Les aventures d’Anastasie au Québec : censure cléricale et littérature (1840-1960)
Anastasie’s Adventures in Quebec: clerical Censorship and Literature (1840-1960)
p. 47-55
Résumés
Cette étude décrit les étapes de la censure cléricale au Québec, qui a duré plus de cent ans – en gros, de 1840 à 1960 –, exerçant une gouverne importante sur la littérature, voire sur l’imprimé en général. Ce siècle de contrôle a toutefois été précédé par une longue période de censure aléatoire, désorganisée, qui s’amorce au XVIIe siècle. Contestée, au XIXe siècle, par l’Institut canadien de Montréal, cette censure subit durant les années 1930 une opposition plus organisée ; le clergé déploie alors de nouveaux moyens de contrôle, plus prescriptifs, mais en vain. L’arrivée en masse des Crime comics entraîne une judiciarisation du contrôle de l’imprimé et, partant, dépouille l’Église de son pouvoir.
This study describes the stages of the clerical censorship in Quebec, which lasted more than hundred years– roughly, from 1840 till 1960–, exercising an important steering on the literature, even on the printed matter generally. This century of control was however preceded by a long period of random, disrupted censorship, which begins in the XVIIth Century. Contested, in the XIXth Century, by the Canadian Institute of Montreal, this censorship undergoes during 1930s a more organized opposition; the clergy displays then new means of control, more prescriptive, but in vain. The mass arrival of the crime comics entails a judicialization of the control of the printed matter and therefore, strips the Church of its power.
Entrées d’index
Mots-clés : Église, censure cléricale, littérature, édition, Québec
Keywords : Church, clerical censorship, literature, publishing, Quebec
Texte intégral
1« On l’a bien dit et répété : l’histoire du Canada français, c’est l’histoire de l’Église au Canada français1. » Cette affirmation, en ce qui concerne la censure, est particulièrement juste à partir de 1840, avec l’arrivée de Mgr Ignace Bourget comme évêque de Montréal :
« À partir de 1840, un programme et une pensée fortement structurés s’instaurent. Sur l’invitation de Bourget, des communautés religieuses viennent s’installer au Québec et reprennent en main une organisation paroissiale affaiblie. […] C’est ainsi qu’au milieu du XIXe siècle l’Église se constitue en appareil et que le livre, le journal, l’école sont l’objet d’une réflexion et d’une bataille qui entraîne leur prise en charge2. »
2Cette forte présence de l’Église s’étire jusqu’à la « Révolution tranquille », en 1960. Ce terme consacré renvoie à un changement radical de la société québécoise, en quelques années à peine : arrivée du Parti libéral après seize ans de règne du Parti de l’Union nationale ; assainissement des mœurs politiques, amorce d’un processus de laïcisation ; création d’un ministère de l’Éducation, et tout cela en moins de cinq ans. Et cette entrée définitive dans la modernité entraîne avec elle l’écroulement du contrôle clérical des lettres.
3Dans cette étude, je vais décrire les étapes de cette censure cléricale, qui a duré plus de cent ans et qui a exercé une gouverne importante sur la littérature au Québec. Évidemment, on ne réinvente pas complètement l’histoire… Autrement dit, je n’ajouterai guère de nouveauté à ce genre de panorama que j’ai déjà publié à quelques occasions, livres ou articles3. Pour me dédouaner, je vais accompagner cette synthèse de nombreuses références et notes, pour qui s’intéresserait à l’un ou l’autre des cas évoqués. Parcourons maintenant les aventures d’Anastasie au Québec, des origines jusqu’en 1960.
Anastasie fait son apprentissage (1625-1840)
4J’ai affirmé précédemment que la censure cléricale s’imposait à partir de 1840. En effet, plutôt que d’une stratégie promptement implantée durant le Régime français (1534-1760), la censure cléricale organisée est le résultat d’avanies qu’a connues le clergé, particulièrement au début du Régime anglais, en 1760. Notons par ailleurs qu’un événement majeur scinde cette période : l’implantation de la première imprimerie à Québec en 1764 et, surtout, à Montréal, en 1776.
