Stratégies censoriales et professionnelles dans le cadre du contrôle des films en France (1945-1975)
Censorial and Professional Strategies within Film Control in France (1945-1975)
p. 121-134
Résumés
Cet article a pour but de mettre en évidence les stratégies des censeurs du cinéma et des ayants droit confrontés au contrôle des films. L’activité de la Commission de contrôle des films s’appuie sur un ensemble de protocoles qui interfèrent dans le processus de création depuis l’élaboration du projet (précensure) jusqu’à l’exploitation (interpellation de mineurs dans les salles). Ces protocoles censoriaux évolutifs révèlent les stratégies de l’instance de contrôle. Confrontés aux décisions de la censure, producteurs, distributeurs et réalisateurs tentent d’obtenir la levée de certaines sanctions qui grèvent la carrière du film et, partant, sa rentabilité. Au fil des ans, se dessinent des stratégies polymorphes, empiriques, incertaines.
This article aims at highlighting the strategies of the censors of the cinema and of the right holders confronted with the control of movies. The activity of the Film Screening Commission leans on a set of protocols which interfere in the process of creation since the elaboration of the project (precensorship) until the exploitation (challenging the minors in the cinema). These censorial protocols which are changing over time reveal the strategies of the authority of control. Confronted with the decisions of the censorship, producers, distributors and directors try to obtain the lifting of certain penalties which burden the career of the movie and therefore, its profitability. Over the years, take shape polymorphic, empirical, and uncertain strategies.
Entrées d’index
Mots-clés : censure, cinéma, commission de contrôle, transgression
Keywords : censorship, cinema, Film Screening Commission, transgression
Texte intégral
1Le contrôle exercé sur le cinéma, en France, au XXe siècle, relève bien de la censure au sens strict car il s’agit d’un contrôle préalable, discrétionnaire, effectué par le pouvoir exécutif et non d’une limitation à la liberté d’expression prévue par la loi et exercée par les tribunaux1. Cette censure prend la forme d’une Commission de contrôle des films présidée par un conseiller d’État qui recommande au gouvernement d’octroyer ou pas, avec ou sans restrictions, un visa aux films qui prétendent être diffusés en France. Le contrôle consiste en un arsenal de restrictions : l’interdiction aux mineurs, la coupure, l’interdiction d’exportation et l’interdiction totale.
2L’histoire de la censure cinématographique commence en 19162 lorsque le ministre de l’Intérieur charge cinq fonctionnaires de la place Beauvau d’octroyer un visa aux œuvres cinématographiques mais cette institution ne peut être étudiée rigoureusement que pour la période postérieure à 1945 car c’est seulement à cette date que les dossiers de censure ont été conservés par le Centre national du cinéma (CNC). C’est aussi à cette date que l’État rétablit, dans le contexte de la Libération, une censure républicaine et fixe les formes du contrôle des films3. L’année 1975 constitue, quant à elle, un terminus ad quem car en instaurant le « classement X4 », les pouvoirs publics font le choix de privilégier la censure par la taxation au détriment de la censure par l’interdit, bien qu’il incombât aux censeurs de la Commission de contrôle de désigner les films sur lesquels devait s’abattre la déferlante fiscale. Ainsi, comme en hommage à l’étymologie d’Anastasie, la date de 1975 peut être comprise comme l’année de décès de la censure « ancienne manière » mais aussi comme la renaissance de cette institution sous une autre forme. Entre ces deux bornes, l’année 1961 correspond, quant à elle, à une réforme répressive5 entreprise par les gaullistes dans un contexte d’inquiétude : inquiétude au sujet de la moralité de jeunesse – c’est l’époque des Blousons noirs – et au sujet de la moralité du cinéma, c’est l’époque de la Nouvelle Vague6.
3L’existence du contrôle cinématographique a conduit ceux qui l’ont exercé – les censeurs – et ceux qui l’ont subi – les professionnels – à élaborer des stratégies dont la présente contribution veut rendre compte.
Stratégies censoriales
4L’activité censoriale s’organise autour d’un ensemble de protocoles qui interfèrent dans la vie d’un film, depuis l’élaboration du projet (précensure sur découpage) jusqu’à l’exploitation (vérification du matériel publicitaire dans les cinémas). Ces protocoles révèlent les stratégies de l’instance de contrôle et donnent naissance à des formes discursives récurrentes. C’est ce triptyque stratégies – protocoles – discours que nous entendons décrire.
