La censure du livre dans l’espace arabe
Book Censorship in the Arab World
p. 315-329
Résumés
Ce texte traite du phénomène de la censure des livres comme révélateur de l’évolution des relations entre institutions politiques et religieuses dans plusieurs pays et, à un niveau panarabe, comme indicateur des frontières du livre. De fait, l’existence d’un marché panarabe du livre fait de la censure un élément structurant du monde de l’édition puisque les pratiques censoriales varient d’un pays à l’autre. Les trois tabous du censeur, la religion, la politique et le sexe, se déclinent ainsi de manière différente selon les pays et leur degré de libéralisme. La censure est aussi une contrainte structurelle qui pèse de manière négative sur la diffusion des productions culturelles et l’exercice des activités et processus créatifs. La question des limitations formelles et thématiques de la liberté d’écrire qui diffèrent selon les sociétés est ainsi abordée en ce qu’elle touche aux évolutions des bornes de l’autocensure. La censure du livre dans les pays arabes pourrait donner lieu à une chronique détaillée et fastidieuse qui ne prendrait en compte que la partie émergée de l’iceberg, c’est-à-dire les livres interdits après publication alors que la partie immergée est, de fait, beaucoup plus vaste. La résonance médiatique des affaires de censure est dorénavant assurée par plusieurs supports d’information à dimension panarabe (sans compter la presse internationale) qui agissent l’un sur l’autre comme des chambres d’échos amplifiant le retentissement de l’information. Paradoxalement, le jeu avec les limites du sulfureux, dans les titres et/ou le contenu de certaines œuvres, peut servir d’appât publicitaire faisant de la censure un allié de la diffusion du livre.
This text handles with the phenomenon of the censorship of books as indicative of the evolution of the relations between political and religious institutions in several countries and, at a Pan-Arab level, of the limits of the freedom of writing and publishing books. Actually, the existence of a Pan-Arab market of the book makes censorship a structuring element of the publishing world because the censorial practices vary from a country to the other one. Thus, three taboos of the censor, the religion, the politics and the sex, come in a different way according to countries and their degree of liberalism. The censorship is also a structural constraint which presses in a negative way on the distribution of the cultural productions and the exercise of the activities as well as on the creative processes. The question of the formal and thematic limitations of the freedom to write differ according to societies. We consider it to see in what extent it affects the evolutions of the limits of the self-censorship. The censorship of the book in Arab countries could give rise to a detailed and boring column which would take into account only the tip of the iceberg, that is the books forbidden after publication while the immersed part is much vaster, actually. The media echo of the affairs of censorship is assured from now on by several information media with Pan-Arab dimension (not to mention the international press) which act as the chambers of echos amplifying the noise of the information. Paradoxically, the game with the limits of the subversive, in the titles and/or the contents of certain works, can serve as advertising lure, making some censorship an ally of the distribution of the book.
Entrées d’index
Mots-clés : censure du livre, édition, monde arabe, frontières, auto-censure, institutions de la censure
Keywords : book censorship, publishing, Arab world, borders, self-censorship, censorship institutions
Texte intégral
1La censure du livre dans l’espace arabe révèle les rapports de force entre les différents pouvoirs, politiques et religieux, au sein des sociétés. Les modalités d’exercice de la censure, ainsi que ses modes de contournement, sont aussi un indicateur des relations entre États et en éclairent la dimension officieuse et non explicite qui en constitue une part essentielle. Certaines caractéristiques de l’édition arabe, les modes de circulation et les frontières du livre dans son espace de diffusion notamment, sont ainsi déterminées par les critères et les pratiques de la censure. Celle-ci affecte cependant, de manière différenciée selon les sociétés, ce qui se situe en amont du vecteur de communication qu’est le livre, soit le système de production des connaissances et de création dans la région. S’il est un facteur homogénéisant par rapport à ce qui est communément désigné comme monde arabe, avec ses 362, 5 millions d’habitants en 20121 et ses différenciations sociétales et culturelles entre la Mauritanie et les Émirats arabes unis, ce serait bien cette carence abyssale en termes de production des connaissances que des intellectuels et chercheurs arabes ne cessent de dénoncer2. L’existence de vingt-deux censures3, comme se plaisent à dire les éditeurs arabes pour souligner les obstacles à la diffusion du livre, représente un autre point de convergence. L’exercice mouvant et conjoncturel de ces censures, au gré des rapports de force politique internes et externes, contribue à reconfigurer en permanence un espace arabe de circulation culturelle.
Édition arabe, production du savoir
2L’édition arabe se singularise, par rapport à l’édition occidentale, par l’absence de concentrations capitalistiques4. Depuis les années 1990, le développement de l’édition privée, dans l’ensemble de la région arabe, a suscité la création de nombreuses structures éditoriales de taille réduite. Mais du Maroc au Koweït, sur ces quelques milliers de maisons d’édition, seules quelques-unes d’entre elles sont à même de couvrir le marché panarabe ou panislamique. Par ailleurs, il existe peu de grandes entreprises de distribution à l’échelle panarabe, ce qui ajoute une limitation supplémentaire à la visibilité publique de nombreuses productions éditoriales. Depuis les années 1990, les foires du livre sont devenues les principaux lieux de diffusion et de commercialisation du livre arabe, du fait notamment d’un réseau déficient de librairies et des problèmes de diffusion. Elles sont organisées dans les principales villes du monde arabe et s’échelonnent selon un calendrier annuel qui apparente le métier de nombreux éditeurs à celui de représentant de commerce allant au-devant de publics insaisissables, confronté aux aléas de la censure, aux frais commerciaux et aux vicissitudes politiques qui restreignent parfois l’accès à certains marchés nationaux. Dans plusieurs pays, les éditeurs sont tenus d’adresser la liste des ouvrages qu’ils souhaitent exposer dans les foires du livre afin d’obtenir le blanc-seing des autorités, parfois même un exemplaire de chaque ouvrage comme à la foire de l’université Ibn Saoud à Riyad. Il peut aussi arriver que des livres en transit vers d’autres foires du livre soient confisqués, notamment en Égypte et en Arabie saoudite. D’Alger au Koweït, en passant par Le Caire, la presse arabe tient ainsi chaque année la chronique des affaires de censure qui affectent ces foires du livre.
3Les mondes de l’édition arabes sont structurés par des relations d’hégémonie et de dépendance entre les différents marchés nationaux et régionaux. Ainsi, les pays du Maghreb sont tributaires de l’édition moyen-orientale qui est en position de domination sur ses marchés nationaux tandis que le marché de l’Orient arabe lui reste pratiquement imperméable, sauf lorsque des projets de coédition entre éditeurs maghrébins et orientaux sont réalisés. Par ailleurs, si l’on s’en tient au seul critère numérique, l’Orient arabe dispose du plus grand nombre d’éditeurs comparativement au Maghreb. Pour donner un ordre d’idée, l’Égypte et le Liban avec environ 700 éditeurs ou la Syrie et l’Arabie saoudite avec environ 400 éditeurs surpassent de loin le Maroc, la Tunisie et l’Algérie où le nombre d’éditeurs se chiffre à quelques dizaines dans chacun de ces pays.
