Heurs et malheurs du centrisme et des partis centristes entre deux Républiques 1956-1967
p. 53-62
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Texte intégral
1Le paradoxe du centrisme est la distorsion entre la force de son influence et la faiblesse de ses expressions partisanes. Mal structurés, les partis centristes occupent difficilement un espace politique dans une France marquée par une longue tradition de culture de conflit et par le clivage droite-gauche1.
2Cependant, sous la IVe République, fidèle à la tradition parlementaire, le centrisme ne manque pas d'atouts parce qu'il profite de la loi électorale de 1951 sur les apparentements. Le centrisme qui s'identifie aux familles libérale, démocrate-chrétienne et radicale fut une composante importante des majorités parlementaires de la IVe République. La situation lui fut plus difficile à partir de 1956 au moment où les positions se durcissent avec la poussée poujadiste et avec la guerre d'Algérie. Mais le centrisme ne fut pas exclu lors de l'avènement de la Ve République et crut dans un premier temps pouvoir faire alliance avec le gaullisme. En ce sens l'année 1962 fut un tournant dans l'évolution présidentielle du nouveau régime et par voie de conséquence dans la survie du centrisme. Les centristes forment les gros bataillons du « cartel des non » qui s'oppose à l'élection présidentielle au suffrage universel direct. Cependant les républicains indépendants nés d'une scission du Centre national des indépendants sous l'égide de Valéry Giscard d'Estaing choisissent une stratégie d'intégration à la Ve République. Les centristes s'opposent néanmoins à la politique européenne du général de Gaulle. Ils cherchent donc à s'imposer comme une force autonome entre le gaullisme et le communisme comme le montrent la candidature Defferre en 1965 et la formation du Centre démocrate en 1966 par Jean Lecanuet. Mais les échecs de ces tentatives montrent qu'il est difficile pour les centristes de s'imposer dans le cadre d'une bipolarisation de la vie politique. Cependant, on ne saurait réduire le centrisme à l'appartenance à une formation politique et à une stratégie de conquête du pouvoir comme peuvent le démontrer les interrogations sur son influence et sur sa diffusion dans une France en quête de modernité dans la phase initiale de la Ve République.
Une conjoncture de plus en plus défavorable
3La conjoncture n'est pas favorable à l'implantation d'un parti centriste entre 1956 et 1967 pour des raisons conjoncturelles et institutionnelles.
4Sous la IVe République, on peut distinguer un véritable moment centriste avec la formation de la Troisième Force entre 1947 et 1951 qui a rassemblé le parti radical, le Centre national des indépendants, le MRP, la SFIO, unis contre une double opposition celle du Parti communiste français et celle du Rassemblement du peuple français. Mais cette dynamique centriste s'est disloquée sur le problème récurrent de la laïcité qui oppose la SFIO au MRP2. La conjoncture politique de la deuxième moitié de la IVe République ne fut pas favorable à une résurgence de cette dynamique.
5Les principaux partis politiques qui avaient été à la base de la Troisième Force sont fragilisés par une crise d'identité. Les radicaux sont divisés et la tentative de Pierre Mendès France pour rénover le parti radical en 19551956 échoue. On peut y voir, ici aussi, l'échec d'une volonté centriste de moderniser un parti qui se situerait entre un CNI attiré par la droite et une SFIO nostalgique du marxisme. La SFIO se cherche entre une fidélité au marxisme et une pratique gouvernementale de plus en plus réformiste. Son secrétaire général Guy Mollet est un homme d'appareil, attaché à la tradition doctrinale. L'épreuve du pouvoir avec la formation du gouvernement Guy Mollet en 1956 n'est pas un succès et le « national-molletisme » suscite bien des critiques internes comme en témoigne l'ouvrage d'André Philip, Le socialisme trahi, publié en 1957. Le MRP est également en crise parce qu'il existe une forte distorsion entre un électorat conservateur et des militants plus progressistes et parce qu'il est affaibli par l'exercice du pouvoir. Plus à droite, le Centre national des indépendants et paysans ne parvient pas à se structurer et à devenir le grand parti conservateur cher à Roger Duchet, son leader.
