierre Pflimlin, rejoindre l'opposition et ainsi peser sur l'ouverture de négociations en Algérie rendues possibles par le départ de Robert Lacoste du ministère de l'Algérie1. Mais l'émeute algéroise la rendit caduque. Dès lors, on peut distinguer trois phases dans le ralliement de G. Mollet.

4Dès le 16 mai, il prit à titre individuel l'initiative d'un dialogue public avec de Gaulle, tandis qu'Albert Gazier2 et lui-même dès le 15, puis Jules Moch et Max Lejeune le 17, furent délégués au gouvernement pour assurer la défense de la République. Mais là n'était plus l'essentiel puisque Guy Mollet, en faisant de Charles de Gaulle son interlocuteur au moment même où la sédition s'essoufflait à Alger, contribua pour le moins à légitimer l'attitude du « général » tout en offrant, sur un plateau d'argent, un débouché politique aux émeutiers.

5S'ouvrit alors le deuxième acte qui culmina le 24 mai lorsque les parachutistes venus d'Algérie s'emparèrent de la Corse. Guy Mollet qui, le 23 mai, était décidé à rencontrer de Gaulle après avoir noué de nombreux contacts, notamment par le biais d'Olivier Guichard, renonça à cette initiative devenue dès lors bien compromettante. Il se contenta de lui envoyer une lettre qui se terminait par ces mots : « La France reste le seul pays d'Europe à connaître un putsch, ses auteurs prétendent utiliser votre nom et vous vous taisez. Je n'arrive pas à le comprendre et je vous dis mon angoisse. Simplement3. » Guy Mollet estima donc qu'il s'agissait désormais de lutter contre un coup d'État, alors même qu'il était impossible de se lancer dans une nouvelle guerre d'Espagne sans armée républicaine4. Dans ces circonstances, le recours à de Gaulle ne représentait-il pas la moins mauvaise des défenses pour se prémunir contre un éventuel « gouvernement des colonels » ? De là découla son attitude au groupe parlementaire. S'ouvrit alors la troisième phase dans la mesure où, contre l'avis de la majorité des députés socialistes et sans mandat précis du comité directeur, il se rendit à Colombey-les-Deux-Églises le 30 mai, accompagné par Maurice Deixonne.

6Cette visite est souvent présentée comme le grand tournant dans le ralliement à de Gaulle alors même qu'avant les journées du 24 au 30 mai, d'autres responsables politiques avaient joué un rôle non négligeable dans le processus d'approche à l'endroit du « général ». On connaît à ce propos le trait pertinent de François Mitterrand à l'endroit du président de la République René Coty, qu'il qualifia de « chef de cabinet du général de Gaulle ». De même, depuis sa rencontre avec de Gaulle le 21 mai, Antoine Pinay s'affichait partisan d'un contact direct entre lui et Pierre Pflimlin. De plus, la visite du 30 mai s'inscrivait dans le cadre « coutumier », René Coty l'ayant déjà pressenti : en ce sens, il s'agissait de la visite traditionnelle de rencontre avec le futur président du Conseil désigné par le président de la République, seul le lieu de La Boisserie constituant une entorse à la tradition républicaine.

7Dans le vote exprimé par l'Assemblée nationale qui approuva le même jour un projet de réforme constitutionnelle, Pierre Pflimlin réaffirma ne pas avoir offert le pouvoir à de Gaulle, ce qui entraîna logiquement la remarque de Georges Bidault qui, se tournant vers Guy Mollet, énonça : « Le général de Gaulle n'est pas venu à Paris sans qu'on le lui ait demandé. Cette phrase : "J'ai entamé le processus" n'aurait pas été écrite s'il n'y avait eu des échanges, des demandes claires et pressantes. » Néanmoins, la démission des ministres indépendants sapant alors considérablement la majorité, Pierre Pflimlin proposa alors sa démission au chef de l'État dans la soirée du 27 mai que René Coty s'empressa d'accepter.

8Le lendemain, devant le groupe socialiste, Guy Mollet leva toute ambiguïté en disant que n'existaient plus désormais que trois possibilités : « Un gouvernement parlementaire solide, assez large pour s'imposer », ce qui lui paraissait désormais totalement irréaliste ; « un gouvernement dirigé par de Gaulle », solution que par défaut il appelait de ses vœux ; enfin, « un gouvernement des colonels5 ».

