La littérature française censurée par le Saint-Siège, depuis la Restauration jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale
The French Literature censored by the Holy See, from the Restoration to the Eve of World War II
p. 17-30
Résumés
Comment distinguer de la critique littéraire la censure entendue comme recension argumentée d’une œuvre ? Toutes deux présentent des jugements qu’il est difficile de particulariser selon une opposition entre appréciation morale et appréciation esthétique, ou bien entre évaluation descriptive et évaluation normative, tant les divers corpus censoriaux et critiques mêlent les deux types de critères et de méthodes. La censure, loin de négliger les considérations littéraires ou de les limiter à de simples digressions, en use soit pour mieux saisir le sens et la portée de la fiction, soit pour mesurer le degré de séduction et d’influence dont l’œuvre est susceptible. La présente étude s’appuie sur les rapports censoriaux issus des fonds d’archives inédits de l’Index romain et du Saint-Office pour la littérature française des XIXe et XXe siècles.
How to distinguish between literary criticism and censorship understood as a writing reasoned review? They both display judgments that are difficult to particularize according to an opposition between ethical appreciation and esthetical appreciation, between descriptive assessment and normative assessment, all the more so as the numerous censorship and criticism corpus combine the two types of criteria and methods. Far from neglecting literature considerations or limiting them to simple digressions, censorship uses them either to better understand the sense and the impact of the fiction or to evaluate the attractiveness and influence level of the writing. This study is based on censorship reports for 19th and 20th centuries French literature from the collections of unpublished archives of the Roman Index and of the Holy Office.
Entrées d’index
Mots-clés : censure, critique littéraire, Église catholique, éthique et esthétique, sémantique littéraire
Keywords : censorship, literary criticism, Roman Catholic Church, ethics and aesthetics, literary semantics
Texte intégral
1User du substantif censure pour évoquer les mises à l’Index dans la France des XIXe et XXe siècles soulève quelques difficultés. Le sens strict de censure désigne un procédé a priori, préalable à la publication d’un manuscrit ; si une telle pratique est aussi prévue par l’Église (imprimatur, nihil obstat), l’inscription d’un livre à l’Index librorum prohibitorum est postérieure à sa parution. Mais l’usage élargi du terme censure dans son acception courante intègre pêle-mêle les procédés préventifs et les répressifs, comme le procès des Fleurs du mal de 1857, les poursuites entreprises par des associations, ligues ou personnes privées contre des ouvrages jugés attentatoires à la dignité humaine, aux bonnes mœurs ou à l’ordre public, diffamatoires ou incitatifs aux discriminations. Parfois, alors même que le procès intenté se solde par un abandon des poursuites ou une relaxe, on abuse du terme pour traiter par exemple du procès de Madame Bovary. Cependant, même en ce sens élargi, le terme de censure ne va pas de soi pour traiter des mises à l’Index : à la différence d’une décision de justice civile pour laquelle le livre condamné sort du marché, la mise à l’Index ne supprime pas la libre diffusion de l’ouvrage interdit. Un procédé aussi peu contraignant dans les États sécularisés est comparable à une forme de boycott. Il existerait une sorte de contrainte psychologique pour le croyant, si les décisions de l’Index l’obligeaient en conscience. Pourtant la maxime gallicane « Index non viget in Gallia » (« l’Index n’a pas de vigueur en France ») domine encore la pensée canonique française au moins pendant la première moitié du XIXe siècle et ne semble définitivement écartée que sous le pontificat de Léon XIII, notamment lors de la publication d’Officiorum ac munerum (1897) rappelant aux catholiques l’obligation d’observer les sentences de l’Index. Malgré l’affirmation de cette souveraineté canonique, certaines décisions censoriales du premier XXe siècle, au moment de la crise moderniste ou de la condamnation de l’Action française par exemple, soulevèrent des contestations dans certaines franges de l’opinion catholique, parfois jusqu’au haut clergé.
2En dépit de ces précautions terminologiques, le terme de censure convient aux mises à l’Index, d’une part parce que la Congrégation de l’Index a la prétention d’exercer un contrôle juridique (canonique) quelle qu’en soit l’application effective, d’autre part parce qu’elle revendique le terme soit pour parler de ses sentences, soit pour désigner les rapports établis par des consulteurs pour décrire le contenu illicite d’un texte, soit enfin pour qualifier l’ensemble du processus d’examen. Dans la présente étude, le terme de censure désigne en priorité le rapport, appelé votum, que rédige un rapporteur de la Congrégation pour analyser un ouvrage déféré afin de préparer le travail des deux collèges judiciaires (« congrégation préparatoire » consultative, puis « congrégation générale » des cardinaux qui délibèrent et décrètent la mise à l’Index). L’ouverture des archives de la Congrégation pour la Doctrine de la foi (ACDF) en 1998 donne accès aux collections entières de vota. Le corpus étudié ici se limite aux œuvres littéraires françaises, essentiellement les productions romanesques et dramatiques, puisqu’à part les Chansons de Bérenger, la poésie est épargnée, depuis le début du XIXe siècle jusqu’à 1939, dernière année pour laquelle les archives sont ouvertes.
3Les organes de censure de l’Église romaine, plus accoutumés à examiner des ouvrages de disciplines ecclésiastiques, confient à des consulteurs spécialisés dans l’érudition théologique, morale, scripturaire, mystique, liturgique, canonique ou philologique des romans-feuilletons et des pièces de théâtre alors à succès. Comment le Saint-Siège lit-il la littérature au sens moderne ? Les difficultés soulevées par les singularités de la fiction, et les divergences entre vota, n’empêchent pas une certaine pratique jurisprudentielle qui sert de ligne directrice aux consulteurs.
