John Rockefeller était-il un entrepreneur social ?
p. 29-51
Texte intégral
Introduction
1Si l’entreprise demeure l’institution nodale du capitalisme, son rôle semble avoir changé, plus que jamais il est question d’entreprendre autrement. Depuis quelques années, l’entrepreneuriat social a fait irruption, interpellant les domaines de l’économie sociale et solidaire, dont il brouille les repères ; les débats suscités ont favorisé un développement sans précédent de recherches qui se proposent de mieux cerner les réalités que recouvrent ces deux univers (Allemand, 2005 ; Allemand, Seghers, 2007 ; Bacq, Janssen, 2008a, 2008b ; Bornstein, 2005 ; Boncler, Hlady Rispal, 2004 ; Dees, 1998 ; Defourny, 2004 ; Defourny, Mertens, 2008 ; Draperi, 2010 ; Steyaert, Hjorth, 2006 eds). Qu’est-ce qu’un entrepreneur social et quel est son rôle dans l’économie capitaliste ? L’entrepreneur, qualifié aujourd’hui de social, constitue-t-il une « espèce sociale » nouvelle ? Existe-il dans l’histoire des formes d’entrepreneuriat social antérieures ? L’entrepreneur est-il devenu social parce que le champ de l’économie sociale offre désormais de nouvelles opportunités d’investissements pour des entrepreneurs audacieux ? Dans le cadre de cette contribution, nous avons choisi précisément de décaler notre regard en nous intéressant à un entrepreneur historique de référence, John Rockefeller qui a développé des activités caritatives et qui ne fut pourtant jamais qualifié d’entrepreneur social.
2Si les recherches sur l’entrepreneuriat social tendent à devenir pléthoriques, le consensus sur sa définition demeure inexistant1, soulignant à la fois la complexité de la thématique mais aussi la confusion engendrée par ce concept. Pour certains, l’entrepreneur social investirait des secteurs d’activité délaissés aussi bien par le secteur marchand en raison de leur faible rentabilité, que par le secteur public, confronté à un contexte d’austérité budgétaire. Cet entrepreneur privilégierait la création d’organisations (association, fondation, coopérative, mutuelle) relevant du champ de l’économie sociale et solidaire. L’entrepreneur social serait ainsi défini comme un entrepreneur qui donne la priorité à des objectifs sociaux sur des objectifs lucratifs. Pour d’autres, l’entrepreneur serait social parce qu’il se conforme aux principes de la responsabilité sociale des entreprises, liant efficacité économique, ethnique sociale et respect de l’environnement.
3Sur le plan des théories économiques, les apports sont indiscutables quant à la fonction entrepreneuriale, mais beaucoup moins explicites quant à la compréhension du phénomène entrepreneurial. Pour les économistes, la fonction entrepreneuriale consiste à répondre aux opportunités du marché (Kirzner, 2005) ou bien à en créer (Schumpeter, 1935, 1979) dans un contexte d’information parcellaire (Hayek, 1994). Si nous considérons l’innovation comme une activité de résolution de problèmes suivant ainsi l’analyse évolutionniste (Nelson, Winter, 1982), le développement de l’entrepreneuriat social peut se concevoir comme une réponse à la crise de l’État providence et à l’apparition de nouvelles questions sociales comme l’exclusion, la pauvreté, ou encore le vieillissement de la population, etc. (Esping-Andersen G., 1999). Dans cette perspective, les entrepreneurs sociaux ne sont pas nés avec la crise de l’État providence, ils existaient bien avant comme en témoigne l’exemple de J. Rockefeller. L’expérience caritative de J. Rockefeller n’est pas présentée dans le cadre de ce texte comme la quintessence d’un entrepreneuriat social en gestation. L’analyse du parcours de cet entrepreneur hors du commun offre une double opportunité : retracer le processus d’émergence de ces activités caritatives puis mettre en perspective ce débat et s’interroger sur la définition de l’entrepreneur social au regard des multiples propositions que l’on peut recenser dans la littérature économique et des sciences humaines et sociales (Shane, 2003).