5Sous le Régime français, le premier cas de censure connu, l’autodafé du pamphlet contre les jésuites, l’Anticoton4 …, en 1625, puis les quelques autres cas avant 1760, particulièrement contre le théâtre, sont des réactions résultant de problèmes isolés. Par contre, en 1776 Fleury Mesplet arrive de Philadelphie, aux États-Unis, et installe la première presse à Montréal, avec des intentions précises : le voltairianisme de sa Gazette littéraire… (1778-1779) le conduit d’ailleurs, avec son rédacteur Valentin Jautard, à quatre ans de prison. Le gouverneur Haldimand ne voit pas d’un bon œil cet émissaire de Benjamin Franklin venir disséminer des idées révolutionnaires. Quelques années plus tard, et cette fois à Québec, la liberté de la presse défendue par Le Canadien (1806-1810), en réaction aux attaques des Anglais dans le journal The Quebec Mercury, fondé l’année précédente, se paie d’un an de prison pour le propriétaire Pierre Bédard et ses comparses. Toutefois, notons que ces deux cas résultent de pressions cléricales qui, en raison de leur impéritie relative, dépendent pour leur exécution du pouvoir civil. Par exemple, dans le cas de la censure du journal de Mesplet, Mgr Montgolfier écrit au gouverneur Haldimand pour lui demander de sévir :
« Tous ces traits n’annoncent que trop un dessein formé de jeter du trouble dans votre province, et de saper, s’il était possible, les fondements de toutes les religions, si nécessaires, même dans l’ordre purement politique, à la tranquillité des peuples et à la conservation des États5. »
6Cette collusion entre les deux pouvoirs éclaire notamment la faiblesse de l’Église, dont le statut politique est précaire ; mais les cas suivants, au début du XIXe siècle, étalent publiquement l’impuissance du clergé à censurer les attaques qui, de surcroît, proviennent des prêtres eux-mêmes.
7Il faut au préalable savoir qu’au début des années 1820, Mgr Plessis prépose Mgr Lartigue comme responsable du District de Montréal, car il n’y a à ce moment qu’un diocèse, celui de Québec. Cette intrusion déplaît aux Sulpiciens, plénipotentiaires à Montréal. Les abbés Augustin Chaboillez et François-Xavier Pigeon publient alors plusieurs pamphlets virulents contre cet « intrus » de Mgr Lartigue6 ; Pigeon fonde même une imprimerie illicite, l’imprimerie de Saint-Philippe, et publie deux pamphlets contre Lartigue7. Surpris par ce type d’estocade, privés d’une presse pour répondre, les évêques prennent alors pleinement conscience de la nécessité du contrôle de l’imprimé. Le montre clairement quelques années plus tard une lettre de Lartigue au successeur de Mgr Plessis, Mgr Panet, où il revient sur le comportement des deux abbés : « Quel avantage pour la religion si l’évêque avait un aussi puissant moyen pour former et maîtriser l’opinion publique, et la faire tourner au profit de l’Église8 ! » Mais, n’étant pas évêque de Montréal, puisque ce diocèse n’existe pas encore, Mgr Lartigue doit se plier au refus de l’évêque de Québec. Cependant, Anastasie vient d’écrire les premières pages de son bildungsroman.
Anastasie coupe (1840-1900)
8Vu la grandeur du territoire, le Québec se dote d’un second diocèse en 1836, à Montréal, sous la gouverne de Mgr Lartigue, qui décède en 1840. L’arrivée de son successeur, Mgr Bourget, marque un tournant décisif dans la censure d’abord prescriptive, puis proscriptive. Le nouvel évêque de Montréal lance la revue les Mélanges religieux (1840) et établit un système de bibliothèques paroissiales, l’Œuvre des bons livres (1844). Par contre, l’Institut canadien de Montréal, fondé par des laïcs en 1844 dans le but d’instruire le peuple (mettant à sa disposition journaux, bibliothèque, conférences, etc.), oblige Bourget à consacrer tout son règne à lutter contre cette association délétère. Sa vigoureuse lettre pastorale contre « les erreurs du temps9 » en 1858, la condamnation du journal Le Pays, organe officieux de l’Institut (1860 et 1862), la mise à l’Index des Annuaires de l’Institut canadien de 1868 et 186910, sur toile de fond de l’épique « Affaire Guibord11 », marquent les temps forts de cette censure répressive.