4Trois étapes ponctuent les mises à l’Index pour le siècle et demi en fonction de la nature des condamnations et de l’institution de censure. De la Restauration à 1851, l’Index procède à des examens nominatifs : chaque titre fait l’objet d’un jugement spécifique. La deuxième moitié du XIXe siècle évolue vers des condamnations globales d’opera omnia d’auteurs. La Congrégation de l’Index supprimée en 1917, le Saint-Office prend ensuite le relais, limite les condamnations nominatives mais publie une instruction contre la littérature sensuelle et mystico-sensuelle en 1927.
Les censures nominatives de l’Index (1828-1851)
Œuvres poursuivies
5À la suite des bouleversements que Bonaparte inflige à la Curie romaine, la Congrégation de l’Index reprend progressivement sa marche au début du XIXe siècle. Les premiers textes littéraires français censurés sont les fictions des Lumières, relativement épargnées en leur temps au profit des œuvres spéculatives, mais dont Rome prend conscience du succès et de l’influence après la secousse révolutionnaire. Jacques le fataliste de Diderot est ainsi mis à l’Index en 1804, en même temps que les Romans et contes de Voltaire ; La Nouvelle Héloïse en 1806, quarante ans après la condamnation du Contrat social.
6C’est seulement en 1828 que l’Index s’intéresse de nouveau à la fiction française, avec la proscription de plusieurs textes de Pigault-Lebrun (La Folie espagnole, Tableaux de société, ou Fanchette et Honorine, Jérôme et L’Enfant du carnaval), auteur à cheval entre les deux siècles. La Congrégation commence ses poursuites contre la littérature romantique contemporaine avec le décret du 28 juillet 1834 interdisant les Chansons de Béranger et Notre-Dame de Paris. Le censeur de Hugo découvre sans appétence une nouvelle veine :
« affectant d’exprimer avec une vérité scrupuleuse les coutumes et le langage populaire, il a rempli de fond en comble son roman de ces blasphèmes, de ces imprécations grossières et de ces jurons impies et obscènes que l’on trouve habituellement dans la bouche des soldats et de la racaille, sans en montrer le plus léger dégoût1 ».
7À partir de 1834, l’Index défère régulièrement devant son tribunal des textes littéraires français : l’Ahasvérus de Quinet et Rome souterraine de Didier en 1835, Chatterton de Vigny en 1836 (poursuivi mais non mis à l’Index), la même année que les condamnations du Voyage en Orient et de Jocelyn de Lamartine, dont La Chute d’un ange est prohibée en 1838. Après les procédures contre Sand et Balzac de 1840 à 1842, la Congrégation ralentit le rythme des examens, qui se soldent au demeurant par des abandons de poursuites : ni Les Mystères de Paris, déférés en 1845, ni Une larme du diable de Gautier, en 1851, ne sont mis à l’Index.
8La procédure la plus remarquable reste donc les examens successifs des œuvres de Balzac et Sand. De novembre 1840 à avril 1842, cinq décrets atteignent leurs fictions, treize de Sand et quinze de Balzac. Les volumes ont pourtant été envoyés ensemble par le nonce à Paris en mai 1840, répondant à une demande de son confrère de Vienne. Une note du nonce commente l’envoi :
« Les œuvres de Balzac et de George Sand (auteurs tous deux assez jeunes et vivant à Paris) sont déjà très nombreuses et croissent, on peut dire, chaque jour. Ces œuvres sont en général très mauvaises, tout au moins à en juger par ce que j’en entends dire. […] [C]omme entre les œuvres de Balzac et de George Sand il y en a certaines d’inoffensives et certaines encore qui sont moins mauvaises que d’autres, j’ai jugé opportun de choisir les plus pernicieuses, et cela pour ne pas avoir les inconvénients de perdre inutilement du temps à examiner les livres soit inoffensifs soit presque indifférents2… »
9Le premier décret, de novembre 1840, prohibe Lélia de Sand. En mars de l’année suivante, sept consulteurs se répartissent l’examen de onze titres : Lettres d’un voyageur, Les Sept Cordes de la lyre, Gabriel, Le Secrétaire intime, L’Uscoque, La Dernière Aldini, Simon, Les Maîtres mosaïstes, Mauprat, Jacques et Leone Leoni. Les troisième et quatrième décrets (septembre 1841 et janvier 1842) condamnent onze titres de Balzac : Le Lys dans la vallée, Physiologie du mariage, Le Livre mystique (Les Proscrits, Louis Lambert, Séraphîta), Les Cent Contes drolatiques, Nouveaux Contes philosophiques, Contes bruns, L’Israélite, L’Excommunié, Un grand homme de province à Paris, « Berthe la repentie » (Contes drolatiques) et Jane la Pâle. Un cinquième et dernier décret, du 5 avril 1842 achève cette procédure commencée deux ans plus tôt, avec Spiridion de Sand, Le Vicaire des Ardennes, La Femme supérieure, La Maison Nucingen et La Torpille de Balzac. Les consulteurs examinent entre un et trois titres par votum ; peu nombreux à travailler régulièrement pour la Congrégation, ils échelonnent leurs évaluations au rythme des réunions successives.
Pratique jurisprudentielle
10Bruno Neveu a montré, dans sa magistrale étude sur L’Erreur et son juge3, le développement, les subtilités puis l’appauvrissement des notes de censure, par lesquelles les consulteurs romains qualifiaient les propositions. Mais une phrase tombe sous le coup d’une note comme « proposition hérétique », « proche de l’hérésie », « erronée », « proche de l’erreur », « téméraire », « proche de la témérité », etc. autant qu’elle formule un énoncé spéculatif, gnomique ou normatif. Les énoncés littéraires, plus descriptifs que normatifs, racontant des faits circonstanciés plutôt que professant des doctrines générales, font-ils l’objet de notes de censure ? Le Voyage en Orient de Lamartine fournit un rare exemple de telles qualifications. Le cardinal Polidori relève les propositions qu’il juge dignes de censures. La première reçoit ainsi la note « équivoque » :
« “Toute la nature est animée ; toute la nature sent et pense”, dit l’auteur : expression équivoque, alors que ce sentir et ce penser universel de toute la nature dans le génie de l’auteur sont suspects de spinosisme, et supposent une âme universelle, qui donne forme à la création. L’homme est le seul être de la nature qui sente et pense, parce qu’il est même le seul à posséder une âme spirituelle, le seul doué de raison, le seul par conséquent qui, pourvu d’intelligence, peut connaître le Créateur à travers la création, et qui, pourvu de volonté, peut l’aimer comme il convient4. »
11La présence de sentences au cœur du récit autorise l’examinateur à les extraire, les noter et les commenter. De telles formulations restent néanmoins marginales.