6Le consensus réalisé sur les valeurs et les représentations entre le politique et une société de classes moyennes en pleine expansion se casse avec l'explosion des revendications des classes moyennes indépendantes dont on parle peu mais qui ont un grand poids, les plus fortes sont celles du petit commerce indépendant3. Le poujadisme est une manifestation de la crispation des mécontentements qui nuit au compromis centriste. Ce mouvement protestataire, anti fiscal, d'une catégorie sociale qui rencontre de réelles difficultés dans une France qui se modernise, évolue vers une formation politique qui fait élire 52 députés aux élections de janvier 1956 à la surprise générale avant de se transformer en une mouvance ultra qui va gonfler les rangs des partisans de l'Algérie française4.
7Les débuts de la guerre d'Algérie durcissent également les positions et affaiblissent les partis. Elle est la principale cause du discrédit qui entoure le gouvernement de Guy Mollet en 1956, et de la droitisation du Centre national des indépendants et paysans. Elle favorise aussi la dislocation du Front républicain qui avait fait campagne pour la paix en Algérie en janvier 1956 mais qui s'achève avec la démission de Félix Gaillard le 15 avril 1958. Divisions et crispations des prises de position sur l'Algérie sont antinomiques d'une politique de compromis qui caractérise les moments centristes. Pierre Pflimlin, un homme du MRP et centriste doit laisser sa place à Matignon au général de Gaulle qui devient ainsi le dernier président du Conseil de la IVe République le 1er juin 1958 avec pour mission de mettre fin aux agissements d'une partie incontrôlable de l'armée après les événements du 13 mai. Le général de Gaulle, s'il est encore indécis sur la manière de régler le problème algérien, ne cache pas son intention de « Restaurer l'État » en proposant une nouvelle constitution et donc une nouvelle République pour lutter contre la carence de l'autorité politique et l'instabilité ministérielle propres aux deux Républiques précédentes.
8Le projet institutionnel de la Ve République est très largement adopté par les Français au référendum du 28 septembre 1958 avec 79,2 % des suffrages exprimés ; il est un compromis entre la tradition parlementaire chère aux partis politiques de la IVe République qui ont exercé le pouvoir et un parlementarisme plus rationalisé avec la mise au pas du Parlement, le renforcement de l'autorité gouvernementale et surtout celle du président de la République, la clef de voûte du système. Par ailleurs est instauré le scrutin majoritaire uninominal à deux tours qui n'est pas favorable à la dispersion des voix et aux partis centristes comme le montrent les élections législatives de novembre 1958. Les partis centristes de la IVe République comme le MRP, les radicaux et on pourrait y ajouter la SFIO si l'on considère que sa pratique gouvernementale est centriste, sont en recul. Cependant la régression est encore plus nette pour le Parti communiste français qui n'obtient que dix sièges contre 150 en 1956. Le seul parti de la IVe République qui tire son épingle du jeu est le Centre national des indépendants qui obtient 22,1 % des voix au premier tour et 133 sièges au second tour. L'Union pour la Nouvelle République, UNR, obtient respectivement 20,4 % des suffrages et 198 sièges. Le fait majoritaire a joué dès 1958 en faveur de l'UNR même si : « Un tel succès n'apparaît pas encore comme le présage du phénomène qui bouleversera le système des partis en France : l'avènement d'un parti dominant en France5. »
9Le système des partis de la IVe République qui permettait de laisser un espace politique favorable au centrisme et aux partis du centre est en survie. La réforme constitutionnelle de 1962 y met fin.
1962 et 1965 : les sursauts manques
1962 : Le cartel des non : un échec du centrisme
10L'histoire de la réforme constitutionnelle proposée par le général de Gaulle, le 20 septembre 1962, sur l'élection du président de la République au suffrage universel est connue6.
