L’Union pour la nouvelle République : de l’illusion partidaire à la relance pompidolienne (1958-1967)
p. 21-30
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Index géographique : France
Texte intégral
1L’Union pour la nouvelle République (UNR) constitue la première forme d’une longue lignée de mouvements gaullistes sous la Ve République. Sa victoire aux élections législatives de novembre 1958 la fait apparaître comme un mouvement fort et dominant le système partisan. Pourtant, l’UNR est à ses débuts le théâtre d’affrontements et de tensions plus ou moins feutrés qui contrastent avec sa domination politique. Cette étude a donc pour ambition, d’une part de relativiser l’image d’un parti monolithique à l’efficacité bien rodée, tout au moins dans un premier temps compris entre 1958 et 1962, et d’autre part d’étudier les phénomènes de rupture et de continuité du point de vue des cadres du mouvement gaulliste entre la IVe et la Ve République. L’UNR a-t-elle été la transposition partidaire du RPF et des républicains sociaux ou a-t-elle une originalité, une nature et des caractéristiques qui lui sont propres ? La formation gaulliste était-elle aussi bien organisée et structurée que ses succès électoraux ont pu le laisser penser ? Nous évoquerons dans un premier temps le poids des forces centrifuges internes à l’UNR de sa création au tournant des années 1961-1962. Puis nous montrerons en quoi l’organisation du mouvement gaulliste permet de parler d’illusion partidaire, tant elle est déficiente en dehors des campagnes électorales. Enfin, nous verrons à partir de 1966 les tentatives de modernisation et de relance de l’UNR-UDT1 sous l’impulsion de Georges Pompidou.
Une UNR aux sensibilités diverses : le poids des forces centrifuges
2L’UNR est créée le 1er octobre 1958 par Jacques Soustelle2, ministre de l’Information du général de Gaulle et ancien secrétaire général du RPF. Sept organisations ont été invitées à se fédérer en vue des élections législatives de novembre, l’objectif étant avant tout de sélectionner les candidats et d’éviter la multiplication des candidatures gaullistes dans une même circonscription. De ces sept organisations, seule l’Association nationale pour le soutien de l’action du général de Gaulle créée en mai 1958 par Pierre Lefranc3 et Jacques Foccart et présidée alors par le colonel Bernard Dupérier refuse l’invitation4. Elle entend par là se consacrer uniquement au soutien du général de Gaulle et rester en marge des luttes politiciennes. Quant aux six organisations qui se fédèrent dans l’UNR, elles représentent chacune une tendance de la famille politique gaulliste et sont représentées par un ou plusieurs membres au sein du comité central. Jacques Chaban-Delmas et Roger Frey représentent le Centre national des républicains sociaux ; J. Soustelle et Pierre Picard apportent la caution de l’Union pour le renouveau français (URF)5, Marie-Madeleine Fourcade et Léon Delbecque celle de la Convention républicaine. Les comités ouvriers sont représentés par J. Veyssières et A. Marcenet6 ; maître A. Mallem engage quant à lui le Comité d’information et d’action nationale de l’Algérie et du Sahara (CIANAS). Enfin André Jarrot7 est présent au nom du réseau Action. À ces dix membres fondateurs viennent s’ajouter deux ministres du gouvernement et figures de proue du gaullisme : Michel Debré et Edmond Michelet, mais aussi Albin Chalandon, ancien délégué général adjoint à l’Action ouvrière et professionnelle (AOP) du RPF en 1948, particulièrement bien introduit dans les milieux financiers et qui devient le premier trésorier de l’UNR.
3Même si ces six organisations entendent rassembler une grande partie des gaullistes, il convient de souligner que l’UNR n’a pas absorbé en 1958 toute la diaspora gaulliste issue de la traversée du désert. En effet, certaines personnalités connues pour leurs sympathies gaullistes sont restées en marge de l’UNR, notamment celles qui appartiennent à la mouvance des gaullistes de gauche, autour de René Capitant et Louis Vallon et qui donneront naissance en avril 1959 à l’Union démocratique du travail (UDT).
