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La restructuration des droites non gaullistes de 1962 à 1967

p. 31-42

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Texte intégral

1Les scrutins de 1962 ouvrent une période nouvelle pour les droites non gaullistes. Après l'embellie des années cinquante, qui avait trouvé son apogée lors des élections législatives de 1958, cette nébuleuse de courants politiques semble marginalisée, face à une gauche toujours dominée par le parti communiste et, surtout, face à une majorité contrôlée désormais par le parti gaulliste. Cet apparent déclin n'est pas seulement lié à la conjoncture politique. Il s'explique aussi par les divisions stratégiques et idéologiques qui opposent les trop nombreuses organisations qui se disputent cet espace politique. Et pourtant, au cours des cinq années qui séparent les deux élections législatives de 1962 et de 1967, plusieurs initiatives successives cherchent à dépasser ces clivages et à constituer une force politique cohérente, à côté de la gauche et du gaullisme. Cette contribution exposera les difficultés auxquelles se sont heurtés ces différents projets de restructuration.

Le jeu des organisations

2La droite non gaulliste semble particulièrement atomisée au lendemain des élections de 1962. Aux grands partis héritiers de la IVe République (le CNIP et le MRP) s'ajoutent de nouvelles structures qui entretiennent une certaine confusion, aux yeux des électeurs notamment. Chacune de ces organisations cherche à survivre dans un contexte mouvant et engage alors un processus de restructuration interne, qui n'est pas toujours compatible avec un projet plus global de regroupement.

Le déclin du CNIP

3Nul parti n'a été plus affecté par les derniers développements de la guerre d'Algérie que le CNIP1. En s'engageant majoritairement dans la défense jusqu'au-boutiste de l'Algérie française, quitte à apparaître comme liés à l'extrême droite, les principaux dirigeants de l'appareil du parti se sont coupés de leurs ministres et d'une fraction notable de leurs électeurs qui n'ont pas compris leur basculement dans l'opposition au régime. Cette rupture s'accentue lors de la campagne référendaire de l'automne 1962. Le CNIP s'engage dans le « Cartel des non », aux côtés de la gauche et du centre. Lors des élections législatives, il ne peut compter ni sur le désistement des candidats gaullistes, ni sur celui des candidats de gauche, sauf exception. Cet isolement explique en grande partie le désastre électoral des indépendants qui, à l'issue du scrutin, ne peuvent plus former de groupe à l'Assemblée nationale. Leurs élus — 29 — se dispersent : six rejoignent le groupe du Centre démocratique (dominé par le MRP), quatre celui du Rassemblement démocratique (situé au centre gauche), les autres allant siéger chez les Républicains indépendants. En revanche, les sénateurs indépendants forment encore un bloc cohérent, en raison de leur nombre et de leur implantation locale. En témoigne l'influence persistante de René Blondelle, sénateur de l'Aisne et président de l'assemblée des présidents des chambres d'agriculture, qui s'oppose avec constance à la politique agricole du général de Gaulle2. Les sénateurs indépendants résistent aux tentatives de séduction de Valéry Giscard d'Estaing qui, au début de l'année 1963, leur avait adressé une lettre pour les convaincre de rejoindre la majorité. Ils ont alors répondu en évoquant « leur souci de voir se maintenir dans le pays l'unité des indépendants qui constituent une force politique3 ».

4Pour reconquérir le terrain perdu, les indépendants n'ont pas de véritable chef. Depuis son départ du gouvernement en janvier i960, Antoine Pinay a pris une certaine distance à l'égard de la vie politique nationale. Roger Duchet ne se remet pas de la mise à l'écart qui l'a frappé en 1961. Principal rédacteur de France indépendante, l'ancien journal du CNIP qu'il cherche obstinément à maintenir en vie, il mène une politique personnelle et ne fait quasiment plus aucune référence au parti qu'il a animé pendant si longtemps4. Quant à Paul Reynaud, il a livré en 1962 son dernier combat. Le petit réseau d'élus regroupés autour de Camille Laurens et de Bertrand Motte peine à faire vivre l'appareil national et l'hebdomadaire du parti : Le Journal des indépendants devient d'ailleurs bimensuel dès février 1963 et n'évoque quasiment plus la vie des comités locaux, vraisemblablement inexistante. Le parti ne parvient pas à se regrouper autour d'un candidat unique à la présidentielle de 1965. Antoine Pinay, qui aurait pu tenir ce rôle, se retire de la lutte après quelques hésitations. La majorité des cadres du CNIP se range derrière Jean Lecanuet ; mais certains soutiennent la candidature de Pierre Marcilhacy, d'autres celle de Jean-Louis Tixier-Vignancour, tandis que certains élus paysans ont cherché en vain à porter la candidature de Paul Antier. Certains appellent même à voter Charles de Gaulle, à l'instar de Roger Duchet pour qui c'est le seul choix, à l'heure de la bipolarisation5.