12Balzac ne professe pas de maximes comme « l’adultère est moralement licite » ou Dumas « le duel est un règlement légitime des litiges ». Le roman raconte des tromperies ou des joutes, souvent sans expliciter un enseignement moral. L’absence de préceptes dans un récit rend aventureux le relevé de propositions à qualifier. À défaut, le rapporteur de l’Index en est réduit à résumer les actions immorales déployées sur plusieurs pages. Mais raconter un adultère, une relation incestueuse, un suicide, un meurtre ou un duel, est-ce l’excuser, le justifier, en faire l’apologie voire le livrer en modèle de conduite ? En outre, la parole d’un simple personnage ne saurait s’assimiler à la parole de l’auteur et faire autorité sur le lecteur. Le censeur prend alors en considération divers critères d’analyse afin de mesurer la part d’incitation à la forfaiture dans un simple récit de forfaits : une éventuelle prise de position explicite du narrateur, la part de magistère que son ethos exerce sur le public, le degré d’héroïsme et d’ascendant des personnages, la manière complaisante dont sont décrites les immoralités, la notoriété de l’auteur, l’accueil réservé par la critique et ses interprétations, la vulnérabilité du public, en somme autant d’éléments textuels et contextuels susceptibles d’évaluer le rayonnement potentiel de l’ouvrage. Les censures apprécient l’énonciation littéraire plutôt que le seul énoncé.
13L’examen de l’énonciation s’intéresse moins à l’intention de l’auteur qu’à la réception par le public. Ce sont en effet les menaces que les textes font courir sur la sensibilité, l’intelligence et le comportement du lecteur qui justifient les prohibitions. Les vota de l’Index suivent souvent plusieurs étapes. La première et la plus volumineuse consiste à un examen de l’énoncé ; le rapporteur y évalue l’écart entre le roman et les enseignements ecclésiaux. S’il juge le livre immoral et irréligieux, la malice de l’énoncé est établie. Le constat ne suffit pas toujours à justifier une mise à l’Index. On interdit un ouvrage autant qu’il présente un danger. Pour le mesurer, le censeur évalue les qualités littéraires. Un roman mauvais dont le style est séduisant s’avère périlleux et justifie donc la proscription. L’articulation entre la malice de l’énoncé et le danger de la lecture passe ainsi par une considération sur la réussite formelle, la « séduction », à la fois au sens de séduisant et de séducteur (« manipulateur » selon le néologisme aujourd’hui répandu). Certaines formules de consulteurs, à la suite de l’examen en immoralité et impiété, manifestent en peu de mots une telle logique argumentative :
« Au demeurant, la beauté du style, les anecdotes et toutes les circonstances jusqu’à mettre en scène les personnages du plus haut rang, et la plus monstrueuse conjonction d’incrédulité et d’hypocrisie rendent le livre plus dangereux et séduisant » (extrait du votum sur Le Lys dans la vallée de Balzac5).
« Ce système est impossible à réfuter, parce qu’il ne définit pas, ne distingue pas, ne détermine pas les notions, et ne fait que se répandre en vaines images poétiques, tandis qu’il séduit avec les fleurs de style, et entraîne les lecteurs indigents, inexpérimentés et aimant le nouveau » (extrait du votum sur Séraphîta de Balzac6).
14Le danger concerne la plupart du temps la « jeunesse inexperte », le public vulnérable et les « demi-savants ». Si une œuvre immorale et irréligieuse menace les lecteurs fragiles en raison de sa séduction, a contrario un ouvrage auquel manquent les qualités de style n’offre pas de péril. Chatterton de Vigny est ainsi épargné d’une mise à l’Index :
« Mais après cet exposé des idées immorales, irréligieuses et révolutionnaires qu’à chaque pas on rencontre autant dans le drame que dans la préface, et qui composent l’un et l’autre un mauvais livre, sera-t-il pour autant un livre à interdire par la Sacrée Congrégation ? C’est au jugement très savant de Leurs Éminences Révérendissimes qu’il appartiendra de le décider. J’avoue que je me trouve très embarrassé pour prononcer un avis, quel qu’il soit, par rapport à une telle demande. Le but qu’avec beaucoup de sainteté les Pères du saint concile de Trente se sont fixé à l’esprit en créant le premier Index librorum prohibitorum, et qu’a toujours devant les yeux la Sacrée Congrégation dans tous ses décrets, n’est pas tant celui d’interdire les livres mauvais, que celui d’interdire les livres qui, par leur malignité, peuvent porter préjudice aux âmes des fidèles. Il peut y en avoir beaucoup, dont il est improbable, quoique mauvais, qu’ils portassent préjudice parce qu’ils ne sont pas à la portée de tous, comme le seraient de nombreux classiques grecs et latins, qui, en dépit des nombreuses obscénités qu’ils contiennent, ne sont pas interdits pour cette raison ou parce que, bien qu’ils soient à la portée de tous, leur nullité, pour ainsi dire, est si grande qu’il n’est pas croyable qu’ils puissent porter préjudice, et ils tombent dans l’oubli dès leur première parution, parce que remplis d’inepties et dépourvus de tout mérite littéraire, ce qui est précisément le cas du livre dont on traite ici. C’est pour sûr, comme je l’ai dit au début, un livre d’aucun prix, qui n’a aucun mérite poétique, ni en ce qui concerne l’invention, ni en ce qui concerne l’exposition, qui ne traite que d’un très obscur rimailleur tout-à-fait inconnu de tous, et qui se suicide à cause de la misère et par amour ; c’est pourquoi ne pouvant d’aucune manière intéresser les lecteurs, il ne peut devenir célèbre, ni acquérir du crédit auprès de qui que ce soit ; et qu’il va nécessairement tomber dans l’oubli, si toutefois il n’y est pas déjà tombé à cette heure.