9Ce rappel permet de mieux comprendre la déception que Guy Mollet éprouva face au cours de la politique menée par de Gaulle, d'autant qu'il avait joué un rôle central dans la rédaction de la constitution de 1958.

10Avec André Chandernagor6, Guy Mollet a en effet contribué à l'élaboration des nouvelles institutions. Loin de marquer une rupture, ce processus se situait dans la continuité des réflexions menées en la matière depuis 1956 pour rationaliser le régime parlementaire. D'ailleurs, il avait fait adopter lors du 49e congrès de la SFIO une motion en ce sens.

11Aussitôt qu'il fut devenu ministre d'État de Charles de Gaulle, Guy Mollet participa au comité interministériel. Parallèlement, A. Chandernagor le représentait dans le groupe d'experts qui élabora le texte de la constitution sous la direction de Michel Debré. Guy Mollet y fit part de points centraux qui expliquent pour l'essentiel la rupture ultérieure de 1962. Lors de la séance du comité le 23 juin, après avoir demandé des précisions à propos de « l'incompatibilité entre le mandat parlementaire et la fonction gouvernementale7 », il précisa : « Le président de la République doit être vraiment un arbitre et non pas le chef de l'Exécutif [...]. Si le président de la République a le pouvoir de dissoudre le gouvernement, il lui sera difficile de demeurer un arbitre. » Après l'évocation par de Gaulle d'un collège électoral comparable à celui qui élisait les sénateurs, Guy Mollet énonça qu'il préférerait « un collège électoral mois étendu qui ne favoriserait pas à l'excès les communes rurales », insistant sur le fait qu'« un collège plus large sera plus politique et que, par là même, le président de la République élu par un tel collège aura moins facilement une position d'arbitre ». Il réitéra ses préférences dans les débats sur l'article 5 en expliquant qu'il souhaitait un président arbitre « non pas de la politique, un chef suprême de l'Exécutif », mais un arbitre du bon fonctionnement des institutions, celui qui « assure par son arbitrage le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ».

12Guy Mollet, loin de se contenter d'un rôle mineur, a pris une part de toute première importance dans la rédaction de la nouvelle constitution. Il s'en expliqua d'ailleurs par un mémoire adressé aux socialistes membres du Comité consultatif constitutionnel le 6 août 1958. Après avoir exposé ses réticences quant à la rédaction du futur article 16, dont il convenait d'obtenir la suppression, il souhaitait à défaut que le comité le rende compatible avec la doctrine républicaine, et il estima d'ailleurs avoir obtenu satisfaction. Pour le reste, il tenait à faire préciser explicitement que le président de la République ne peut pas révoquer le Premier ministre, que deux des trois avis recueillis préalablement à la dissolution approuvent cette décision, que les libertés syndicales devaient être ajoutées au domaine des libertés définies par l'article 34, et que soit réservé un jour par semaine aux projets d'initiative parlementaire. Mais surtout, il décrivit à l'ensemble des militants la logique des nouvelles institutions dans sa Lettre aux militants du 24 août. Pour lui, le résultat auquel on était parvenu dans la rédaction du projet de constitution permettait, en la renforçant, de sauver la République.

13Dans la mesure où, par bien des aspects, le texte proposé s'inscrivait dans la continuité des réflexions engagées depuis 1956, loin d'incarner une rupture, il semblait concourir à la définition d'un régime parlementaire rationalisé. C'est peu de dire que la mise en pratique par de Gaulle dans un sens fort différent marqua pour Guy Mollet une rupture bien plus importante. En ce sens, la réforme de 1962 adoptant le principe de l'élection du président de la République au suffrage universel, bien davantage que 1958, ouvrit une nouvelle phase dans l'analyse politique du secrétaire général de la SFIO.

14Est-ce à dire qu'il aurait été mystifié dès l'été 1958 par de Gaulle et Michel Debré, ou qu'à tout le moins il aurait pris conscience très rapidement des ambiguïtés du texte de 1958 ? Rien n'autorise certes à mettre en question que Guy Mollet a cru sincèrement être parvenu à un texte de compromis et qu'il n'avait pas prévu l'évolution ultérieure. Force est cependant de constater que, dans les débats des constituants de 1958, il s'est contenté du strict minimum en matière d'assurances fournies par de Gaulle, comme en témoigne, dès le 13 juin 1958, le compte rendu du comité interministériel, lorsque la discussion s'ouvrit à partir du projet suivant : « Le président de la République aura dans les institutions nouvelles un rôle essentiel. [...] Afin de jouer pleinement son rôle d'arbitre, il ne sera pas mêlé aux détails de la politique. Afin d'avoir une autorité réelle, il sera élu par un collège très large. Il n'est pas possible qu'il soit élu par le seul Parlement. Il n'est pas souhaitable qu'il soit élu au suffrage universel8. Il faudra donc trouver un collège très large, comparable dans une certaine mesure, au collège sénatorial. »