5Il ne faut toutefois pas exagérer le déclin du CNIP. Si les indépendants ne jouent plus un rôle décisif à l'échelle nationale, ils conservent une implantation qui fait d'eux des acteurs décisifs dans la vie politique locale. Ils conservent la plupart de leurs positions lors des municipales de 1965, et leur alliance est recherchée par les autres forces d'opposition au gaullisme : à Marseille, la liste présentée par le maire SFIO Gaston Defferre comprend des socialistes, des modérés et des membres du CNIP, ce qui suscite la création d'une liste socialiste dissidente qui s'associe aux communistes6. Cette influence locale, qui perdure jusqu'au début des années soixante-dix, explique la survie de cette organisation politique qui peut faire obstacle aux projets de ses concurrents.

La nébuleuse conservatrice

6Le CNIP ne détient plus la légitimité suffisante pour incarner l'ensemble de la droite conservatrice. Aux confins de la droite et de l'extrême droite, se multiplient des structures qui cherchent à digérer les conséquences de la guerre d'Algérie et à incarner une alternative de droite au gaullisme. L'ancien dirigeant du RGR Jean-Paul David, animateur dans les années cinquante de l'organisation anticommuniste Paix et Liberté, cherche à structurer cet ensemble. Il anime la Fédération des cercles et clubs de France, à laquelle adhère, par exemple, le club des Arvernes, dirigé par l'ancien député indépendant du Puy-de-Dôme Raymond Joyon, partisan actif de l'Algérie française. C'est le même Jean-Paul David qui est à l'origine de la Convention nationale libérale, réunie en avril 1965 afin de désigner un candidat aux élections présidentielles : c'est finalement le sénateur charentais Pierre Marcilhacy qui est désigné, un notable de province qui incarne une certaine indépendance à l'égard des structures partisanes et un conservatisme qui peut séduire une fraction de l'électorat rural. Son anticommunisme viscéral se double en effet d'une hostilité au gaullisme, à son dirigisme modernisateur et à sa politique étrangère. N'a-t-il pas écrit, en juillet 1962, que « notre pays vit son heure hitlérienne sous les regards ironiques ou malveillants du monde entier7 ».

7Jean-Louis Tixier-Vignancour a cherché également à se faire investir par cette Convention libérale. Depuis la guerre d'Algérie, au cours de laquelle il a, une nouvelle fois, coupé ses liens avec la droite modérée pour incarner une extrême droite tentée par l'activisme, il cherche à regrouper les voix d'une opposition de droite, en comptant à la fois sur les reliquats du poujadisme, sur l'électorat pied-noir et même sur les notables conservateurs. Quelques jours avant le premier tour de l'élection présidentielle, il annonce que, s'il est élu, il choisira comme Premier ministre Gaston Monnerville, le président radical du Sénat8. Ayant clairement choisi une stratégie électoraliste, il tempère son discours afin de rassurer les électeurs et mène une campagne très active, orchestrée par Jean-Marie Le Pen. Même si son score final, décevant, montre qu'il n'a pas véritablement mordu sur l'électorat modéré, il ne renonce pas. Le 23 janvier 1966, il transforme son comité de soutien en véritable parti : l'Alliance républicaine pour la liberté et le progrès (ARLP). Ses partisans les plus extrémistes (dont J.-M. Le Pen) sont évincés, afin de recentrer encore davantage son image. J.-L. Tixier-Vignancour cherche à incarner la seule véritable opposition de droite au gaullisme. Il fustige notamment « l'imposture » du centrisme républicain, suspecté de manquer de fermeté et de préparer un ralliement au pouvoir. Mais, une fois encore, l'ARLP ne parvient pas à s'installer sur la scène électorale. En dépit de quelques accords locaux avec les représentants de la droite modérée, ses candidats ne recueillent pas de résultats significatifs. Les vrais concurrents du CNIP ne se situent donc pas à sa droite, mais plutôt à sa gauche.