4Au sein de l’Orient arabe, les hiérarchies se transforment au gré des conjonctures politiques, économiques et idéologiques, et en fonction de la plus ou moins grande mainmise de la censure. La suprématie culturelle de l’Égypte s’est ainsi grandement affaiblie après la fin de la prééminence politique du nassérisme tandis que la nationalisation de son secteur de l’édition lui faisait perdre, dans les années 1960, une partie de ses marchés extérieurs au profit de l’édition libanaise. Celle-ci bénéficiait des politiques de scolarisation et du développement des universités dans le monde arabe alors même que Beyrouth devenait une place culturelle à l’échelle du monde arabe attirant de nombreux intellectuels et éditeurs en butte à la censure dans leur propre pays5. La création en 2007, à Abou Dhabi, de l’International Prize for Arabic Fiction sur le modèle et en partenariat avec le Man Booker Prize for Fiction de Londres, consacrait par ailleurs le nouveau rôle culturel joué par les pays du Golfe depuis la première décennie du XXIe siècle. Les foires du livre de Riyad, Abou Dhabi, de Charjah et de Koweït figurent aujourd’hui parmi les plus importantes, après celle du Caire.
5Le régime de contrôle de la vérité monopolisée par le pouvoir, dans les pays autoritaires et les dictatures, aura eu pour conséquence de restreindre drastiquement la production en sciences sociales sur les sociétés, tandis que la littérature, notamment le roman, se développait en tous lieux et repoussait les limites faites à la liberté d’expression. On ne peut d’ailleurs s’empêcher d’établir un parallèle entre la persistance d’un déficit de savoir sur les sociétés et cette floraison littéraire traversant les pays arabes où le roman a aujourd’hui presque détrôné la poésie. Ainsi l’écrivain égyptien Alaa Al-Aswany, auteur du best-seller L’immeuble Yakoubian, a été consacré en France porte-parole de la révolution égyptienne, au détriment parfois de spécialistes égyptiens que seule la sidération de l’événement des révoltes arabes a pu faire surgir de l’ombre médiatique pour vite y retomber. Cela reflète aussi le rôle de témoignage et la fonction de dénonciation dévolus à une part importante de la littérature arabe contemporaine. Sa dimension documentaire, comme reflet du réel, prend parfois le pas sur sa valeur fictionnelle pour nourrir une version de l’exotisme portée sur le transgressif parmi un lectorat qui ne peut seulement être localisé sur la rive nord de la Méditerranée, tant les différenciations inter et intra-sociétales suscitent de fortes distanciations culturelles au sein même des sociétés arabes.
6Dans le domaine des sciences sociales, les situations sont, certes, contrastées entre un Maroc où une tradition de recherche, notamment dans les domaines anthropologique, sociologique et géographique, porte à l’enquête de terrain et une Syrie où, depuis l’arrivée au pouvoir de Hafez Al-Assad en 1970, l’accès aux données que ce soit par le biais des archives, des statistiques ou des pratiques d’observation est sévèrement contrôlé, voire impossible. Dans un pays comme l’Égypte, le témoignage de l’historien Khaled Fahmy, spécialiste de l’histoire de l’armée et de la médecine, révèle combien est difficile la mise à disposition des archives aux chercheurs soupçonnés de trahir on ne sait quel secret national, même vieux de plusieurs siècles6. À la crainte des autorités politiques de voir dévoiler les réalités sociales, économiques et culturelles des sociétés qu’elles entretiennent dans l’ignorance d’elles-mêmes, correspond un enseignement universitaire et une recherche académique basés, pour une large part, sur le normatif, le théorique, la répétition, l’imitation et la mise à l’écart des situations concrètes. L’absence de confrontation avec les réalités, notamment par le biais de l’enquête, découle aussi du statut de l’universitaire qui, une fois le titre de docteur obtenu et le poste assuré, ne se remettra plus que rarement, s’il est spécialiste des sciences de l’observation et du comportement, dans la peau de l’enquêteur amené à quémander ses informations et à être bousculé par ses interlocuteurs. Dans le meilleur des cas, ce seront ses étudiants qui se chargeront de remplir des questionnaires. L’historien libanais Ahmad Beydoun fait ainsi remarquer que « concernant la question de la démocratie, ces chercheurs en traiteront de manière abstraite au lieu d’accomplir un véritable travail de terrain qui révélerait les pratiques démocratiques en situation et en contexte7 ».
Espaces publics par procuration, contournement des frontières
7La censure est de fait un indicateur du niveau des relations politiques entre les différents pays arabes et de la structuration hiérarchique de leurs rapports. La puissance financière et politique de l’Arabie saoudite lui permet ainsi de transformer les censeurs d’autres pays en serviteurs zélés. Lors la foire du livre du Caire de 2003, la censure égyptienne a retiré de la vente plusieurs ouvrages du Saoudien Abdul Rahman Mounif dont le roman Les villes du sel qui traite des transformations suscitées par la rente pétrolière sur la société saoudienne8. Si aujourd’hui les rapports exécrables du régime de Damas avec celui de Riyad ne permettent plus cette censure à distance comme cela avait été le cas dans un passé proche, les liens du régime saoudien avec le nouveau pouvoir égyptien laissent supposer que les censeurs égyptiens continueront de suivre cette même ligne. Avant l’éruption du conflit syrien en 2011, plusieurs éditeurs syriens publiaient à Beyrouth les livres susceptibles d’être interdits dans leur pays. Ainsi, même l’ex-ministre de la Défense, Mustafa Tlass, aujourd’hui en exil en France, avait ouvert dans les années 2000 une maison d’édition à Beyrouth (Dar al-Dhakira, les Éditions de la mémoire) pour contourner la censure du régime dont il était un des piliers. L’extension de la guerre en Syrie a poussé des éditeurs à s’installer au Liban et au Caire. Plusieurs éditeurs irakiens qui s’étaient établis au Royaume-Uni et en Allemagne sous le régime de Saddam Hussein ont aussi ouvert des bureaux à Beyrouth après 2003.
8Le développement de l’édition privée dans l’ensemble des pays arabes, au tournant des années 1990, a certes affecté le statut de capitales du livre arabe de Beyrouth et du Caire sans que pour autant le rôle consacrant de certaines maisons d’édition libanaises et égyptiennes soit encore totalement battu en brèche. La floraison de littératures nationales, en dehors de l’Égypte et du Liban, est ainsi allée de pair avec la création de nouvelles maisons d’édition mais la reconnaissance panarabe passe encore souvent par le truchement d’éditeurs libanais et égyptiens dont certains allient catalogues prestigieux et capacités de diffusion panarabes. La capitale libanaise demeure cependant, par ses capacités commerciales et son atmosphère libérale, le pivot d’une production intellectuelle panarabe qui irrigue l’ensemble de la région.