11Le « cartel des non » est une coalition de partis opposés à ce projet ; elle regroupe les radicaux, des socialistes, des chrétiens-démocrates et des indépendants qui craignent que la réforme n'entraîne une dérive du régime vers le présidentialisme et le pouvoir personnel. Sa composition est très proche de celle de la Troisième Force. Le « cartel des non » est en effet constitué de partis, à l'exclusion du PCF, qui ont dominé la vie politique de la IVe République et qui en défendent la tradition parlementaire. La rupture avec le régime gaulliste ne fut pas immédiate. Des personnalités comme le socialiste Guy Mollet ou l'indépendant Antoine Pinay ont rendu visite au général de Gaulle en mai 1958 pour lui demander de revenir au pouvoir et surtout pour calmer une armée en révolte. Tous deux entrent au gouvernement du général de Gaulle en juin 1958 et 329 parlementaires ont voté en faveur de son investiture. Les hommes de la IVe République participent à l'élaboration du projet constitutionnel. Paul Reynaud préside le Comité consultatif constitutionnel. Les deux ministres d'État, Pierre Pflimlin et Guy Mollet, défendent dans les comités interministériels la conception parlementaire. La constitution de 1958 est bien l'expression d'un compromis entre de Gaulle et les représentants de la IVe République. Entre un régime présidentialiste et un régime parlementaire tel que l'ont pratiqué les IIIe et IVe Républiques, c'est une solution centriste qui a prévalu dans un premier temps.
12Cependant entre 1958 et 1962 les ententes et pas seulement sur les institutions se disloquent. L'évolution de la politique algérienne du général de Gaulle vers l'autodétermination durcit les positions et fait éclater le CNIP, le deuxième parti après l'UNR. Les ultras, défenseurs de l'Algérie française, y sont de plus en plus nombreux et condamnent les accords d'Évian signés en mars 1962. Par exemple, Antoine Pinay accepte cette politique pendant que son ancien directeur de cabinet Henri Yrissou reste partisan de l'Algérie française. La politique européenne du général de Gaulle, en particulier l'expression de « volapuk intégré » qu'il emploie pour désigner les institutions européennes, le 15 mai 1962, suscite le courroux des partisans de la supranationalité et plus globalement des acteurs qui ont participé à la construction européenne sous la IVe République. Les ministres MRP démissionnent et ce que l'on a appelé le « diner de l'Alma » de janvier 1962 préfigure le cartel des non. Y assistent Guy Mollet aux côtés d'Antoine Pinay (CNI), Maurice Faure (radical), André Colin (MRP) et des syndicalistes. On peut voir dans ces réactions l'expression des nostalgies laissées par la IVe République. Les protagonistes s'en défendent au contraire des gaullistes qui mettent en avant cette interprétation pour mieux discréditer leurs adversaires. Le conflit s'est joué dans l'hémicycle du Parlement et auprès de l'opinion. Paul Reynaud à l'Assemblée nationale et Gaston Monnerville au Sénat, deux centristes l'un indépendant l'autre radical, organisent l'opposition en dénonçant une violation de la constitution. Gaston Monnerville parle de « forfaiture », terme qui ne lui sera jamais pardonné par de Gaulle. Maurice Faure, un autre centriste, leader du parti radical déclare :
« Ni les uns ni les autres ne veulent revenir au régime de la IVe République. C'est là une accusation qu'il est trop facile de faire peser sur eux et qui semble malheureusement avoir dominé la propagande gouvernementale... Votre réforme c'est trop ou c'est trop peu. C'est trop si nous devons rester comme vous le prétendez dans le cadre du système parlementaire de la constitution de 1958, c'est trop peu si nous devons adopter un régime franchement présidentiel. »
13L'argumentation ne manque pas de pertinence quand on sait que cette réforme voulue par le général de Gaulle suscite les réserves dans le propre camp du chef de l'État. Michel Debré aurait donné en 1958 des assurances sur le respect du parlementarisme comme le souligne Guy Mollet au Conseil d'État. Le Premier ministre Georges Pompidou avait également exprimé des réserves. Plus franches ont été celles de Pierre Sudreau qui a démissionné du gouvernement7. Alexandre Parodi, gaulliste historique, avait souhaité une coordination entre l'élection présidentielle et l'élection législative. Les événements comme la crise de Cuba et surtout l'attentat du Petit-Clamart contre le général de Gaulle, le 22 août 1962, ont convaincu celui-ci d'accélérer le processus.
