Introduction. 1958 en perspective. Pour une réévaluation du rôle des partis dans la naissance de la Ve République
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1Aborder l’histoire de la fondation, il y aura bientôt un demi-siècle, de la Ve République dans le cadre d’une chronologie large – « 1956-1967 » – et d’une problématique centrée sur les partis politiques – « crise et refonte du système partisan français » – n’est pas habituel. Ce n’en est pas moins un choix raisonné. C’est d’abord une manière de prendre quelques distances avec une bonne part de la bibliographie – considérable – consacrée au sujet. S’y trouvent en effet privilégié le court terme (du 13 mai au 4 juin, ou de mi-avril 1958 à début janvier 1959), et développés à l’envi deux thèmes à la fois opposés et complémentaires (le pullulement des « complots » ; la personnalité exceptionnelle de Charles de Gaulle1), à cent lieues le plus souvent2 de toute préoccupation pour les partis politiques, réputés hors course face aux « activistes » agissant dans l’ombre, et face au « solitaire de Colombey », homme providentiel « au-dessus des partis » revenu au pouvoir par la seule force de son génie. C’est aussi une façon de prendre de la distance avec l’interprétation gaulliste des événements. Une interprétation qui s’est imposée – définitivement ? – en 19623, et qui ne conçoit l’insurrection algéroise et ses suites que comme l’aboutissement, lamentable autant qu’inéluctable, du « régime des partis4 », tout cela débouchant sur « le suicide de la IVe République5 ».
2La problématique du colloque est tout autre. Il s’agit de s’inscrire dans la lignée des analyses déjà formulées par certains historiens et politistes, qui souhaitent élargir l’interprétation de l’événement 13-Mai6 sans nier « la part du contingent ». Cette formule, directement empruntée à René Rémond7, n’implique aucun renoncement à comprendre ; elle veut seulement nommer la multiplicité des processus à l’œuvre dans les différentes sphères de la vie collective, mus par des logiques spécifiques qu’aucune intelligence humaine ne pouvait appréhender sur le moment dans une synthèse anticipatrice, mais dont la convergence inattendue sinon fortuite, bouleversa le cours des choses. Pas question, donc, d’ignorer ce que Ch. de Gaulle nommait les « circonstances8 ». Mais à la condition de les insérer dans un cadre très large qui, seul, permet d’en saisir les tenants et les aboutissants. Et R. Rémond de souligner la « convergence de problèmes trop nombreux et trop ardus pour des institutions trop faibles, posés à un peuple trop divisé ». Une incitation à replacer l’analyse de la crise du 13-Mai dans une histoire globale où le politique – « point où confluent la plupart des activités humaines », qui « récapitule les autres composantes de l’ensemble social9 » – a toute sa place.
3Un bref retour sur les aspects institutionnels, le thème le plus traité dans les innombrables analyses de l’année 1958, offrira l’occasion de faire mieux saisir notre souci. Il faut étudier dans leurs moindres détails le fonctionnement des institutions de la « mal-aimée10 » ainsi que la rédaction de la constitution du 4 octobre. On doit ici rendre hommage aux recherches menées sous la conduite de Didier Maus par le comité national chargé de la publication des travaux préparatoires des institutions de la Ve République, créé en 1984 et devenu en 2002 la commission des archives constitutionnelles de la Ve République11. Le principal enseignement que l’on peut tirer de ces recherches est probablement que la constitution voulue par les gaullistes, et immédiatement approuvée par les indépendants, les démocrates-chrétiens, nombre de radicaux et de socialistes, ne sortit pas toute écrite du néant. Elle fut au contraire l’aboutissement d’un projet élaboré dans les années trente par bien des hommes politiques de droite – André Tardieu, que Ch. de Gaulle admirait beaucoup, en fut le porte-parole le plus en vue – entourés de juristes et relayés par de multiples organisations, parmi lesquelles le Redressement français d’Ernest Mercier. Tous souhaitaient une « réforme de l’État ». Elle devrait rééquilibrer les pouvoirs au détriment du Parlement, élargir le collège électoral présidentiel, redéfinir les règles du travail parlementaire, ressusciter la procédure référendaire12. Que ce projet ait émergé entre les deux guerres ne fut pas le fruit du hasard. Deux phénomènes se conjuguèrent pour accroître progressivement l’exigence d’une redéfinition de la République. D’une part la nouvelle organisation de l’économie, qui avait considérablement accru le rôle de l’État depuis la Grande Guerre, poussait les milieux d’affaires à ce que l’on révisât le mode des prises de décision. D’autre part, les difficultés du parti radical, qui avait tant contribué à forger le « modèle républicain » mais se trouvait désemparé face à la crise qui frappait les classes moyennes propriétaires, socle du régime, fragilisaient les forces susceptibles de résister aux tenants de la réforme de l’État.