Intimidation
5Le protocole de la précensure est mis en place dès 1945 mais de façon facultative : pour ne pas mettre son entreprise en péril, un producteur peut soumettre un scénario aux censeurs. Durant la IVe République, les producteurs l’ont fait de façon parcimonieuse. Seuls 10,6 % des films auraient donné lieu à un examen en précensure7. Le dossier du film Les Impures (Chevalier, 1954) qui met en scène une histoire de traite des blanches permet de comprendre cette réticence de la profession. Après un examen en précensure défavorable, le producteur, le réalisateur et le dialoguiste sollicitent une audience auprès du président de la Commission8, puis corrigent le scénario pour se prémunir du risque d’interdiction. Mais, quatre mois plus tard, le film est effectivement interdit et, dans une note interne, la mesure est justifiée par le fait, qu’« une nette mise en garde en forme d’avis de précensure avait été formulée à la société productrice9 ». Ainsi, la prudence du producteur qui a recouru à la précensure s’est in fine retournée contre lui.
6Face à cette réticence de la profession, l’idée d’Henry de Ségogne, le conseiller d’État qui conduit la réforme de 1961, est de rendre la précensure obligatoire10. Désormais, le président de la Commission de contrôle siège au sein de la commission d’agrément du CNC pour intercepter les projets qu’il juge suspects, en raison du sujet ou de la réputation du réalisateur. Il exige alors que le scénario lui soit remis et, si l’examen est défavorable, les partenaires financiers du projet sont avertis « des risques que les décisions de censure font courir à la rentabilité du film11 ». L’innovation majeure consiste donc à faire pression sur des banquiers qui feront pression sur un producteur qui fera pression sur un auteur.
7Dans ses avis de précensure, le président est souvent précis quant aux restrictions qui menaceront le film s’il est réalisé, mais évasif au sujet des motifs de ces restrictions. En témoigne l’avis de précensure de Belle de jour (Buñuel, 1966) auquel on promet de nombreuses coupures : « Celles-ci, écrit le président, porteraient sur des passages qui se désignent tout naturellement sans qu’il soit besoin que la conscience de la Commission vienne se substituer à celle des producteurs12. »
Opacité
8Cette formulation volontairement évasive témoigne de la stratégie d’opacité qui a souvent été celle des censeurs, notamment pendant la première décennie qui a suivi la Libération. Si la plupart des restrictions sont motivées, généralement par le contenu du film, beaucoup plus rarement par l’impact supposé de l’œuvre ou par les intentions prêtées aux auteurs, 42 % des décisions de censure de la décennie ne sont pas justifiées du tout. Et lorsque les producteurs exigent ou implorent de connaître les raisons pour lesquelles leurs films sont frappés d’une restriction, notamment pour savoir quelles coupures ou modifications permettraient l’obtention du visa, il leur est opposé une fin de non-recevoir : « J’ai le regret de vous faire savoir qu’étant donné le caractère secret des délibérations de la Commission de contrôle, il ne m’est pas possible de vous communiquer les raisons qui ont motivé cette décision13. » Ce silence censorial est une arme redoutable puisque les arrêts mutiques de la censure instaurent une jurisprudence tacite qui se limite, de fait, à la somme des hypothèses que le producteur sanctionné se doit d’échafauder, sous le regard attentif de ses collègues. La stratégie d’opacité vise à maintenir la profession dans une crainte perpétuelle dont on attend qu’elle produise un réflexe d’autocensure. En 1956, les syndicats professionnels finissent par obtenir que les censeurs motivent leurs avis et, entre 1956 et 1975, la justification par le contenu devient la norme (66 % des avis) bien qu’un nombre croissant de restrictions se voient justifiées par l’impact du film sur le public (22 %) ou par les intentions supposées du réalisateur (12 %).