4Sur les treize membres fondateurs de l’UNR, six ont joué un rôle actif dans la Résistance par l’intermédiaire d’un réseau ou du BCRA : P. Picard (chef du réseau Armand Buckmaster dans l’est parisien), M.-M. Fourcade (réseau Alliance), M. Debré (membre du Comité directeur de Ceux de la résistance), E. Michelet (l’un des fondateurs de Combat) et enfin J. Soustelle et A. Jarrot pour le BCRA. Quant à leur engagement politique gaulliste sous la IVe République, neuf personnalités sur les treize ont participé à l’aventure du RPF et y ont bien souvent exercé des responsabilités de premier plan. Nous pouvons donc formuler trois remarques d’ensemble. D’une part, la camaraderie issue de la Résistance et le compagnonnage scellé au temps du gaullisme d’opposition constituent deux éléments essentiels pour comprendre la composition du premier comité central de l’UNR, le tout marqué par la volonté de rassembler l’ensemble des gaullistes. Le terme d’« Union » comme celui de « Rassemblement » sous la IVe République, sont ici significatifs de la volonté des gaullistes de rassembler au-delà des clivages traditionnels, tout en réaffirmant leur allergie sémantique au terme de « parti ». D’autre part, un certain nombre des membres fondateurs de l’UNR a contribué par son activisme verbal ou son activisme tout court, à la crise finale de la IVe République. On pense bien sûr ici à M. Debré qui proposait dans un éditorial du Courrier de la Colère8 de conduire les dirigeants du régime « jusqu’à la guillotine », ou dans un autre registre à L. Delbecque, ancien délégué départemental RPF du Nord qui joua un rôle de premier plan dans les événements du 13 mai en Algérie, pour le compte de J. Chaban-Delmas. L’UNR est donc à l’origine une structure hétéroclite où cohabitent des démocrates-chrétiens comme E. Michelet, et des activistes comme P. Picard ou L. Delbecque. Enfin, et cette remarque est le corollaire de la précédente, l’UNR porte en elle dès sa création les germes des divisions ultérieures. La décision de rassembler les différentes organisations gaullistes dans une fédération, sans que celles-ci soient dissoutes avant les élections, est pleine d’ambiguïtés. Elle annonce déjà des conflits internes pour la prise en main de l’appareil de direction, mais également les questions liées au positionnement politique de l’UNR dans le système partisan.
Débats et conflits autour de la nature et du positionnement politique de l’UNR
5L’étude des procès-verbaux des réunions du Comité central de l’UNR d’octobre 1958 à la fin de l’année 1961 montre l’opposition entre deux tendances au sein de la toute jeune formation gaulliste. Cette opposition éclate au grand jour lors des Assises de Bordeaux (13-15 novembre 1959). La première tendance – conduite par J. Soustelle et son bras droit, P. Picard – et que l’on qualifia a posteriori d’« ultra », souhaite lier la doctrine du nouveau mouvement gaulliste à la cause de l’Algérie française. Pour ce faire, elle entend donner au mouvement gaulliste un président plutôt qu’un secrétaire général, afin d’établir la distinction entre l’UNR en tant que parti politique, et l’UNR, instrument de soutien inconditionnel à la politique gaullienne, réservant cette dernière tâche à d’autres formations gaullistes. Cette tendance propose également de passer des accords électoraux avec les « mousquetaires de l’Algérie française » (Roger Duchet, Georges Bidault et André Morice). La seconde tendance – conduite par J. Chaban-Delmas et E. Michelet – pourrait être qualifiée de « légitimiste », tant son ambition est de se borner à un soutien sans faille au général de Gaulle. Elle refuse, à l’inverse de la première, que l’UNR passe des accords électoraux qui la marqueraient trop à droite de l’échiquier politique. Les partisans de cette tendance constituent la majorité du Comité central et souhaitent que l’UNR reste au centre du système partisan. Ils proposent d’élargir le Comité central à des gaullistes de gauche comme Léo Hamon, ou à des proches du général comme Pierre de Gaulle ou André Malraux, ces derniers refusant toutefois l’invitation. En effet, ils considèrent que l’UNR est déjà compromise avec la droite par la présence de J. Soustelle et de son entourage.