4Ce texte se rattache à la théorie économique de l’entrepreneur et plus particulièrement à trois auteurs clés : J. Schumpeter, I. Kirzner et F. Hayek. Cette posture rejoint la typologie proposée par S. A. Zahra et alii (Zahra et alii, 2009 ; Zahra, Gedajlovic, Neubaum, Schulman, 2006), où sont distingués trois types d’entrepreneurs sociaux : le bricoleur social (en référence à Hayek), le constructiviste social ou le chercheur de failles du marché de Kirzner et l’ingénieur social schumpétérien. Ces trois définitions de l’entrepreneur social privilégient, entre autres choses, deux critères fondamentaux, d’une part la taille de l’entreprise créée, d’autre part les conséquences de l’activité générée par l’entrepreneur pour résoudre les problèmes sociaux.
5Dans une première partie, nous analyserons – sous l’angle théorique et empirique – dans quelle mesure l’entrepreneur social est un entrepreneur comme un autre. La seconde partie exposera le parcours de J. Rockefeller et plus particulièrement les interactions entre J. Rockefeller-entrepreneur (au sens propre du terme) et J. Rockefeller-entrepreneur social, en tant que créateur d’une fondation2. Il avait la réputation d’être très dur en affaire, d’être un fin négociateur, atteignant toujours l’objectif fixé. Pourquoi et comment a-t-il engagé ses activités caritatives ? L’activité caritative de J. Rockefeller a-t-elle eu des effets d’entraînement sur son activité entrepreneuriale et inversement ? Enfin, nous conclurons sur les enseignements susceptibles d’être tirés et de l’audacieuse tentative de qualifier J. Rockefeller d’entrepreneur social.
L’entrepreneur social est-il un entrepreneur comme un autre ?
J. Rockefeller, A. Citroën, Michelin… et les autres
6Rappelons que la fin du XIXe siècle fut marquée aux États-Unis comme en Europe par l’émergence de la « question sociale ». Les mouvements sociaux se multiplient, tandis que les revendications ouvrières deviennent de plus en plus fortes3. Pourtant, lorsque l’on appréhende la question de l’entrepreneur social, c’est rarement la figure de J. Rockefeller qui se dessine. En Europe, en revanche, lorsque l’on l’évoque, les expériences des socialistes utopistes (Fourier, Godin, Owen) sont bien présentes dans les esprits (Boutillier, 2009 ; Draperi, 2008 ; Lallement, 2009 ; Paquot, 2005, 2007). Certains d’entre eux, C. Fourier et R. Owen, tentèrent l’aventure américaine en créant des sociétés communautaires aux États-Unis, qui furent des échecs à la fois économiques et humains. Dans le même ordre d’idées, peut-on considérer que les modalités de gestion des ressources humaines qualifiées de paternalistes par des entrepreneurs européens comme E. Schneider, A. Citroën ou les frères Michelin peuvent aussi être appréhendées comme une forme d’entrepreneuriat social (Boutillier, 2005 ; Garrigues, 1998, 2002) ? Si les définitions de l’entrepreneuriat social sont diverses à l’heure actuelle, l’explication de cette diversité réside très certainement pour une large part dans la grande variété de ces expériences entrepreneuriales atypiques ; elles doivent s’analyser en prenant en compte les entrepreneurs engagés, la nature du projet développé mais aussi son contexte économique et social. Si certaines expériences s’inscrivent comme une forme économique alternative à l’entreprise capitaliste (à l’instar de l’engagement militant des socialistes utopistes), d’autres sont étroitement imbriquées avec le modèle capitaliste (comme l’illustre le paternalisme des grands patrons de la révolution industrielle).