Le grand tournant de 1962

15En 1962 donc, Guy Mollet s'éloigna définitivement de la Ve République parce qu'il considérait que la manière dont Charles de Gaulle avait instrumentalisé à son profit la fin de la guerre d'Algérie pour transformer les institutions trahissait la constitution élaborée en 1958. La rupture, d'ailleurs initiée dès janvier 1959 par le départ des socialistes du gouvernement dirigé par Michel Debré, ne lui permit pas de récupérer le terrain perdu dans l'opinion de gauche. Conséquence intellectuelle de la scission du PSA, ses initiatives pour réorienter le parti sur une ligne d'opposition à la Ve République furent assimilées davantage à une manœuvre tactique opportuniste qu'à une véritable remise en cause d'une formation décrédibilisée. Plus que par le nouveau cours de la politique socialiste, la rénovation de ce qui fut alors de plus en plus souvent qualifié de « gauche non communiste » fut portée par des courants extérieurs à la SFIO, symbolisés par le phénomène des « Clubs » ou le mendésisme, et par un homme qui comprit, et il fut le seul à gauche, la nouvelle logique institutionnelle : François Mitterrand.

16Guy Mollet avait envisagé le gaullisme comme une parenthèse qui, une fois réglé le drame algérien, se refermerait tout naturellement pour laisser place à un régime parlementaire dont 1958 avait enfin permis la rationalisation. Autrement dit, il ne croyait pas que de Gaulle aurait pour lui la durée et il considérait le gaullisme plus comme une « anecdote » que comme une « doctrine politique ».

17Mais, dès avant le référendum de 1962, selon Guy Mollet, de Gaulle avait violé à de nombreuses reprises la constitution. Le chef socialiste rappelait notamment le refus le 18 mars 1960 d'une convocation du Parlement en session extraordinaire, ainsi que la violation permanente de l'article 20 au profit du président de la République qui empêchait le gouvernement de « conduire et déterminer la politique de la Nation9 ». Il soulignait pour l'année 1961 la prolongation jugée abusive de l'article 16, puis, le 19 septembre, l'irrecevabilité d'une motion de censure, sans oublier l'usage systématique de l'alinéa 3 de l'article 49. La dérive culmina évidemment en 1962, d'abord le 14 avril avec la révocation jugée inconstitutionnelle du Premier ministre, puis le 28 octobre avec l'utilisation abusive, et donc inconstitutionnelle, de la procédure référendaire afin de réviser ladite constitution.

18Dans la perspective ici développée, il importe de comprendre que du refus d'accepter le fait présidentiel découla quasi mécaniquement l'émergence d'une opposition interne qui, autour de Gaston Defferre, fit sienne l'évolution du régime, posant ainsi par contre coup la question de l'autorité de Guy Mollet sur son parti.

19De la question de l'élection présidentielle découla une seconde interrogation : celle de l'existence même du parti socialiste tel que Guy Mollet le concevait. Fondamentalement, le refus de la SFIO de se moderniser résulta de ce qu'elle ne pensait pas accéder au pouvoir politique, du moins dans un futur proche et dans une position suffisamment favorable pour influencer durablement la société française. Le traumatisme du Front républicain étant encore présent dans les mémoires, la mise en avant de la thématique du « parti pur et dur » s'imposait, rejetant par là même tous ceux qui prônaient une adaptation à la situation nouvelle. Ce choix explique la stratégie d'engager, après l'échec des élections de 1962, une longue négociation avec les communistes, même si pour Guy Mollet il s'agissait d'un dialogue idéologique permettant de se prémunir du risque de l'exercice du pouvoir, alors que François Mitterrand devait choisir d'en faire l'instrument de la victoire à l'élection présidentielle, la candidature unitaire de 1965 ouvrant la voie à d'autres. Quant au refus de principe de Pierre Mendès France d'y participer, il se doit aussi d'être mesuré à l'aune de son pronostic, estimant que de Gaulle serait très largement réélu.