4Les choix antirépublicains de Vichy modifièrent profondément la donne, sans que les projets de « réforme de l’État » ne fussent pour autant abandonnés. Certains secteurs de la Résistance (l’Organisation civile et militaire et le Comité général d’études au premier chef) échafaudèrent des plans assez proches de ceux d’avant-guerre tandis que bien des héritiers du Front populaire manifestaient leur souci de rénover les institutions sans renoncer au parlementarisme. Non sans mal, les seconds l’emportèrent sur les premiers. Les adversaires de la constitution adoptée en octobre 1946 ne désarmèrent cependant pas. À leur tête, Ch. de Gaulle, fondateur du RPF (Rassemblement du peuple français) en avril 1947. Pendant onze années, les projets de révision constitutionnelle se succédèrent de façon quasi ininterrompue. En janvier 1953, la formation du gouvernement de René Mayer fut l’occasion de créer un poste de ministre d’État chargé de « la révision constitutionnelle » (Paul Coste-Floret ), devenu en juin de « la réforme constitutionnelle » (Edmond Barrachin ) dans le gouvernement de Joseph Laniel, formé un mois après la tentative de Paul Reynaud, très remarquée pour son discours d’investiture consacré au fonctionnement des institutions. La constitution de 1946 fut effectivement révisée en 1954 (« la réformette »)13. Deux jours avant la démission du gouvernement de Pierre Pflimlin, une nouvelle réforme de la constitution de 1946 était encore engagée. Ainsi, la promulgation de la constitution de la Ve République fut tout sauf le caprice d’un homme isolé bien que prestigieux, mais un épisode décisif de l’affrontement entre les droites et les gauches depuis l’entre-deux-guerres.
5C’est donc à la lumière du clivage droites-gauches que j’introduirai ce colloque. En trois temps chronologiques : 1956-1958 ; 1958-1962 ; 1962-1967.
1956-1958 : les droites à l’offensive contre le régime issu de la Libération
6J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer à quel point l’absence presque totale du CNIP dans les récits du changement de régime empêchait de bien comprendre l’événement14. Je reviens sur ce sujet.
7L’investiture d’Antoine Pinay en mars 1952 avait ruiné les espoirs des partisans de la « Troisième Force » et consacré la majorité de centre-droit, contenue dans les résultats des élections de juin 1951. Majorité menée par la « Quatrième Force » (radicaux et modérés), dont les indépendants constituaient l’aile marchante. Cependant, le mendésisme, en divisant le parti radical, déstabilisa cette majorité à partir de 1954, et l’année 1955 vit l’émergence au centre-gauche d’une majorité parlementaire alternative. D’où le pari fait par Edgar Faure, en plein accord avec les dirigeants indépendants, de la dissolution anticipée afin d’enrayer la dynamique du Front républicain. Le pari fut perdu. Certes, le centre-gauche ne remporta pas le 2 janvier 1956 un succès incontestable, mais le centre-droit vit son élan brisé par la percée des poujadistes aux dépens des modérés, empêchant le retour d’A. Pinay aux affaires. Aucune majorité parlementaire stable n’existait plus à l’Assemblée nationale.
