Crise et refonte des droites nationales, du poujadisme au tixiérisme
p. 43-52
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Texte intégral
1Une contribution sur le thème des droites nationales au tournant des IVe et Ve République pose pour cette famille politique des questions non seulement liées aux problématiques du colloque mais aussi à cette nébuleuse. Les élections législatives du 2 janvier 1956 marquent un succès des poujadistes tandis que celles de 1967 sont un échec complet de droites nationales incapables de se remettre du score décevant obtenu par Jean-Louis Tixier-Vignancour en décembre 1965. Le changement de République est passé par là mais il n'est pas le seul élément à prendre en compte. Trois autres au moins peuvent être mis en avant. D'abord, l'incapacité du poujadisme à se structurer en force politique durable. Ensuite, la division des droites radicales sur les tactiques à adopter face à la guerre d'Algérie et à la politique gaulliste en la matière, et ce, des deux côtés de la Méditerranée : question de la légalité et de la clandestinité, basculement dans le terrorisme et positionnement face aux différentes composantes de l'OAS, démarche à adopter pour capitaliser les frustrations nées du conflit algérien chez les adversaires métropolitains de la politique gaulliste et chez les pieds-noirs. En 1963-1965, la candidature d'union de Tixier-Vignancour a paru enfin sceller une entente possible. L'échec du candidat tixieriste et les déchirements qui l'ont suivi marquent un abaissement sans précédent des droites nationales dans le paysage politique français depuis les années cinquante. Alors que l'opposition de gauche a relevé la tête et que se profile mai 1968, les droites nationales entrent dans une phase de recomposition idéologique (la « Nouvelle droite » est en gestation) et de restructuration partisane jusqu'à la naissance du Front national en 1972.
L'impossibilité d'une fédération sous le signe du poujadisme. De l'échec de la polarisation à la dispersion
2Cinquante ans après la percée électorale du 2 janvier 1956, le poujadisme fait encore l'objet de travaux et de débats tant sur le sens de son succès, le caractère composite de sa nature (mouvement antifiscal, politique) et son orientation idéologique, rejoignant la question du fascisme français. On peut également s'interroger sur son rapport à la crise et à la refonte du système partisan français dans la mesure où le poujadisme s'est vu comme un foyer de polarisation des adversaires de la IVe République, qu'il a songé sinon à abattre, du moins à transformer en profondeur en prétendant imposer aux parlementaires la convocation d'« états généraux ».
3Ainsi, les poujadistes, forts de leur succès électoral, sont convaincus de l'effondrement prochain du régime. Commentant les résultats pour Le Monde, Jean-Marie Le Pen souligne sa volonté de convoquer les états généraux, se déclare convaincu de la capacité des élus poujadistes à résister aux « délices et poisons du régime » et conclut sur un mode optimiste : « Dans six mois, nous recommencerons les élections1. » Pierre Poujade est alors sur la même ligne et refuse d'être considéré comme un « antiparlementariste à tout crin » : « Nous allons faire voir au pays ce que doivent être de véritables représentants du peuple. » Et P. Poujade d'enchaîner : « Lorsque nous serons à la Chambre, tout ce qui se dira, tout ce qui se fera, sera porté par nos soins à la connaissance du public, même et surtout ce qu'on avait l'habitude de lui cacher. Nous n'avons pas l'intention de jouer les saboteurs. Mais si nous voyons qu'il y va de l'intérêt du pays nous n'hésiterons pas à employer les moyens les plus draconiens : grève du travail, grève des impôts, etc.2. » Quant au positionnement politique de l'Union de défense des commerçants et des artisans, P. Poujade l'esquive d'une pirouette : « On va essayer de nous refouler vers l'extrême droite. Tout ce qu'ils peuvent faire et dire n'a aucun crédit en France. On peut servir la démocratie n'importe où ; qu'ils nous mettent sur les escaliers s'ils le veulent. Nous, on n'a pas l'habitude des coussins3. »
4La volonté de rupture affichée par le poujadisme ne saurait masquer son absence de programme précis ni son manque de cadres susceptibles d'exercer des responsabilités. Le phénomène des invalidations handicape encore davantage une jeune force politique qui doit pour durer se transformer en une force politique solide et structurée. En plus d'alimenter dans l'UDCA l'antiparlementarisme, les invalidations conduisent les responsables pouja-distes à déserter le Parlement : seuls dix députés siègent à l'Assemblée nationale tandis que les autres parcourent le pays pour réclamer un changement de République4. Cette stratégie se solde par un double échec.