Repentir
9La justification par le contenu correspond à une autre stratégie censoriale, celle du repentir. En pointant les scènes qui posent problème, les censeurs invitent les auteurs à la coupure, à l’ajout, à la modification c’est-à-dire à un repentir, au sens où l’entendent les peintres. Lorsque Les Demi-sels (Tressler, RFA, 1956), sorte de Fureur de vivre berlinois, est interdit de doublage et aux moins de 16 ans, le président justifie les restrictions comme suit : « Attaque d’un fourgon postal par une bande de mineurs dévoyés, cambriolage d’une maison habitée par les mêmes mineurs, le tout dans une atmosphère lourde, pénible, des scènes de violence, des meurtres14. » Le producteur effectue alors quatre coupes ciblées sur les séquences incriminées. Il rédige un avertissement lu par un éducateur de jeunes délinquants afin d’accréditer le caractère préventif du film et, sur les dernières images qui correspondent à l’arrestation finale, une voix off conclut : « Une fois de plus, le crime ne paie pas. » Le président lève alors l’interdiction de doublage et transforme l’essai : « [La Commission] pense même que le producteur pourrait à la fin, tout en restant dans l’état d’esprit qui a présidé à ces modifications, mieux faire saisir les conditions dans lesquelles Freddy a été atteint15. » Le producteur s’exécute et obtient son visa tous publics.
10Toujours en 1956, les censeurs signifient au producteur de Et Dieu créa la femme (Vadim, 1956) que ce film est interdit « en l’état16 ». Par là même, ils créent un nouveau protocole associé à la stratégie du repentir, celui de la fausse interdiction totale. Contrairement à une véritable interdiction dont le but est d’empêcher un film de trouver son public, la fausse interdiction est une invite au repentir, c’est-à-dire à la coupure. De fait, au prix de quatorze coupes, Raoul Lévy obtient son visa moyennant un seuil à 16 ans et une interdiction d’exportation.
11Dans les deux décennies suivantes, le recours au protocole de la fausse interdiction totale s’est considérablement développé. En 1974, Emmanuelle (Jaeckin, 1974) est, lui aussi, interdit « en l’état » c’est-à-dire en l’attente de la coupure de deux scènes de sexualité « mettant en cause le respect dû à la personne humaine17 ». En 1975, 80 % des interdictions prononcées s’inscrivent dans cette logique. D’ailleurs, à cette époque, le président se targue dans la presse de ne jamais ordonner de coupures : « Nous ne faisons pas du tout de coupures. Nous avons la volonté de respecter l’œuvre. Notre politique est de laisser aux réalisateurs le soin de décider eux-mêmes de la coupure ou des coupures18. » À ceci près que lesdits réalisateurs n’ont évidemment eu le choix qu’entre les ciseaux ou le placard.
Stratégies professionnelles
12Face à ces stratégies censoriales peu nombreuses mais prenant solidement appui sur des protocoles dédiés et des formes discursives appropriées, les stratégies professionnelles sont beaucoup plus nombreuses mais leur efficacité est plus aléatoire.
Délocalisation
13La stratégie de délocalisation consiste à situer la diégèse d’un film à l’étranger de manière à ne pas être accusé de dépeindre des comportements fâcheux qui nuiraient à l’image de la France. Dans les nombreux courriers qu’il envoie au président, au directeur général ou au ministre pour faire lever l’interdiction d’Emmanuelle, le producteur Yves Rousset-Rouard n’omet jamais de rappeler que le film a été tourné en Thaïlande, c’est-à-dire dans un cadre exotique très éloigné de la France19. Ainsi, ce que montre le film n’apparaît pas comme représentatif des mœurs françaises. Déjà, quelques décennies plus tôt, Yves Allégret prenait soin de situer l’action de ses films de prostitution mâtinés de réalisme noir hors des frontières nationales, qu’il s’agisse de Dédée d’Anvers en 1947 ou de La Fille de Hambourg en 1958.