6Dans ces conditions, la désignation de R. Frey au poste de secrétaire général de l’UNR lors du Comité central du 3 octobre 1958 semble être une solution médiane permettant de réaliser un compromis entre les deux tendances. La personnalité même de R. Frey, ancien secrétaire général des républicains sociaux et, à cette date, attaché au cabinet de J. Soustelle, doit à la fois rassurer les tenants des deux bords et maintenir l’illusion d’une UNR ouverte vers le centre du système partisan. S’il s’agit d’une situation transitoire, elle permet à la fois d’assurer une continuité politique avec la formation gaulliste de la IVe République et en même temps de préserver les chances que des voix extérieures à l’électorat de droite se portent sur les candidats investis par l’UNR. Il ne faut donc pas négliger la volonté des dirigeants gaullistes de s’affirmer comme une force politique située au-dessus du clivage gauche-droite. À cet effet, R. Frey déclare à plusieurs reprises avant le premier tour de scrutin : « L’UNR est un grand parti du centre. Nous servirons de balancier entre la droite et la gauche9. » Une fois les élections de novembre 1958 remportées, les propos de R. Frey sur le positionnement politique du mouvement gaulliste se traduisent en un acte symbolique dans la géographie de l’Assemblée nationale. Raymond Triboulet10, président du groupe parlementaire gaulliste11, refuse en effet que les députés UNR siègent à droite de l’hémicycle, ce qui contraint le bureau de l’Assemblée à maintenir la répartition alphabétique des parlementaires jusqu’à la fin du mois de janvier 195912.
7Par-delà le symbole de la répartition des sièges au sein du Palais-Bourbon et une fois les premières heures de la République gaullienne passées, les rapports à l’intérieur de l’UNR se crispent à mesure que la position du général de Gaulle sur l’Algérie se précise13. Dans ce contexte, l’accession d’A. Chalandon au secrétariat général de l’UNR en février 1959 recouvre une double dimension. D’une part, le choix délibéré d’éliminer progressivement des instances dirigeantes les partisans de J. Soustelle, cela à la demande du général de Gaulle14, et d’autre part, la nécessité de nommer à ce poste une personnalité indépendante vis-à-vis des deux tendances constitutives de l’UNR évoquées précédemment.
8À partir du discours du général de Gaulle sur l’autodétermination et des Assises de Bordeaux, l’unité de façade de l’UNR vole en éclats et les désillusions partisanes se font plus vives. Les démissions et les exclusions s’enchaînent jusqu’à la fin de l’année 1961. Une trentaine de députés gaullistes quittent, contraints ou forcés, les rangs de l’UNR, parmi lesquels des compagnons de premier plan comme J. Soustelle, L. Delbecque ou encore Raymond Dronne. Toutefois, à l’échelle nationale, l’essentiel est préservé, à savoir l’unité du parti et l’absence de scission, qui aurait conduit de facto à une implosion du mouvement gaulliste. La fi délité au général de Gaulle a primé pour la majorité des parlementaires UNR sur leurs sentiments « Algérie française ». En revanche, à l’échelle locale, on remarque un double phénomène. Dans un premier temps, la tentative de prise en main des fédérations départementales par des militants hostiles à la politique d’autodétermination en Algérie. Puis, dans un second temps, la création de fédérations UNR dissidentes dans les départements où un ou plusieurs députés gaullistes ont manifesté publiquement leur opposition à l’indépendance de l’Algérie. C’est le cas par exemple de la Haute-Garonne derrière René Cathala, du Rhône avec J. Soustelle et Charles Béraudier, du Var autour de Jean Vitel et Henri Fabre, du Nord derrière L. Delbecque, et enfin de l’Isère, seul cas d’une fédération où les militants « Algérie française » sont allés jusqu’à la destitution de leur secrétaire général et futur député Jean Vanier15.