5Le premier renvoie à la volonté de contournement du Parlement. Au cœur du processus, on trouve la mise sur pied d'un grand rassemblement sur Paris, capable de faire plier le Parlement, de lui imposer de convoquer des états généraux et de mettre en route un changement de régime. Marcel Bouyer, futur cadre de l'Organisation armée secrète, résume un sentiment partagé alors : « Nous voulons aller à Paris non pour un 6 février, mais pour imposer dans l'ordre la réforme du système5. » Popularisé dans la presse poujadiste sous le nom de « rendez-vous d'octobre », ce projet n'est pas sans rappeler la démarche des Croix-de-Feu : la date comme le lieu précis ne doivent être communiqués qu'au dernier moment. Cependant, à la différence de la ligue nationaliste, qui a su organiser des rassemblements de masse, les poujadistes ont été incapables de mettre sur pied une telle marche, de même que leur volonté de dresser des barrages routiers le 17 novembre 1956 a tourné court. Ils n'ont pas su dépasser le stade de la rodomontade et de l'incantation.
6Incapables de détruire le système politique de l'extérieur, les poujadistes n'ont pas su davantage le subvertir de l'intérieur. Au Palais-Bourbon, leurs votes manquent de lisibilité, en particulier lorsqu'ils s'opposent, sur l'ordre de P. Poujade, à l'expédition de Suez. Les poujadistes s'avèrent ainsi inaptes à fédérer les oppositions. Par ailleurs, le poujadisme est incapable de se transformer en une force politique structurée. Les divergences observées sur Suez sont un des motifs de rupture de ses éléments les plus remuants, les députés J.-M. Le Pen et Jean-Maurice Demarquet. Maître d'œuvre de l'Union de défense de la jeunesse française, J.-M. Le Pen veut tirer le poujadisme vers autre chose que la lutte antifiscale et en faire le socle d'une force nationaliste qui pourrait s'appuyer sur des éléments militaires et être régénérée par le combat en faveur de l'Algérie française après la défaite de Dien Bien Phu. En septembre 1956, J.-M. Le Pen et J.-M. Demarquet franchissent le pas et s'engagent en Algérie.
7Incapable de polariser et de fédérer autour de lui les droites nationalistes, le poujadisme est miné de l'intérieur par une série de dissidences et voit se dresser, sur fond de crise du régime, une série de groupements concurrents qui aspirent à renverser la IVe République. J.-L. Tixier-Vignancour, jeune vétéran des luttes de l'entre-deux-guerres, a pu rallier à lui différents parlementaires poujadistes lors du vote sur Suez. « Tixier » n'a pas manqué, dans ses Mémoires, d'ironiser sur P. Poujade qualifié de « pauvre bougre » dont les « troupes politiques n'existaient pas6 ». Le commissaire Jean Dides n'était pas plus tendre au lendemain du vote de Suez : « Pierre Poujade avait suscité chez de nombreux Français l'espoir d'un renouveau [...]. Certains propos tenus sur les estrades avaient suffi ensuite à rallier à sa cause d'autres nationaux. Il a déjà déçu les uns et les autres. » Le commissaire enfonce ensuite le clou : « D'ores et déjà, le mouvement de Saint-Céré est condamné. C'est son chef qui l'aura sabordé7. » Ces propos ne sauraient être pris au pied de la lettre. Si la verve de J. Dides est complaisamment reprise par la presse, elle n'atteint pas alors le noyau des militants poujadistes. On en veut pour preuve l'échec du Mouvement national d'action civique et sociale lancé par J.-M. Le Pen, J.-M. Demarquet et J. Dides en février 1957, auquel succède quelques mois plus tard le Front national des combattants. Ces différents groupements ne parviennent pas à attirer en masse des militants poujadistes qui restent massivement fidèles à P. Poujade : commerçants et artisans, ils reconnaissent en lui un représentant légitime tandis que les élus poujadistes se méfient d'une démarche d'action politique qui mettrait à l'encan la défense des intérêts professionnels. P. Poujade est conçu comme un gage d'équilibre capable de combiner les deux. Le pari est risqué et l'annonce en mai 1957 du rapprochement entre Paul Antier, Henry Dorgères et les poujadistes sous la forme d'un « intergroupe de défense des commerçants, artisans, paysans et travailleurs indépendants » ne saurait faire oublier que les deux premiers sont à la recherche de débouchés tandis que les poujadistes sont sur le déclin. Les résultats sont loin des espérances et le déclin, amorcé, se confirme. À la veille de mai 1958, le poujadisme en métropole a largement échoué et ses résultats aux élections cantonales d'avril sont décevants : 2,2 % des suffrages exprimés et 3 élus sur 1 526 sièges à pourvoir8.