14Cette stratégie de délocalisation peut être mise en œuvre après coup, pour tenter d’obtenir la levée de restrictions prononcées par la Commission. Ainsi, en 1960, lorsque Les Régates de San Francisco, un film de « blousons dorés » signé de Claude Autant-Lara, est interdit aux moins de 16 ans mais aussi à l’exportation parce qu’il nuit à l’image de la France, on délocalise l’action de la France à l’Italie en coupant toutes les images qui comportent des inscriptions en Français et en supprimant du générique les noms de Claude Autant-Lara et des dialoguistes Aurenche et Bost. Mais, les pouvoirs publics se montrent inflexibles : « Les modifications apportées ne font pas disparaître l’élément essentiel qui définit la nationalité du film, c’est-à-dire l’utilisation de la langue française20. »
Fin morale
15Les producteurs, constatant qu’il était vertement reproché à certains films leurs fins immorales en ont conclu qu’une fin morale pouvait prémunir leurs œuvres. Or, la fin morale est une condition nécessaire mais pas suffisante comme l’a appris à ses dépens le producteur de Pas de souris dans le bizness (Lepage, 1954). Outré par l’interdiction aux moins de 16 ans dont il croyait être prémuni, il écrit au président :
« Nos gangsters sont TOUS punis, tués ou arrêtés et la police, la morale, triomphent in fine. Pour les jeunes spectateurs qui verront le film, la leçon morale qui peut ressortir de notre histoire est que le métier de gangster n’est pas un métier de tout repos mais un métier dangereux qui ne peut rapporter que la privation de liberté… ou la mort. Ils en concluront qu’il est préférable d’en exercer un autre21. »
16Mais le seuil d’âge est maintenu.
17Là encore, cette stratégie, qui a tout de même été payante dans bien des cas, peut être mise en œuvre en aval de l’examen censorial. En 1961, lorsque Douce violence (Pécas, 1961) est interdit aux moins de 18 ans en raison de « la description qu’il fait d’une bande de jeunes oisifs, immoraux, pervers et cruels22 », le producteur déclare qu’il « comprend les censeurs ». Il s’excuse d’avoir « dû présenter le film dans un montage non définitif ». Depuis, il a coupé deux scènes érotiques (illustration 1) et a fait procéder au « tournage d’une séquence supplémentaire finissant par un mariage à l’église23 » (illustration 2).
Expertise
18Les producteurs français ont appris, très certainement de leurs collègues américains, à organiser ces « épreuve d’acceptabilité » qu’Olivier Caira a décrites dans le cadre hollywoodien24. Il s’agit de projections tests effectuées devant des personnalités, des autorités morales, aptes à déterminer si le film est conforme à la jurisprudence censoriale. Le fin du fin consiste à obtenir la présence de censeurs lors de ces projections. Malheureusement, la garantie n’est pas absolue, ici non plus, comme le montre le courrier amer du producteur du Pacha (Lautner, 1968) qui constate que le seuil à 18 ans a été demandé par le représentant de l’Intérieur qui « avait eu l’occasion de voir le film au cours d’une projection privée et n’avait formulé aucune objection25 ». Après réflexion, le représentant de la place Beauvau a refusé ce portrait de policier expéditif qui fait ses sommations après avoir abattu un truand.
19Une variante de l’épreuve d’acceptabilité consiste à associer des autorités morales dès l’écriture du scénario afin d’obtenir une caution, dans le but d’anesthésier la censure. Ainsi, le producteur de Rafles sur la ville (Chenal, 1957) peut arguer que « les milieux de la police26 » ont été associés au scénario de son film de gangsters, celui de La Tête contre les murs (Franju, 1958) peut dépeindre l’univers asilaire avec le patronage de la Ligue d’hygiène mentale et celui de Détournement de mineures (Kapps, 1959) peut proposer une histoire de traite des blanches en se recommandant de l’Union de protection de la jeune fille.
20Lorsque l’expertise est effectuée en aval du passage en Commission, elle consiste à projeter le film devant des autorités morales dans l’espoir qu’elles désapprouvent les restrictions imposées par les censeurs. C’est ce que fait la Warner après l’interdiction de Femmes en cage (John Cromwell, Etats-Unis, 1950) qui dépeint l’univers carcéral féminin. Selon l’avocate de la firme : « Tout le cabinet de M. Edgar Faure a vu ce film en projection privée, y compris le Directeur du Service Pénitentiaire, l’actuel Chef de Cabinet de M. Martinaud-Desplat et le Directeur des Affaires Civiles ainsi qu’un certain nombre de Magistrats particulièrement éminents, etc. Ils sont tous stupéfaits qu’un tel film ait pu être interdit27. » Les censeurs libèrent le film mais l’interdisent de doublage de manière à en réduire la diffusion.