[…] C’est pourquoi, autant pour ce motif que pour les autres cités ci-dessus, je crois que si l’on peut dire que le livre dont on parle doit être qualifié de mauvais, on ne peut pas le dire pernicieux, car il est dénué des attraits qui peuvent en stimuler la lecture » (extrait du votum sur Chatterton de Vigny7).
15La pratique jurisprudentielle de la Congrégation considère le style comme une circonstance aggravante, à rebours de la septième règle de l’Index tridentin qui autorisait les œuvres obscènes de l’Antiquité « en raison de l’élégance et de la propriété du style ». La clause dérogatoire semble donc tombée en désuétude. Pourtant, Léon XIII maintient dans la constitution Officiorum ac munerum de 1897 l’autorisation des œuvres obscènes pour des motifs de style et l’étend même aux classiques modernes8.
Les censures générales de l’Index (1852-1917)
Auteurs à l’Index
16Le 22 janvier 1852, le décret de mise à l’Index des œuvres complètes de Sue (« Opera omnia quocumque idiomate exarata ») inaugure le modèle dominant qui caractérise les censures littéraires de la seconde moitié du XIXe siècle. Sept ans plus tôt, Les Mystères de Paris sont épargnés de toute proscription par un abandon des poursuites, le rapporteur considérant que « l’œuvre respire une religion très saine et de bonnes mœurs9 ». Relancée en 1851 par le Saint-Office, la procédure d’examen de Sue porte sur une édition des œuvres complètes en soixante et un volumes. Le long rapport détaille les motifs de censure volume après volume. La conclusion du votum recommande aux cardinaux la proscription de l’ensemble : « Il n’y a aucun doute que toutes les œuvres de Sue mériteraient la condamnation absolue, afin d’empêcher au moins le plus grand mal10. » Cette censure opera omnia est conçue comme une addition exhaustive d’examens nominatifs. Le procédé fait la transition entre les procédures où plusieurs consulteurs se partageaient les titres (cas de Sand et Balzac), et de nouvelles modalités où les rapporteurs s’abstiennent d’étudier in extenso le corpus opera omnia.
17Au printemps 1863, l’Index confie à neuf consulteurs une trentaine d’œuvres écrites par « Alexandre Dumas », père et fils. Leurs avis sont loin d’être unanimes : certains réclament de proscrire tout ou partie de l’ensemble ; d’autres un abandon général des poursuites ; enfin, certains avouent leur difficulté à trancher. À ce premier problème de diversité des avis, la congrégation préparatoire du 11 juin 1863 en ajoute un second. Le secrétaire explique d’emblée : « Parmi les plus de cent écrits romanesques qui sont imprimés et diffusés sous le nom des deux Alexandre Dumas, vingt-sept furent jugés11. » Convient-il de mettre à l’Index des œuvres complètes sans un examen exhaustif ? Le collège des consulteurs se décharge sur l’autorité du pape ; ils conseillent de
« consulter Sa Sainteté pour la condamnation des autres romans de ce genre, de loin nombreux, qui, même s’ils n’ont pas été déférés devant notre sacré tribunal, compte tenu cependant qu’ils sont corrompus par l’esprit de cet auteur, publiquement notoire, sont à juste titre habituellement tenus pour nocifs surtout envers la jeunesse chrétienne12 ».
18Les cardinaux décrètent finalement le 22 juin 1863 l’interdiction de tous les écrits romanesques des deux Dumas. Si ce décret illustre le principe de prudence selon lequel mieux vaut plus proscrire quitte à délivrer des licences de lecture ensuite, il amorce un tournant de jurisprudence pour les censures opera omnia. Un tel précédent dispense en effet les censeurs d’un examen exhaustif.
19Le procédé ne passe pas inaperçu de Jacques Baillès, le plus pittoresque des consulteurs. Cet ancien évêque de Luçon, « démissionné » par Pie IX en 1856 à la demande de Napoléon III13, est dans la foulée nommé à la Congrégation. Moins de six mois après le décret contre Dumas, il fait mettre à l’Index les œuvres complètes de Sand, sans examen exhaustif. Les cardinaux consentent à suivre son votum et décrètent la condamnation générale « George Sand : Opera omnia hucusque in lucem edita » le 15 décembre 1863. Le même consulteur provoque la plus remarquable censure du XIXe siècle. Le décret du 20 juin 1864 condamne plus d’œuvres que ne le firent toutes les autres censures du siècle. Son votum intitulé De pluribus plurium amatoriis fabulis14 examine quarante-deux titres de neuf auteurs en vingt pages. Outre Michelet, sont passés en revue Hugo, Soulié, Stendhal, Flaubert, Ernest Feydeau, Champfleury, Murger et Balzac. Si les examens de Hugo et Flaubert sont limités (Les Misérables, Madame Bovary et Salammbô), tous les autres auteurs sont condamnés pour l’ensemble de leur production. Le votum fournit les analyses d’œuvres les plus brèves. Le palmarès revient à la Confession générale de Soulié, dont l’évaluation des sept volumes se borne à une phrase nominale : « Infamiae, dedecoris, flagitiorum et obscenitatum pestilens sentina15. » Six des dix condamnations générales qui touchent la littérature française de fiction du XIXe siècle, viennent de ce seul décret. Sur les quatre autres, l’une est encore le fait de Baillès (Sand). Il fut le principal censeur de la littérature française.