8L'échec le plus important du poujadisme est peut-être à rechercher ailleurs : dans son incapacité à devenir, des deux côtés de la Méditerranée, une force politique capable de fédérer les partisans de l'Algérie française. C'était l'objectif d'un J.-M. Le Pen ou d'un J.-M. Demarquet, mais ils n'ont pas eu de relais militants suffisants. À l'inverse, le poujadisme a eu de solides atouts outre-Méditerranée puisque c'est à Alger en novembre 1954 que l'UDCA a tenu son premier congrès national. Mais, en Algérie, la question de la défense de l'Algérie française éclipse les questions professionnelles9 comme le montre le tableau dressé par Bernard Lefèvre et Maurice Baille qui ramènent la définition du poujadisme à leur propre conception politique : « Un mouvement [.] parvenu au terme d'une longue évolution qui l'a mené de la défense professionnelle des commerçants à la défense de toutes les collectivités qui constituent la France, et par voie de conséquence à la défense de la nation tout entière10. » C'est bien sur cette base que les poujadistes locaux (Joseph Ortiz, etc.) nouent des contacts avec l'activisme naissant (Union française nord-africaine de Robert Martel, etc.). Cependant, même si l'UDCA en métropole multiplie les prises de position en faveur de la défense de l'armée et de l'Algérie française, les positions de l'UDCA métropolitaine, sur Suez notamment, désorientent les militants poujadistes d'Afrique du Nord, militants que l'UDCA métropolitaine met d'ailleurs peu en avant. Les relations entre la métropole et l'Algérie sont donc délicates et peu nombreux sont les groupements capables d'entretenir à la veille du 13 mai des antennes des deux côtés de la Méditerranée. Le poujadisme, originellement le mieux armé, n'a pas saisi ce levier tandis que la plupart des groupements pieds-noirs défendant l'Algérie française sur Alger ou dans la Mitidja n'ont guère de relais en métropole. À côté des poujadistes, le seul groupement nationaliste implanté des deux côtés de la Méditerranée est le mouvement Jeune Nation dominé par Pierre Sidos et Dominique Venner, et organisé par Michel Leroy en Algérie. Pour le reste, il faut souligner l'importance des réseaux militaires (Association des combattants de l'Union française) ou politiques (gaullistes).
9On mesure l'échec du poujadisme en analysant la composition du Comité de salut public au lendemain du 13 mai 1958 : sur 44 membres, dont 37 titulaires, les poujadistes comptent pour 3 : B. Lefebvre (titulaire), Roger Goutallier et J. Ortiz (suppléants)11. L'incompréhension entre l'UDCA algéroise et l'UDCA métropolitaine se transforme en divorce au cours du mois de mai 1958 lorsque l'UDCA de métropole refuse d'embrayer sur l'agitation algéroise et que les actions de la première ne trouvent pas d'écho dans Fraternité française12. Le groupe poujadiste a en effet voté la confiance au général de Gaulle le 1er juin 1958 et le lendemain se divise sur le vote des pleins pouvoirs : 5 députés votent contre (suivant les consignes de P. Poujade), 7 votent pour et 23 ne prennent pas part au vote13. Le divorce avec le général de Gaulle est en route et P. Poujade déclare qu'il vote « non » lors du référendum constitutionnel, tout en laissant à ses militants une liberté de choix. Le brouillage est total.