9Les contraintes de la censure sont en partie en partie contournées par l’existence de différents marchés du livre. C’est ainsi que deux grandes librairies de Bahreïn offrent à la vente des livres interdits en Arabie saoudite. Leur principale clientèle est constituée par les touristes saoudiens qui viennent en grand nombre passer les fins de semaine à Bahreïn. Ces librairies sont situées dans une rue commerciale en plein cœur du quartier fréquenté par ces visiteurs et affichent ostensiblement les romans et essais écrits par des Saoudiens contraints de publier en dehors de leur pays en raison de leurs écrits plus ou moins sulfureux. Pour les quelques éditeurs privés du Bahreïn, l’importance du marché saoudien nécessite de publier des auteurs en butte à la censure dans ce pays tout en ne franchissant pas certaines lignes rouges afin d’obtenir les autorisations préalables de publication. Si certains manuscrits ne franchissent pas cet obstacle, ils seront alors publiés à Beyrouth sous couvert d’une maison d’édition libanaise9. Les touristes, originaires de la péninsule Arabique, peuvent aussi fréquenter les librairies arabes de Londres et de Beyrouth pour acquérir les dernières productions de leurs compatriotes les plus subversifs. Un libraire beyrouthin, installé rue Hamra, affirmait même que ses meilleures ventes se déroulaient en été en raison de la fréquentation massive des « touristes du Golfe ».
10La plus grande partie de la production saoudienne de littérature et d’essais est publiée à l’extérieur du royaume, en raison des contraintes de la censure10, notamment à Beyrouth, au Caire et à Damas11. Certains titres, notamment ceux écrits par des femmes dans les années 2000 ont été des best-sellers dans la région arabe et ont été traduits en langues européennes comme Les filles de Riyad de Raja Al-Sani. Entre 2000 et 2010, quatre-vingt-dix-sept romans écrits par des femmes ont ainsi été publiés12. À part quelques écrivains choisissant d’écrire sous pseudonyme, par crainte de représailles du fait de thématiques liées à l’homosexualité, les autres écrivent sous leur nom des textes qui mettent en scène le désir et la sexualité de manière explicite. En 2009, soixante-dix romans saoudiens, écrits par des hommes et des femmes, avaient pour thème la sexualité13.
11Après septembre 2001, la stratégie du régime saoudien de promouvoir une image positive de l’Arabie saoudite a ainsi ouvert un espace pour la liberté d’expression, s’exprimant plus aisément au niveau de la fiction, mais à condition qu’il soit situé au-delà des frontières du royaume. Ainsi, le roman du Saoudien Abduh Khal qui a reçu le prix international de la fiction arabe (que l’on appelle communément le Booker Prize arabe) à Abou Dhabi en 2010 a été interdit en Arabie saoudite alors même que le ministre saoudien de la Culture, Abdul Aziz Khoja, qualifiait Abduh Khal d’« ambassadeur de la créativité saoudienne » et son prix de « victoire de la littérature saoudienne14 » ! Même les romans du ministre du Travail Ghazi Al-Qosaybi sont interdits en Arabie saoudite.
Critères de la censure : la religion, la politique et le sexe
12Dans le monde arabe, les trois tabous du censeur, la religion, la politique et le sexe15, se déclinent de manière différente selon les pays et leur degré de libéralisme. Sur l’échelle de la liberté d’expression, on pourrait ainsi placer le Liban, la Tunisie et le Maroc à son extrême le plus libéral, et l’Arabie saoudite et la Syrie à son autre extrême. Cette classification reste cependant sommaire et s’appuie sur le niveau de la liberté de publication sans prendre en compte toutes les nuances des registres de la censure dont un des dénominateurs communs pourrait cependant être l’interdiction de la critique du souverain qu’il soit président ou monarque, la remise en cause de l’intégrité du territoire et l’atteinte aux forces armées et de sécurité.
13D’un bout à l’autre de l’espace arabe, les critères de la censure seront plus ou moins variables, allant d’une vigilance exacerbée envers les livres islamistes dans la Tunisie de Ben Ali et en Algérie à l’interdiction de certains ouvrages de réformistes musulmans ou d’inspiration laïque dans certains pays de la péninsule Arabique comme l’Arabie saoudite et le Koweït. Il est parfois difficile de saisir les logiques qui président aux interdictions sans se référer à la conjoncture particulière des rapports de force entre les différents acteurs du champ politique.
14Un premier classement pour situer le niveau de libéralisme du pays en matière de publication distinguerait les pays qui pratiquent la censure préalable, en amont de la publication, de ceux qui exercent la censure en aval de la publication. Si l’on prend l’évolution des législations concernant la censure, il est certain que l’orientation générale tend vers plus de libéralisme, l’Égypte a ainsi aboli la procédure d’autorisation préalable en 1977, tandis que la Jordanie adoptait en 1999 une nouvelle loi sur les publications, ce qui n’a pas empêché qu’une censure vigilante soit exercée par la suite. Le bureau des imprimés et de l’édition reçoit chaque livre publié en Jordanie et contrôle les livres importés, prenant les décisions de censure sans passer par la voie judiciaire pourtant prévue par la loi sur les imprimés et l’édition16. Les autorités, particulièrement sensibles à toute critique de la situation sociale et politique, ont ainsi imposé à l’éditeur du roman Hadîth al-Junûd (Les conversations des soldats) d’Ayman Al-Atoum de suspendre la vente du livre avant que le tribunal ne se prononce quant à sa demande d’interdiction. Cet ouvrage traite de l’occupation de l’université d’Al-Yarmouk par les forces de sécurité jordaniennes en 1986 suite à des manifestations étudiantes17. Le fait que la première édition avait été autorisée en Jordanie révèle bien ce caractère mouvant et conjoncturel de la censure qui n’est d’ailleurs pas spécifique au royaume hachémite.