Les contradictions des Républicains indépendants

8La minorité des élus CNIP, qui a fait scission en 1962 et a constitué à l'issue des élections le groupe parlementaire des Républicains indépendants, semble bénéficier de tous les atouts qui manquent à leurs frères ennemis. Intégrés à la majorité, alliés à l'UNR, ils revendiquent 32 élus à l'Assemblée nationale (plus cinq membres apparentés), qui animent, avec les ministres issus du groupe, le centre d'étude et de liaison des Républicains indépendants, fondé le 24 février 1963. Parmi eux, certains craignent de ne jouer qu'un rôle subalterne de force d'appoint de la majorité. C'est ce qui explique certains actes d'indépendance à l'Assemblée nationale, voire quelques dissidences, à vrai dire peu nombreuses. La plus importante émane du député du Rhône Joseph Charvet qui, en mai 1963, démissionne du groupe parlementaire en se justifiant ainsi : « Qui dit parti de la majorité suppose une adhésion globale à une politique véritablement et contradictoirement définie. Or on nous la déroule au jour le jour sans que nous en apercevions la finalité ni même les contours9. » Il se tourne alors vers les dirigeants indépendants, auxquels il adresse une lettre chaleureuse, publiée par la presse du CNIP : « Je suis, vous le savez, resté très favorable au CNIP et à sa doctrine. L'échec numérique qu'il a subi aux élections ne saurait être une raison de le renier, d'autant qu'il représente un important courant politique du Pays10. »

9Valéry Giscard d'Estaing prend en compte ce malaise. Tout en jouant les premiers rôles dans l'action économique du gouvernement entre 1963 et 1965, il laisse son groupe affirmer son autonomie à l'égard des gaullistes. Le 28 octobre 1964, six députés républicains indépendants votent la motion de censure sur la politique agricole du gouvernement, sans encourir de sanctions. Puis, après son départ du gouvernement, au lendemain des présidentielles de 1965, V. Giscard d'Estaing prend davantage de distances avec le pouvoir et semble nourrir des ambitions plus hautes, à la fois pour lui et pour ses amis. C'est alors qu'il met en place de véritables structures politiques11. À partir de son groupe parlementaire, il crée un véritable parti politique, aspirant à prendre la place du CNIP, qu'il renonce désormais à voir réunifier : la Fédération nationale des républicains indépendants, fondée le 1er juin 1966. Il développe également les clubs Perspectives et réalités, qui acquièrent une véritable dimension nationale. Enfin, il crée en décembre 1966 un mouvement de jeunesse, les Jeunes républicains indépendants (JRI).

10Les Républicains indépendants restent une force relativement marginale dans le jeu électoral, même s'ils gagnent une dizaine de sièges entre 1962 et 1967. Mais, dans la mesure où l'assise politique du gaullisme se fissure, leur apport est particulièrement recherché par leurs partenaires. C'est grâce à leurs 44 députés que le gouvernement conserve la majorité, à l'issue des législatives de 1967. Ils bénéficient donc d'un rapport de forces favorable dont, paradoxalement, ils ne peuvent pas faire grand-chose. À l'intérieur de la majorité, ils restent minoritaires et ne peuvent que monnayer leur soutien contre des postes ministériels ou des sièges de députés. À l'extérieur, ils ne peuvent prétendre au rôle de rassembleur des droites et du centre, car ils paraissent trop liés au gaullisme. Pour recueillir l'adhésion de ces courants politiques, il faudrait une rupture nette avec Ch. de Gaulle. Ce sera chose faite en 1969, nouveau départ pour une organisation politique qui cherche encore sa voie au cours de la période qui nous intéresse.