Les droites nationales, la fin de la guerre d'Algérie et l'OAS
10En métropole, à l'automne 1958, les droites nationalistes sont à la fois marginalisées et dans l'expectative. Jeune Nation a été interdit et n'est jamais parvenu à retrouver une existence légale (le parti nationaliste, créé en février 1959, a été dissous au bout de trois jours). Sa seule antenne visible a été sa branche jeune, la Fédération des étudiants nationalistes, créée en 1960. Les élections de novembre 1958 ont eu raison des poujadistes restés fidèles au papetier de Saint-Céré même si ce dernier s'est présenté comme le candidat « anti-système » : « Un système a vécu, un autre naît. Il faut l'abattre comme le précédent14. » D'après les calculs de R. Souillac, 146 poujadistes orthodoxes ou assimilés se son présentés aux élections et ont obtenu dans les circonscriptions concernées 3 % des suffrages (par rapport aux inscrits), ce qui donne à l'échelle nationale un score d'environ 1 % des inscrits, correspondant à la moitié de celui des forces d'ultra droite15. D'autres ont choisi, pour un temps, la voie de la notabilisation, à l'instar de J.-M. Le Pen, réélu député et allant siéger au CNIP.
11C'est d'Algérie que vient un renouveau des droites nationales16. Le Mouvement populaire du 13 mai (MP 13) est lancé à l'été 1958 par R. Martel en Algérie, qui s'appuie en métropole sur le général Lionel Chassin. L'affaire tourne rapidement court du fait des divisions entre R. Martel et L. Chassin, remplacé par Joseph Bilger. Un an après sa création, le mouvement n'a guère de relais en métropole et n'a pas décollé en Algérie. Il doit là-bas faire face à une force autrement dynamique : le Front national français, lancé par J. Ortiz en novembre 1958. Appuyé sur Alger par deux recrues qui sont de futurs dirigeants de l'OAS en Algérie, Jean-Claude Pérez et Jean-Jacques Susini, le FNF s'implante aussi en Oranie, sous l'impulsion de Robert Conessa et de Robert Tabarot. Le FNF se développe sur une double base : un nationalisme revendiqué (la croix celtique est l'emblème du mouvement) et une volonté de peser sur le jeu politique. Pour ce faire, le FNF relaie ses consignes et assure leur suivi (consignes d'abstention aux municipales de 1959 en Algérie17). Le FNF veut également encadrer le combat pour l'Algérie française et attirer sur cette base des dirigeants politiques éloignés de la famille nationaliste mais farouches défenseurs de l'Algérie française, à l'instar de Georges Bidault orateur vedette d'une réunion réunissant 8 000 personnes à Saint-Eugène en décembre 1959, mais aussi des militaires acquis à la même cause (Antoine Argoud notamment). Dépourvu d'antenne métropolitaine, le FNF veut encadrer politiquement les Européens d'Algérie et rééditer contre la Ve République les épisodes du 6 février 1956 et du 13 mai 1958. L'épisode des « barricades » de janvier 1960 à Alger18 montre cependant qu'avec Charles de Gaulle au pouvoir, la colonie ne dicte plus sa politique à la métropole.
12Le FNF ne se remet pas de cet échec et le combat pour l'Algérie française ne cesse dès lors de se radicaliser. Rapportée à la question du système partisan, cette radicalisation appelle plusieurs remarques. D'abord, la menace de la perte de l'Algérie ne permet pas une unification du combat des deux côtés de la Méditerranée. Certes, le Front pour l'Algérie française, lancé en mai 1960 en Algérie, a son pendant en France, sous le nom du Front national pour l'Algérie française. Cependant, outre une importance militante bien inférieure en métropole (il est crédité par la Délégation générale de 250 000 membres dont 65 000 musulmans en Algérie), la structure du mouvement n'est pas la même : il dispose en Algérie d'une aile clandestine, dominée à Alger par l'ancien responsable du syndicat indépendant des instituteurs, Dominique Zattara, aile clandestine qui existe aussi à Oran19. En métropole, il n'est pas question d'action clandestine. L'objectif est d'infléchir la politique gaulliste par des moyens classiques : prises de contacts avec les parlementaires, souci de toucher les milieux intellectuels via les « comités de Vincennes ». Cette distorsion, repérable dès l'automne 1960 et amplifiée par les émeutes de décembre 1960 en Algérie, s'accroît avec le putsch d'avril 1961 et la montée en puissance de l'OAS.