15En Tunisie sous Ben Ali, tout livre imprimé ne pouvait être mis en vente qu’après autorisation du ministère de la Culture qui intervenait donc après l’impression de l’ouvrage. La révolution de 2011 a fait éclore la liberté d’expression et de nombreux livres interdits ont été autorisés, notamment des livres islamiques fortement présents lors de la foire du livre de Tunis en novembre 201318. Au Maroc où il n’existe pas de censure préalable, ce n’est qu’en 2000 que fut levée l’interdiction du livre de Mohamed Choukri, Le pain nu, traduit en français par Tahar Ben Jelloun. Son interdiction en 1983 avait été édictée par le ministre de l’Intérieur Driss Basri, suivant les recommandations des oulémas. Le livre était censé porter atteinte aux bonnes mœurs mais dressait aussi un portrait cru de la société marocaine. L’accession au trône de Mohammed VI, en 1999, a suscité un relâchement de la censure sur les livres et de nombreux témoignages d’anciens prisonniers politiques sur les geôles de Hassan II ont été publiés. En Algérie où la censure préalable fut supprimée en 1982, ce sont les livres islamistes qui sont considérés comme dangereux, 500 ouvrages provenant pour la plupart d’Égypte et d’Arabie saoudite étant par exemple interdits lors de la foire du livre d’Alger en 201119. L’année suivante, 312 ouvrages furent interdits, livres qui selon la ministre de la Culture, Khalida Toumi, feraient l’apologie du terrorisme, du racisme et du colonialisme. Restent que parmi les livres censurés, on note que plusieurs n’entrent dans aucune de ces trois catégories puisqu’on y trouve le livre de Hichem Aboud, La mafia des généraux, ou des livres littéraires et politiques en langue amazighe20. En mai 2015 l’Assemblée populaire algérienne a adopté un projet de loi sur l’édition et le marché du livre qui impose de demander une autorisation préalable pour les activités d’édition, d’impression et de commercialisation du livre. Celles-ci sont, en outre, fortement encadrées par l’article 8 qui stipule que « les activités d’édition, d’impression et de commercialisation du livre s’exercent dans le respect de la Constitution et des lois de la République, de la religion musulmane et des autres religions, de la souveraineté nationale et de l’unité nationale, de l’identité nationale et des valeurs culturelles de la société, des exigences de la sécurité et de la défense nationale, des exigences de l’ordre public, de la dignité de l’être humain et des libertés individuelles et collectives. Le livre ne doit pas faire l’apologie du colonialisme, du terrorisme, du crime et du racisme. Le livre destiné aux enfants et aux adolescents ne doit comporter aucun écrit ni aucune illustration de nature à porter atteinte à leur santé morale ou à leur sensibilité ».
16Une nouvelle loi sur les publications « plus libérale » a été édictée en Arabie saoudite en 200121 mais il y a loin de la théorie à la pratique puisque la censure est un des principaux facteurs concourant à restreindre l’édition de la littérature contemporaine saoudienne en dépit de l’existence, dans de nombreuses villes, de clubs littéraires dont l’activité éditoriale demeure réduite. La censure a ainsi suscité la création de maisons d’édition à capitaux saoudiens à l’extérieur du royaume22, notamment à Beyrouth et à Dubaï. Spécialisées dans les sciences sociales et humaines, elles publient notamment des essais et des ouvrages de recherche sur les mobilisations politiques de la péninsule Arabique qui sont parfois confrontés à la censure à l’intérieur de l’Arabie saoudite.
17Lors de la foire du livre de Riyad en 2014, le stand de la maison d’édition saoudienne Al-Shabaka al-‘Arabiyya, créée au Liban en 2007, qui vendait les publications du Centre arabe de recherche et d’études politiques basé au Qatar a été fermée. Ce Centre dirigé par l’intellectuel palestinien Azmi Bechara a publié de nombreux ouvrages sur les révolutions arabes, certains d’entre eux ont été saisis sur le stand de l’éditeur Ibn Nadim et aussi des mains de visiteurs qui les avaient achetés ! Plus surprenante a été l’interdiction des ouvrages du poète palestinien Mahmoud Darwich qui sont habituellement vendus en Arabie saoudite, outre ceux des poètes irakiens Badr Chaker Al-Sayyab et Abd al-Wahhab Al-Bayati. Parmi les autres ouvrages interdits dans cette foire du livre, on relève un roman saoudien traitant de problèmes sociaux en Arabie saoudite, des ouvrages sur le voile ou le statut de la femme en islam, la traduction en arabe du livre de Stéphane Lacroix sur les islamistes saoudiens23. La presse arabe a fortement relayé l’annonce de l’interdiction des ouvrages de Mahmoud Darwich qui serait due à un incident fortuit, mais révélateur. Un visiteur saoudien feuilletant un de ses livres n’aurait pas apprécié la façon dont le poète avait mentionné Marie, mère de Jésus, et aurait provoqué un scandale dans la foire qui s’est conclu par un acte de censure, certes lié à la crainte d’un trouble à l’ordre public, mais qui montre bien la puissance de l’interdit religieux. Lors de la foire du livre de Riyad de février 2015, la vente des œuvres de Mahmoud Darwich et du poète syrien Adonis étaient prohibée tandis que des censeurs itinérants demandaient à un exposant de retirer de son stand la traduction en arabe de La divine comédie de Dante.
18L’interdiction des livres du Centre arabe de recherche et d’études politiques renvoyait à la crise politique entre le Qatar et l’Arabie saoudite qui s’était notamment traduite par le retrait de l’ambassadeur saoudien de Doha le 5 mars 2014 (avec ceux du Bahreïn et des Émirats arabes unis), mais la censure des ouvrages de poésie et des essais sur l’islam serait liée au durcissement de la Ligue de la commanderie du bien et du pourchas du mal (Hay’at al-amr bi-l-ma’rouf wa-l-nahy ‘an al-munkar). L’écrivain Hamza Kashgari, emprisonné pour blasphème entre février 2012 et octobre 2013, avait pris directement à partie cette instance dans un message sur son compte Twitter se demandant : « Nietzche a dit que l’existence de Dieu n’aurait pas duré longtemps s’il n’y avait eu les imbéciles… Qu’aurait-il dit s’il avait vu la Ligue24 ? »
19Dans le contexte des soulèvements arabes et de la montée des tensions confessionnelles entre sunnites et chiites, les autorités politiques de l’Arabie saoudite et du Bahreïn sont particulièrement vigilantes quant à la publication d’ouvrages sur la situation des chiites dans ces deux pays (ils représenteraient 65 % de la population du Bahreïn et entre 10 et 20 % de celle d’Arabie saoudite). Ainsi un livre sur les conflits entre sunnites et chiites dans le monde islamique, dirigé par le journaliste libanais Hazem Saghié, a-t-il été interdit dans les deux pays25. Il est aussi intéressant de relever qu’il existe une censure préalable au Bahreïn, les manuscrits devant être présentés avant publication à la direction des publications de l’Autorité de l’Information du royaume (Information Affairs Authority) qui délivre aussi les autorisations d’importation et d’exportation en même temps que les numéros d’ISBN.