8Ce fut dans ce contexte que Guy Mollet forma son gouvernement. Dès le printemps 1956, tandis que Pierre Mendès France abandonnait la vice-présidence du Conseil, le rapport des forces commença à évoluer. Le CNIP s’engagea en effet dans une mutation décisive. Il choisit de contrecarrer le Front républicain en précipitant sa structuration partisane pour atteindre un niveau d’organisation encore jamais vu jusque-là chez « les modérés15 » : unification des groupes parlementaires au Palais-Bourbon dans le groupe des IPAS, présidé par A. Pinay ; renforcement du secrétariat général par la nomination de neuf délégués régionaux à la propagande, placés sous la houlette de Michel Junot ; création de 19 centres départementaux en deux ans ; vaste effort en direction de la presse, malgré le lancement manqué du Temps de Paris ; reconquête méthodique de l’électorat poujadiste en étroite liaison avec la CGPME16 (Confédération générale des petites et moyennes entreprises) ; succès répétés aux élections législatives partielles (5 élus dans les 9 scrutins de juillet 1956 à mars 1958). Tout cela s’accompagna d’une vraie réflexion sur le système partisan français. L’objectif affiché était d’aller vers trois ou quatre grandes forces parmi lesquelles le CNIP serait le pôle de regroupement des droites face à des gauches dont la guerre froide semblait garantir pour longtemps la division17. En lançant à l’automne 1957 une stratégie d’alliances centrée sur la défense de l’Algérie française, il s’agissait de rassembler autour du Centre national les gaullistes (Jacques Soustelle ), les radicaux anti-mendésistes (E. Faure, André Morice ) et les démocrates-chrétiens modérés (Robert Schuman, Georges Bidault ).
9Au début de 1958, les dirigeants indépendants jugèrent que le temps était venu de passer à la vitesse supérieure. Le groupe IPAS (Indépendants et paysans d’action sociale) renversa le gouvernement de Félix Gaillard afin d’aller, dans le cadre de la procédure de révision constitutionnelle en cours, vers une nouvelle dissolution anticipée d’où le Centre sortirait consacré « premier parti de France », comme les résultats des élections cantonales d’avril 1958 semblaient déjà l’annoncer. Ainsi, la crise du printemps 1958 s’ouvrit à l’initiative du principal parti de droite d’alors. Sans faire le moins du monde l’impasse sur toutes les connaissances accumulées depuis près d’un demi-siècle dans l’établissement des faits et leur interprétation, une relecture des événements à la lumière de la stratégie du CNIP me semble donc s’imposer. Si elle n’exclut ni ne disqualifie, bien sûr, les autres lectures, elle seule permet en effet de comprendre pourquoi la prise du « GG » par les émeutiers algérois le 13 mai se termina par l’investiture en bonne et due forme de Ch. de Gaulle le 1er juin : les députés IPAS furent la principale force d’opposition au gouvernement de P. Pflimlin18 puis de soutien à l’investiture de Ch. de Gaulle ; quant à R. Duchet (le 14 mai), A. Pinay (le 22) et René Coty (le 29) – les trois principales personnalités du Centre – ils contribuèrent grandement à dessiner l’issue de la crise. Elle seule aussi permet de caractériser de façon globale le processus à l’œuvre en 1958 : une éclatante victoire des droites qui firent aboutir, après un quart de siècle d’efforts, le projet de réforme de l’État19. Les gauches subirent au contraire une déroute presque totale : elles atteignirent leur plus bas niveau en nombre de voix depuis 1936, et en nombre de sièges depuis 1920, le PCF perdant même son groupe parlementaire pour la première fois de son histoire.
10Cette victoire des droites à l’automne 1958 amorça toutefois une recomposition interne très profonde qu’il faut maintenant envisager.
1958-1962 : naissance d’un parti hégémonique à droite, l’UNR
11Le pari des indépendants consistait à prendre appui sur le gouvernement de Ch. de Gaulle et les nouvelles institutions pour préparer le retour d’A. Pinay à Matignon et faire triompher la lecture « primoministérielle » de la constitution (la seule à laquelle pensaient les parlementaires en juin 1958), « l’Homme du 18-Juin » n’étant éventuellement laissé à l’Élysée que comme arbitre. Pour cela, il fallait seulement que le CNIP emportât un tiers des sièges (180 environ) aux élections législatives de novembre. Bien que cela fût a priori possible, il échoua. J’ai déjà démontré longuement les raisons de cet échec20 : malgré tous ses atouts initiaux, la direction du parti adopta une tactique électorale inadaptée au nouveau mode de scrutin et plus largement au nouveau contexte politique, empêchant ainsi le Centre de faire le plein de ses voix (environ 3 millions obtenues sur les 4,2 millions potentielles).