13On peut effectuer avec l'histoire de l'OAS les mêmes constats que précédemment. Loin d'être une organisation monolithique et centralisée, l'OAS est une nébuleuse territorialisée. En Algérie d'abord, où on ne saurait amalgamer l'OAS d'Alger, celle d'Oran et celle de Constantine. Hors d'Algérie, la situation est encore plus délicate. Les activistes exilés en Espagne qui veulent, à l'instar de l'expérience de la Seconde Guerre mondiale, conduire un combat depuis un État étranger, sont profondément divisés et rapidement marginalisés lorsque le général Francisco Franco les assigne à résidence. En métropole, « l'OAS-métro » de Pierre Sergent est en concurrence avec Mission III d'André Canal qui possède un accréditif du général Raoul Salan. Ces deux antennes métropolitaines de l'OAS ont des relais différents en métropole et se retrouvent prises dans les querelles intestines de l'ultra-droite française (l'OAS-métro est proche des milieux monarchistes tandis que Mission III gravite davantage dans les milieux ex-Jeune Nation). « Raccrocher » (selon la formule de l'époque) les groupes nationalistes et les militaires activistes est une opération délicate et une source de conflits permanents entre dirigeants de l'OAS en métropole. R. Salan et l'OAS-Algérie sont loin de contrôler l'ensemble dans la mesure où les liaisons sont relâchées entre les deux côtés de la Méditerranée.
14L'OAS ne forme donc jamais un bloc contre le système. L'a-t-elle-même souhaité ? Il faut en douter pour certains de ses dirigeants, notamment militaires et souvent liés au personnel politique de la IVe République. À cet égard, l'offensive de charme déployée par R. Salan auprès des élus à l'automne 1961 est riche d'enseignements. Pour bien des contemporains ou ceux qui veulent à toute force voir dans l'OAS une organisation de type fasciste, les « lettres » et les professions de foi républicaines de R. Salan sont à balayer d'un revers de main. La réalité semble cependant beaucoup plus complexe à la fin de l'été 1961. R. Salan et les militaires de l'état-major (notamment Paul Gardy) n'ont pas d'horizon politique précis et guère le souhait d'exercer des responsabilités politiques. C'est beaucoup moins le régime politique républicain qui les gêne que la politique suivie par le gouvernement. Que cette dernière change et tout peut redevenir possible. Certes, cette position n'est pas partagée par toutes les figures de proue de l'OAS. Les éléments nationalistes lient, à l'instar de J.-J. Susini ou de J.-Cl. Pérez, la défense de l'Algérie française à une transformation politique en profondeur de la France, mais l'urgence commande le choix de l'Algérie française et le rapprochement avec les militaires activistes. Quant aux hommes politiques métropolitains sensibles à la défense de l'Algérie française, de J.-L. Tixier-Vignancour à J.-M. Le Pen, ils ne sont pas prêts à se lancer dans une action clandestine dont ils sentent bien qu'elle a peu de chances de succès en métropole, étant entendu qu'il n'est pas question pour eux de rejoindre alors l'Algérie.
15Dans ces conditions, l'influence de l'OAS sur le système partisan est brouillée et réduite. D'un côté, l'OAS s'efforce d'exercer une certaine pression dont le principal succès est l'amendement déposé par Jean Valentin. Gilles Richard, sans minimiser son importance, a montré qu'il n'avait pas ébranlé la principale force parlementaire sur laquelle auraient pu s'appuyer les partisans de l'Algérie française, le CNIP20. Pour le reste, l'OAS n'a pas de relais politiques : les parlementaires d'Algérie, sans condamner ouvertement l'Organisation, n'en sont nullement des courroies de transmission et encore moins des porte-parole. L'OAS n'est ni ETA (avec Batasunna), ni le Sinn Fein (avec l'IRA). C'est une organisation clandestine capable de réaliser des coups, sous la forme d'attentats ou d'émissions pirates spectaculaires, mais incapable de produire un discours politique susceptible de fédérer au grand jour les droites radicales et de s'imposer comme un troisième interlocuteur entre le gouvernement et le FLN. L'indépendance de l'Algérie, le démantèlement de l'Organisation et la répression qui s'ensuivent laissent les droites radicales exsangues et amères. C'est une défaite de plus.
L'union illusoire du tixiérisme
16Les lendemains de la guerre d'Algérie sont douloureux malgré quelques satisfactions nées du procès de R. Salan : il n'a pas été condamné à mort. Pour autant, le bilan est jugé calamiteux. L'Algérie est indépendante, le général de Gaulle installé durablement au pouvoir, la représentation parlementaire au plus bas après les élections de 1962 tandis que les divisions font rage à l'ultra-droite sur le bilan à retirer de l'OAS, que certains tentent de relancer depuis l'étranger via le Conseil national de la Résistance ou le Conseil national de la Révolution.