Surcharge
21La stratégie de la surcharge est originale puisqu’elle consiste, non plus à atténuer le caractère transgressif d’une œuvre mais, au contraire, à l’exagérer. Lorsqu’il rédige le rapport qui doit déboucher sur la réforme de 1961, Henry de Ségogne déplore que les censeurs aient des scrupules à couper alors même que les auteurs, eux, n’hésitent pas à multiplier les scènes litigieuses « comme s’il était nécessaire, écrit-il, pour obtenir le visa en faveur d’une œuvre risquée dans son ensemble, de prévoir une proie pour l’appétit des censeurs28 ». Le seul exemple avéré qui permet, avec certitude, d’illustrer cette assertion est celui de La Femme mariée (Godard, 1964) dont Macha Méryl, l’actrice principale, atteste que plusieurs scènes ont été tournées « pour la censure29 ». Dans l’une d’elles, on voyait l’actrice utiliser un bidet tandis que dans une autre elle rectifiait sa frange puis, hors champ, sa toison pubienne. Les coups de ciseaux, visible puis seulement audibles, relèvent pour une large part de la provocation vis-à-vis d’une institution censoriale que le réalisateur n’a cessé de harceler, de film en film, autant qu’il en a été la victime30.
Supercherie
22Certains professionnels ont tenté de neutraliser la précensure en présentant aux censeurs un scénario insincère. Jean-Luc Godard, encore, le fait dès 1960 pour Le Petit soldat qui n’est pas présenté à la Commission comme un film traitant de la guerre d’Algérie mais comme un film d’espionnage en territoire suisse, mettant aux prises, un « réseau A » et un « réseau B », en réalité les partisans du FLN et ceux de l’Algérie française. La pratique est pérenne tout au long de la période, comme le montre l’exemple de Plein pot (Maria, 1975). D’après les censeurs qui examinent le scénario, il s’agit d’« un film d’aventure dont l’objet semble essentiellement la mise en scène de spectaculaires chevauchées mécaniques31 ». « Aucun problème » écrivent-ils en conclusion. Une fois réalisé, il apparaît que les courses de motos ne sont que la trame de fond d’un film pornographique.
« Désexemplarisation »
23Les censeurs réprouvent par-dessus tout que des comportements condamnables apparaissent dans les films comme exemplaires c’est-à-dire représentatifs d’une classe d’âge, d’un groupe social ou de l’ensemble de la population. C’est la raison, on le sait, pour laquelle La Femme mariée est devenue Une Femme mariée, une parmi vingt millions donc non exemplaire. Cette prévention des censeurs contre l’exemplarité a conduit nombre de producteurs à placer des avertissements au début de leurs films. C’est ce que fait André Michelin, en urgence, le jour même du passage en censure de Hitler connais pas (Blier, 1960) parce qu’il a appris que le président allait proposer l’interdiction totale de cette suite d’interviews au cours desquels des jeunes gens évoquent leurs modes de vie, leurs opinions, leurs aspirations.
« Choisis non pour la classe sociale dont ils étaient issus mais pour leurs personnalités propres, [...] ces jeunes parlent en leur nom et nous ne prétendons nullement qu’ils sont les porte-paroles d’un type de jeunesse ou de toute la jeunesse. Ce qu’ils ont à dire est très personnel, c’est ce qui fait la valeur de leurs témoignages mais, par contre, rend celui-ci très personnel32. »
24Du même élan, le producteur coupe préventivement la profession de foi d’une jeune fille en faveur de l’adultère et le témoignage d’un jeune homme au sujet des infidélités de sa mère. Ce sont peut-être ces coupures ainsi que l’avertissement visant à « désexemplariser » les cas particuliers des personnages qui permettent au film de Bertrand Blier d’échapper à l’interdiction totale, à deux voix près, mais pas à l’interdiction aux moins de 18 ans.
25Dans le même esprit, les cinéastes ont, à la suite des écrivains, pris l’habitude de placer au début de leurs œuvres ce que Gérard Genette a nommé des « protestation de fictivité33 » : « Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. » On sait l’ambiguïté du propos qui, de fait, invite le spectateur à prêter attention à ces ressemblances et, finalement, à ne pas les considérer comme fortuites. « Cette aventure est le fruit de l’imagination, elle n’est donc pas inimaginable » lit-on sur l’écran au début de Nada (Chabrol, 1973) qui dépeint un vaste complot de l’appareil d’État, des Renseignements généraux et de la bourgeoisie comme on en a filmé beaucoup au début des années 1970.
Instrumentalisation
26On voit pointer ici la tentation d’instrumentaliser la censure. La stratégie d’instrumentalisation qui consiste à transformer une contrainte en atout est multiforme.