9Au total, ces scissions ne sont pas allées très loin. Elles se sont toutes soldées quelques mois plus tard par la démission des militants concernés et par la défaite électorale des candidats gaullistes dissidents lors des élections législatives de 1962. Si les divisions de l’UNR n’ont pas porté atteinte à son unité sur le plan national, elles ont en revanche empêché le mouvement gaulliste de développer son implantation et elles ont constitué une véritable rupture dans le compagnonnage hérité du RPF.
Le paradoxe de l’UNR : un parti électoralement fort à l’organisation déficiente
10Aussi surprenant que cela puisse paraître, il faut attendre la fi n de l’année 1960 pour que l’UNR dispose d’un représentant16, en dehors des parlementaires gaullistes, dans 86 des 90 départements métropolitains17. L’UNR a donc réellement commencé son implantation une fois la politique algérienne du général de Gaulle clarifiée et après l’éviction ou la démission des « ultras ». Nous disposons ainsi pour cette étude de l’implantation du mouvement gaulliste à l’échelle locale d’un échantillon prosopographique de 86 secrétaires départementaux de l’UNR. Il convient tout d’abord de souligner que 21 d’entre eux ont occupé une fonction identique chez les républicains sociaux. À cela, il faut ajouter trois secrétaires qui sont d’anciens délégués de l’Association nationale pour le soutien de l’action du général de Gaulle, et celle d’un ancien délégué de l’URF. Ce qui nous donne un total de 25 personnes sur 86 qui ont déjà exercé des fonctions de responsabilité au sein d’une formation gaulliste antérieure à l’UNR, soit plus d’un quart. Peut-on dire pour autant que les trois quarts des secrétaires départementaux de l’UNR sont des hommes vierges de toute attache gaulliste sous la IVe République ? En fait, 39 des 86 secrétaires départementaux de l’UNR ont été membres du RPF18, dont 24 comme simples adhérents et 16 comme délégués départementaux19. On arrive donc à un total de 49 secrétaires sur 8620 qui ont participé de près ou de loin à un mouvement gaulliste avant 195821. Il importe donc de souligner la continuité existant entre le gaullisme d’opposition et le gaullisme majoritaire de la Ve République, dans la mesure où plus de la moitié des responsables de l’UNR à l’échelle départementale ont eu par le passé une expérience partisane au sein de la famille gaulliste.
11À l’échelle départementale, l’implantation de l’UNR s’est donc appuyée sur d’anciens responsables de mouvements gaullistes, sur de simples militants mais également sur des « hommes neufs ». Cela s’explique d’une part, par l’éparpillement des responsables gaullistes au temps de la traversée du désert, à l’exception de quelques bastions où des élus gaullistes ont maintenu leurs réseaux en état de veille, et d’autre part, par la volonté de mettre en place des équipes de direction rajeunies. En outre, il convient de voir si la fonction de secrétaire départemental a servi de catalyseur pour ses titulaires dans l’optique d’une carrière politique nationale. Au sein de cet échantillon, trois étaient déjà députés à cette date22, onze vont le devenir sous la Ve République23 et un sera élu sénateur24. Ainsi, la fonction de secrétaire départemental a été plus un poste de confiance dans l’ombre d’un parlementaire qu’une véritable mise sur orbite politique pour ses détenteurs.