12Toute l’histoire des droites entre 1958 et 1962 fut celle de la confirmation du nouveau rapport de forces apparu entre UNR (Union pour la nouvelle République), CNIP et MRP à l’issue du scrutin des 23 et 30 novembre.
13Malgré des gains substantiels dans certaines zones rurales, dus à l’entrée en politique d’une nouvelle génération de militants démocrates-chrétiens passés par la JAC (Jeunesse agricole chrétienne), le MRP (Mouvement républicain populaire) continuait de décliner à l’échelle nationale. Occupant une position secondaire au gouvernement et au Parlement, il finit par quitter la majorité au printemps 1962 sur la question de la construction européenne, sans que cela perturbât beaucoup le président de la République.
14Le CNIP occupait des positions bien plus importantes que le MRP : 30 % des sénateurs ; environ le tiers des conseillers généraux et municipaux ; le quart des maires des chefs-lieux de départements ; la présidence du conseil municipal de Paris retrouvée dès 1960 après 18 mois d’interruption ; enfin, le deuxième groupe au Palais-Bourbon par le nombre d’élus. Mais il ne put rejouer le scénario de 1951-1952 qui avait abouti à vider de sa substance le parti gaulliste d’alors. La voie du succès aurait été probablement celle esquissée en janvier 1960 autour de la « révocation » (selon l’expression du CNIP) d’A. Pinay, ministre des Finances depuis juin 1958 : bâtir progressivement une majorité de rechange dans l’attente de la fin de la guerre d’Algérie, avec indépendants, MRP et mouvance radicale, unis sur une politique économique et sociale moins interventionniste et une politique extérieure plus européenne et atlantiste que celles du gouvernement de Michel Debré21. Mais ce fut la voie de la défense jusqu’au-boutiste de l’Algérie française qui fut privilégiée par le secrétariat général, dans l’espoir de rallier le groupe de l’Unité de la République, qui fédérait la majorité des élus d’Algérie, et de briser l’UNR en provoquant une scission des partisans de J. Soustelle. Le CNIP resta prisonnier de ses alliances politiques nouées depuis 1956, et sa direction, incapable de tenir en lisière son aile « ultra » emmenée par François Valentin.
15Cela servit le président de la République qui parvint à conforter sa légitimité : il apparut plus nettement comme le seul recours dans le conflit algérien. Dans les coulisses, le premier ministre Michel Debré, Roger Frey, Jacques Chaban-Delmas et Albin Chalandon s’employaient efficacement à limiter les dissidences dans le groupe parlementaire gaulliste et marginaliser les « soustelliens ». Toutefois, rien n’était encore définitivement acquis au printemps 1962. Ce fut l’offensive politique initiée par le chef de l’État sur la réforme de l’élection présidentielle qui permit de voir cristalliser les évolutions en cours depuis quatre années. La nature hétéroclite du « Cartel des Non » le rendait incapable de conclure un accord général avec le PCF. Les électeurs modérés étaient plongés dans le désarroi, déboussolés par les consignes de vote contradictoires du CNIP lors des deux référendums sur l’Algérie en janvier 1961 et en avril 1962, la retraite silencieuse d’A. Pinay à Saint-Chamond depuis janvier 1960, l’exclusion de R. Duchet en décembre 1961 à l’occasion d’une révolution de palais rocambolesque, tandis que la crise ouverte des campagnes rebattait les cartes dans les organisations paysannes au profit d’une nouvelle génération de notables.
16De tout cela, les gaullistes surent profiter pour accroître leur électorat dans des proportions impressionnantes. Piloté par Georges Pompidou, nommé Premier ministre en avril 1962, le dispositif partisan mis en place pour les élections législatives de novembre 1962 associa habilement trois éléments afin de coordonner au mieux les soutiens divers du chef de l’État. Aux côtés de l’UNR, pièce maîtresse de ce dispositif, l’UDT (Union démocratique du travail) fut chargée de mordre sur l’électorat des gauches tandis que l’Association pour la Ve République patronna divers notables plus ou moins en rupture de ban, à commencer par ceux des indépendants qui refusaient la logique du « Cartel des Non » dans lequel s’activaient les socialistes. Le résultat fut spectaculaire. Avec plus d’un tiers des voix, l’UNR et ses satellites conquirent une position qu’aucun parti n’avait occupée depuis les radicaux d’avant 1914. Bien que le MRP survécût et que les libéraux gardassent une marge d’autonomie grâce aux giscardiens (le groupe des Républicains indépendants), le parti gaulliste avait réussi le pari manqué par les indépendants en 1958 : fédérer les droites autour d’une vaste formation « à vocation majoritaire ».