20Après la condamnation des quatre romans anticléricaux de l’abbé Michon (1864-1867), l’Index ne condamne plus aucune fiction française jusqu’à la première condamnation de Zola en 1894. Ce silence de près de trente ans s’explique, selon Giacomo Martina16, par une politique délibérée de Pie IX de mitigazione afin d’épargner le champ littéraire. Baillès subit alors une semi-disgrâce. Les poursuites contre Zola sont dictées par la publication de Lourdes, mis à l’Index en 1894. Dans la foulée, la Congrégation examine et condamne ses opera omnia (décret du 25 janvier 1895). Les deux autres volumes de la trilogie, Rome (un roman sur la Congrégation de l’Index) et Paris sont proscrits en 1896 et 1898.
Problèmes herméneutiques
21La censure globale opera omnia soulève des difficultés dans la procédure et dans l’interprétation. Dans la procédure : le tribunal la conçoit soit comme une somme d’œuvres (procédure contre Eugène Sue), soit comme une totalité dont une partie représentative justifie la proscription (Dumas, Sand, Zola et la grande censure de juin 1864). Baillès applique le principe de représentativité dans son examen de Sand : la romancière garantit l’unité de l’œuvre. Les opera omnia de Zola, condamnés en janvier 1895, subissent une évaluation similaire. Dans l’interprétation : la règlementation de l’Index affirme que les décrets n’atteignent pas l’auteur mais interdisent une lecture. Dans le cas de Zola, la censure des opera omnia est suivie de deux décrets, contre Rome en 1896 et Paris en 1898. La censure globale de 1895 ne présume pas que l’œuvre à venir soit a priori viciée. Le décret n’est canoniquement valable qu’à la date de promulgation.
22L’examen des opera omnia de Zola commence par un jugement sur Le Roman expérimental. Le censeur perçoit dans les déclarations d’intention du romancier des erreurs philosophiques, notamment du déterminisme matérialiste, négateur de la liberté humaine et donc de la possibilité de poser un acte moral. L’essai de Zola lui fournit une clé interprétative. Il analyse ensuite quelques fictions censées illustrer les conceptions philosophico-esthétiques de l’auteur : quelques nouvelles et seulement deux romans des Rougon-Macquart : La Terre et La Débâcle. Le premier est jugé obscène et anticlérical ; le second, certes moins offensant, reste entaché de déterminisme et de croyance en l’hérédité. Les deux romans montrent, au dire du censeur, que les déclarations du Roman expérimental ne sont pas restées lettres mortes. Sans examen exhaustif, le censeur conclut à la proscription de toutes ses œuvres.
23Un deuxième problème se pose pendant cette période, celui des contradictions entre vota. La mise à l’Index des opera omnia de Sue, en 1852, inclut Les Mystères de Paris. Le roman-feuilleton avait pourtant fait l’objet d’un premier procès, en 1845, sans que les poursuites aboutissent. Entre 1845 et 1852, l’avis de la censure ecclésiastique sur cette œuvre connaît un retournement exemplaire. Le premier votum nie la transgression morale, quand le second l’affirme. Les valeurs partagées au sein d’une communauté interprétative n’ont pas conduit à un constat identique ; la contradiction tient moins aux croyances qu’à l’interprétation des procédés romanesques.
24Pour le premier censeur, les voix du narrateur et des différents personnages sont hiérarchisées : le narrateur des Mystères de Paris dénonce les abus d’une société éloignée du christianisme. Il adopte une posture active, surplombante et moralisatrice. Le second censeur regrette au contraire l’insuffisance d’un jugement moral de la part du narrateur, voire sa complaisance à l’égard des vices décrits. Du côté des personnages, le premier censeur n’accorde guère d’attention à leur parole ; seul le narrateur importe. Le second, en revanche, s’intéresse à l’autorité des personnages, en particulier à la figure d’un ecclésiastique peu édifiant, l’abbé Polidori, « mauvais mentor », susceptible de scandaliser un lecteur catholique. Enfin, en matière de style, le premier censeur estime l’écriture de Sue sans attrait ni séduction. Son confrère juge à l’inverse que ce roman racoleur tient « en haleine le curieux ». Tout accordés que sont les deux censeurs sur les valeurs morales, leurs analyses esthétiques respectives les conduisent à des interprétations inconciliables d’une même fiction.
25Les censeurs, peu aguerris aux procédés littéraires, sont confrontés à d’autres problèmes esthétiques. Le genre du roman historique soulève ainsi des difficultés singulières. Le consulteur Sanguinetti, chargé de l’examen de deux romans historiques de Dumas, La Régence et Louis XV et La Guerre des femmes, propose des appréciations paradoxales. Il considère le premier roman comme immoral mais non dangereux, au motif que les événements racontés sont connus et que le narrateur est impartial voire désapprobateur. Selon une telle logique, le second mériterait aussi un abandon des poursuites. Pourtant sa censure de La Guerre des femmes se démarque de la démonstration précédente :
« Bien qu’on puisse l’appeler roman historique, ou récit de la guerre civile qui fut combattue en France sous la Régence d’Anne d’Autriche vers le milieu du XVIIe siècle, l’auteur y a déployé une vivacité dans la description et une abondance de dialogues telles qu’il sied à ce genre de littérature. Et un tel artifice de l’auteur n’est pas du tout inoffensif, si on considère spécialement la classe des lecteurs auxquels sont destinés ces livres. Si l’on me demandait : ce roman est-il immoral ? Je répondrais négativement, disant que c’est le récit des guerres civiles et des amours qui sont habituelles dans ces temps de grande galanterie, traité à la manière de Walter Scott et d’autres romanciers, spécialement de l’école française. Si l’on me demande : la lecture de ce roman est-elle inoffensive ? Je dois répondre qu’elle est dangereuse pour les raisons suivantes17. »
26Si le roman n’est pas immoral, son style le rend pourtant dangereux. Dans la suite du votum, les scènes citées et commentées portent sur des descriptions sensuelles ou mêlant le sacré au sensuel. Après les avoir exposées, Sanguinetti conclut : « Ces descriptions fleuries sont aptes à bouleverser et pervertir n’importe quel sentiment de piété religieuse et de culte, spécialement dans les âmes inexpertes des jeunes18. » Le style séduisant est apte à créer un danger alors que le fond romanesque n’outrage pas la morale.