9Le successeur de Mgr Bourget, Mgr Édouard-Charles Fabre (1876-1896), ne pourra guère changer d’approche, devant contrer la prolifération des écrits contre l’université Laval12, au début des années 1880. Puis, la querelle franco-manitobaine conduit, en 1896, à la mise à l’Index du Clergé canadien, sa mission, son œuvre, de Laurent-Olivier David13.
10Après le décès de Mgr Fabre, Mgr Paul Bruchési, qui prend la succession en 1897, exacerbe l’approche répressive, fustigeant régulièrement – mais sans réel pouvoir dans leur cas – les journaux à grand tirage La Presse, La Patrie, auxquels il reproche surtout leurs descriptions détaillées du crime. Il s’attaque furieusement au roman carnavalesque Marie Calumet (1904), de Rodolphe Girard14, et au chapitre « Les foins » (1909) du futur roman naturaliste La Scouine, paru dans La Semaine, condamné également :
« Un “conte”, annoncé et recommandé dans le sommaire du journal, outrage indignement les mœurs. C’est de l’ignoble pornographie, et nous demandons ce que l’on se propose en mettant des élucubrations de ce genre sous les yeux des lecteurs. C’en est trop : il faut couper le mal dans sa racine. »
Puis Anastasie égalise (1900-1929)
11La « vraie » censure n’est pas celle qui interdit, mais qui oblige à dire. Le clergé l’a compris à la dure puisque, au début du XXe siècle, il lui est devenu impossible de contrôler la parole en aval : la montée des journaux à grand tirage menace son pouvoir ; le cinéma et le théâtre populaire s’ajoutent aux ennemis. L’Église développe dès lors des institutions d’encadrement propres à favoriser une pensée et des propos orthodoxes. L’Association catholique de la jeunesse canadienne-française (1904), l’Action sociale catholique (1907) participent de ce vaste mouvement destiné à la jeunesse pour le premier, et au peuple pour le second, selon le mot d’ordre de Pie XI, « Instaurare omnia in Christo ». Sur le plan littéraire, l’abbé Camille Roy, le critique le plus influent du début du siècle, prône une littérature française (d’avant la Révolution !), catholique et nationale à l’occasion d’une célèbre conférence qui fera école, en 190415. Les écrivains s’engouffrent dans cette thématique conservatrice et, à l’endroit des récalcitrants, la critique fera son rôle de « douanier de la littérature », selon l’éclairante expression de Victor Barbeau. Voilà pourquoi l’on ne compte aucune interdiction littéraire officielle entre « Les Foins », en 1909, et Les Demi-civilisés, en 193416 ; la censure n’est pas disparue et le contrôle s’exerce plutôt en amont. Pour reprendre Pascal (« la vraie morale se moque de la morale »), on pourrait dire que la vraie censure se moque de la censure.
Anastasie est contestée (1930-1935)
12Les années 1930 marquent toutefois la première contestation importante de la censure cléricale. L’Homme qui va… (1929) de Jean-Charles Harvey se démarque de la thématique du terroir et introduit une sensualité qui trouble le prêtre-critique Camille Roy et d’autres ; le curé de la basilique de Québec, Mgr Eugène-Charles Laflamme, demande même à la librairie Garneau de ne pas vendre le recueil, voire de retirer tout livre de Harvey de ses comptoirs17. De manière plus large, le premier éditeur professionnel, Albert Lévesque, s’émancipe partiellement de sa clientèle clérico-nationaliste et lance en 1931 sa collection « Romans de la jeune génération », qui donne dans des thématiques plus audacieuses ; il doit l’interrompre en 1932, après des pressions cléricales, se confiant en ces termes au critique Louis Dantin, au mois de mai 1932 :
« Si les autorités ecclésiastiques de la province n’étaient pas déjà un peu prévenues contre ma maison depuis la publication des romans de la jeune génération, je craindrais peut-être moins de prendre des risques. Cela vous explique pourquoi, après avoir payé d’audace, je veux pendant quelque temps du moins rentrer sous ma tente18. »
13Fustigeant le cléricalisme, Olivar Asselin voit son journal L’Ordre réprimandé (1934), mais il n’en ébranle pas moins les certitudes collectives, et Les Idées, revue d’Albert Pelletier (1935-1939), s’attaque à la sclérose de la pensée canadienne-française.