L'épreuve de l'élection présidentielle de 1965 : Gaston Defferre ou François Mitterrand ?

20En janvier 1963 dans l'hebdomadaire Démocratie, dirigé par Guy Mollet, François Mitterrand analysa l'état de la gauche « officielle » : « Les hommes qui dirigent les partis de la gauche actuelle doivent comprendre qu'ils sont à la tête d'entreprises un peu poussiéreuses. Mais, la poussière enlevée, on s'apercevra que l'organisme est sain. On peut gagner ces batailles dans les trois ans qui viennent. » Il n'aurait pas pu exprimer plus clairement son opposition à l'analyse poursuivie par Guy Mollet. En guise de réplique, quelques semaines plus tard, le secrétaire général de la SFIO n'avait nullement hésité à évoquer son cas personnel devant les parlementaires socialistes : « Ne faut-il pas aussi changer les hommes, quand on parle de changement de structures, et quand je mets cela au pluriel, c'est pour être poli [...]. Nous proposons que tous ceux qui ont porté des responsabilités dans les régimes précédents prennent l'engagement de n'en plus jamais solliciter ni d'en accepter dans le régime suivant, et j'offrirai de commencer par moi. »

21La place de Guy Mollet se situait à l'exacte intersection des rapports avec les communistes, de la question de l'élection présidentielle et enfin de l'état du parti. Dans l'interpénétration de ces trois thèmes réside la difficulté, dans la perspective ici abordée, de comprendre l'action de Guy Mollet de 1963 à 1965.

22Le 20 janvier 1963, il exposa devant le groupe parlementaire que faire de l'élection présidentielle le combat majeur des socialistes « serait donner à de Gaulle la plus belle victoire qu'il puisse espérer : faire accepter par les démocrates que le problème en France, maintenant, est de choisir son président ». Il concluait : « Je voudrais qu'on n'ait pas de candidat socialiste à cette élection. Je ne souhaiterais pas qu'on la boycotte, mais je souhaiterais qu'on n'ait pas de candidat socialiste [.] et d'ailleurs, je ne vois pas l'homme de chez nous qui pourrait accepter d'être candidat à une fonction qu'il devra ramener à zéro, ou en tout cas à bien peu de choses. »

23Ensuite, la réalité politique du congrès de 1963 révéla la division profonde de la SFIO en trois courants, non plus sur l'élection présidentielle mais sur la rénovation de la structure partisane.

24D'abord, les « présidentialistes », conduits par Gaston Defferre, Georges Brutelle et André Chandernagor, et renforcés par des soutiens traditionnels de G. Mollet — notamment Christian Pineau et A. Gazier — estimaient que de nouveaux éléments pesaient sur la vie politique française, ainsi qu'un goût croissant pour la personnalisation des choix électoraux. Il leur paraissait donc logique de jouer le jeu, dès lors qu'il était impossible de revenir sur le principe de l'élection au suffrage universel, afin de parvenir à un régime authentiquement présidentiel. De l'autre côté, les « parlementaristes », au premier rang desquels on trouvait Guy Mollet et la majorité des membres du comité directeur, souhaitaient un régime parlementaire amélioré et réformé, écartant les risques de gouvernement d'assemblée, mais empruntant au régime parlementaire les notions de programme et de responsabilité de l'exécutif. Ils résumaient leur définition de ce système par la formule « gouvernement de contrat de majorité ». Enfin, ceux qui, parlementaristes, se désignèrent dans les années suivantes comme « nationalistes du parti », ne souhaitant pas une ouverture du parti en direction des clubs et des associations, se manifestèrent.

25La décision prise de reporter le débat pour assurer à tout prix l'unité du parti devait à terme s'avérer lourde de conséquences. En se « dérobant10 », le congrès laissait la porte ouverte à d'autres formes d'initiatives qui ne pouvaient qu'indisposer Guy Mollet et semblait, en privilégiant encore une fois la vie politique intérieure au parti, ne prendre en rien la mesure de l'opinion de gauche et de son électorat.

26En effet, l'unanimité dans les votes finaux ne doit pas masquer le divorce fondamental entre les partisans de l'ouverture et le secrétaire général. Certes, la stratégie présidentielle de Gaston Defferre, au lieu de lui permettre de s'allier au secrétaire général adjoint G. Brutelle, permettait à Guy Mollet de demeurer à la tête du parti. Mais deux lignes politiques inconciliables se trouvaient désormais face à face dans la SFIO, sans que le congrès ait tranché.