27La difficulté la plus récurrente dans la censure des textes littéraires porte sur la voix des personnages. Baillès n’établit aucune hiérarchie entre le narrateur et eux. Il cite à charge les paroles de personnages au même titre que des propos d’auteur. Sa censure de Madame Bovary cite une réplique anticléricale de Homais :
« Bravo ! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles en confesse à des gaillards d’un tempérament pareil ! Moi, si j’étais le gouvernement, je voudrais qu’on saignât les prêtres une fois par mois. Oui, madame Lefrançois, tous les mois, une large phlébotomie, dans l’intérêt de la police et des mœurs19 ! »
28Baillès raye d’un trait l’ironie de Flaubert à l’égard de son suffisant personnage. Inversement, d’autres censeurs se livrent à des appréciations rhétoriques plus étayées pour mesurer l’ethos héroïque des personnages et évaluer ainsi leur crédit potentiel sur le lecteur. Chargé d’examiner la trilogie des Trois Villes de Zola, Luigi Tripepi analyse les mœurs oratoires de l’abbé Froment, héros du roman. Le votum de Lourdes le montre « dépeint comme un abbé rempli d’humilité, de charité, d’amour pour les malheureux, comme un maître et un apôtre de l’esprit de vertu, d’un christianisme primitif, très pur, céleste20 ». Aussi, ses propos impies dans Paris, exercent-ils davantage d’autorité sur le lecteur :
« De tout cela, on donnera quelques citations, en commençant par les impiétés et en passant ensuite aux immoralités, et en avertissant au préalable que les expressions des impiétés et des immoralités revêtent un caractère encore plus grave du fait qu’elles sont souvent signifiées, enseignées et propagées, non pas directement par l’auteur, mais par des paroles et des actions du protagoniste, l’abbé Froment, et d’autres personnages, vers lesquels l’auteur a fait en sorte précédemment d’exciter l’estime et l’admiration21. »
29Si Zola ou le narrateur avait enseigné en son nom propre les impiétés et les immoralités, il n’aurait pas eu l’oreille des croyants. L’abbé Froment, par son caractère sacerdotal, son honnêteté et sa charité exemplaire, persuade davantage qu’un romancier mal perçu par le public catholique.
Les censures du Saint-Office (1917-1939)
Examens (hors Action française)
30En 1917, la réforme de la curie voulue par Benoît XV supprime la Congrégation de l’Index, mais non le catalogue des livres interdits. Il revient désormais à la section Censura librorum du Saint-Office de procéder aux mises à l’Index. L’ouverture actuelle des archives nous permet seulement de couvrir les premières décennies du XXe siècle, jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Les condamnations se réduisent aux opera omnia d’Anatole France (décret du 3 avril 1922) et à deux romans de Léon Daudet : Le Voyage de Shakespeare en 1927 et Les Bacchantes en 1932. Pour Léon Daudet, sa première mise à l’Index suit la condamnation de L’Action française de décembre 1926. À côté de ces trois condamnations d’œuvres, le Saint-Office publie une instruction en mai 1927 condamnant la littérature sensuelle et mystico-sensuelle.
31La littérature française paraît relativement épargnée pendant l’entre-deuxguerres si l’on s’en tient aux décrets de proscription. Cependant d’autres auteurs furent examinés par le Saint-Office sans faire l’objet de condamnations. Outre les écrivains du Renouveau catholique abordés plus bas, la Congrégation traite cinq dossiers littéraires :
- Corydon de Gide au printemps 1927. Le cardinal-archevêque de Paris, appuyé par un rapport de son Conseil de vigilance, demande au Saint-Office une condamnation nominative de l’essai de Gide. Rome reconnaît l’hétérodoxie du plaidoyer en faveur de l’homosexualité mais répond qu’en vertu de l’instruction de mai 1927, c’est à l’archevêché de prononcer une sentence22 ;
- Sous le soleil de Satan de Bernanos à l’automne 1927, en raison de conceptions mystiques peu orthodoxes. Mais aucune procédure formelle n’est ouverte. On se contente de renvoyer à l’instruction de mai 1927 ;
- un article de Claudel intitulé « Sur la présence de Dieu23 » publié dans la revue dominicaine La Vie spirituelle. Claudel est dénoncé pour une comparaison inconvenante empruntée à Lautréamont. Plutôt que de le poursuivre, Rome s’en prend aux Dominicains complaisants qui lui ont ouvert leurs colonnes. Pie XI demande au Saint-Office d’adresser à leur Maître Général un avertissement afin qu’il contrôle mieux la censure de son ordre ;
- la Vie de Jésus de Mauriac en 1937. Le votum de Garrigou-Lagrange, s’il reconnaît l’écart de cette biographie avec le récit évangélique, juge inopportune la mise à l’Index. Mauriac s’est exprimé en romancier, justifie-t-il ;
- Les Grands Cimetières sous la lune en novembre 1938. La procédure poursuit moins le livre que sa recension favorable dans la revue jésuite Études par le Père du Passage. Là encore, l’écrivain n’est pas condamné, mais les cardinaux demandent au Général des Jésuites d’admonester le recenseur.
32Aucune de ces procédures ne conduit à une condamnation. Lorsqu’un examen aboutit, le Saint-Office s’oriente vers des mesures de police interne. L’hésitation à interdire nommément des textes littéraires paraît se confirmer avec le procès contre le Renouveau catholique.