20Au Koweït, la censure préalable a été levée après la libération du pays de l’occupation irakienne en 1992 mais les ouvrages doivent obtenir, après impression, une autorisation de diffusion de la part du ministère de l’Information. Une affaire de censure ou plutôt de non-censure, survenue lors de la foire du livre du Koweït en 1997, fit tomber le gouvernement deux ans plus tard. Le ministre de l’Information de l’époque avait ainsi autorisé des livres interdits durant cette foire du livre mais plusieurs députés islamistes, considérant ces livres comme enfreignant les préceptes de la religion musulmane, portèrent l’affaire devant le parlement. Le gouvernement fut contraint de présenter sa démission un jour avant un vote de confiance qui s’annonçait défavorable26. Par la suite, la censure continua de s’exercer sous la pression des courants islamistes. Elle s’abat aussi en amont de la foire du livre sur les listes envoyées par les éditeurs. En 2010, par exemple, 120 ouvrages égyptiens, publiés principalement par l’éditeur cairote Dar Al-Shorouk, ont été interdits d’entrée, la liste incluant des romans d’Ibrahim Aslan, Ahdaf Soueif, Gamal Ghitani, Alaa Al-Aswany et des essais de Mohamed Hasanayn Haykal, Mohamed Umara, Galal Amin27. En janvier 2014, un député salafiste koweïtien a demandé l’interdiction d’une soirée de lecture des poèmes de Jalal Al-Din Al-Roumi pensant que ce grand poète persan du XIIIe siècle allait bientôt atterrir au Koweït pour faire une conférence contrevenant à la religion islamique28 ! Le recueil de ce poète avait été proscrit de la foire du livre de Koweït en 2001 alors qu’il avait été autorisé à la foire du livre de Charjah en 200029. Il a été ainsi estimé que près de 300 ouvrages ont été interdits de vente à la foire du livre de Koweït en 200030. En 2013, plusieurs éditeurs syriens étaient interdits d’exposition à la foire du livre et ce en raison du conflit politique entre les régimes koweïtien et syrien31. L’interdiction de Barman, le roman de l’Égyptien Achraf Al-Achmawi en 2014, survint après que l’écrivain eut été distingué par le ministère de l’Information koweïtien en février de la même année. Serait-ce le mot alcool figurant sur la couverture montrant, en outre, un client accoudé à un comptoir ou la teneur critique du texte envers les gouvernants qui était à l’origine de cette censure ? La réponse n’a pas été apportée. Cette affaire révèle aussi la part d’autonomie dont bénéficie le censeur dont les décisions arbitraires se révèlent parfois en contradiction avec une politique culturelle visant à afficher une ouverture apparente vis-à-vis des créateurs.
21Le Yémen a connu aussi plusieurs affaires de censure avant et après le tournant révolutionnaire de 2011. L’écrivain Günther Grass, prix Nobel de littérature en 1999, avait ainsi dû intercéder auprès du président yéménite aujourd’hui déchu, Ali Abdallah Saleh, pour qu’il autorise le retour d’exil du romancier Wajdi Al-Ahdal que le ministre de la Culture avait accusé d’insulter la morale et la religion après la republication, à Sanaa en 2002, de son ouvrage Qawârib jabaliyya (Barques de montagne)32. Parmi les plus récentes, celle concernant la romancière Bouchra Al-Maqtari publiée à Beyrouth comme son compatriote l’écrivain Ali Al-Muqri, leurs derniers livres ayant suscité des fatwas de cheikhs extrémistes les condamnant comme apostats. Ces deux auteurs ont pris une part active dans le récent mouvement révolutionnaire yéménite et représentent la tendance progressiste et laïque du spectre politique yéménite. Les menaces qui pèsent sur eux sont un moyen de criminaliser, sur le plan moral, tout un courant de pensée et d’activisme politique fortement présent au Yémen dont les régions sud avaient connu le seul régime marxiste du monde arabe de 1967 à 1990 avec Aden pour capitale.
22Au Liban, le ministre de l’Intérieur prend la décision finale d’autoriser ou d’interdire une œuvre. En 2013, la pièce du dramaturge Lucien Bourjeily, « Passera, passera pas ? » qui dénonçait la censure dans ce pays a été interdite et son auteur s’est vu refuser le renouvellement de son passeport l’année suivante alors qu’il devait représenter le Liban avec une autre pièce de théâtre au festival LIFT de Londres33. Bien que bénéficiant d’une marge de liberté importante comparativement au reste du monde arabe, les éditeurs ne sont pas à l’abri d’une intervention de la censure, notamment dans le domaine religieux du fait du système confessionnel qui prévaut dans ce pays. Dans la plupart des cas, l’origine des plaintes déposées à la Sûreté générale proviennent des autorités religieuses, notamment de la part de la Dar Al-Fatwa, la plus haute autorité sunnite du pays, et du Centre catholique d’information qui fit interdire en 2004 la traduction en arabe du bestseller mondial Da Vinci Code de Dan Brown dont les versions française et anglaise sont vendues librement au Liban. La même année, la traduction en arabe de L’histoire du Coran de Theodor Nöldeke était interdite, toujours selon le prétexte censorial le plus répandu au Liban, parce que livre aurait incité à la « discorde confessionnelle ». Le 3 janvier 2014, une bibliothèque de Tripoli appartenant à un prêtre grec-orthodoxe et qui contenait 80 000 ouvrages et manuscrits fut incendiée par des extrémistes islamistes sous prétexte qu’il aurait rédigé une brochure offensant l’Islam et son Prophète34. C’est cependant au Liban que sont prioritairement publiés et diffusés des ouvrages remettant en cause la doxa islamique. Ainsi du livre de l’Irakien Marouf Al-Rousafi, Al-Chakhsiyya al-Muhammadiyya aw hall al-lughz al-muqaddas (La personnalité de Mohamed ou la résolution de l’énigme sacrée) qui est une biographie particulièrement décapante du Prophète de l’islam et que recherchent, à Beyrouth, de nombreux lecteurs arabes35.
Institutions de la censure
23Le caractère multiple de la censure n’est pas que le reflet des différences entre les régimes arabes, elle résulte aussi de la pluralité des institutions chargées de la censure dans un même pays. En Syrie, le manuscrit présenté est dirigé par le ministère de l’Information, en fonction de son contenu, soit à l’Union des écrivains arabes, soit au parti Baath, soit au ministère des Affaires religieuses. La récente union des éditeurs syriens s’est révélée être aussi une nouvelle instance de censure. Son président a ainsi déclaré : « Nous nous conformons aux directives des autorités afin de ne pas publier ce qui touche au système politique, à l’unité nationale et aux aspects moraux. » C’est ainsi que lors de la foire du livre de Damas de 2011, l’union des éditeurs syriens aurait fait retirer certains livres accusés d’attenter à la pudeur alors qu’ils avaient été autorisés par la censure36. En Arabie saoudite, il existe plusieurs institutions en charge de la censure comme le ministère de l’Information et de la Culture, la Dar Al-Ifta (la plus haute autorité religieuse sunnite), le ministère de l’Intérieur, les services de douane, et une institution centrale, la direction générale des publications qui délivre les permis d’impression.
24En Égypte, les institutions en charge de la censure du livre sont aussi nombreuses. Outre l’organisme de censure du ministère de l’Information qui contrôle les publications égyptiennes et les ouvrages importés, différents services de censure sont rattachés à plusieurs ministères tels que celui de la Défense et de l’Intérieur. Une loi de 1985 a conféré à l’Académie de recherches islamiques dépendant de l’université d’Al-Azhar un droit de censure religieuse sur les œuvres artistiques37. En 1994, un édit du Conseil d’État lui a conféré un droit de regard ultime sur toutes les publications touchant à la religion islamique, le Parquet de la sûreté de l’État relayant son pouvoir de contrainte auprès des services de police38. Si la liberté d’expression impartie aux écrivains égyptiens était plus grande sous le régime de Moubarak qu’aux époques de Nasser et de la monarchie39, l’instrumentalisation des questions religieuses et morales par le régime de Moubarak lui a servi à brider l’expression des voix discordantes tout en utilisant ce biais pour éviter les critiques quant à une responsabilité directe dans les affaires de censure40.