12La relative nouveauté de l’UNR à l’échelle locale contraste avec la permanence de ses dirigeants à l’échelle nationale. En effet, le paradoxe de l’UNR repose en grande partie sur le choix de ses secrétaires généraux. À l’exception d’A. Chalandon, qui avait essayé sans succès de faire du détenteur de cette fonction le véritable chef du parti, ses titulaires successifs ont été cantonnés dans un rôle d’administrateur plutôt que dans celui d’un véritable chef de parti. Ils disposent d’une faible marge de manœuvre par rapport à l’Élysée et sont trop marqués par leur expérience au sein du RPF et par leur fi délité sans bornes envers le chef de l’État pour être en mesure d’apporter une quelconque nouveauté au mouvement. Sur ce point, les quatre secrétaires généraux qui se succèdent du début des années soixante à juin 1967, à savoir Jacques Richard, Roger Dusseaulx, Louis Terrenoire et Jacques Baumel, ont tous participé à l’implantation du RPF. Leur direction est par conséquent marquée du sceau de l’« anachronisme ». Ils se contentent de mettre en œuvre des recettes qui ont fait leurs preuves au temps du Rassemblement, alors que le mouvement gaulliste est passé de l’opposition au système des partis à la domination du système partisan. Ainsi, ils reproduisent les structures et la logique du RPF ou des républicains sociaux, sans donner à l’UNR l’élan nécessaire pour qu’elle devienne un grand parti, même s’ils en ont parfois l’envie. Les statuts de l’UNR adoptés en décembre 1958 sont ainsi les mêmes que ceux des républicains sociaux, à quelques modifications près25. Il faut attendre le conseil national d’Asnières en mai 1963 pour que l’UNR modifie en profondeur ses statuts et se dote d’une véritable organisation hiérarchisée. En outre, l’anachronisme de l’UNR repose sur les revirements successifs de ses dirigeants quant à la nature même du mouvement. Les discussions portant sur le choix à effectuer entre un parti de masse ou un parti de cadres sont nombreuses dans les débats du comité central. Le choix du cœur est celui d’un parti de masse, héritier du Rassemblement, mais celui de la raison s’oriente vers un parti de cadres, plus en adéquation avec le phénomène majoritaire. C’est seulement à partir du milieu des années soixante que le mouvement gaulliste s’oriente clairement vers un parti de cadres.
La relance pompidolienne : vers un parti politique moderne et rajeuni ?
13L’élection présidentielle de 1965, marquée par le ballottage du général de Gaulle, peut être considérée comme un tournant dans l’histoire de l’UNR. À partir de cette date, G. Pompidou s’implique beaucoup plus dans la vie du mouvement gaulliste avec la volonté d’en modifier l’organisation. C’est sous sa conduite que l’UNR va devenir un véritable parti politique et plus seulement un club de parlementaires gaullistes et un rassemblement de compagnons. Conscient des faiblesses structurelles de l’UNR, G. Pompidou s’investit personnellement dans la réorganisation du mouvement gaulliste, tout comme dans la préparation des investitures pour les élections législatives de mars 1967, à travers notamment le Comité d’action pour la Ve République.
14La réorganisation de l’UNR est voulue par G. Pompidou, mais elle ne se fait pas contre le général de Gaulle, qui considère même que cette entreprise ne va pas assez vite. La courte victoire aux élections législatives de mars 1967 vient renforcer cette volonté réformiste et pousse à la restructuration et au renouvellement de l’UNR. La première mesure de G. Pompidou consiste à évincer J. Baumel du secrétariat général le 1er juin 1967 et à le remplacer par une pentarchie. Celle-ci est composée de Jean Charbonnel, Robert Poujade, René Tomasini, André Fanton et Jean Taittinger. Ce secrétariat collégial a pour mission de préparer la réforme des statuts du mouvement en vue des prochaines assises de Lille (24-26 novembre 1967). Cette équipe doit également réfléchir au rajeunissement du mouvement et à son ouverture, deux éléments qui sont au cœur de la stratégie pompidolienne, comme le Premier ministre l’affirme en octobre 1967 devant les membres du Comité central de l’UNR-UDT : « Il faut se tourner vers les jeunes, vers les nouvelles générations, celles qui n’ont été ni Français libres, ni résistants, ni gaullistes entre 1940 et 1944, et qui, en 1958, étaient encore trop jeunes pour se passionner véritablement pour les problèmes politiques26. »
15Le passage de témoin entre J. Baumel et les cinq secrétaires nationaux illustre à lui seul cette volonté de renouvellement, nécessaire selon G. Pompidou à la survie du mouvement gaulliste après le départ du général de Gaulle. À un Compagnon de la Libération, gaulliste de la première heure, succède une génération nouvelle composée d’hommes qui n’ont pas exercé de responsabilités de premier plan au RPF. C’est notamment le cas pour R. Poujade, J. Charbonnel et A. Fanton qui appartiennent à la génération du « gaullisme gouvernant » de 1958, bien qu’ils soient entrés dans le gaullisme par la porte du RPF27. Toutefois, G. Pompidou veille à ménager la susceptibilité des barons : chaque membre du secrétariat collégial représente une chapelle du mouvement gaulliste et reçoit une mission bien défi nie28.