14La motion de censure déposée par les représentants du « cartel des non » contre le gouvernement Pompidou recueille 53 signatures comme celle de Paul Reynaud, René Simonnet, Guy Mollet et Claudius-Petit. 280 députés votent le texte (43 socialistes, 33 entente démocratique, 50 MRP sur 57, 109 indépendants sur 121, et 3 UNR sur 176 (Mocquiaux, Nadet et Vidal) 10 communistes et 32 non inscrits. Certes tous ne sont pas centristes mais ceux qui ont mené la fronde le sont.
15Le général de Gaulle n'est pas homme à renoncer et l'opinion donne tort au « cartel des non ». Les résultats du référendum du 28 octobre donnent une majorité de Oui (62,25 % des suffrages exprimés en faveur de la réforme constitutionnelle). L'adhésion à cette réforme n'a cessé de gagner du terrain et elle est en partie à l'origine du consensus institutionnel en faveur du régime. François Mitterrand, l'auteur du coup d'État permanent, a pleinement intériorisé la réforme de 1962, une fois à la présidence de la République en 198l.
16Les législatives de novembre 1962 confortent l'échec du « cartel des non » et le succès du parti gaulliste majoritaire. La présidentialisation du régime à laquelle s'ajoutent les effets du mode de scrutin majoritaire institue durablement le clivage droite-gauche en opposant deux forces, la majorité et l'opposition8. Le centre ne peut plus disposer d'un espace autonome et il doit faire le choix entre s'intégrer à la majorité ou demeurer dans l'opposition. Valéry Giscard d'Estaing parce qu'il a opté pour une alliance avec les gaullistes réussit aux élections de 1962 à constituer le groupe parlementaire des républicains indépendants avec 36 élus puis en 1966 à fonder une Fédération nationale des républicains indépendants, FNRI, qui se regroupe autour de fédérations départementales et régionales dominées par les parlementaires. La FNRI se déclare centriste et européenne. Le 10 janvier 1967, Valéry Giscard d'Estaing rend célèbre la formule du « oui mais » qui exprime ses distances avec le gaullisme tout en lui assurant son soutien et il reste ainsi dans la majorité. Par contre les centristes radicaux et démocrates chrétiens vont progressivement rejoindre les rangs de l'opposition après leur échec aux élections de 1962.
Les tentatives centristes de 1965
17Les élections des 5 et 19 décembre 1965 sont les premières présidentielles au suffrage direct. Elles sont marquées par une double tentative de regroupement des centres, à gauche et à droite. Gaston Defferre, le maire de Marseille défend l'idée d'une grande fédération du centre et de la gauche non communiste (SFIO, MRP, radicaux) en même temps que sa candidature aux élections présidentielles lancée par l'hebdomadaire l'Express sous le titre « Monsieur X » Mais les divisions récurrentes entre la SFIO et le MRP font échouer le projet ce qui oblige Gaston Defferre à renoncer à sa candidature le 25 juin 1965. Ce n'est pas la première fois — on l'a vu avec la Troisième Force et le « cartel des non » — que ces formations tentent de se regrouper ; par ailleurs les alliances locales montrent que le choix n'est pas aberrant. Aux élections municipales des 14 et 21 mars 1965, les ententes centristes enregistrent un net succès9. Au Sénat, le renouvellement des élus, la même année, permet la création d'un intergroupe centriste présidé par Camille Laurens un indépendant qui regroupe des socialistes, des démocrates-chrétiens, des radicaux. Mais ce regroupement repose aussi sur des affinités doctrinales sur les institutions comme nous venons de le voir, sur une Europe supranationale, sur un réformisme économique et social. Cependant parmi les causes de l'échec de la grande fédération, Joan Taris évoque les institutions et le choix du mode de scrutin, mais aussi des différences insurmontables dans les cultures politiques entre les catholiques du MRP et les laïcs du parti radical et de la SFIO. Après l'échec de Gaston Defferre, un autre socialiste François Mitterrand, joue un rôle décisif mais cette fois le positionnement de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste, FGDS, créée en septembre 1965 et qui comprend la SFIO, le parti radical et la Convention des institutions républicaines, n'est plus au centre mais à gauche avec l'alliance avec le parti communiste qui ne présente pas de candidat à la présidentielle et soutient le candidat socialiste. François Mitterrand, candidat de l'Union de la gauche, réussit à mettre en ballottage le général de Gaulle au premier tour. Le chef de l'État l'emporte finalement au second tour avec 55,19 % des suffrages exprimés (46,26 des inscrits) contre 44,80 % (et 36,74 %) à son adversaire.