Anastasie reprend brièvement son souffle (1936-1946)
14Le vent nouveau du début des années 1930, que le poète Alfred DesRochers qualifiera plus tard de « feu d’artifice au-dessus de notre crépuscule », illumine justement le temps d’un feu d’artifice. L’arrivée de Maurice Duplessis comme premier ministre en 1936 renforce le conservatisme et la guerre introduit une nouvelle censure qui, bien que temporaire, donne l’impression de ralentir le mouvement d’émancipation des années 1930. C’est d’ailleurs durant la guerre que naît la maison d’édition Fides (1941) ; elle se dote ensuite d’un outil de contrôle des lectures, la revue Lectures (1946-1966), qui fait suite à « Mes fiches », amorcé en 1937. Cette revue, entre autres, fournit les cotes morales des œuvres françaises et québécoises, pratiquant ainsi une sélection préventive, mais attribuant néanmoins à plus d’une trentaine d’œuvres littéraires québécoises la cote « Mauvais19 ».
15Mais la censure cléricale est un colosse aux pieds d’argile, pieds rongés par la laïcisation de l’institution littéraire et par la montée de la littérature populaire. Malgré les apparences, le temps de la censure cléricale est compté, dès le milieu des années 1940.
Puis, elle est frappée au cœur (1946-1959)
16Plusieurs signes indiquent l’affaiblissement de la censure cléricale. La Loi du séquestre, durant la guerre, permet l’impression d’ouvrages dangereux qui, autrement, n’eussent pas été publiés. En 1946, Jean-Paul Sartre fait une conférence à Montréal qui montre la fragilité du contrôle clérical20. Sur le plan littéraire, Pierre Tisseyre lance en 1949 le Prix du Cercle du livre de France ; son jury majoritairement laïque contourne l’encadrement de la littérature, puisque les premiers ouvrages primés, Mathieu21 de Françoise Loranger (1949), Louise Genest, de Bertrand Vac (1950) et Évadé de la nuit (1951) se voient attribuer la cote « Mauvais » par Lectures. L’érosion de la censure cléricale est irrémédiablement en cours.
17Mais il y a davantage. Vers le milieu des années 1940 déferle sur le Canada tout entier, provenant des États-Unis surtout, un raz de marée de Comic books, de Crime comics22 et de romans à bon marché, pocket books qui crachent leur venin pour un modeste 10 ¢. L’Église est dépassée par ce nouvel ennemi qui arrive par millions et se cache dans les magasins de tabac, dans les gares. À cette fin, l’un des premiers au Québec (et à Ottawa, puisqu’il écrivait dans Le Droit) à réclamer une intervention de l’État est le père Paul Gay. Il lance dès le milieu des années 1940 des attaques contre les magazines, les romans à dix sous et les comics, « la grande maladie du XXe siècle, avec le jazz23 ». À la suite de pressions d’associations de parents, particulièrement à Victoria (Colombie-Britannique), le député progressiste-conservateur de Kamloops, Edmund Davie Fulton, attaque le problème par la voie législative24 ; il est le père de ce qu’il est convenu d’appeler le Bill Fulton, visant une refonte de l’article 207 du Code criminel, en 1949, qui vise à la fois l’obscénité et les histoires illustrées de crime ou crime comics. Puis, au début des années 1950, le Comité spécial sur la vente et la distribution de la littérature indécente et ordurière, présidé par le sénateur John Caswell Davis, s’emploie à répondre à la demande du clergé et de groupes de pression en matière de définition légale de l’obscénité. Car il apparaît désormais évident pour tous qu’une définition claire et précise de l’obscénité facilitera l’application de la loi de 1949. Le gouvernement fédéral adopte donc en 1959 une nouvelle formulation juridique de l’obscénité : « Pour l’application de la présente loi, est réputée obscène toute publication dont une caractéristique dominante est l’exploitation indue des choses sexuelles, ou de choses sexuelles et de l’un ou plusieurs des sujets suivants, savoir : le crime, l’horreur, la cruauté et la violence25. »
18Les conséquences pour la littérature sont immenses. Celle-ci ne fait pas que changer d’un régime de contrainte à l’autre ; les règles ne sont plus les mêmes. En voie d’être affranchie du religieux, la littérature ne peut normalement plus être condamnée par la cour pour un ou plusieurs extraits isolés de l’œuvre elle-même. La notion de « caractéristique dominante » dans la loi oblige en effet à poser un jugement en regard de l’œuvre tout entière – même si l’application de cette définition sera loin d’être aussi simple. Nous sommes au seuil de l’impunité artistique ; le procès à Montréal contre L’Amant de Lady Chatterly, fondé sur cette loi de 1959, s’avère décisif.