27Dans ces conditions, ce fut par une unanimité de façade que le maire de Marseille fut investi par son parti en 1964. Il mit en place le 14 avril la structure « Horizon 80 ». Soucieux au départ de respecter le cadre fixé par la SFIO, il précisa dans une de ses premières réunions publiques : « Je ne suis pas un personnage historique comme le général de Gaulle, mais il y a des moments dans la vie d'un peuple où, pour résoudre les problèmes économiques et sociaux, un homme sachant administrer — et sur ce point j'ai fait mes preuves — est sans doute préférable11. » Pourtant, dès la réunion du comité directeur du 27 mai, Claude Fuzier et Guy Mollet exposèrent leur scepticisme. Celui-ci expliqua : « Il n'empêche qu'il (Defferre) sera sollicité pour que son organisation prenne l'allure d'un nouveau parti. Je précise ma pensée en évoquant le bulletin Horizon 80 qui va concurrencer le bulletin du Parti [...]. Ce que je souhaite, c'est que l'action spécifique du Parti ne soit pas menacée. »

28Nombreux furent les socialistes, qui pourtant le soutenaient, à juger pour le moins néfaste l'influence grandissante de Jean-Jacques Servan-Schreiber et Olivier Chevrillon. Le 13 mai, Roger Quilliot et O. Chevrillon s'expliquèrent au cours d'une mise au point animée. Le militant socialiste tint à confirmer ses positions dans une correspondance à son interlocuteur dès le lendemain : « Je me sens aussi distant du traditionalisme de certains de mes camarades que de l'aventurisme que je découvre chez toi ; d'autant qu'ils aboutissent l'un et l'autre aux mêmes méthodes, finalement assez peu démocratiques. [.] Et je ne combats pas ce que mon parti enferme d'opportunisme pour le seul plaisir de me retrouver demain auprès des opportunistes du MRP ou du parti radical, auxquels on aura fait la part belle. » En vain, car le mal était fait, dès lors que sur la question toujours stratégique de la laïcité, Gaston Defferre franchissait le point de non retour aux yeux de Guy Mollet et de ses amis. Dans sa tentative de conquête des démocrates-chrétiens afin de présenter aux Français un grand parti moderne, démocrate et réformiste, le maire de Marseille oublia la plus élémentaire des arithmétiques, à savoir que les enseignants fournissaient les gros bataillons de la gauche non communiste.

29Gaston Defferre proposait aussi une définition bien sacrilège du mot même de socialisme : « La volonté de façonner la société pour le bien des hommes en s'opposant aux choix aveugles du hasard. » Puis il allait plus loin, proposant de créer une « formation politique majoritaire qui, en aucun cas, n'acceptera de gouverner avec le soutien alternatif de la droite ou du PC ». Il minimisait l'enjeu de la question scolaire dont il affirmait qu'elle « est un brûlot que la droite lance dans le camp ennemi pour le disloquer chaque fois qu'elle le trouve uni et prêt à remporter la victoire ». Fort de ce postulat il invitait à un « premier rassemblement, étape obligatoire d'une remise en mouvement de la gauche », pour « réunir tous les partisans sincères du changement, tous ceux qui ne se satisfont pas de la société telle qu'elle est ».

30Le congrès socialiste qui s'ouvrit le 5 juin 1965 contribua à fragiliser encore plus la position du maire de Marseille. Certes, son texte arriva en tête en obtenant 1 302 mandats, contre 1 270 à celui du secrétaire général et 394 à celui de G. Guille qui, pourtant plus proche de Guy Mollet, ne suivait pas ce dernier qui prenait le risque d'apparaître comme torpillant le projet de Grande Fédération, alors que les contradictions internes de celle-ci suffiraient à la faire éclater. Mais la rédaction d'une motion de synthèse, prenant en compte les rapports de force tels qu'ils avaient été exprimés par le vote des militants, comprenait un paragraphe sur la laïcité. Cela suffit à placer Gaston Defferre en porte-à-faux par rapport à la Grande Fédération. Son accession au bureau de la SFIO n'était qu'un faux-semblant, qui le rendait encore plus prisonnier de la direction socialiste. En effet, si la résolution finale du congrès reconnaissait, selon le vœu de Gaston Defferre, la nécessité de construire une formation majoritaire à vocation gouvernementale qui prendrait le nom de Fédération démocrate socialiste, elle précisait aussi la nécessité de respecter des principes fondamentaux au premier rang desquels elle plaçait « la solution du problème de la laïcité de l'enseignement ».