17Le succès gaulliste eut cependant une conséquence imprévue.
1962-1967 : le retour des gauches à une stratégie d’union
18Les élections législatives des 18 et 25 novembre 1962 virent en effet le climat changer subitement à gauche. Guy Mollet, menacé d’être battu dans la 1re circonscription du Pas-de-Calais22, annonça au lendemain du premier tour la possibilité de désistements entre socialistes et communistes. L’incohérence du « Cartel des Non » s’en trouva définitivement confirmée et les désistements entre SFIO et PCF, loin d’être isolés, furent au contraire très nombreux, qu’ils fussent ou non officiellement négociés. On ne compta finalement que 21 cas d’affrontement entre partis de gauche dans les circonscriptions non pourvues au premier tour. Cela n’empêcha pas la victoire gaulliste mais les accords à gauche en limitèrent un peu l’ampleur. Ils permirent aussi la renaissance d’un groupe communiste.
19Ces désistements furent le prélude à une évolution stratégique radicale des deux grandes forces de gauche. Les principales étapes en sont connues : échec de la candidature de « Monsieur X », confirmant a posteriori les insurmontables contradictions du « Cartel des Non », dernier avatar de la « Troisième Force » ; candidature unique des gauches aux élections présidentielles de décembre 1965, d’autant plus remarquée que François Mitterrand affronta Ch. de Gaulle au second tour, le président sortant ayant été mis en ballottage à cause de la candidature de Jean-Louis Tixier-Vignancour et du bon score de Jean Lecanuet ; accord du 20 décembre 1966 pour le désistement réciproque entre candidats des gauches aux élections législatives de mars 1967 – il n’y eut que 7 affrontements entre un candidat communiste et un candidat de la FGDS (Fédération de la gauche démocrate et socialiste) au second tour du scrutin. Le PCF retrouva la moitié de ses voix perdues à l’occasion du changement de régime : 20 % des inscrits en 1951 et 1956, 14 % en 1958 et 1962, 17 % en 1967. Du côté de la « gauche non communiste », la recomposition à l’œuvre autour des clubs et de la FGDS était aussi sensible.
20Des mutations de grande ampleur étaient engagées en même temps dans la sphère sociale. La croissance économique était soutenue, le chômage presque inexistant : la question de la répartition des richesses s’en trouva posée avec d’autant plus d’acuité. La grande grève des mineurs de charbon en 1963 montra que la fin de la guerre d’Algérie allait signifier le retour au premier plan de la question sociale ; la scission de la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) en 1964, puis l’accord d’unité d’action passé entre la CGT (Confédération générale du travail) et la CFDT (Confédération française démocratique du travail) en 1966 le confirmèrent. On était aussi entré dans une nouvelle période des relations internationales. L’achèvement de la phase la plus aiguë de la décolonisation coïncida avec la « détente » des relations entre les deux blocs, après la « crise des fusées de Cuba » à l’automne 1962. Autant de signes que le contexte dans lequel s’étaient produites la rupture du tripartisme et l’éviction des ministres communistes en 1947, avait profondément changé. Pendant quinze années, les droites s’étaient réorganisées. Elles avaient reconquis le terrain perdu en 1936 et à la Libération23. Le temps venait maintenant pour les gauches de renouer avec la stratégie d’union élaborée au milieu des années trente – sans qu’on envisageât cependant d’aller jusqu’à reconstituer pleinement le Front populaire. Il faudrait toutefois encore cinq années pour aboutir à la signature d’un « programme commun de gouvernement » et quatorze années avant que le candidat des gauches unies entrât à l’Élysée.