27Utiliser les images tirées des scènes coupées à des fins publicitaires était, par exemple, une pratique courante avant qu’un décret ne prohibe cette pratique en 195034. On peut aussi évoquer Joe Calligula de José Bénazéraf, interdit en 1966 et dont l’affiche évoque, en 1968, les démêlés avec la censure35 (illustration 3).
28D’autres réalisateurs sont allés jusqu’à dénoncer par voie de presse des restrictions qui n’avaient pas été prononcées, à l’instar de Claude Autant-Lara qui, avant même que sa Jument verte ne passe en Commission, vitupère contre des censeurs dont il laisse entendre qu’ils vont interdire son film36. Par cette initiative, le réalisateur donne l’impression d’avoir tout fait pour que son film soit le premier à bénéficier, en 1959, du nouveau seuil d’âge à 18 ans, au grand dam de la société productrice37. L’interdiction aux mineurs obtenue, il s’engage plus à fond dans la voie du scandale en traitant les censeurs d’« affreux » et en dénonçant leur « imbécilité38 » par voie de presse alors même qu’il n’effectue aucune démarche vis-à-vis de la Commission pour obtenir la levée du seuil d’âge. Pourtant, en rédigeant l’avis, le président s’était montré conciliant en énumérant soigneusement les six séquences qu’il eût fallu alléger pour obtenir un visa tous publics.
Double version
29Face à la censure, et surtout à la diversité des jurisprudences censoriales nationales, les auteurs ont, de longue date, recouru à la pratique de la double version, c’est-à-dire à l’exploitation simultanée de deux versions du même film sur deux marchés distincts. Ces marchés distincts ont d’abord été séparés par des frontières. Ainsi, Je suis curieuse (Sjoman, Suède, 1967) a été importé en France allégé de six minutes de scènes de nudité qui ne correspondaient d’ailleurs pas forcément à des scènes sexuelles (illustration 4). Par la suite, les deux marchés distincts ont pu se trouver à l’intérieur des frontières comme ce fut le cas, en 1975, pour un film érotico-vampirique de Jean Rollin qui, dans sa version soft, s’intitulait Lèvres de sang (visa no 43472, interdit aux moins de 13 ans, le 27 mai 1975) tandis que la version hard prenait pour titre Suce-moi vampire (visa no 44384, classé X, le 12 novembre 1975). Il s’agit là d’une double version officielle avec deux titres et deux demandes de visa mais, avant l’autorisation du hardcore en 1975, de nombreux films étaient exploités sous plusieurs versions mais avec un seul numéro de visa correspondant à la version édulcorée qui avait été présentée aux censeurs.
Double exploitation
30Une stratégie voisine de la double version mais bien moins connue est celle de la double exploitation qui consiste cette fois à exploiter deux fois un même film dans deux circuits de salles différents, grâce à deux seuils d’âges différents, moyennant quelques années de décalage et quelques coupures. Nous retrouvons ici Claude Autant-Lara et sa La Jument verte qui, en 1959, n’avait absolument pas protesté contre un seuil à 18 ans qui lui était en fait nécessaire pour une exploitation limitée aux salles de première exclusivité des grandes villes mais intensive grâce à une publicité de scandale. Quelques années plus tard, le réalisateur revient vers les censeurs et demande une révision du seuil d’âge, au nom de l’évolution des mœurs et en proposant quelques coupures, dans le but d’offrir une seconde carrière à la Jument avec un visa tous publics donc, cette fois, dans des salles plus familiales et en province. Hélas, le président, qui se souvenait peutêtre des insultes de 1959, refuse la révision en 1966 puis en 1969 et le seuil est seulement abaissé à 13 ans en 1971. Les censeurs ont été plus conciliants vis-à-vis d’autres œuvres comme, par exemple, Jules et Jim (Truffaut, 1961) interdit aux moins de 18 ans lors de sa sortie mais qui obtient, au prix de quelques coupures, un visa tous publics dès 1965.