Le « Renouveau catholique » en accusation (1917-1927)
33La procédure contre le Renouveau catholique s’ouvre le 5 août 1917 par une dénonciation due à un obscur avocat niçois et accompagnée d’ouvrages de Bloy, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Jammes, Montier, Claudel, Vallery-Radot et Mauriac24. Trois sessions d’examen se succèdent d’avril 1919 à juin 1921. Chacune d’elles s’appuie sur deux vota de consulteurs. Les opinions des six censeurs divergent quant à l’analyse de l’unité du mouvement, de ses degrés d’hétérodoxie et de danger, mais encore sur les mesures à prendre. Après la troisième série de deux vota, la congrégation cardinalice du 22 juin 1921, approuvée par Pie XI, opte pour une instruction générale, sans mention de noms d’auteur, à l’adresse de tous les évêques. Le Saint-Office élabore pendant près de deux ans trois schémas successifs. En mars 1923, un texte latin imprimé et diffusé au sein de la Congrégation sert de document de travail. Pour une raison mal déterminée, l’instruction reste pendant quatre ans dans les placards.
34Le projet abandonné ressurgit pourtant au printemps 1927, au moment de l’examen des œuvres complètes de Léon Daudet. Dans la suite de la condamnation de l’Action française, le Saint-Office examine trente et un essais et vingt-huit romans du polémiste. Les deux vota inscrivent sa production dans un mouvement qui tend « à sanctifier avec un faux mysticisme les passions charnelles25 ». C’était là le principal grief avancé contre le Renouveau catholique. La congrégation cardinalice du 23 mars 1927 écarte l’idée d’une condamnation nominative pour lui préférer une mesure à caractère général. À cette fin, Pie XI recommande de reprendre les travaux sur le Renouveau catholique, de sorte qu’une instruction De sensuali et de sensuali-mystico litterarum genere26, préparée de longue date mais jamais publiée, est promulguée sans délais le 3 mai 1927.
35Cette instruction sur la littérature « sensuelle et mystico-sensuelle » définit a minima ce type de production : c’est un genre « mêlant des amours impudiques avec une certaine piété envers Dieu et un mysticisme religieux tout à fait faux : comme si […] la vertu de religion pouvait s’associer à la dépravation des mœurs27 ». Le Saint-Office retient le plus petit dénominateur commun à la variété des écrivains catholiques examinés : on use d’expressions sacrées pour dire des réalités érotiques et inversement. Mais l’instruction, composée d’une première partie doctrinale de définition et de mise en garde, en contient une seconde détaillant le dispositif judiciaire pour prémunir le lectorat catholique contre cette littérature. Le texte en appelle à une collaboration entre l’épiscopat et le Saint-Office. Il revient en effet aux évêques, secondés par leur conseil de vigilance, d’exercer une surveillance territoriale, d’autant que Rome ne suffit pas pour tout contrôler. L’instruction demande en particulier aux évêques de veiller à la bonne observance des canons en ce domaine, souvent ignorés des fidèles, et de procéder à des condamnations diocésaines. Le refus romain de prohiber Corydon illustre la résolution décentralisatrice du Saint-Office : c’est à la curie diocésaine de se prononcer publiquement et non pas au Vatican. Le Conseil de vigilance de Paris exécute la demande de contrôle local. Le bulletin diocésain La Semaine religieuse de Paris du 14 janvier 192828 signale ainsi deux titres qui entrent « incontestablement dans le genre condamné par le Saint-Office sous la dénomination de littérature mystico-sensuelle » : Sainte Monique d’Ambroise Vollard et La Retraite ardente de Marcel Prévost. À partir de l’instruction de 1927, la censure romaine de la littérature perd en visibilité ; elle est déléguée aux diocèses. Au demeurant, des initiatives privées relaient les décisions de l’Index et les étendent parfois, telle l’entreprise engagée par l’abbé Bethléem durant les premières décennies du XXe siècle29.
***
36Peut-on dégager de grandes évolutions dans la censure romaine au cours du XIXe et de la première moitié du XXe siècle ? La première serait celle d’une globalisation des censures ; on passerait progressivement de la condamnation nominative d’un titre à des sentences opera omnia d’un auteur, et à un regroupement du travail censorial (un même votum examine plusieurs titres d’un même auteur, voire de plusieurs auteurs). Mais cette tendance souffre d’une part d’artifice : la politique de mitigazione voulue par Pie IX anéantit l’idée de cette progression, laquelle est d’ailleurs moins le fait de l’institution elle-même que des initiatives d’un consulteur marginal, Jacques Baillès. Il est néanmoins possible de voir dans le choix que fait le Saint-Office de condamner une doctrine plutôt que des œuvres un prolongement de cette propension à frapper un plus grand nombre d’ouvrages. La seconde tendance, moins abordée dans la présente étude, porterait sur la réception de l’Index. D’abord ignorés par la tradition gallicane, les décrets romains acquièrent en efficacité au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, au point que la mise à l’Index de l’Action française en 1926 suscite des troubles dans les milieux catholiques français.
37La globalisation de la censure attire l’attention sur les difficultés qu’éprouvent les consulteurs à évaluer les textes littéraires selon une perspective doctrinale et morale. L’examen d’un roman ou d’une pièce de théâtre paraît moins compliqué à un censeur qu’une controverse théologienne ; les écarts y sont plus manifestes que dans les subtils débats sur la coopération de la grâce et du libre arbitre. D’un autre point de vue, le récit de fiction est plus compliqué à interpréter qu’une proposition spéculative, du fait des procédés littéraires qui rendent le sens plus intransitif et moins univoque, l’interprétation par le lecteur plus ouverte, la volonté de l’auteur moins perceptible. Le travail du censeur s’apparente alors à celui du critique littéraire. La comparaison est d’autant plus frappante que le votum se présente comme un jugement sur une œuvre, une recension ; elle s’arrête néanmoins là, à moins de verser dans la manie déconstructiviste, puisqu’une censure n’énonce pas une appréciation personnelle mais conforme aux vues de l’institution, et qu’elle aboutit non pas à conseiller une lecture ou à en dissuader, mais à l’autoriser ou à l’interdire.
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BIBLIOGRAPHIE
Amadieu J.-B., « La censure comme exercice juridique et institutionnel de la critique littéraire », in P. Chardin et M. Rousseau (dir.), L’écrivain et son critique : une fratrie problématique, Éd. Kimé, 2014, p. 317-327.