La mutation du MRP

11Le MRP est sans doute le parti qui, dans les années soixante, s'engage le plus nettement dans un processus de rénovation et de transformation. Même s'il fait partie des vaincus de l'automne 1962, il jouit d'une position relativement favorable. Son groupe parlementaire s'est transformé en un groupe plus large, appelé Centre démocratique, esquisse d'un rassemblement plus ambitieux. Avec 51 membres et 4 apparentés, ce groupe vient d'ailleurs en première position parmi les forces de droite et du centre qui se situent dans l'opposition au gaullisme. Le MRP peut d'ailleurs prétendre jouer un rôle fédérateur, puisque sa position centriste est propre à rassurer l'électorat et à éloigner le spectre des combats de l'Algérie française. Le parti a d'autres atouts. Il bénéficie d'une véritable organisation militante, structurée depuis la Libération et dynamisée par un renouvellement générationnel qui affecte la direction du MRP lors du congrès tenu à La Baule en mai 1963 : Joseph Fontanet accède au poste de secrétaire général, Jean Lecanuet à la présidence. Mais il se divise sur les questions stratégiques. Tandis que les nouveaux dirigeants se situent résolument dans l'opposition, une aile minoritaire plaide pour un rapprochement avec la majorité. Lors du congrès de mai 1964 au Touquet, Maurice Schumann se fait le porte-parole de ce courant, en s'interrogeant : « La préparation de l'après-gaullisme passe-t-elle par l'antigaullisme12 ? » Pierre Pflimlin se situe dans la même mouvance. Sous son influence, en juin 1964, le comité MRP du Bas-Rhin publie un communiqué dans lequel il affirme préférer « l'action constructive à la critique stérile13 ».

12Jean Lecanuet devient rapidement le principal atout du MRP. Sa candidature aux élections présidentielles lui donne l'occasion de mener une campagne active et dynamique, coordonnée par le publicitaire Michel Bongrand. Surtout, l'absence de concurrent sérieux au centre et à droite et la stratégie d'unité à gauche de François Mitterrand lui ouvrent un large espace politique, qu'il parvient à occuper en obtenant des ralliements importants. Clairement ancrée au centre, la candidature de J. Lecanuet est soutenue par un nombre non négligeable de personnalités d'extrême droite qui font ainsi le choix d'un vote utile. Pierre Poujade, Jacques Isorni, Georges Sauge et certains représentants de l'Algérie française (Jacques Soustelle, Hubert Bassot) se rallient à cette candidature, prêtant ainsi le flanc aux attaques gaullistes. Le ministre UNR Michel Habib-Deloncle écrit ainsi dans la presse : « M. Lecanuet n'est politiquement ni démocrate ni chrétien. Son imposture éclate dans son ralliement aux thèses les plus égarées. Il n'y a rien d'étonnant à ce que l'extrême droite maurrassienne et colonialiste vole à son secours14. » Le score obtenu finalement par J. Lecanuet (15,8 % des voix), qui correspond presque au double des voix obtenues par les candidats MRP aux élections législatives de 1962 (8,9 %), consacre la domination de ce parti sur le centre et les droites non gaullistes. Le MRP est d'ailleurs bien l'élément moteur des tentatives de regroupement qui s'opèrent alors. Il a tout à y gagner.

Difficiles convergences

13La vie interne des différents partis de droite s'inscrit dans un contexte plus large, celui de la structuration d'une opposition de droite au régime. L'échec électoral de 1962 a montré les dangers de la dispersion des candidatures et des voix. Il est immédiatement suivi d'initiatives visant à rassembler au moins une partie de ces forces. Mais ces efforts sont gênés par des divergences qui portent à fois sur les contours de ce rassemblement et sur certaines des thématiques mises en avant.