17Dès 1963, l'accent est mis sur la future campagne présidentielle. On ne saurait seulement y voir une marque de précocité dans l'analyse des institutions de la Ve République et de l'importance de ce scrutin au lendemain du référendum de 1962. On y trouve aussi la volonté d'abattre Ch. de Gaulle par les urnes — certains songent encore à des moyens plus radicaux. Pour battre Ch. de Gaulle et capitaliser les 10 % de voix obtenues par le « non » au référendum sur la ratification des accords d'Évian, J.-M. Le Pen lance l'idée d'une candidature unique de « l'opposition nationale ». Orateur réputé, habitué des campagnes électorales, défenseur reconnu des principaux dirigeants de l'Algérie française et antigaulliste de choc, J.-L. Tixier-Vignancour cumule une série d'attributs qui font de lui l'homme de la situation. Sur le pied de guerre dès avril 1964, il commence à sillonner la France, inaugurant à l'été 1965 une « campagne des plages » qui n'est pas sans écho. À quelques exceptions près, le comité national de soutien à J.-L. Tixier-Vignancour, dont J.-M. Le Pen est le secrétaire général, fédère les dirigeants de l'ultra-droite (à l'exception de P. Sidos) et les figures de proue de l'Algérie française. « Tixier » a le vent en poupe et les sondages le créditent même, quelques mois avant le scrutin, de 15 % des intentions de vote. Il pourrait être sinon un challenger direct du général de Gaulle, du moins un arbitre du second tour. Au soir du 5 décembre 1965, la désillusion est brutale puisqu'il n'obtient que 5,2 % des suffrages exprimés (1 253 958 voix) quand le non en avait obtenu 1 795 061 le 8 avril 1962. L'antigaullisme des tixiéristes est tel que l'avocat béarnais se désiste en faveur de François Mitterrand qui accepte ce soutien et refuse, comme il l'explique à la télévision le 15 décembre, de « trier les votes ».
18Cet échec a raison de l'union réalisée autour de J.-L. Tixier-Vignancour. Dès janvier 1966, un congrès du comité de soutien débouche sur son éclatement. Les droites nationales reviennent à leur dispersion traditionnelle puisque les ci-devant tixiéristes se retrouvent séparés en trois mouvements. J.-M. Le Pen lance un fantomatique Cercle du Panthéon. J.-L. Tixier-Vignancour met sur pied une Alliance républicaine pour les libertés. D. Venner et l'équipe d'Europe Action lancent le Mouvement nationaliste du progrès, organisation la plus importante des trois qui a comme objectif affiché de s'implanter électoralement lors des élections législatives de 1967. Si ce scrutin est très difficile pour les gaullistes, les droites nationales n'en profitent nullement. Divisées, elles obtiennent des résultats très bas. Si J.-L. Tixier-Vignancour a obtenu un score honorable à Toulon (19,7 %), il n'arrive cependant qu'en troisième position derrière le candidat gaulliste et le candidat communiste21. Son ARL obtient, là où elle présente des candidats, des scores négligeables. Il en va de même pour le MNP transformé en 1966 en Rassemblement européen de la liberté. Le REL a présenté des candidats dans 24 circonscriptions et obtenu 30 000 voix.
Conclusion
19L'histoire des droites nationales face à la crise et la refonte du système partisan français, est celle d'un échec profond. Du succès poujadiste de 1956 au désastre de 1967, elle n'a connu qu'une succession de défaites. Faut-il y voir une inadaptation à la Ve République ? Ce serait aller vite en besogne. D'abord, parce que la position électorale des droites nationales était faible sous la IVe République. L'épisode poujadiste (qui ne saurait être amalgamé sans réserves à un succès des droites nationales) est une exception et un feu de paille. À observer la candidature tixiériste, on pourrait même souligner que l'ultra-droite a anticipé par rapport à d'autres l'importance de l'élection présidentielle, dont, par la suite, J.-M. Le Pen a fait le point d'orgue de son combat politique. En fait, les droites nationales souffrent de leurs divisions traditionnelles, phénomène classique lorsque l'on est en présence de groupuscules. On relèvera aussi que la défense de l'Algérie française n'a pas su les réunir et opérer un relais entre les deux rives de la Méditerranée. Faiblesse intrinsèque à l'ultra-droite française ou qui se retrouve dans d'autres familles politiques ? Pour y répondre, il faudrait analyser la composante algérienne des forces politiques et voir dans quelle mesure elle est ou non intégrée à la vie de l'organisation, et quelles sont les influences à ce sujet de la guerre d'Algérie. Cela étant, si au tournant des années cinquante-soixante, l'ultra-droite a été incapable de se structurer en parti politique sur un programme fédérateur et autour d'un chef incontesté, elle y est parvenue quelques décennies plus tard à partir des années 1983-1984 autour du FN et de J.-M. Le Pen. Ce qui prouve qu'une explication de type internaliste, déterministe ou mécaniste, a ses limites.