19Muni de mandats de perquisition, le lieutenant-détective R. Trépanier, de l’escouade de la moralité montréalaise, confisque « one sample of an obscene publication26 », L’Amant de Lady Chatterley de David Herbert Lawrence, chez le libraire Larry Brodie, de même que quinze exemplaires chez deux autres libraires. En 5 novembre 1959 se pose l’importante question de l’impunité du littéraire en regard du juridique ; c’est en vertu de la nouvelle « Loi Fulton » sur l’obscénité, la loi 150-A votée au mois de juin 1959, que sont confisqués ces exemplaires.
20Ce que la défense cherche évidemment à établir, c’est que l’œuvre n’entre pas dans la catégorie de l’obscénité et qu’en outre elle possède une indéniable valeur littéraire ; par contre, la Couronne entend démontrer l’obscénité du roman et les dommages que l’œuvre peut entraîner chez de jeunes lecteurs. Le 10 juin 1960, le juge Fontaine rend un verdict de culpabilité, L’Amant de Lady Chatterley étant déclaré « publication obscène et confisqué au nom de Sa Majesté27 ». L’appel est rejeté le 7 avril 1961. Reste la Cour Suprême. Cinq des neuf juges infirment alors le jugement précédent et libèrent L’amant de Lady Chatterley de toute accusation. Ce sont les propos du juge Judson qu’il faut surtout retenir, dans le texte de son jugement (15 mars 1962). D’une part, on ne peut incriminer un livre sur la seule utilisation d’extraits : « La question est de savoir si le livre dans son ensemble est obscène et non certains passages ou certains mots. » D’autre part, l’examen de la valeur littéraire de l’œuvre est admissible, ce qui rend par conséquent recevable le point de vue de l’auteur et d’autres personnes à ce sujet, en l’occurrence les témoins experts. Et surtout, le juge établit nettement la frontière entre le champ juridique et le champ littéraire :
« Je peux lire et comprendre mais en même temps je reconnais que ma formation et mon expérience relèvent non de la littérature mais de la loi et je reconnais volontiers que les preuves apportées par les témoins me sont d’une grande aide dans ce cas28. »
Les habits neufs d’Anastasie
21Ce n’est pas tout de dire que la censure se déplace des cieux à la cour ; elle se fait aussi plus insidieuse, parce que plus localisée. Certes, la montée du Front de libération du Québec, qui culmine avec les événements d’Octobre 1970, entraîne perquisitions et saisies, en particulier contre Nègres blancs d’Amérique, de Pierre Vallières29 ; mais il s’agit là d’une manifestation circonscrite de la censure, justifiée par des accusations de sédition. Quelques années plus tard, la censure de la pièce de théâtre de Denise Boucher Les Fées ont soif (1978), quoique formidable, fait figure de cas isolé ; mais son sujet féministe30 lui attire l’opprobre des groupuscules religieux, du clergé montréalais et même de la cour. Car désormais, c’est plutôt une censure rattachée à des groupes précis (par exemple, des parents qui interdisent le roman Le Cassé de Jacques Renaud dans un Cégep31), ou encore un pouvoir économique difficile à saisir, qui contrôlent le livre.