21La crise de mai-juin 1958 dont le déroulement précis est aujourd’hui assez bien connu, resterait incompréhensible si on l’isolait de son contexte. L’étude du système partisan24, objet de nos trois jours de colloque, doit aider à mieux montrer les ressorts et les enjeux de l’événement : 1 – une victoire générale des droites ; 2 – une victoire d’autant plus durable que les gaullistes surent faire de l’UNR, créée dans l’improvisation en octobre 1958, un grand parti structuré et fédérateur ; 3 – une victoire qui poussa finalement les gauches à repenser de fond en comble leur propre structuration.
22Au soir du 13 mai 1958, rien n’était prévisible avec certitude, même pour Ch. de Gaulle. Le 20 mai, il écrivait à G. Bidault qu’il désespérait de revenir au pouvoir ; le 27, il craignait de devoir laisser l’opération « Résurrection » se déployer ; début novembre, il ne croyait à l’élection que de 80 ou 90 députés gaullistes, encadrés par les deux puissantes formations des indépendants et des socialistes ; jusqu’à la fin du mois de novembre, il redouta que R. Coty, très populaire, se présentât aux prochaines élections présidentielles ; en 1961 et 1962, il faillit disparaître plusieurs fois dans les tentatives d’assassinat, fomentées par l’OAS (Organisation armée secrète). Bien qu’il l’écrivît ensuite, il ne fut pas le « dieu de la machine » qui, « fermant le théâtre d’ombres », modifia à lui seul le cours de l’histoire nationale25. Comptèrent probablement autant, sinon davantage, trois forces qui contribuèrent à faire de l’émeute algéroise, sur fond d’éclatement du système partisan depuis janvier 1956, une rupture majeure dans la vie politique française : le CNIP qui choisit, à l’issue de son IIIe congrès tenu en mars 1958, de provoquer des élections anticipées ; l’UNR qui, malgré les vicissitudes de la guerre d’Algérie, se montra capable de rester unie derrière le président de la République ; le PCF et la mouvance mendésiste qui avaient défilé ensemble le 28 mai 1958, et qui parvinrent, après plusieurs années d’efforts, à bâtir une opposition unie face au gaullisme triomphant.
Notes de bas de page
1 Deux ouvrages parmi les plus représentatifs, écrits à chaud : Merry et Serge Bromberger, Les 13 complots du 13 mai ou la délivrance de Gulliver, Fayard, 1959 ; Jean-Raymond Tournoux, Secrets d'É tat, Plon, 1960.
2 Mais pas toujours comme en témoignent deux études particulièrement remarquables : Odile Rudelle, Mai 1958, De Gaulle et la République, Plon, 1988 ; Christophe Nick, Résurrection : naissance de la Ve République. Un coup d'État démocratique, Fayard, 1998.
3 Voir Léo Hamon, De Gaulle dans la République, Plon, 1958, et surtout la conférence de presse de Ch. de Gaulle, le 8 juin 1962.
4 Une thématique ancienne — Roger Priouret, La République des partis, Éditions de l'Élan, 1947 ; Jacques Debû-Bridel, Les partis contre Charles de Gaulle. Naissance de la IVe République, Éditions Somogy, 1948 — reprise par Paul Courtier, La IVe République, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1975.
5 Sirius [pseudonyme d'Hubert Beuve-Méry, pas gaulliste en mai 1958], Le suicide de la IVe République, Éditions du Cerf (Tout le monde en parle), 1958. Le terme d'« euthanasie » (titre du 8e chapitre de Jacques Julliard, La IVe République, Calmann-Lévy, 1968) a une connotation proche, comme celui de « chute ». S'y opposent les mots « renversement » ou « mort ». Pour une réflexion générale stimulante sur les interprétations du changement de régime, lire Brigitte Gaïti, « Les incertitudes des origines. Mai 1958 et la Ve République », Politix, 3e trimestre 1999, p. 27-62.
6 Dernière synthèse en date : Michel Winock, L'agonie de la IVe République. 13 mai 1958, Gallimard (Les journées qui ont fait la France), 2006.
7 Titre d'un des paragraphes, p. 13, de René Rémond, Le retour de De Gaulle, Bruxelles, Complexe (1958/Mémoire du siècle), 1983.
8 En février 1954, il expliqua de façon imagée à Louis Terrenoire : « Sans le froid, pas d'abbé Pierre ! Quand la France aura froid, je pourrai moi aussi agir. » Louis Terrenoire, De Gaulle vivant, Plon, 1971, p. 190.