31Les démocrates-chrétiens firent tout pour accroître la division entre les deux courants socialistes. Mais la ligne de Guy Mollet l'emportait : s'il convenait de réunifier et de rénover la famille socialiste dispersée, encore fallait-il que le parti des « démocrates socialistes12 » issu de cette transformation fût authentiquement socialiste.

32Dans cette affaire, Guy Mollet avait donc réussi à faire triompher son point de vue, en jouant du patriotisme de parti et du sentiment de fidélité à une conception traditionnelle du rôle d'un parti socialiste. Cependant aucune question de fond n'était réglée. Que faire pour l'élection présidentielle ? Comment rassembler l'ensemble de la gauche non communiste dans une formation commune ?

33Si la nécessité de serrer les rangs durant la campagne électorale s'imposa à tous, Gaston Defferre compris, le débat sur la nature du parti devait évidemment rebondir, sitôt l'échéance présidentielle franchie. Pour l'heure, le secrétaire général l'avait emporté, mais en s'affaiblissant.

34Le conseil national, réuni le 19 juillet, marqua un net succès du secrétaire général13, qui n'apaisait pourtant en rien le conflit, ce dont témoigne notamment l'invective du « jeune » de l'équipe dirigeante, Pierre Mauroy, qui « exécuta » les tenants d'un socialisme moderne en les assimilant, par une formule d'une subtilité achevée dans la pratique de la langue de bois, à des « néo-socialistes14 ». Quant aux amis de Gaston Defferre, ils exigeaient la tenue d'un nouveau congrès pour tirer les conséquences de l'attitude de Guy Mollet dans les négociations.

35Découvrir un autre candidat à la présidence de la République, qui ne fût pas membre du parti socialiste mais que la SFIO pourrait soutenir sans état d'âme, devenait donc la priorité. Après avoir songé aux candidatures de Pierre Mendès France, Gaston Monnerville, Daniel Mayer et Maurice Faure, Guy Mollet examina l'hypothèse de celle de F. Mitterrand.

36Selon Claude Estier15, le 4 juillet 1965, réunis chez Léon Hovnanian, les proches de François Mitterrand évoquèrent la question. La réponse du député de la Nièvre clarifia immédiatement la situation : « Pour se lancer dans l'aventure, il faut le feu vert de la SFIO, le feu orange de Mendès France, et point de feu rouge du PC. Personne ne peut prendre la route sans ce triple visa. » Puis François Mitterrand évoquait le second point que représentait la constitution de la Fédération de la gauche — socialistes, radicaux et clubs sans le « boulet » MRP — rendue possible par l'échec de Gaston Defferre. Dès le 7 juillet, il discutait de la Fédération avec Guy Mollet. Le soir même le secrétaire général de la SFIO informait le comité directeur16 qui prenait alors la décision de confier à G. Brutelle la préparation des statuts de la nouvelle fédération.

37Ce ne fut pourtant que le 8 septembre que le comité directeur se réunit pour enfin évoquer la question des élections présidentielles. Dans un premier temps, le secrétaire général, après avoir rappelé en préalable sa position de principe17, demanda l'application de la procédure exceptionnelle de la motion secrète. Il invita les dirigeants socialistes à ratifier une proposition qu'il avait rédigée, selon laquelle « le candidat auquel le parti accordera son soutien devra, au cours de sa campagne, préciser que le président de la République n'est pas le chef de l'exécutif, et que, par conséquent, il ne saurait avoir de programme politique » ; tout juste aurait-il la possibilité de « faire connaître les grandes orientations de la politique qui a ses préférences ».

38Puis, après avoir récusé le nom de M. Faure, qui lui aurait affirmé être « un radical de centre droit, dans la ligne Malvy », il proposait le nom de François Mitterrand. G. Brutelle et Gérard Jaquet firent alors observer que ce dernier « pourrait bien obtenir les voix communistes dès le premier tour de l'élection ». Une nuance d'importance s'impose cependant. S'il est vrai que Guy Mollet choisissait François Mitterrand, il ne s'interdisait pas de soutenir Antoine Pinay en cas de non candidature du général de Gaulle. En effet, il précisait : « Je reste convaincu que de Gaulle ne sera pas candidat. Mais supposons qu'il le soit. Il sera élu. Je pense alors beaucoup plus aux élections législatives. Pour la gauche, il n'y a pas d'autre candidat. Si Pompidou est candidat, on peut le battre. À mon avis, le seul homme qui peut le battre, c'est Antoine Pinay. Dans cette éventualité, il faudra que le parti vote Pinay. »