25Dans les années 1980 et 1990, les intellectuels égyptiens ont payé un lourd tribut à une inquisition religieuse exercée à la fois par un courant radical ayant opté pour la violence, avec le meurtre de Faraj Foda en 1992 et la tentative d’assassinat de Naguib Mahfouz en 1994, que par les représentants officiels de l’islam sunnite, avec l’exil aux Pays-Bas de Nasr Hamid Abou Zayd, l’interdiction des Mille et une nuits, des ouvrages de Haydar Haydar, Nawal El Saadawi, Sayyid Al-Qumni, Mohammed Al-Ashmawi, etc. En 2007, l’inscription sur la liste des livres à interdire de l’ouvrage de Khalid Al-Berri, Ici-bas est plus beau que le paradis (Al-dunyâ ajmal min al-janna), qui raconte son départ d’un groupe radical islamiste, et celui de Rubin Sfir, Deux prosternations pour l’amour : sur la poésie d’Al-Bayati (Rak’atân fî al-‘ichq : dirâsa fî chi’r Al-Bayâtî) révèle l’éclectisme censorial de l’Académie de recherches islamiques qui n’hésite pas à prendre position aussi sur la critique littéraire41. Après la courte présidence de Morsy qui s’est caractérisée par une tentative de mainmise du champ culturel par les Frères musulmans, la censure ne s’est pas pour autant relâchée après sa destitution en juillet 2013. La presse a été de nouveau soumise à des restrictions. L’arrêt du programme télévisuel satirique du célèbre humoriste Bassem Youssef après l’élection à la présidence du maréchal Sissi en mai 2014 symbolise cette nouvelle chape de plomb qui s’est abattue sur l’Égypte. Le ministre de la Culture, Gaber Asfour42, tenant d’une ligne « laïque », a dû réaffirmer qu’Al-Azhar n’était pas un pouvoir religieux (sulta dîniyya) mais une instance consultative et que le ministère de la Culture aussi bien qu’Al-Azhar étaient gouvernés par la Constitution qui, dans son préambule, stipule que l’Égypte dispose d’un pouvoir civil (madanî). Dans une lettre au ministre de la Culture, un haut responsable d’Al-Azhar, corrigeant les allégations du ministre quant aux positions « progressistes » de certaines grandes figures religieuses égyptiennes, ne se faisait pas faute de critiquer le fait que le ministère de la Culture avait publié des ouvrages critiques sur les débuts de l’islam43.
26Il reste cependant que le livre de Taha Hussein De la poésie pré-islamique, publié en 1927 et qui attira l’ire des conservateurs religieux, reste toujours partiellement censuré par les presses officielles alors que cet écrivain était choisi personnalité de l’année par les organisateurs de la foire du livre du Caire en 201444. Le régime militaire du Maréchal Sissi a réintroduit le comité de surveillance des contenus qui scrute les envois postaux, une instance qui avait cessé ses activités après la révolution de janvier 2011. Il a aussi transformé des Égyptiens en censeurs délateurs qui exercent leur vigilance « citoyenne » dans l’espace public. En novembre 2014, une partie de la presse égyptienne et arabe ainsi que les réseaux sociaux se sont moqués de l’arrestation d’un étudiant devant l’université du Caire et du rapport de police informant qu’il était notamment en possession du roman de George Orwel, 1984. En mars 2015, une lectrice d’Awlad Haratna (Les enfants de notre quartier) de Naguib Mahfouz s’est ainsi vue « dénoncée » par une autre passagère du métro du Caire qui a informé un policier de cette lecture coupable45. L’incident s’est soldé par une relâche rapide de la lectrice en raison du ridicule de l’accusation, mais il est révélateur de ce climat répressif qui contraint fortement les espaces d’expression que la révolution de 2011 avait semblé multiplier.
Conclusion
27La censure est autant un thème de dénonciation de l’autoritarisme politique et du conservatisme religieux que le prétexte d’une critique plus profonde sur les limitations formelles et thématiques de la liberté d’écrire suscitées par une autocensure bien difficile à extirper. Des créateurs et intellectuels, comme par exemple, l’écrivain et journaliste libanais Abbas Baydoun, perçoivent l’autocensure comme la résultante d’un ordre culturel qui imposerait ses schémas et ses limitations de la pensée et qui relèverait d’une religiosité imprégnant toutes les formes d’engagement qu’elles soient politiques, nationalistes, populistes ou de gauche46.
28Le résultat de la censure sur le statut symbolique du livre est que, pour beaucoup de lecteurs, la crédibilité d’un livre résulte de sa confrontation avec les instances chargées de la censure. De fait, celle-ci contribue de manière importante à façonner les mondes du livre que ce soit au niveau de la création et des auteurs qu’à celui des espaces de production et de diffusion. L’existence de « zones franches » relatives de la production culturelle, comme à Beyrouth ou au Caire, permet ainsi de contourner les frontières et les contraintes nationales de la censure. Le système éditorial arabe est donc en permanence structuré par le différentiel mouvant des censures nationales qui autorise un jeu d’évitement ou de contournement. Les auteurs et les éditeurs peuvent aussi exciper du caractère sulfureux, ou supposé tel, de leurs publications pour attirer un public attiré par les lignes rouges. La création de nombreux sites internet reproduisant articles et livres interdits depuis les années 2000 a réduit fortement l’efficacité des instances de censure qui se sont finalement transformées en auxiliaires involontaires de ce mode de diffusion alternatif.
29Le mot pour désigner la censure en arabe est riqâba et le censeur raqîb. La racine rqb possède les sens de contrôle, d’observation, de surveillance, mais aussi d’attacher quelqu’un par le cou. Ne pourrait-on rapprocher cette dernière expression imagée du rôle de la censure aux modes d’exercice du pouvoir dans le monde arabe ? Le chef de l’État, père de la nation, guide ses sujets, citoyens inachevés qu’il faudrait éduquer et empêcher de s’égarer sur des chemins de traverse. Cette fonction de berger est concurrencée par les différentes autorités religieuses qui se disputent la conduite du troupeau et qui veillent jalousement sur le monopole du Livre et de ses interprétations.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
BIBLIOGRAPHIE
Abou Ali Y., Al-thalûth al-muharram, dirâsa fî l-dîn, wa l-jins wa l-sira‘ al-tabaqî [La trilogie interdite. Études sur la religion, le sexe et la lutte des classes], Beyrouth, Dar al-Kunûz al-adabiyya, 1999.