16Après plusieurs semaines de travail, Michel Habib-Deloncle qui avait été chargé par le secrétariat national d’élaborer un projet de statuts remet son rapport à R. Tomasini. Le projet préconise une restructuration démocratique du mouvement gaulliste. Il propose par exemple que le nouveau Comité central comprenne 31 membres non parlementaires qui soient élus directement par les mandataires des unions départementales, et que le nombre des membres de droit soit considérablement diminué. En outre, M. Habib-Deloncle propose que l’UNR s’élargisse à des membres non gaullistes de la majorité qui ont toutefois apporté leur soutien au général de Gaulle en 1965. Pour ce faire, l’article 4 des statuts autorise la double appartenance, comme au temps du RPF, mais finalement cet article n’est pas adopté. La rédaction des statuts est orientée vers la nécessité de rapprocher les dirigeants du mouvement de leur base militante, tout en simplifiant l’appareil pour le rendre plus efficace. Quant à la volonté d’ouverture à d’autres membres de la majorité29, elle doit se faire sur un dénominateur commun, à savoir le soutien aux institutions de la Ve République. L’abandon du sigle UNR-UDT au profit de celui d’UD-Ve (Union des démocrates pour la Ve République) symbolise ce changement. Il doit permettre à G. Pompidou de ne pas rester confiné dans le mouvement gaulliste et de disposer d’un soutien dépassant le strict cadre de sa famille politique.
17Finalement, les Assises de Lille ont été un tournant majeur dans l’histoire du mouvement gaulliste sous la Ve République. D’une part, elles représentent le passage d’une formation gaulliste à un véritable parti gaulliste, plus ouvert envers ses partenaires de la majorité, même si les ralliements ont été tout compte fait peu nombreux30. D’autre part, elles ont amorcé une relève générationnelle, engageant ainsi la transition entre une génération formée à l’école du RPF et une génération dont l’entrée dans l’arène électorale s’était effectuée sous les auspices de l’UNR. Ce passage de témoin entre deux âges du gaullisme se remarque dans la composition du bureau exécutif de l’UD-Ve où la génération issue de la Résistance cède le pas devant des hommes plus jeunes31. L’accession de R. Poujade au secrétariat général en janvier 1968 vient couronner cette dynamique de rajeunissement. Même si le futur maire de Dijon a été membre des étudiants du RPF, il est le premier secrétaire général du mouvement gaulliste non issu des rangs de la Résistance et de la France libre. Enfin, l’analyse des secrétaires fédéraux32 de l’UD-Ve après les assises de Lille nous permet également de soutenir cette thèse du renouvellement générationnel. En effet, sur les 86 secrétaires départementaux de l’UNR étudiés précédemment, seuls 13 occupent encore cette fonction à l’UD-Ve. Le moment lillois a donc bien touché les différentes strates de la hiérarchie de l’appareil gaulliste et la relance pompidolienne lui a permis de se doter d’une structure plus efficace, en adéquation avec le système partisan des années soixante.