39Voilà pourquoi, lorsqu'il reçut Mitterrand le lendemain, Guy Mollet lui conseilla d'attendre quelque peu avant de se déclarer. Craignant que Guy Mollet n'ait une autre stratégie, Mitterrand s'y refusa. Dès l'après-midi du 9 septembre 1965, une dépêche de l'AFP publia sa déclaration de candidature. Le 10 septembre 1965, la SFIO accepta de participer à la Fédération de la gauche démocrate et socialiste en compagnie des radicaux et de la plupart des clubs. De nombreux observateurs furent surpris par la rapidité du processus, surtout par comparaison avec l'échec de la Fédération prônée par Gaston Defferre.

40Dans ces conditions, le principal dilemme de F. Mitterrand fut de savoir comment participer à l'élection alors même que son principal soutien en récusait les règles. De fait, dans un premier temps, le candidat, adversaire résolu depuis 1958 de la Ve République, évoqua à peine la présidence de la République. Un démocrate ne pouvait en effet que contester le principe d'un tel vote personnel « qui tend à dépolitiser le corps électoral, le pousse à démissionner, à prendre l'habitude d'aliéner sa souveraineté, à se désintéresser des affaires du pays18 ». Sur ce plan, il était évidemment en harmonie avec Guy Mollet. Mais, en fait, François Mitterrand s'assignait une autre tâche : celle de reconstruire la gauche, rompant avec le secrétaire général de la SFIO.

41Au cours de la campagne télévisée, après avoir évoqué les sept options fondamentales qui lui tenaient lieu de programme commun, il précisa : « Nous avons ensemble souscrit un engagement au regard de l'opinion publique, ce qui veut dire que, président de la République, je les mettrai en œuvre. » Il s'agissait là d'un infléchissement majeur, s'éloignant d'une simple conception arbitrale de la fonction présidentielle. Le 5 décembre 1965, en obtenant près de 32 % des suffrages exprimés, et compte tenu du bon résultat de Jean Lecanuet, François Mitterrand mettait le général de Gaulle en ballottage.

42Ce faisant, il plaça aussi Guy Mollet en difficulté, car ce dernier était bien conscient que le candidat pouvait désormais capitaliser sur son nom l'opposition au général de Gaulle. Aussi, dès le 6 décembre, il s'attacha devant le comité directeur à minimiser le résultat, en notant : « Il manque à Mitterrand un nombre important de voix communistes et socialistes, par exemple chez moi, à Arras, ainsi qu'à Lille et à Marseille. » Mais le second tour rendit ce constat caduc lorsque le candidat de la gauche, devenu candidat des républicains, se refusant à toute négociation avec Jean Lecanuet, parvint à démontrer que désormais il n'existait plus d'espace entre la gauche et la droite. En attirant sur son nom près de 45 % des suffrages, la gauche avait retrouvé l'espoir.

43Désormais la perspective du pouvoir semblait pour la première fois depuis 1945 à l'ordre du jour autrement que par la participation à des coalitions de défense républicaine, à la condition qui s'imposait désormais aux deux principaux protagonistes, François Mitterrand et Guy Mollet, de parvenir à constituer une force socialiste plus puissante que le PCF. Évidemment aussi, les deux hommes se trouvaient désormais en concurrence d'autant que le parti socialiste en tant qu'organisation et structure, risquait de se trouver remis en question. Sans surprise, Guy Mollet retrouva les réflexes conservatoires dont il avait usé contre G. Defferre. En effet, depuis le 10 septembre 1965, date de la constitution de la FGDS, la constitution d'un nouveau parti était envisageable. Lors du premier comité exécutif de la Fédération, F. Mitterrand envisagea la « fusion de toutes les organisations qui la composent ». Il lança le processus, sans rencontrer l'opposition de Guy Mollet. Néanmoins les deux hommes étaient séparés par un désaccord fondamental.