Les incertitudes stratégiques (1963-1965)

14La nécessité d'une coordination des mouvements politiques qui, au cours de l'automne 1962, avaient formé le « Cartel des non » apparaît dès les lendemains des élections législatives. Le 8 avril 1963, le bureau exécutif et le groupe d'études du CNIP se réunissent afin de relancer l'action du mouvement et, surtout, de préparer d'éventuels regroupements politiques : le CNIP se déclare « prêt à participer à toutes les initiatives susceptibles de favoriser la création d'une force politique nouvelle rassemblant tous ceux qui sont attachés à la défense des traditions démocratiques et de la justice sociale15 ». Le MRP se situe dans la même perspective. Le rapport de J. Fontanet au congrès de La Baule en mai 1963, est tout à fait explicite. « La situation politique française s'est transformée et ne redeviendra pas, après de Gaulle, semblable à ce qu'elle a été. Ce qui ne signifie pas qu'elle demeurera ce qu'elle est actuellement. » Et J. Fontanet de souligner la « nécessité d'un remembrement des formations politiques » de l'opposition16. Le 24 avril 1963 est ainsi constitué un comité d'études et de liaison des démocrates français17, qui regroupe, autour d'une forte délégation MRP (J. Fontanet, J. Lecanuet) et radicale (Jacques Duhamel, Émile Hugues), quelques indépendants (Pierre Baudis) et des personnalités de la société civile : parmi celles-ci, le juriste Georges Vedel, qui s'est opposé à la procédure référendaire pour la ratification du projet sur l'élection du président de la République au suffrage universel, ou l'économiste Wilfrid Baumgartner, ancien ministre du général de Gaulle, mais aussi des membres de la CGC, de la CFTC et de la FNSEA. Ce comité se dote d'une antenne à l'Assemblée nationale. En revanche, il faut attendre le 17 décembre 1964 pour que se constitue une Union parlementaire des sénateurs démocrates, qui regroupe environ 120 sénateurs membres de la Gauche démocratique, du Centre démocratique, des républicains populaires, du Centre républicain d'action rurale et des indépendants18.

15Les travaux du Comité sont relayés par le MRP et par le CNIP Le bureau politique de ce parti se réjouit, en octobre 1963, du « développement favorable des travaux engagés entre des personnalités émanant de formations diverses, mais toutes animées d'une pensée neuve, dégagées des hypothèques anciennes, s'opposant à la fois à la technocratie irresponsable et à une société inorganisée19 ». Pourtant, ce rassemblement couvre un espace politique beaucoup moins étendu que celui qu'il devait occuper à l'origine. Les socialistes, initialement invités à rejoindre cette structure, déclinent l'offre, car ils craignent d'être rejetés vers la droite. Les radicaux eux-mêmes hésitent à s'engager trop ouvertement dans ce comité qui, de ce fait, peine à jouer son rôle fédératif. D'autant plus que les socialistes, par l'intermédiaire de G. Defferre, prennent justement l'initiative d'une recomposition plus ample.

16Au cours de l'année 1964, le projet de G. Defferre suscite des réserves, mais pas d'opposition ouverte de la part des droites non gaullistes. Le comité de liaison des démocrates évite de prendre position et, dans ses communiqués, reste muet sur les initiatives du dirigeant socialiste. Mais les partis qui en sont membres manifestent davantage leurs inquiétudes. Le 30 septembre 1964, le comité directeur du CNIP demande au comité d'élaborer « un programme précis » qui permettra de mieux définir sa position dans le jeu politique20. Quant au MRP, il craint que la SFIO ne joue à sa place le rôle de fédérateur. J. Fontanet l'affirme clairement, lors du congrès du parti au Touquet en mai 1964 : « Ni de Gaulle, ni Defferre21. »

17Après un an d'atermoiements, en partie liés aux stratégies complexes mises en œuvre lors des élections municipales de mars 1965, les positions s'affirment plus nettement. Le 8 mai 1965, G. Defferre présente son projet de Fédération démocrate socialiste qui s'adresse ouvertement aux chrétiens démocrates22. Cinq jours plus tard, il est reçu par plusieurs animateurs du comité de liaison des démocrates (J. Fontanet, J. Lecanuet, Maurice Faure, B. Motte) qui affirment alors voir en lui « un réformateur de la vie politique ». Les remous provoqués par cette apparente convergence obligent les indépendants à publier, dès le lendemain, un communiqué qui précise leur attitude : « Le CNIP ne peut être considéré comme ayant pris expressément et tacitement un engagement quelconque à l'égard de M. Defferre. » En revanche, les dirigeants du MRP assument leur soutien à G. Defferre et se détachent ainsi de leurs alliés de droite. Lors du congrès du parti à Vichy, à la fin du mois de mai, J. Fontanet affirme que « cette convergence prouve que le double effort du Centre démocratique pour frayer une voie neuve et de Gaston Defferre pour rajeunir le socialisme humaniste peut se rejoindre dans une vision politique commune si, de part et d'autre, sont acceptés les mutations et les dépassements nécessaires ». Le MRP regarde désormais sur sa gauche alors que, depuis 1962, il avait surtout cherché à rassembler le centre et la droite.