Notes de bas de page
1 À l'occasion des élections législatives de novembre 1962, l'UNR fusionne avec l'Union démocratique du Travail (UDT) de R. Capitant et L. Vallon.
2 J. Soustelle jouit d'un prestige incontesté pour de nombreux gaullistes à cette époque. Député RPF puis républicain social du Rhône (1951-1958), son passage comme gouverneur général de l'Algérie (1955-1956) a marqué les esprits.
3 Cf. Pierre Lefranc, Avec qui vous savez. Vingt-cinq ans aux côtés de De Gaulle, Paris, Plon, 1979, p. 115-146.
4 Bernard Lachaise, « De l'Association nationale pour l'appel au général de Gaulle dans le respect de la légalité républicaine à l'association pour la fidélité à la mémoire du général de Gaulle », dans Claire Andrieu, Gilles Le Béguec, Danielle Tartakowsky (dir.), Associations et champ politique — La loi de 1901 à l'épreuve du siècle, Paris, PUPS, 2001, p. 403-417.
5 L'URF est le nouveau nom de l'Union pour le salut et le renouveau de l'Algérie française (USRAF) depuis le 17 juillet 1958.
6 A. Marcenet est député UNR de la Seine (XXe arr.) de 1958 à 1967 et de 1968 à 1973.
7 Compagnon de la Libération et responsable RPF de Saône-et-Loire à partir de 1947, A. Jarrot a été l'inamovible député UNR de Montceau-les-Mines de 1958 à 1986. Il a été également ministre de la Qualité de la vie de mai 1974 à janvier 1976.
8 Le Courrier de la Colère, n° 1, 23 novembre 1957, p. 1.
9 Paris-Presse-L'Intransigeant, 27 novembre 1958.
10 Ce dernier entend « rayer les mots de droite et de gauche de la géographie parlementaire » (cf. Paris-Presse-L'Intransigeant, 18 décembre 1958).
11 R. Triboulet est président du groupe parlementaire UNR à l'Assemblée nationale de décembre 1958 à janvier 1959 avant d'être remplacé par Maurice Bayrou (janvier 1959-avril 1959) puis par Louis Terrenoire (avril 1959-février 1960).
12 Cf. l'article d'André Siegfried, « La querelle des sièges », Le Figaro, 2 janvier 1959.
13 Cf. J. Baumel, Un tragique malentendu — De Gaulle et l'Algérie, Paris, Plon, 2006, p. 66-86.
14 Entretien avec A. Chalandon, 13 février 2002.
15 J. Vanier est député UNR de l'Isère de 1962 à 1967.
16 Celui-ci porte le titre de « secrétaire général départemental ».
17 Seuls quatre départements sont sans secrétaire à cette date : la Creuse, l'Eure, le Jura et la Drôme (AN, Fonds Jougla, 103 AS 3).
18 Nous remercions Philippe Oulmont et G. Papazoglou de nous avoir facilité l'accès au fichier des adhérents du RPF à la fondation Charles de Gaulle.
19 Ces 16 délégués départementaux du RPF ont exercé des fonctions identiques chez les républicains sociaux et sont donc inclus de facto dans l'échantillon des 21 délégués des RS signalés.
20 Il s'agit ici de la somme des 25 responsables gaullistes évoqués précédemment et des 24 « simples adhérents » du RPF.
21 Il n'est pas exclu que parmi les 37 délégués restants, certains aient adhéré au RPF, mais dans un autre département que celui dont ils ont la responsabilité à cette date.
22 Ces trois personnes ont été élues députés lors des élections législatives de 1958. Il s'agit de l'abbé Félix Viallet (Lozère), Joël Le Tac (Seine) et de F. Moore (Somme).