18Le Centre démocrate est un autre exemple de tentative centriste. À la différence de celle de Defferre, elle est plus cohérente ; en effet le MRP tire les leçons de sa déroute aux législatives de 1962 ; sa représentation y est inférieure à 9 % au premier tour. « Cet échec convainquit les centristes que, face à la puissance gaulliste, la seule alternative était soit de construire un large parti centriste à vocation majoritaire, soit de végéter dans une semi-opposition, sans pouvoir espérer jamais participer au pouvoir » explique Muriel Montero10. La candidature de Jean Lecanuet, président du MRP depuis 1963, aux présidentielles de 1965 n'est pas un échec. Il recueille 15,7 % des suffrages exprimés ce qui l'encourage à créer le Centre démocrate en 1966. Mais au second tour le phénomène de la bipolarisation se manifeste par l'affrontement entre deux candidats, le général de Gaulle qui l'emporte avec 54,5 % des voix sur Mitterrand avec 45,5 %.
19Le Centre démocrate regroupe à droite le MRP et une fraction du CNIP. Mais au centre il est en concurrence avec les giscardiens qui ont fait le choix de l'alliance avec les gaullistes. La position très centriste du Centre démocrate ne résiste pas au système institutionnel et les centristes sont absents des seconds tours. Comme la Fédération démocrate et socialiste, le Centre démocrate souffre de divisions internes entre les membres du MRP, du CNI et de radicaux. Dès 1967, le Centre démocrate subit un échec aux élections législatives de mars en recueillant 12,79 % au premier tour et 8 % au second tour avec 37 élus. La stratégie de Jean Lecanuet est contestée par des hommes comme Joseph Fontanet ou Jacques Duhamel qui refusent de considérer les gaullistes comme des adversaires. Les élections présidentielles de 1969 divisent ainsi les centristes. Jacques Duhamel leader de Progrès et démocratie moderne soutient la candidature de Georges Pompidou, Jean Lecanuet celle d'Alain Poher.
20Ainsi les tentatives centristes de 1965 comme celle de 1962 se soldent par des échecs parce qu'il n'existe pas d'espace politique pour eux alors que les gaullistes portés par le fait majoritaire s'enracinent dans le pays et que l'opposition se regroupe, non sans avatars d'ailleurs, autour des socialistes et des communistes. Les partis centristes parce qu'ils sont hétérogènes et qu'ils découlent d'héritages politiques et idéologiques très diversifiés ont du mal à garder une unité et à s'adapter aux nouvelles règles de la Ve République. Leur image est négative parce qu'ils sont identifiés à la IVe République. Les partis centristes sont condamnés à être des partis pivots ou partis d'appoint ce qui explique leur existence circonstancielle. Cela ne veut pas dire que le centrisme n'ait pas eu d'influence dans ces années 1956-1967.
L'idéologie centriste et son influence
21Le centrisme souffre d'une image négative qui est très largement propagée par la majorité gaulliste et par l'opposition de gauche. Les centristes sont considérés comme des opportunistes évoluant du centre-droit au centre-gauche et donc incapables de mener une action énergique face à l'adversité comme ce fut le cas à la fin de la IVe République avec la guerre d'Algérie. Les centristes sont suspectés de pratiquer une politique politicienne pour se maintenir au pouvoir. Faut-il alors conclure à l'archaïsme du centrisme incapable de s'adapter aux situations nouvelles et prisonnier de son attachement à une conception dépassée du système institutionnel ? Le tableau mérite d'être nuancé.
22Tout d'abord, les acteurs centristes méritent mieux que ce qu'en retient l'histoire. Si l'accusation d'opportunisme n'est pas sans fondement pour un Edgar Faure, on ne peut nier la valeur d'un Félix Gaillard disparu trop tôt et même si les tentatives de Pierre Pflimlin, Gaston Defferre, Jean Lecanuet, Valéry Giscard d'Estaing ne sont pas dépourvues d'ambitions personnelles, elles ont toutes tenté de moderniser la France. Le centrisme a vu émerger des acteurs comme Jacques Duhamel, Joseph Fontanet et Pierre Abelin au MRP, Michel d'Ornano, Jean-Pierre Soisson chez les giscardiens, Maurice Faure et Jean-Jacques Servan-Schreiber au parti radical qui ont constitué une nouvelle génération de centristes qui engagent la réflexion sur la modernité.