Alayan H., Mamnû’min al-nachr. Tarîkh al-riqâba fî al-Kuwayt [Interdit de publication. Histoire de la censure au Koweït], Koweït, Dhât al-Salâsil, 2013.
Al-Charif A., « Al-riqâba anwâ’uhâ/khasâ’isuhâ. Dirâsa namâdhij tachrî’ât al-matbû’ât wa-l-nachr al-‘arabî » [« Les types et les caractéristiques de la censure. Étude des législations arabes sur les publications et l’édition »], in A. Temimi (dir.), Autocensure et censeurs entre le politique et le religieux dans les pays arabes, Tunis, Publications de la Fondation Temimi pour la recherche scientifique et l’information et la Fondation Konrad Adenauer, 2008, p. 281-294.
Al-Ghazzami A., Hikâyat al-hadâtha fî l-Mamlakat al-‘arabiyya al-sa‘ûdiyya [Le récit de la modernité dans le royaume d’Arabie saoudite], Beyrouth/Casablanca, al-Markaz al-thaqâfî al-‘arabî, 2004.
Almaiman S., « L’émergence du champ littéraire saoudien », Maghreb Machrek, no 191, printemps 2007, p. 23-36.
Al-Qach’ami M., Al-Fikr wa-l-raqîb [La pensée et le censeur], Beyrouth, Dar al-kunûz al-adabiyya, 2006.
Al-Rasheed M., A Most Masculine State: Gender, Politics and Religion in Saudi Arabia, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.
Baydoun A., « Al-dirâya wa-l-wichâya » [« Connaissance et délation »], Al-Quds al-‘arabi hebdomadaire, 4 mai 2014, p. 40.
10.4000/cy.158 :Deheuvels L.-W., « Violence, écriture et société au Yémen. Qawârib jabaliyya de Wajdî al-Ahdal », Chroniques yéménites, no 11, 2003, p. 209-221.
ÉGYPTE/MONDE ARABE, La censure ou comment la contourner. Dire et ne pas dire dans l’Égypte contemporaine, Le Caire, CEDEJ, no 3, 2000.
10.4000/ema.790 :Jacquemond R., « Les limites mouvantes du dicible dans la fiction égyptienne », Égypte/Monde arabe, no 3, 1/2000, p. 63-83.
Jacquemond R., Entre scribes et écrivains. Le champ littéraire dans l’Égypte contemporaine, Arles, Actes Sud/Sindbad, 2003.
Gonzalez-Quijano Y., Les gens du livre. Édition et champ intellectuel dans l’Égypte républicaine, Paris, CNRS Éditions, 1998.
10.3917/puf.kepel.2010.01 :Lacroix S., Les islamistes saoudiens. Une insurrection manquée, Paris, PUF, 2010.
Mermier F., Le livre et la ville. Beyrouth et l’édition arabe, Arles, Actes Sud/Sindbad, 2005.
Mostyn T., Censorship in Islamic Societies, Londres, Saqi Books, 2002.
Pnud, Rapport arabe sur le Développement humain 2003.
Stagh M., The Limits of Freedom and Speech. Prose Litterature and Prose Writers in Egypt under Nasser and Sadat, Stockholm, Acta Universitatis Stockholmiensis, Stockholm Oriental Studies 14, 1993.
Notes de bas de page
1 Données de la Banque mondiale, 2014.
2 Voir le célèbre Rapport arabe sur le Développement humain 2003 du Programme des Nations unies pour le Développement rédigé par un groupe d’experts arabes.
3 Parmi les 22 pays membres de la Ligue arabe, se trouvent la Somalie, Djibouti et les Comores qui jouent un rôle très périphérique dans le monde du livre arabe.
4 Sur l’édition arabe, voir F. Mermier, Le livre et la ville Beyrouth et l’édition arabe, Arles, Actes Sud/Sindbad, 2005.
5 Voir F. Mermier, Le livre et la ville Beyrouth et l’édition arabe, op cit, p. 53-87.
6 « Historian Fahmy argues for easing access to Egyptian National Archives », Ahram Online, 24 juin 2013.
7 A. Baydoun, « Al-dirâya wa-l-wichâya » [« Connaissance et délation »], Al-Quds al-‘arabi al-usbu’i, 4 mai 2014, p. 40.
8 Les cinq tomes de cette saga ont été publiés en arabe entre 1984 et 1989. La traduction en français du premier tome, réalisée par France Meyer, est parue chez Actes Sud/Sindbad en 2013.
9 Ainsi de Dar Al-Harf al-‘arabi au Liban qui imprime pour le compte de Dar Faradees au Bahreïn.
10 Voir le témoignage de l’intellectuel saoudien A. Al-Ghazzami contraint, comme d’autres auteurs saoudiens, de publier à Beyrouth, Hikâyat al-hadâtha fî l-Mamlakat al-‘arabiyya al-sa‘ûdiyya [Le récit de la modernité dans le royaume d’Arabie saoudite], Beyrouth/Casablanca, Al-Markaz al-thaqafial-‘arabi, 2004.
11 Voir « Saudi Writers publish in Cairo and Beirut to escape censorship », Al Ahram online, 18 avril 2012.
12 Voir l’ouvrage de M. Al-Rasheed, A Most Masculine State: Gender, Politics and Religion in Saudi Arabia, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 117.
13 M. Al-Rasheed, A Most Masculine State: Gender, Politics and Religion in Saudi Arabia, op cit., p. 220-221.
14 M. Jaggi, « Is the Arab world ready for a Reading revolution ? », [http://www.guardian.co.uk/books/booksblog], 16 avril 2010.
15 En 1973, le Syrien Yassin Ahmad Yassin connu sous le nom de plume de Abou Ali Yassin a publié un ouvrage à Beyrouth, interdit en Syrie, justement nommé Al-thalûth al-muharram, dirâsa fî l-dîn, wa l-jins wa l-sira‘al-tabaqî [La trilogie interdite Études sur la religion, le sexe et la lutte des classes], Beyrouth, Dar Al-Tali‘a, 1973 (republié dans la même ville par Dar Al-Kunuz al-adabiyya en 1999).
16 « Man’al-kutub fî-l-Urdun : wisâya ‘alâ-l-qurrâ wa tajâhul al-qânûn » [« L’interdiction des livres en Jordanie : une mise sous tutelle des lecteurs au mépris de la loi »], [www.7iber.com/2014/02/jo-book-censorship].
17 Al-Jazeera. net, 11 juin 2014.
18 Al-Hayat, 4 novembre 2013.
19 Le Monde, 25-26 septembre 2011, p. 6.
20 A. Quraya, « Majzara riqâbiyya fî ma’rad al-Jazâ’ir » [« Les massacres de la censure à la foire du livre d’Alger »], Al-Akhbar (Liban), 24 septembre 2012, p. 32. Le livre La mafia des généraux a été publié chez JC Lattès en 2002.