9 René Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, réédition dans la collection « Points-Histoire », 1996, p. 384-386.
10 Joseph Barsalou, La mal-aimée : histoire de la IVe République, Plon, 1964.
11 Didier Maus, « Archives constitutionnelles et mémoire de la République », Revue française d'administration publique, n° 102, avril-juin 2002, consacré à La mémoire de l'administration, p. 245-258, et Olivier Passelecq, « Les archives constitutionnelles. Un nouveau domaine de recherche », La constitution et ses valeurs : mélanges en l'honneur de Dimitri Georges Lavroff, Dalloz, 2005, p. 509-524.
12 Une bonne synthèse de ces longs débats juridico-politiques dans Frédéric Rouvillois, Les origines de la Ve République, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1998.
13 Sur le fonctionnement des institutions de la IVe République après la réforme constitutionnelle de 1954 : François Goguel, Le régime politique français, Seuil, 1955.
14 Gilles Richard, Le Centre national des indépendants et paysans (1948-1962), ou l'échec de l'union des droites françaises dans le parti des modérés, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion (Thèse à la carte), 1999.
15 Un état des lieux avant cette mutation dans Marcel Merle, « Les modérés », dans Maurice Duverger (dir.), Partis politiques et classes sociales en France, Colin (Cahiers de la FNSP, n° 74), 1955.
16 La reconquête commença très précisément le 30 mai 1956 lorsque Jean Chamant, proclamé député après l'invalidation Jean Lamalle, député UFF de l'Yonne, démissionna, provoquant ainsi une élection partielle qu'il remporta le 15 juillet. Sur la CGPME face aux poujadistes : Sylvie Guillaume, Le petit et moyen patronat dans la nation française, de Pinay à Raffarin (1944-2004), Presses universitaires de Bordeaux, 2005.
17 Depuis le IIe congrès (1956), le Centre avait une devise (directement calquée sur l'analyse des trois droites de R. Rémond) qui explicitait cette ambition de regroupement : « Liberté, Autorité, Nation. » R. Duchet et M. Junot firent en 1956 et 1957 plusieurs voyages d'étude au Royaume-Uni et aux États-Unis pour y observer attentivement le parti conservateur et le parti républicain.
18 Un P. Pflimlin investi le 13 mai grâce à l'abstention des députés communistes. Ce fut vite son problème majeur : il était anticommuniste et prêtait le flanc à toutes les attaques sur le retour du PCF dans le jeu parlementaire. Témoignage du secrétaire général du gouvernement, de 1958 à 1964, Robert Belin, Lorsqu'une République chasse l'autre. 1958-1962, souvenirs d'un témoin, Michalon, 1999.
19 Ce que Serge Berstein dit à sa façon : « Le 13 mai est un 6 février qui a réussi. » Cf. « La Ve République : un nouveau modèle républicain ? », dans Serge Berstein et Odile Rudelle (dir.), Le modèle républicain, PUF, 1992, p. 407.
20 Gilles Richard, op. cit., chapitre 15, passim.
21 Serge Berstein, Pierre Milza et Jean-François Sirinelli (dir.), Michel Debré premier ministre (1959-1962), PUF, 2005.
22 Le contexte socio-économique du Nord-Pas-de-Calais en 1962 était spécifique : une crise économique générale s'y développait, avec une dizaine d'années d'avance sur le reste du pays, et entraîna des grèves unitaires à répétition tout au long de l'année.
23 Gilles Richard et Jacqueline Sainclivier (dir.), La recomposition des droites en France à la Libération (1944-1948), Presses universitaires de Rennes, 2004.
24 Sur cette notion, lire par exemple Jean Charlot, « Les mutations du système de partis français » dans le n° 49 de la revue Pouvoirs, 1989, consacré à La Ve République. 30 ans.
25 Ch. de Gaulle, Mémoires d'espoir. Le renouveau, Plon, 1970, p. 22-23.
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Les partis et la République
Ce livre est cité par
- Bernard, Mathias. (2008) Histoire politique de la Ve République. DOI: 10.3917/arco.berna.2008.01.0321
- Audigier, François. (2018) Les Prétoriens du Général. DOI: 10.4000/books.pur.168098
Les partis et la République
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