23Cette modernité est palpable dans la fidélité à la construction européenne. Toutes les formations centristes sont profondément convaincues que l'Europe, si possible supranationale, peut faire évoluer les mentalités, briser les nationalismes et apporter le progrès. On peut certes y voir un idéal parfois mal récompensé mais la force de leurs convictions européennes sans arrière-pensées force l'estime. Les centristes sont bien les promoteurs de l'Europe qui s'est construite réellement à partir des années cinquante. « Nous sommes le parti de l'Europe » peut-on lire dans le rapport du congrès de Lille du MRP de 1954 en pleine crise de la CED. La campagne de Jean Lecanuet fait une large place à l'Europe. Le républicain indépendant Valéry Giscard d'Estaing devenu président de la République en 1974 est avec son ami Helmut Schmidt le promoteur de la relance européenne en 1974 après une période difficile.
24Les centristes sont également profondément atlantistes et ils ont les yeux tournés vers le modèle américain jusqu'à en imiter les aspects les plus modernes pour l'époque comme la communication politique. La campagne de Jean Lecanuet s'est très largement inspirée des campagnes américaines comme ce sera le cas plus tard de celles de Valéry Giscard d'Estaing ou de Jean-Jacques Servan-Schreiber. Mais l'atlantisme se manifeste aussi par l'anticommunisme et l'hostilité à toutes les formes de socialisation ou de collectivisation économique d'où la croyance au progrès économique et social mais qui ne passe pas forcément par l'intervention accrue de l'État.
25Le centrisme s'identifie très largement au libéralisme économique mais à un libéralisme à la française pondéré par le respect des petits propriétaires et des PME. Le centrisme comme le libéralisme se méfie des idéologies qui emprisonnent et des centristes ne sont pas hostiles à gauche à une social-démocratie ou un travaillisme à la française, à droite à un libéralisme tempéré. Mais ils sont souvent réservés sur le poids croissant de l'État dans le champ économique comme c'est le cas dans la République gaullienne ou dans la France de François Mitterrand. C'est ainsi qu'on voit s'opposer en 1960 Antoine Pinay, ministre des Finances et fidèle au libéralisme classique à Jean-Marcel Jeanneney, ministre de l'Industrie gaulliste davantage interventionniste. Le rôle de l'État sépare alors la droite gaulliste et la droite libérale représentée aussi par Valéry Giscard d'Estaing.
26Dans le domaine social, les centristes, parce qu'ils s'identifient à la famille libérale, sont fondamentalement réformistes et pragmatiques ; ils peuvent être réservés sur une extension de l'État-providence mais sont tout à fait en accord avec l'« économie sociale de marché » qui fut conduite par Ludwig Erhard, ministre de l'Économie des gouvernements allemands d'Adenauer de 1949 à 1965. Les centristes sont attachés à la définition de nouveaux rapports sociaux qui ne relèvent pas du conflit mais de la négociation, au rôle des corps intermédiaires, à la défense de la famille.
27Le centrisme s'identifie au libéralisme politique et la tradition parlementaire en est à ses yeux la plus fidèle représentation. Au nom de cette conviction, les centristes ont donc pris le risque d'être marginalisés du système mis en place en 1962. Mais les débats autour de l'équilibre des pouvoirs entre l'exécutif et le législatif restent toujours ouverts comme le montre le tropisme du centrisme dans les gouvernements de cohabitation à partir de 1986.
28Le centrisme est hostile au jacobinisme centralisateur et défend la décentralisation. Ce n'est pas un hasard si l'auteur des grandes lois sur la décentralisation en 1982 est Gaston Defferre. Le centrisme est attaché à la vitalité de clubs de réflexion comme « Horizon 80 » chargé de la candidature Defferre en 1965, comme plus tard « Perspectives et Réalités » chez les giscardiens. La modernisation de la vie politique française est souvent le fruit des réflexions de ces clubs centristes.