18La pression soudaine exercée par l'aile gauche de la SFIO rend finalement impossible cette convergence de la gauche non communiste et du centre droit. Le comité de liaison des démocrates retrouve ainsi son unité et son ancrage à droite. Il tente de convaincre A. Pinay de présenter sa candidature. Une délégation, composée de huit de ses membres, se rend au domicile parisien de l'ancien président du conseil, le 14 septembre 1965. Ne pouvant se rallier ni à Ch. de Gaulle ni à F. Mitterrand, le comité présente finalement la candidature de J. Lecanuet, seul candidat crédible issu de ses rangs. Rares sont alors ceux qui, parmi les conservateurs, expriment des réticences à l'égard de cette stratégie centriste, fondée sur une hypothétique troisième voie entre la gauche et le gaullisme. Alors très isolé, l'ancien dirigeant indépendant R. Duchet fustige le caractère illusoire de cette démarche et demande aux droites de prendre enfin en compte le caractère inéluctable de la bipolarisation. À ses yeux, dans le contexte de 1965, la bipolarisation ne peut que conduire les modérés à se ranger derrière le général de Gaulle23.

Une clarification incomplète (1966-1967)

19Le succès de la candidature présidentielle de J. Lecanuet semble démentir, à court terme, les prophéties de R. Duchet. Au contraire, il accélère la construction d'un pôle d'opposition se réclamant du centre. Le 2 février 1966, est constitué le Centre démocrate, une véritable structure politique fédérative, assez proche de la Fédération de la gauche démocratique et socialiste (FGDS), fondée au même moment par F. Mitterrand. J. Lecanuet en est le président, M. Faure et B. Motte sont les deux vice-présidents : les trois principales organisations qui constituent la fédération sont représentées. Le comité directeur suggère une certaine parité entrer le MRP et le CNIP (cinq représentants chacun), tandis que radicaux et socialistes indépendants comptent quatre membres, les trois derniers sièges étant attribués à des petites formations centristes. Théo Braun est secrétaire général, fonction qu'il assume également au Comité de liaison des démocrates, qui reste une structure de dialogue.

20Dès sa naissance, le Centre démocrate éprouve des difficultés à gérer l'hétérogénéité des familles politiques qui le composent. Alors que J. Lecanuet s'inscrit dans la continuité du projet avorté de G. Defferre et refuse de se situer au centre droit, il est rappelé à l'ordre par les indépendants. Dans le Journal des indépendants, le rédacteur en chef Denis Baudoin (qui est également secrétaire général adjoint de la nouvelle fédération) constate que « le Centre démocrate est actuellement bloqué sur sa gauche » ; il doit donc « se développer vers l'horizon qui lui est ouvert : le centre droit où, très rapidement, se déclenchera alors une course de vitesse entre Lecanuet et Valéry Giscard d'Estaing ». De fait, sur le terrain local, le Centre démocrate apparaît d'abord comme une alliance du MRP, du CNIP et des notables qui, généralement situés au centre, ont parfois été proches de l'extrême droite, comme Emmanuel Temple (dans l'Aveyron), Claude Challiol (secrétaire départemental du Centre démocrate dans les Alpes-Maritimes) et Jacques Roulleaux-Dugage, partisan de J.-L. Tixier-Vignancour en 1965 et animateur du nouveau parti dans l'Orne. Sur la pression de leur parti, les radicaux qui, dans un premier temps, avaient participé à la création du Centre se désengagent. L'ouverture à gauche fait long feu, le Centre démocrate est perçu comme un bloc de droite dominé par le MRP, qui lui apporte la majorité de ses militants et la plupart de ses thèmes.