Conclusion
31Délocalisation, fin morale, expertise, surcharge, supercherie, désexemplarisation, instrumentalisation, double version, double exploitation, on peut dire que les stratégies professionnelles sont plus nombreuses et variées que les stratégies censoriales. Certaines s’inscrivent en amont du passage en censure ou même du tournage, d’autres en aval. Certaines sont internes, d’autres externes en ce sens qu’il est fait appel à des tiers, à des experts, à la presse ou à l’opinion publique. Par leur pluralité, ces stratégies ressemblent à une grêle de flèches qui tentent d’entamer la cuirasse d’une institution puissante, aux stratégies limitées en nombre mais efficaces par leur connexion à des formes discursives éprouvées et à des protocoles solidement adossés à un arsenal administratif et réglementaire. Pourtant, la cuirasse a fini par se fissurer. La censure cinématographique n’a été mise à mal par aucune stratégie particulière mais par toutes et surtout par la masse, la masse des œuvres transgressives qui s’abattent sur elle à partir du milieu des années 1960.
32C’est ce que montre le rendement censorial c’est-à-dire la part des longs métrages ayant fait l’objet, chaque année, d’une ou de plusieurs restrictions. Après un palier à 5 % des œuvres pendant la décennie 1945-1955, puis un autre à 10 % entre 1956 et 1966, c’est-à-dire entre Et Dieu créa la femme de Roger Vadim et La Religieuse de Jacques Rivette, il y a clairement un envol. Le rendement passe le seuil des 20 % en 1966 et celui des 25 % en 1968 avant de culminer au-delà des 50 % en 1974, au moment de la vague érotico-pornographique. À cette date, la plupart des restrictions sont des seuils d’âge mais les interdictions totales et les coupures sont, elles aussi, très nombreuses39 (graphique 1).
33Cet envol du rendement censorial met en évidence le fait qu’au milieu des années 1960, la transgression est devenue la norme commerciale pour une profession acculée par la concurrence du petit écran et la baisse de la fréquentation. En nombre, les professionnels ont fait leurs toutes ces stratégies de résistance qui leur avaient été enseignées par une poignée de francs-tireurs tels que Claude Autant-Lara ou Jean-Luc Godard.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Caïra O., Hollywood face à la censure, Discipline industrielle et innovation cinématographique, 1915-2004, CNRS Édition, Paris, 2005.
Hervé F., « Les enfants du cinématographe et d’Anastasie : la censure cinématographique et la jeunesse (1945-1975) », thèse de doctorat d’histoire sous la direction de P. Ory, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2012.
Hervé F., « La Commission de contrôle et les nouveaux auteurs », in F. Bredin, L. Bismuth, E. Le Roy (dir.), 58-68 retour sur une génération : vers un nouveau cinéma français, Paris, CNC, 2013, p. 303-308.
Hervé F., « Encombrante censure : la place de la Commission de contrôle des films dans l’organigramme de la politique du cinéma (1959-1969) », in D. Vezyroglou (dir.), Le cinéma : une affaire d’État (1945-1970), Paris, Comité d’histoire du ministère de la Culture, La Documentation française, 2014, p. 123-132.
Ory P., La censure en France à l’ère démocratique (1848-…), Bruxelles, Complexe, 1997.
Notes de bas de page
1 Pour la définition juridique de la censure, voir M. Dury, « Du droit à la métaphore : sur l’intérêt de la définition juridique de la censure », in P. Ory, La censure en France à l’ère démocratique (1848-…), Bruxelles, Complexe, 1997, p. 13-24.
2 Pour l’histoire de la censure cinématographique avant 1945, voir J.-P. Jeancolas, « Cinéma, censure, contrôle, classement », in P. Ory, ibid., p. 213-223.
3 Ordonnance no 45-1464 et décret no 45-1472 du 3 juillet 1945, Journal officiel, 4 juillet 1945.
4 « Loi de Finance pour 1976 » no 75-1278 du 30 décembre 1975, Journal officiel, 31 décembre 1975, article 12.
5 Décrets no 61-62 et 62-63 du 18 janvier 1961. Journal officiel, 19 janvier 1961.
6 L. Bantigny, Le plus bel âge ? Jeunes et jeunesses en France de l’aube des Trente Glorieuses à la guerre d’Algérie, Paris, Fayard, 2007, p. 27-34 et A. De Baecque, La Nouvelle Vague, portrait d’une jeunesse, Paris, Flammarion, 1998, p. 40-47.