29Entre 1956 et 1967, les centristes n'ont pas pu s'imposer parce que les partis centristes ont échoué dans leur stratégie de pouvoir autonome et que les institutions de la Ve République ne le permettaient pas. L'image du centrisme et des centristes est négative aux yeux d'une grande partie de l'opinion qui y voit une identification à la IVe République. Les prises de position du « juste milieu » ne séduisent pas un électorat qui fait davantage confiance au gaullisme pour une gestion efficace des institutions et des problèmes du moment et à la gauche socialo-communiste pour le progrès social. L'identification du centrisme au libéralisme politique et économique n'est pas non plus un facteur favorable. Cet échec exclut nullement l'influence du centrisme dans des formations plus connotées idéologiquement à gauche comme à droite, dans l'opposition comme dans la majorité. De même, le centrisme n'est pas forcément synonyme d'archaïsme comme le montrent au cours de deux Républiques les réflexions sur la démocratie, le progrès social ou les enjeux européens. Les débats actuels sur le recentrage d'une gestion politique des problèmes dominants, immigration, chômage, sécurité, les questionnements autour des institutions de la Ve République à partir des expériences de la cohabitation, les interrogations sur la pertinence du choc frontal entre le jacobinisme et le communautarisme, entre la souveraineté nationale et l'espace européen peuvent réactualiser une réflexion centriste, bien présente dans plusieurs démocraties libérales.
Notes de bas de page
1 Des recherches collectives coordonnées par le Centre aquitain d'histoire moderne et contemporaine (Sylvie Guillaume) et le comité d'histoire parlementaire et politique (Jean Garrigues) avec le soutien de l'Institut universitaire de France ont donné lieu à l'organisation de deux colloques, le premier à Bordeaux (MSHA) les 25 et 26 mars 2004 et le second à Paris (Sénat et Sorbonne) les 23-24 mai 2005. Les actes des deux colloques font l'objet de publication :
Sylvie Guillaume (dir.), Le centrisme en France aux xixe et xxe siècles : un échec ?, Bordeaux, Éd. MSHA, 2005,181 p.
Sylvie Guillaume et Jean Garrigues (dir.), Centre et centrisme en Europe aux xixe et xxe siècles, Bruxelles, Peter Lang, 2006, 288 p.
2 Sylvie Guillaume, « Le centrisme dans la Troisième Force » dans Le centrisme en France, op. cit., p. 121-131.
3 Sylvie Guillaume, Les classes moyennes au cœur du politique sous la IVe République, Bordeaux, Éd. MSHA, p. 72 et Le petit et moyen patronat dans la société française de Pinay à Raffarin, 1945-2002, Bordeaux, PUB, 2005, 217 p.
4 Voir la thèse de Romain Souillac, Le mouvement Poujade, l'État et la nation, 1953-1962, thèse de doctorat sous la direction du Pr Jean-Paul Brunet, ENS Ulm, 27 juin 2005.
5 Dominique Chagnollaud et Jean-Louis Quermonne, La Ve République, 3. Le pouvoir législatif et le système des partis, Champs, Flammarion, 2000, p. 131.
6 Voir le numéro hors série 2004 de la revue Parlements, « Changer de République, 1962-2004 » en particulier Sylvie Guillaume, « Le cartel des non », p. 45-65.
7 Témoignage de Pierre Sudreau dans Parlements, op. cit., p. 23-25.
8 Sylvie Guillaume, Le consensus à la française, Belin, 2002, p. 111-153.
9 Joan Taris, « L'échec de la grande fédération démocrate et socialiste » dans Sylvie Guillaume (dir.), Le centrisme en France, op. cit., p. 145.
10 Muriel Montero, « Le centre démocrate de 1962 à 1974 : l'impossible défi de la conquête du pouvoir » dans Sylvie Guillaume (dir.), op. cit., p. 133.
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Les partis et la République
Ce livre est cité par
- Bernard, Mathias. (2008) Histoire politique de la Ve République. DOI: 10.3917/arco.berna.2008.01.0321
- Audigier, François. (2018) Les Prétoriens du Général. DOI: 10.4000/books.pur.168098
Les partis et la République
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