21Le caractère finalement réduit de cette recomposition est révélé lors des élections législatives de 1967. Avec 13,4 % des voix, le Centre démocrate enregistre un recul de cinq points par rapport au résultat obtenu en 1962 par les deux partis qui le composent. Il n'obtient qu'une quarantaine de députés, dont dix sont revendiqués par le CNIP. Les indépendants éprouvent d'ailleurs le sentiment d'avoir été les victimes de cette opération politique, et ils le font savoir au lendemain du scrutin, dans les colonnes du Journal des indépendants. La tactique électorale du Centre démocrate, qui a imposé aux indépendants « de nombreux sacrifices et une discrétion voulue », « n'a pas eu les faveurs de beaucoup de nos électeurs traditionnels24 ». Les indépendants constatent que le centrisme d'opposition a finalement fait la preuve de son impuissance, contrairement aux Républicains indépendants, considérés comme les principaux vainqueurs du scrutin. Conformément à l'hypothèse avancée par D. Baudoin un an plus tôt, c'est bien vers des giscardiens désormais plus critiques à l'égard du pouvoir que semble alors se tourner une partie de l'électorat et des dirigeants conservateurs. Le demi-échec de 1967 semble remettre en cause la stratégie qui, depuis 1962, guidait le regroupement des droites non gaullistes : l'opposition au régime.

Nuances et divergences

22Pourtant, les questions stratégiques ne font pas l'unanimité au sein des droites non gaullistes. Elles divisent les appareils partisans, comme le montre la scission du CNIP en 1962 ou encore les discussions au sein du MRP entre 1962 et 1967. Toutefois, au cours de cette législature, les positions des différents acteurs semblent se rapprocher. D'un côté, les Républicains indépendants deviennent de plus en plus critiques à l'égard du pouvoir, reprenant même, au lendemain de l'éviction de V. Giscard d'Estaing du gouvernement, les termes de la campagne présidentielle de J. Lecanuet : le communiqué que leur groupe publie le 25 janvier 1966 réclame un « libéralisme politique centriste et européen ». De l'autre, les indépendants et l'extrême droite abandonnent leur attitude intransigeante et systématique, la plupart des responsables de droite et du centre acceptant in fine les institutions de la Ve République. À la veille du scrutin présidentiel de 1965, l'élection à la présidence du Sénat traduit cette évolution. G. Monnerville, qui incarne une opposition radicale au pouvoir, est réélu de justesse, avec 127 voix (contre 212 trois ans plus tôt), alors que son concurrent, le sénateur indépendant Georges Portmann, en recueille 81, venues notamment de la droite modérée qui révèle ainsi sa volonté de reprendre contact avec le pouvoir. Cette évolution est également sous-tendue par l'acceptation progressive de la bipolarisation de la vie politique qui pousse l'ensemble des droites à figurer dans le même camp. La force du clivage gauche-droite s'impose peu à peu, rendant possible la perspective d'une coalition des modérés et des gaullistes (qui ne sera effective qu'à partir de 1969) et marginalisant ceux qui restent nostalgiques de la « Troisième Force ». L'échec de la fédération de G. Defferre et l'ancrage à gauche de la SFIO alimentent la peur de ce que les dirigeants du CNIP appellent un nouveau Front populaire. S'enclenche alors ce processus de regroupement des droites qui s'accélère lorsque la menace révolutionnaire ou communiste se fait plus pressante, c'est-à-dire après la révolte de mai 1968, puis au moment de l'union des gauches, à partir de 1972.