Notes de bas de page
1 Le Monde, 4 janvier 1956, reproduit en annexe dans Romain Souillac, Le Mouvement Poujade, l'État et la nation (1953-1962), thèse de doctorat d'histoire, université de Paris IV, 2005, volume III (annexes), p. 160.
2 Le Monde, 5 janvier 1956, « "Je ne suis pas un antiparlementariste à tout crin", déclare le président de l'UDCA », reproduit en annexe (volume 4) dans R. Souillac, op. cit., p. 163.
3 « M. Poujade : "Nos élus ne pourront pas rester jusqu'à la fin de la législature" », par Georges Verpraet, reproduit en annexe (volume 4) dans R. Souillac, op. cit., p. 167.
4 R. Souillac, op. cit., p. 392.
5 Cité dans R. Souillac, op. cit., p. 421.
6 Jean-Louis Tixier-Vignancour, Des Républiques, des justices et des hommes. Mémoires, Albin Michel, 1976, p. 301-302.
7 Le Figaro, 1er novembre 1956, Cité dans R. Souillac, op. cit., p. 463.
8 R. Souillac, op. cit., p. 627-628.
9 Même si les poujadistes ont remporté quelques mois avant le 13 mai de nombreux sièges lors des élections pour le renouvellement des chambres de commerce.
10 Bernard Lefebvre, Maurice Baille, « Panorama des forces politiques en métropole et en Algérie au début de l'année 1958. Raisons d'espérer », Bulletin d'informations, n° 5 du comité directeur d'Algérie de l'UFF (janvier 1958), reproduit en annexe (volume IV) de la thèse précitée de R. Souillac (p. 255). Rappelons que Bernard Lefèvre est un proche du traditionalisme catholique et du salazarisme, et qu'il a publié alors différents essais. Sa définition du poujadisme s'en ressent.
11 Alain de Sérigny, La révolution du 13 mai, Plon, p. 164-165. Il faut noter que seul R. Goutallier est présenté comme un membre de l'UDCA.
12 Joseph Ortiz, Mes combats (Carnets de route 1954-1962), Éditions de la Pensée moderne, 1964, p. 74.
13 R. Souillac, op. cit., p. 656.
14 Cité dans R. Souillac, op. cit., p. 677.
15 R. Souillac, op. cit., p. 681.
16 Sur ces points et sur les développements suivants sur l'OAS, nous nous permettons de renvoyer à Olivier Dard, Voyage au cœur de l'OAS, Perrin, 2005.
17 Le taux de participation à Alger ne s'élève qu'à 44 %.
18 On ne saurait oublier les barricades d'Oran dont le FNF est le maître d'œuvre. Voir Régine Goutalier, L'OAS en Oranie, thèse de IIIe cycle, université de Provence, centre d'Aix, 1975, p. 299-306.
19 Sur cette aile clandestine du FAF, voir Régine Goutalier, op. cit., p. 323-336.
20 Gilles Richard, Le Centre national des indépendants et des paysans de 1948 à 1962 ou l'échec de l'union des droites françaises dans le parti des modérés, thèse de doctorat d'État en histoire, IEP de Paris, 1998, p. 765-766.
21 Sur cette élection et la situation de Tixier-Vignancour à Toulon, voir Marc-René Bayle, Les droites à Toulon (1958-1994). De l'Algérie française au Front national, thèse de doctorat d'histoire contemporaine, université d'Aix-Marseille I, 2001, p. 314-321.
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Les partis et la République
Ce livre est cité par
- Bernard, Mathias. (2008) Histoire politique de la Ve République. DOI: 10.3917/arco.berna.2008.01.0321
- Audigier, François. (2018) Les Prétoriens du Général. DOI: 10.4000/books.pur.168098
Les partis et la République
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