21 M. Al-Qach’amî, Al-Fikr wa-l-raqîb [La pensée et le censeur], Beyrouth, Dar al-kunuz al-adabiyya, 2006, p. 37-39.
22 S. Almaiman, « L’émergence du champ littéraire saoudien », Maghreb Machrek, no 191, printemps 2007, p. 23-36.
23 Voir les articles publiés dans Al-Arabi al-jadid (Doha/Londres), [www.alaraby.co.uk ], des 8, 13 et 14 mars 2014 sur les ouvrages censurés à la foire du livre de Riyad. S. Lacroix, Les islamistes saoudiens Une insurrection manquée, Paris, PUF, 2010.
24 « Al-sulutât al-sa’ûdiyyya tufrij ‘an kâtib muttahim bi al-ridda wa-l-kufr » [« Les autorités saoudiennes libèrent un écrivain accusé d’apostasie et d’impiété »], Al-Quds al-‘arabi, 29 octobre 2013.
25 Al-nawasib wa-al-rawafid Munâza’ât al-sunna wal-chî’a fial-‘âlam al-‘islâmî al-yawm, Beyrouth, Dar Al-Saqi, 2009. Nawasib et rawafid sont deux termes péjoratifs, le premier utilisé par certains chiites pour désigner les sunnites censés détester la famille du Prophète, le second utilisé par certains sunnites à l’encontre des chiites qui n’auraient pas reconnu la légitimité du calife Abou Bakr et de ses successeurs.
26 H. Alayan, Mamnû’min al-nachr Tarîkh al-riqâba fî al-Kuwayt [Interdit de publication Histoire de la censure au Koweït], Koweït, Dhât Al-Salâsil, 2013, p. 133.
27 M. Cha’ir, « Ma’rad al-Kuwayt al-duwalî li (man’) al-kitâb » [« La foire internationale de Koweït pour l’interdiction du livre »], Al-Akhbar (Liban), 28 septembre 2010. Voir aussi pour des affaires de censure au Koweït, F. Mermier, Le livre et la ville Beyrouth et l’édition arabe, op cit., p. 127.
28 Al-Akhbar (Liban), 11 janvier 2014.
29 T. Mostyn, Censorship in Islamic Societies, Londres, Saqi Books, 2002, p. 29.
30 A. Wazin, « Hâjis al-riqâba kâd yatghâ wa kitâb ‘ilmî yuthîr sijâlan siyâsiyyan » [« La crainte de la censure est un souci presque dominant : un livre scientifique suscite un débat politique »], Al-Hayat, 23 novembre 2000, p. 16.
31 M. Abdallah, « Mawtin al-makârithiyya al-thaqâfiyya », Al-Akhbar (Liban), 30 décembre 2013.
32 L.-W. Deheuvels, « Violence, écriture et société au Yémen. Qawârib jabaliyya de Wajdî al-Ahdal », Chroniques yéménites, no 11, 2003, p. 209-221. L’ouvrage a été traduit en français par Sarah Rolfo et publié à Paris aux Éditions Bachari en 2011.
33 Voir L’Orient Le Jour, 11 octobre 2013 et 22 mai 2014.
34 L’Orient Le Jour, 4 janvier 2014.
35 Marouf Al-Rousafi(1875-1945) était connu de son vivant pour son œuvre poétique. Il laissa à sa mort, sous forme de manuscrit, son livre sur Mohamed dont il demanda à ses plus proches amis qu’il ne soit pas publié avant l’année 2000. L’ouvrage a été publié en 2002 en Allemagne par la maison d’édition Dar al-Jamal dirigée par l’Irakien Khalid Al-Ma’ali.
36 R. Isa, « Ma’rad al-kitâb al-sanawî fî Dimashq, al-thâluth al-muharram », Al-Safir (Liban), 2 décembre 2011, p. 12.
37 A. Al-charif, « Al-riqâba anwâ’uhâ/khasâ’isuhâ. Dirâsa namâdhij tachrî’ât al-matbû’ât wa-l-nachr al-‘arabî » [« Les types et les caractéristiques de la censure. Étude des législations arabes sur les publications et l’édition »], in A. Temimi (dir.), Autocensure et censeurs entre le politique et le religieux dans les pays arabes, Tunis, Publications de la Fondation Temimi pour la recherche scientifique et l’information et la Fondation Konrad Adenauer, 2008, p. 290.
38 Voir le dossier du CEDEJ (Le Caire) sur la censure en Égypte d’ÉGYPTE MONDE ARABE, La censure ou comment la contourner Dire et ne pas dire dans l’Égypte contemporaine, no 3, 2000 ; M. Stagh, The Limits of Freedom and Speech Prose Litterature and Prose Writers in Egypt under Nasser and Sadat, Stockholm, Acta Universitatis Stockholmiensis, Stockholm Oriental Studies 14, 1993 ; les pages consacrées à la censure dans Y. Gonzalez-Quijano, Les gens du livre Édition et champ intellectuel dans l’Égypte républicaine, Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 199-209 et dans R. Jacquemond, Entre scribes et écrivains Le champ littéraire dans l’Égypte contemporaine, Arles, Actes Sud/Sindbad, 2003, p. 53-91.
39 R. Jacquemond, « Les limites mouvantes du dicible dans la fiction égyptienne », Égypte/Monde arabe, no 3, 1/2000, p. 64-65.
40 M. Harb, « La censure à l’ère Moubarak », L’Orient littéraire, 3 mars 2011, p. v.
41 M. Atassi, « Misr tamna’ al-kutub » [« L’Égypte interdit les livres »], Mulhaq An-Nahar (Liban), 2 septembre 2007, p. 10.
42 Gaber Asfour a occupé le poste de ministre de la Culture de juin 2014 à mars 2015 après avoir exercé cette fonction une semaine du 1 au 9 février 2011.
43 Voir les articles de G. Asfour, « Sirâ’ât al-khitâbât al-dîniyya fî Misr » [« Les conflits des discours religieux en Égypte »], Al-Ahram, 24 juin 2014 ; A. Chouman, « Radd Al-Azhar ‘alâ maqâl al-duktûr Gâber Asfour wazîr al-thaqâfa… » [« Réponse d’Al-Azhar à l’article de Gaber Asfour, ministre de la Culture »], Al-Ahram, 28 juin 2014 ; G. Asfour, « Al-Azhar laysa sulta dîniyya wa-l-dastûr yahkum al-jamî’« [« Al-Azhar n’est pas un pouvoir religieux et la Constitution nous gouverne tous »], Al-Ahram, 29 juin 2014.
44 Al-Modon, 30 janvier 2014.
45 [www.za2ed18.com], Perri Nasr taktub awlâd hâratnâ fî-l-metro (Perri Nasr écrit : Les enfants de notre quartier dans le métro), 11 mars 2015.
46 A. Beydoun, « Tâbûwât wa riqâbât » [« Tabous et censures »], Al-Safir (Liban), 15 octobre 2004, p. 9.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008