10.3917/rhlf.042.0395 :Amadieu J.-B., « La littérature française du XIXe siècle à l’Index », Revue d’Histoire littéraire de la France, Paris, PUF, avril-juin 2004, p. 395-422.
Amadieu J.-B., Index romain et littérature française au XIXe siècle : les motifs de censure des œuvres de fiction, à la lumière des archives de la Congrégation de l’Index, thèse de doctorat en littérature française sous la direction d’A. Compagnon, univ. de Paris 4, 2007. Artiaga L., Des torrents de papier : catholicisme et lectures populaires au XIXe siècle, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2007.
Notes de bas de page
1 Trad. de Archivio della Congregazione per la Dottrina della fede (Archives de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Palazzo del Santo Officio, 00120 Città del Vaticano. En abrégé : ACDF), Index, Protocolli 1830-1835, f° 433r°.
2 Trad. de ACDF, Index, Protocolli 1838-1841, f° 541v°-542v°.
3 B. Neveu, L’Erreur et son juge, Remarques sur les censures doctrinales à l’époque moderne, Napoli, Bibliopolis, coll. « Serie Studi » (no XII), 1993.
4 Trad. de ACDF, Index, Protocolli 1836-1838, f° 261r°.
5 Trad. de ACDF, Index, Protocolli 1838-1841, f° 555v°.
6 Trad. de ACDF, Index, Protocolli 1838-1841, f° 567v°.
7 Trad. de ACDF, Index, Protocolli 1836-1838, f° 137r°. La référence à la clause dérogatoire autorisant les ouvrages obscènes de l’Antiquité se réfère à la septième règle de l’Index tridentin : « Les livres qui traitent de sujets lascifs ou obscènes ex professo, qui les racontent ou les enseignent, sont absolument prohibés, car on doit se préoccuper non seulement de la foi, mais aussi des mœurs, qui sont facilement corrompues par ce genre de livres ; et que ceux qui en détiennent soient sévèrement punis par les évêques. Les ouvrages antiques païens sont permis, en raison de l’élégance et de la propriété du style ; en revanche, sous aucun prétexte, on ne les expliquera aux enfants » (trad. de Index librorum prohibitorum sanctissimi domini nostri Leonis XIII Pont. Max. iussu editus, Romae, Ex typographia polyglotta, 1887, p. xv).
8 Voir Index librorum prohibitorum Leonis XIII Sum. Pont. Auctoritate recognitus SS. D. N. Pii P. X iussu editus, Romae, Typis vaticanis, 1904, p. 9.
9 Trad. de ACDF, Index, Protocolli 1842-1845, f° 559r°-v°. Sur la contradiction entre les censures de Sue par le Saint-Siège, voir « Les Mystères de Paris transgressent-ils la morale ? Sur la contradiction entre deux censures de l’Index », C. Baron (dir.), Transgression, Littérature et Droit, La Licorne/Presses universitaires de Rennes, no 2013/106, 2013, p. 35-48.
10 Trad. de ACDF, Index, Protocolli 1852-1853, f° 18r°.
11 Trad. de ACDF, Index, Diari, vol. XIX, f° 161r°.
12 Trad. de ACDF, Index, Protocolli 1862-1864, dossier de la session du 22/06/1863, foglio informativo.
13 Voir J. Maurain, La Politique ecclésiastique du Second Empire de 1852 à 1869, thèse pour le doctorat ès lettres, Paris, Librairie Félix Alcan, 1930, notamment p. 87 à 103.
14 ACDF, Index, Protocolli 1862-1864, dossier de la session du 20/06/1864, doc. II. Trad. : « Sur plusieurs histoires d’amour de plusieurs [auteurs]. »
15 Ibid., p. 8. Trad. : « Rebut empesté d’infamie, d’ignominie, de turpitudes et d’obscénités. »
16 G. Martina, Pio IX (1867-1878), Rome, 1990, p. 282-288.
17 Trad. de ACDF, Index, Protocolli 1862-1864, dossier de la session du 22/06/1863, doc. IV. 5, p. 1-2.
18 Ibid., p. 4.
19 Cité dans ACDF, Index, Protocolli 1862-1864, dossier de la session du 20/06/1864, doc. II, p. 10-11.
20 Trad. de ACDF, Index, Protocolli 1894-1896, no 282, p. 20.
21 Trad. de ACDF, Index, Protocolli 1897-1899, doc. 178, p. 9.
22 Voir « Corydon de Gide devant les tribunaux catholiques », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, Droz, Genève-Paris, tome 158, 2012, p. 93-119.
23 P. Claudel, « Sur la présence de Dieu », La Vie spirituelle, no 157, année XIV (t. XXXIII, no 1), 1er octobre 1932, Juvisy, Éditions du Cerf.
24 Au sujet de cette procédure et de l’instruction de mai 1927, voir « L’instruction de 1927 sur la littérature mystico-sensuelle », Pie XI et la France, études réunies par Jacques Prévotat, Rome, collection de l’École française de Rome, no 438, 2010, p. 315-345 ; et « Léon Bloy devant le Saint-Office », Les Écrivains catholiques marginaux, actes du colloque organisé par le Centre de recherches Hannah Arendt les 29 et 30 avril 2009, Paris, Éditions Cujas, 2010, p. 7-41.
25 Trad. de ACDF, SO, Censura Librorum (CL), 1927, no 103/27, doc. 2, votum imprimé d’Ernesto Ruffini, p. 4.
26 Acta Apostolicae Sedis, 1927, p. 186-189.
27 Trad. de ibid.
28 La Semaine religieuse de Paris, t. CXLIX, 14 janvier 1928, p. 54-58.
29 Voir J.-Y. Mollier, La Mise au pas des écrivains. L’impossible mission de l’abbé Bethléem au XXe siècle, Paris, Fayard, 2014.
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