7 Toutes les statistiques citées dans cette contribution sont établies à partir d’un échantillon de 543 dossiers de censure. F. Hervé, « Les enfants du cinématographe et d’Anastasie : la censure cinématographique et la jeunesse (1945-1975) », thèse de doctorat d’histoire, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2012.
8 André Tabet, courrier au président, 8 juin 1954. Sauf mention contraire, tous les documents cités sont extraits des dossiers de censure des films correspondant. Archives de la Commission de contrôle des films, Centre national du cinéma (désormais CNC).
9 Jacques Flaud (directeur général du CNC), courrier à Henry de Ségogne, 19 octobre 1954.
10 Pour le contenu et la mise en œuvre de la réforme Ségogne : F. Hervé, « Encombrante censure : la place de la Commission de contrôle des films dans l’organigramme de la politique du cinéma (1959-1969) », in D. Vezyroglou (dir.), Le cinéma : une affaire d’État (1945-1970), Paris, Comité d’histoire du ministère de la Culture, La Documentation française, 2014, p. 123-132.
11 H. De Ségogne, Rapport de la commission d’enquêtes et d’études sur la réforme de la réglementation du contrôle des films cinématographiques, s. d., Centre des archives contemporaines (désormais CAC), 19840297 art. 5, p. 22.
12 Henry de Ségogne, synthèse des avis de précensure, 13 septembre 1966.
13 Michel Fourré-Cormeray, courrier du 19 novembre 1949 à Bernard Maurice au sujet du court-métrage Une nuit à Saint-Germain-des-Prés de Jean Laviron, interdit à l’exportation et dans les colonies le 18 septembre 1949.
14 Gérard Frêche, premier avis de censure, 5 décembre 1956.
15 Gérard Frêche, deuxième avis de censure, 12 décembre 1956.
16 Gérard Frêche, avis de censure, 5 septembre 1956.
17 Pierre Soudet, avis de censure, 2 mai 1974.
18 P. Soudet, « Quatre ans à la tête de la Commission de contrôle », entretien, Le Film français, no 1607, 9 janvier 1976.
19 Yves Rousset-Rouard, courriers à Pierre Soudet, 8 mai, 7 juin et 10 juin 1974.
20 Cabinet du ministre de l’Information, courrier du 15 mars 1960. CAC 19870373 art 26.
21 Licorne Films, courrier au président, 28 décembre 1954.
22 Robert Touzery, avis de censure, 12 juillet 1961.
23 Joël Lifschutz, courrier au président, 16 août 1961.
24 O. Caïra, Hollywood face à la censure, Discipline industrielle et innovation cinématographique, 1915-2004, CNRS Édition, Paris, 2005, p. 13.
25 M. Poiré (Gaumont), courrier au ministre de l’Information, 6 mars 1968, CAC 19870373 art. 26.
26 Robert Woog, courrier au secrétaire d’État à l’Information, 29 janvier 1958.
27 Suzanne Blum, courrier à Michel Fourré-Cormeray, 15 février 1952.
28 Henry de Ségogne, rapport cité, p. 14.
29 Macha Méril, entretien avec l’auteur, 1er octobre 2009.
30 F. Hervé, « La Commission de contrôle et les nouveaux auteurs », in F. Bredin, L. Bismuth, E. Le Roy (dir.), 58-68 retour sur une génération : vers un nouveau cinéma français, Paris, CNC, 2013, p. 303-308.
31 Avis de précensure, 28 mai 1975.
32 André Michelin, courrier au président, 23 avril 1963.
33 G. Genette, Seuils, Le Seuil, 1987, p. 200.
34 Décret no 50-448 du 13 avril 1950, art 1, Journal officiel, 23 avril 1950.
35 Ce film de gangster comportant des scènes érotiques et des allusions politiques ou polémiques est interdit totalement le 22 juin 1966 puis autorisé avec interdiction aux moins de 18 ans après coupures le 4 novembre 1968.
36 J. Fabre, « Claude Autant-Lara : “Si l’on ne peut plus faire du gaulois en France !” », Libération, 27 octobre 1959.
37 Société Gaumont, courrier à Mlle Mazac, 27 octobre 1959.
38 C. Autant-Lara, entretien, Les Lettres françaises, 29 octobre 1959.
39 Précisément, en 1974, on dénombre 382 interdictions aux moins de 13 ou 18 ans, 59 coupures ou modifications et 42 interdictions totales.
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