22Le corpus le plus surveillé, encore aujourd’hui, est assurément celui de la littérature de jeunesse, faisant l’objet d’une censure proscriptive occasionnelle :
« Cette forme de censure se concrétise dans une sorte de mise à l’Index, d’expurgations des textes à lire en classe par exemple, dans le non-achat par les instances scolaires et autres institutions publiques telles les bibliothèques, souvent sous le couvert de la sélection. Elle se révèle dans le refus des écoles de recevoir tel ou tel auteur. Il y a des livres qui dérangent à cause de leur sujet controversé, voire tabou comme la sexualité, le suicide, l’avortement, la violence, à cause de leurs mots qui choquent et de l’audace de leurs auteurs32. »
23Cette littérature se voit aussi encadrée en amont :
« L’édition scolaire doit toujours être approuvée par le ministère de l’Éducation, ce dernier imposant notamment la chasse aux stéréotypes sexistes ou racistes ; on ne peut l’en blâmer, même s’il s’agit d’une sorte de discrimination forcée, voire artificielle, jouant de la rectitude politique. Là encore, les maisons d’édition se sont approprié ces critères incontournables, gages de rentabilité pour elles. La censure prescriptive, c’est donc l’instrument garantissant la mainmise grandissante du monde de l’éducation sur la littérature pour la jeunesse et la soumission de l’éditeur aux politiques éducationnelles, dans l’intérêt du marché33. »
24Comme le bacille de la peste, la censure « ne meurt ni ne disparaît jamais ».
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Hébert J., Obscénité et liberté, Montréal, Éditions du Jour, 1970, 191 p.
Hébert P., La Littérature québécoise et les fruits amers de la censure, Montréal, Fides, coll. « Les grandes conférences », 2010, 81 p.
Hébert P., Lever Y. et Landry K., Dictionnaire de la censure au Québec – Littérature et cinéma, Montréal, Fides, 2006, 717 p.
Hébert P., avec la collaboration d’É. Salaün, Censure et littérature au Québec. Des vieux couvents au plaisir de vivre (1920-1959), Montréal, Fides, 2004, 255 p.
Hébert P., avec la collaboration de P. Nicol, Censure et littérature au Québec. Le livre crucifié (1625-1919), Montréal, Fides, 1997, 294 p.
Rainville D., « Le monde de l’imprimé et l’Église au Québec », 1880-1960, M. Bibl., université de Montréal, 1983, 137 p.
Notes de bas de page
1 R. Houde, « Dominique-Ceslas Gonthier, o. p., 1853-1917. Perception et réception », La petite revue de philosophie, 8, 1, automne 1986, p. 192.
2 L. Robert, L’Institution du littéraire au Québec, Québec, Les Presses de l’université Laval, coll. « Vie des lettres québécoises », no 28, 1989, p. 107.
3 On trouvera les principaux dans la bibliographie à la fin de cet article.
4 C. de Plaix, Anticoton ou Réfutation de la « Lettre déclaratoire » du père Coton, livre où est prouvé que les jésuites sont coulpables et autheurs du parricide exécrable commis en la personne du roy très chrestien Henry IV d’heureuse mémoire, s. l., 1610, 74 p.
5 « Lettre de Montgolfier à Haldimand », 2 janvier 1779. Cette lettre est citée, et le cas de censure décrit, l’édition annotée de la Gazette de Montréal, précédée d’une introduction substantielle : La Gazette littéraire de Montréal, édition présentée par Nova Doyon, annotée par Jacques Cotnam avec la collaboration de Pierre Hebert, Québec, Presses de l’université Laval, 2010.
6 Le premier, et le plus virulent, est d’A. Chaboillez, Questions sur le gouvernement ecclésiastique du district de Montréal, Montréal, de l’Imprimerie de Thos. A. Turner, 1823, 40 p.
7 F.-X. Pigeon, Correspondance entre l’évêque de Telmesse et le curé de Saint-Philippe au sujet de sa visite en 1824 & 1825, s. l., s. é., s. d. (1825 ?), 25 p. ; Rapports entre le curé de Saint-Philippe et Monseigneur de Québec, s. l., s. é., s. d. (1826 ?), 10 p.
8 Mgr Lartigue à Mgr Panet, 20 février 1832, Rapport de l’archiviste de la Province de Québec, 1942-1943, p. 135.
9 Lettres pastorales de Mgr. L’Évêque de Montréal contre les erreurs du temps (en date du 10 mars 1858) Sur L’Institut canadien et les mauvais livres, (en date du 30 avril 1858.) Sur les mauvais journaux, (en date du 31 mai 1858.), Montréal, des presses à vapeur de Plinguet & Laplante, s. d., iii et 45 p.