44Guy Mollet, fidèle à lui-même, misait sur les rapports de force. Dès le 15 septembre 1965, il avait fort significativement tenu à rassurer en ces termes le comité directeur : « Nous avons le tiers bloquant, dans l'exécutif de la Fédération. Aucune décision ne pourra être prise contre nous. » Mais, dès le 22 décembre, trois jours à peine après le second tour de l'élection présidentielle, plusieurs dirigeants socialistes se décidaient à poser clairement le problème Guy Mollet devant le comité directeur. Après que G. Jaquet eut noté que le « malaise, au sein du parti, s'aggrave », G. Brutelle démissionna de son poste de secrétaire adjoint. Puis, s'adressant directement à Guy Mollet, il précisa : « Je souhaite que tu puisses organiser ta succession. Il n'y a plus de raison pour que la politique passée nous soit reprochée [...]. Si tu pouvais, par un geste, trouver une solution qui donne satisfaction à tous, tu nous éviterais des heurts. Sinon, nous serions obligés de demander ton départ. »

45Au terme de cette bataille, Guy Mollet l'avait donc emporté sur Gaston Defferre. Mais à quel prix ? Car s'il avait réussi à torpiller la tentative de celui-ci, la question de la survie même de la SFIO se posait désormais à travers le rôle de François Mitterrand et de la FGDS dans la recomposition de la gauche. Quoi qu'il en soit, ce bref résumé du parcours de Guy Mollet illustre que son attitude face à l'élection présidentielle de 1965, loin d'être contradictoire, témoigna en réalité d'une grande cohérence si l'on prend en compte les enjeux au sein du parti socialiste.

Notes de bas de page

1 En fait, il se serait agi d'une « réouverture » dans la mesure où le gouvernement de G. Mollet avait patronné des négociations importantes du printemps à l'automne 1956. Se reporter à François Lafon, Guy Mollet, Fayard, 2006, 960 p.

2 A. Gazier occupait les fonctions de ministre de l'Information, c'est-à-dire pour reprendre ses propres termes « ministre de la censure ».

3 Lettre du 25 mai 1958, AGM, OURS.

4 G. Mollet développa explicitement cet argument lors de la Conférence nationale d'Information du 6 juillet.

5 Réunion du groupe parlementaire, 28 mai 1958.

6 Comité interministériel constitutionnel avec la participation de Raymond Courrière, G. Mollet et Paul Ramadier ; Comité des experts, avec A. Chandernagor ; Comité consultatif constitutionnel avec cinq parlementaires (Jean Nayrou, Marcel Champeix, Paul Alduy, Philibert Tsiranara, René Dejean).

7 G. Mollet « observe que si l'accord s'est fait sur l'incompatibilité entre le mandat parlementaire et la fonction gouvernementale, il n'a pas été dit que la démission d'office du parlementaire nommé membre du gouvernement serait assortie d'une inéligibilité ultérieure ».

8 C'est nous qui soulignons.

9 « Lorsqu'un conflit s'annonce entre l'Exécutif et le Législatif sur un problème précis de politique intérieure : le budget des Anciens combattants et Victimes de guerre, ce n'est pas le Premier ministre, mais le président de la République qui affirme la position de l'Exécutif », G. Mollet, dans 13 mai 1958-13 mai 1962.

10 Pour reprendre l'expression de Jean Poperen qualifiant le congrès de 1963 lorsque la fédération du Nord avait fait voter une motion préjudicielle reportant à plus tard le débat sur les institutions et l'opportunité d'une candidature socialiste au scrutin présidentiel.

11 Réunion publique à Concarneau, le 12 avril 1964.

12 Guy Mollet préférait parler de parti des « démocrates socialistes » que de parti « socialiste démocrate », car cette dernière expression à ses yeux était un pléonasme puisque par définition les socialistes étaient des démocrates. Se reporter à son livre Bilans et perspectives.

13 G. Mollet recueillit en effet 2 028 mandats sur 2 998.

14 « Du socialisme classique, vous passerez au socialisme moderne et, sans le vouloir, contre votre volonté, vous risquerez d'être entraînés jusqu'au néo-socialisme. » Intervention de P. Mauroy devant le Conseil national du 19 juillet 1965.

15 Claude Estier, Journal d'un Fédéré : la Fédération de la Gauche au jour le jour, 1965-1969, Stock, 1970, 273 p.

16 « Nous avons parlé de la Fédération de la gauche, et de la candidature. Mitterrand a mis l'accent sur la nécessité d'une totale discrétion. »

17 « Il est entendu que nous maintenons notre opposition au programme commun de gouvernement », comité directeur, 8 septembre 1965.

18 Conférence de presse de F. Mitterrand du 21 septembre 1965.

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