23 Les onze députés sont (leur nom est suivi de leur département d'élection et de l'année de leur première entrée au Palais-Bourbon) : A. Salardaine (Charente-Maritime, 1962), R. Poujade (Côte-d'Or, 1967), Ch. Le Goasguen (Finistère, 1962), J. Valleix (Gironde, 1967), R. Goemaere (Loir-et-Cher, 1962), L. Sallé (Loiret, 1962), Bernard Pons (Lot, 1967), J. Narquin (Maine-et-Loire, 1968), Hubert Germain (Seine-et-Oise, 1962), M. Bayle (Var, 1962), Vincent Ansquer (Vendée, 1962). Sur ces onze députés, sept sont entrés au Parlement en 1962, trois en 1967 et un en 1968.
24 Il s'agit de J. Braconnier, élu sénateur UDR de l'Aisne en 1971.
25 AN, Fonds Jougla, 103 AS 1. Procès-verbal de la réunion du comité central de l'UNR du 5 décembre 1958.
26 Archives de l'association Georges Pompidou. Discours de G. Pompidou au comité central de l'UNR-UDT le 19 octobre 1967.
27 Jean Charlot, Le Phénomène gaulliste, Paris, Fayard, 1970, p. 93.
28 A. Fanton représente M. Debré et s'occupe des relations avec la presse, J. Charbonnel représente Pompidou et s'occupe des relations avec les gaullistes de gauche et l'UJP, J. Taittinger est là pour son appui financier et s'occupe de la trésorerie, R. Tomasini se charge de l'implantation et R. Poujade, qui représente J. Chaban-Delmas, s'occupe des élections. Entretien avec J. Charbonnel, 11 avril 2002. Voir également le témoignage de l'intéressé dans : Le gaullisme en questions, Paris, PUF, 2002, p. 80.
29 L'idée centrale de G. Pompidou est de constituer un grand parti élargi à la fois aux gaullistes de gauche mais également aux formations du centre. Certains gaullistes de gauche annoncèrent dès le 10 novembre 1967 dans leur journal Notre République qu'ils ne prendraient pas part au congrès du parti, en stigmatisant celui-ci comme « les assises de l'après-gaullisme ». Ce refus de se rendre à Lille émanait principalement des deux porte-drapeaux du gaullisme de gauche, à savoir R. Capitant et L. Vallon (cf. l'éditorial « Nous n'irons pas à Lille », Notre République, 10 novembre 1967, n° 283, p. 1). Quant à l'ouverture au centre de G. Pompidou, elle se traduisit le 4 juillet 1969 par la création du Centre démocratie et progrès (CDP) autour de Joseph Fontanet et Jacques Duhamel, avec pour secrétaire général Jean Poudevigne (cf. Muriel Montero, « Georges Pompidou, l'ouverture au centre et le CDP », dans Jean-Paul Cointet, B. Lachaise, G. Le Béguec, Jean-Marie Mayeur, Un politique : Georges Pompidou, Paris, PUF, 2001, 436 p., ici p. 277-294).
30 Citons pour mémoire les cas de Marie-Madeleine Dienesch, Maurice Schumann ou encore Philippe Dechartre. Sous la pression de G. Pompidou, Louis Joxe, Edgard Pisani et Edgar Faure rejoignent ultérieurement le groupe parlementaire UD-Ve à l'Assemblée nationale. La portée des ralliements à l'UD-Ve est donc limitée dans la mesure où ces personnalités sont déjà connues pour leurs sympathies à l'égard du gaullisme.
31 « Le bureau exécutif de l'UD-Ve, qui remplace dès 1967 l'ancienne Commission politique de l'UNR, marque l'élimination d'une cinquantaine de gaullistes nés entre 1897 et 1925, 1913 en moyenne, dont une quarantaine de gaullistes de la première génération. Il s'ouvre au contraire à une dizaine de gaullistes nés vers 1922, qui avaient moins de 20 ans en 1940 » (J. Charlot, op. cit., p. 98).
32 À partir de 1967, le titre de « secrétaire fédéral » remplace celui de « secrétaire départemental ».
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2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008