10 Notons que, dans toute l’histoire de la censure au Québec, seulement trois ouvrages de langue française ont été mis à l’Index romain : les Annuaires de l’Institut canadien de 1868 et de 1869, et l’essai de Laurent-Olivier David, Le clergé canadien, sa mission, son œuvre (1896). Toutes les autres interdictions ont été faites localement, en vertu des lois de l’Index qui permettent à un évêque d’interdire un imprimé dans son diocèse.
11 « Le 21 novembre 1869, le curé de la paroisse Notre-Dame de Montréal, l’abbé Benjamin-Victor Rousselot, refuse la sépulture ecclésiastique, au cimetière de la Côte-des-Neiges, au typographe Joseph Guibord, décédé le 18 et toujours membre de l’Institut canadien de Montréal. […] Des membres de l’Institut canadien de Montréal prennent en main la défense de la veuve Guibord, Henriette Brown, et Joseph Doutre est l’avocat de la demanderesse dans un procès transformé en saga judiciaire de 1869 à 1875 » (Y. Lamonde, « Annuaire de l’Institut canadien pour 1869 », in P. Hébert, Y. Lever et K. Landry, Dictionnaire de la censure au Québec – Littérature et cinéma, Montréal, Fides, 2006, p. 38 [désormais DCQ]).
12 « Dans ce qu’il est convenu d’appeler la “querelle universitaire”, deux ouvrages ont été nommément par le clergé : La conscience catholique outragée […], du docteur Elzéar Paquin, et La source du mal de l’époque au Canada, de l’abbé Alexis Pelletier. […] Le différend se joue autour de la fondation, à Montréal, d’une université autonome, distincte de l’Université Laval. Dès son arrivée au pouvoir, Mgr Bourget caresse le projet d’une université catholique à Montréal, projet qui n’est pas étranger à la naissance de l’Institut canadien, qui souhaite la présence d’une université laïque » (P. Hébert, « La conscience catholique outragée… », DCQ, p. 140).
13 « Des élections fédérales sont prévues pour le 23 juin 1896. […] Mais cette élection n’est pas qu’un choix entre les libéraux et les conservateurs, car la toile de fond qui divise les opinions touche la question scolaire au Manitoba. Le gouvernement de cette province ayant aboli les “écoles séparées”, il convenait de voter pour un futur premier ministre qui restituerait aux francophones leurs pleins droits » (P. Hébert, « Le clergé canadien, sa mission, son œuvre », DCQ, p. 127). Or le clergé prend parti publiquement contre le libéral Wilfrid Laurier et interdit le livre de David, qui appuyait la politique de Laurier.
14 Girard était journaliste à La Presse. Mgr Bruchési, en plus d’interdire le roman, fait des pressions telles que Girard sera congédié. Le journal reproduit d’ailleurs ce texte, le 15 février 1904 : « La Semaine religieuse vient de flétrir comme il le méritait de l’être un livre paru récemment à Montréal, livre aussi grossier qu’immoral et impie. Ce n’est pas la peine de le nommer : il est déjà tombé sous le mépris de quiconque l’a ouvert sans le connaître. Mais que l’on sache que des productions de ce genre n’ont pas besoin d’être condamnées nommément : les lois générales de l’Index en interdisent la lecture » (P. Hébert et E. Salaün, « Marie Calumet », DCQ, p. 447).
15 Et publiée en 1907 : Essais sur la littérature canadienne, Québec, L’Action sociale, p. 215-232.
16 Jean-Charles Harvey est l’un des écrivains les plus censurés du Québec ; à ce propos, voir P. Hébert, « Jean-Charles Harvey : de l’état de censure à “l’État adulte” », in M. Doré et D. Jakubec (dir.), Deux littératures francophones en dialogue. Du Québec et de la Suisse romande, Québec, Les Presses de l’université Laval, p. 123-133.
17 P. Hébert, « L’Homme qui va… », DCQ, p. 317-319
18 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Vieux-Montréal, fonds Gabriel Nadeau, MSS 177, contenant 81.