23Ce regroupement des droites s'effectue autour de quelques thèmes qui apparaissent comme autant d'attaques à l'égard du pouvoir. La politique extérieure concentre la majorité des critiques. Droites et centre affirment la dimension européenne et atlantiste de leur programme et dénoncent les illusions nationalistes du général de Gaulle. Lorsque le 14 septembre 1965, le comité de liaison des démocrates défend le principe d'une candidature d'opposition à l'élection présidentielle, il accuse la politique gaulliste de détruire « les chances d'unité de l'Europe, de sécurité de la France et d'expansion de son économie25 ». La défense des libertés locales permet ainsi de rassurer l'électorat traditionnel des notables, en masquant les divergences relatives aux questions constitutionnelles qui opposent les partisans de la stabilité offerte par la Ve République aux défenseurs d'un système parlementaire. La critique du dirigisme économique du gouvernement est aussi un thème porteur, surtout lorsqu'il s'agit les questions agricoles. La nomination d'Edgar Faure au ministère de l'Agriculture, en janvier 1966, fait passer ces critiques au second plan. Mais c'est une question apparemment ponctuelle, celle des rapatriés d'Afrique du Nord et de l'amnistie relative à la guerre d'Algérie, qui suscite les premières convergences, y compris avec les Républicains indépendants. En septembre 1965, 237 députés votent la proposition de loi présentée par P. Baudis, visant à constituer une commission pour l'indemnisation des rapatriés. À cette occasion, 29 républicains indépendants se détachent du gouvernement et votent la proposition.

24En 1967, le regroupement des droites non gaullistes n'a pas encore abouti. Le paysage politique ne s'est pas encore complètement restructuré, et il faudra attendre la double secousse de mai 1968 et du départ du général de Gaulle pour que les mutations engagées au cours des années soixante arrivent à leur terme. Deux raisons principales expliquent l'incapacité des droites à dépasser leurs divisions initiales. D'une part, ces forces politiques se sont adaptées avec difficulté à la bipolarisation politique ainsi que le suggère l'expression « centrisme d'opposition ». D'autre part, certains de leurs dirigeants continuent de penser que la République gaullienne constitue une parenthèse dans la vie politique de la France et qu'il faut donc préparer « l'après-gaullisme », sans forcément tenir compte des changements qui ont affecté la pratique des institutions et le paysage politique depuis 1958. Cet attentisme explique sans doute le retard pris par les partis de la droite traditionnelle qui, sans s'en rendre compte, laissent progressivement un important espace politique à un homme qui, lui, a intégré la nouvelle logique politique : V. Giscard d'Estaing. Ce sont bien les giscardiens qui, au cours de la décennie suivante, font aboutir le processus de recomposition des droites qui s'est péniblement engagé au milieu des années soixante.

Notes de bas de page

1 Voir Gilles Richard, Le CNIP de 1948 à 1962 ou l'échec de l'union des droites dans le parti des modérés, thèse de doctorat d'État, IEP Paris, 1998.

2 Cf. Yves Tavernier, Michel Gervais et Claude Servolin (dir.), L'univers politique des paysans dans la France contemporaine, Armand Colin, 1972.

3 L'Année politique, 1963, p. 21.

4 Une exception, l'éditorial paru dans France indépendante le 16 octobre 1964, dans lequel R. Duchet écrit : « Il y a douze ans, j'ai créé un parti qui fut grand, mais qui s'est abîmé dans l'opportunisme, dans les querelles et rancunes. »

5 France indépendante, 8 novembre 1965.

6 L'Année politique, 1965, p. 12.

7 France indépendante, 9 juillet 1962.

8 Extraits de l'allocution radio-télévisée du 3 décembre 1965, publiés dans Le Figaro, 4-5 décembre 1965.

9 L'Année politique, 1963, p. 51.

10 Le Journal des Indépendants, 13 mai 1963.

11 Voir l'ouvrage classique de Jean-Claude Colliard, Les Républicains indépendants. Valéry Giscard d'Estaing, PUF, 1972.

12 L'Année politique, 1964, p. 42-43

13 L'Année politique, 1964, p. 55

14 Le Figaro, 29 novembre 1965

15 Le Journal des indépendants, 8 avril 1963.

16 L'Année politique, 1963, p. 56.

17 L'Année politique, 1963, p. 37.

18 L'Année politique, 1964, p. 108.

19 Le Journal des indépendants, 11 novembre 1963.

20 L'Année politique, 1964, p. 72.

21 L'Année politique, 1964, p. 42-43.

22 Sur tous ces points, voir L'Année politique, 1965, p. 35-39.

23 France indépendante, 18 octobre 1964, 8 novembre 1965.

24 Journal des indépendants, 20 mars 1967.

25 L'Année politique, 1965, p. 69.

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