19 Voir P. Hébert, « Chant du cygne de la censure cléricale au Québec : la revue Lectures (1946-1966) », Bulletin des bibliothèques de France, coll. « Cultures et religion », 2003, 6, p. 30-37.
20 Voir Y. Cloutier, « Sartre à Montréal en 1946 : une censure en crise », Voix et images, « La censure, 1920-1960 », 68, hiver 1998, p. 266-280.
21 Mathieu divise le jury, mais obtiendra pour cette raison une excellente publicité.
22 Sur les Crime comics en particulier : P. Hébert, « L’“effet termites” : comment les crime comics ont mis fin à la censure cléricale au Québec », V. Liard (dir.), Histoires de crimes et sociétés, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, coll. « Sociétés », 2011, p. 113-120.
23 P. Gay, « L’art d’abrutir le peuple », Lectures, 1, 3, novembre 1946, p. 139.
24 Pour un parcours des liens entre l’imprimé et le judiciaire au Québec, voir P. Hébert, « De la soutane étouffante à la toge libératrice ? Le rôle du pouvoir judiciaire dans l’autonomisation de la littérature québécoise », Les Cahiers de propriété intellectuelle, 21, 1, janvier 2011, p. 93-122.
25 Statuts du Canada, 1959, 7-8, Eliz. II, vol. 1, p. 267.
26 Déclaration de saisie par R. Trépanier…, Document no 1, Cour des sessions de la paix, cause 13524-59.
27 T.-A. Fontaine, Jugement, Cour des sessions de la paix, cause 13524-59, 10 juin 1960, p. 1-2.
28 «I can read and understand but at the same time I recognize that my training and experience have been not in literature, but in law and I readily acknowledge that the evidence of the witnesses who gave evidence in this case is of real assistance to me in reaching a conclusion.»
29 « Le 31 octobre 1969, le ministre de la Justice Rémi Paul ordonne la perquisition au bureau personnel de Gérald Godin. La Sûreté du Québec saisit une grande quantité de livres, de revues, de documents et de dossiers ayant un rapport plus ou moins direct avec Pierre Vallières et Charles Gagnon. Des accusations de sédition sont portées contre ces derniers. La justice en a précisément contre Nègres blancs d’Amérique, dont le sous-titre est Autobiographie précoce d’un “terroriste” québécois. Le 1er novembre, Le Devoir apprend que cette saisie vise non seulement le bureau de l’éditeur, mais également toutes les étapes de production de l’ouvrage, de l’auteur jusqu’au libraire. La police perquisitionne au bureau de Parti pris, dans certaines librairies et l’imprimeur (Payette et Payette, à Saint-Jean), où elle saisit les plaques d’impression et les épreuves. Les forces de l’ordre poussent le zèle jusqu’à saisir les deux exemplaires de Nègres blancs d’Amérique déposés par l’éditeur à la Bibliothèque nationale du Québec » (S. Vincent, « Nègres blancs d’Amérique », DCQ, p. 475).
30 Qu’on en juge : « Désignant le dogme de l’Immaculée Conception comme un des piliers symboliques de l’aliénation des femmes, la pièce met en scène trois archétypes féminins promus par la religion catholique : la Vierge […], la Mère […] et la Putain [Madeleine]. Toutes trois prennent conscience de leur condition (“Nous sommes des prisonnières politiques”) et s’affranchissent des rôles patriarcaux. Après avoir été battue par son mari, Marie le quitte. De son côté, tandis qu’elle projette de “flanquer [ses] clients à la porte” et de changer de vie, Madeleine se fait violer. La mise en scène de ce passage figure le violeur en oiseau, lequel représente, selon la symbolique chrétienne, le Saint-Esprit. Madeleine intente un procès au violeur, qui s’en sort innocenté. La pièce se termine sur un appel à la réconciliation avec les hommes, invités à “déserter [leurs] hystériques virilités”, et à “imaginer” ce que pourraient être des relations émancipées des rôles aliénants » (I. Boisclair, « Les fées ont soif », DCQ, p. 259-260).
31 Voir S. Vincent, « Le cassé… », DCQ, p. 107-109.
32 N. Sorin, « Littérature pour la jeunesse », DCQ, p. 413.
33 Ibid.
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