J. Schumpeter, F. Hayek et I. Kirzner ou les fondements économiques d’une théorie de l’entrepreneur
7Bien qu’il constitue la pierre angulaire de l’économie capitaliste, l’entrepreneur (paradoxalement) a relativement peu préoccupé les économistes, lesquels se sont principalement focalisés soit sur des analyses macroéconomiques (depuis A. Smith, 1723-1790), soit microéconomiques (depuis L. Walras) (Boutillier, Uzunidis, 1995, 1999, 2006, 2009). Pourtant, la théorie économique de l’entrepreneur se dessine avec l’analyse de R. Cantillon dès le début du XVIIIe siècle qui distingue les « gens à gages certains » et les « gens à gages incertains », l’entrepreneur appartenant à la seconde catégorie. Un siècle plus tard environ, J.-B. Say (1767-1832) définit l’entrepreneur comme l’intermédiaire entre le savant qui produit la connaissance et l’ouvrier qui l’applique à l’industrie. J.-B. Say introduit de cette façon un élément nodal dans la définition de l’entrepreneur, l’innovation. Au début du XXe siècle, J. Schumpeter (1883-1950) développe cette idée pour palier les lacunes du modèle walrasien (qu’il admire cependant), incapable d’expliquer le progrès technique, la croissance ou les crises économiques. Selon la célèbre formule de J. Schumpeter, non seulement le capitalisme n’est jamais stationnaire, mais il ne peut jamais le devenir. L’entrepreneur décrit par L. Walras (1834-1910) est inséré en revanche dans un environnement économique où l’information est parfaite (ce qui signifie que l’incertitude et le risque sont absents), et en situation d’équilibre général, le profit est nul. Ce schéma explicatif ne correspond nullement à la réalité économique capitaliste. Dans la théorie walrasienne, la fonction entrepreneuriale réside dans la coordination des marchés. Son rôle est par conséquent relayé au second rang, en raison de l’existence du commissaire-priseur ou encore du processus dit du tâtonnement walrasien. Aussi, avec J. Schumpeter, l’entrepreneur devient l’agent économique qui réalise de nouvelles combinaisons de facteurs de production, en d’autres termes, il a pour fonction d’innover. L’entrepreneur s’apparente ainsi à une sorte d’alibi pour expliquer la dynamique chaotique du capitalisme. L’entrepreneur schumpétérien ne serait que le « deus ex machina du capitalisme » (Braudel, 1979), J. Schumpeter demeurant relativement flou sur les modalités pratiques et les motivations qui le conduisent à innover.
8À propos des motivations de l’entrepreneur, les théories économiques sont divergentes. Est-ce, comme l’affirme L. Walras, la maximisation du profit en tant qu’agent économique rationnel ? Pour l’entrepreneur schumpétérien, le mobile résiderait plutôt dans le défi, le changement. Son objectif est d’aller contre l’ordre économique établi, contre la routine. Il recherche le défi comme une espèce de joueur qui serait motivé non par le gain potentiel, mais par le plaisir du jeu en tant que tel. Sous la plume de J. Schumpeter, l’entrepreneur est instrumentalisé pour expliquer « l’évolution économique », d’autant que personne ne peut être entrepreneur à vie. En témoigne, selon les propos de Schumpeter lui-même, l’exemple de Henry Ford qui ne fut digne du titre d’entrepreneur que lorsqu’il inventa le « model T ».
9L’entrepreneur schumpétérien innove donc par opportunisme, en réalisant de nouvelles combinaisons de facteurs de production lesquelles sont au nombre de cinq : création d’un nouveau produit ; ouverture de nouveaux marchés ; découverte d’une nouvelle source de matières premières ou de produits semi-ouvrés ; introduction d’un nouveau procédé de production ; nouvelle organisation du marché. Ces nouvelles combinaisons créent une situation de déséquilibre qui peut être source de profit pour l’entreprise. Aussi, bien que l’entrepreneur ne soit pas résolument certain de l’effet de sa trouvaille sur le marché, elle peut devenir (en cas de réussite) un moyen de lui conférer provisoirement (en raison des rapports de concurrence) une position de monopole. Par le pouvoir de l’innovation, l’entrepreneur délimite son propre marché, fixe ses propres règles, et maîtrise temporairement l’incertitude, car les opportunités d’investissement ne sont pas une donnée en tant que telle, elles sont définies par l’état de l’économie, des sciences et des techniques, les besoins sociaux, en bref par les problèmes qui sont posés au cours de chaque période historique.
10Cependant, le lien entre l’entrepreneur et l’innovation ne va pas forcément de soi. L’entrepreneur est-il une espèce de démiurge qui transforme à son gré l’économie ? Ou bien, dans un contexte d’incertitude et d’asymétrie de l’information, son activité consiste-elle à révéler ce qui existe déjà ? Pour F. Hayek (1899-1992), la concurrence constitue une « procédure de découverte » des informations nécessaires à la prise de décision (Hayek, 1988, 1994 ; Vivel, 2004). Contrairement à son homologue walrasien, l’entrepreneur hayekien ne prend pas de décisions dans un environnement économique transparent. Au contraire, car « la connaissance qu’un esprit individuel manipule consciemment n’est qu’une faible partie de la connaissance qui à tout moment contribue au succès de son action » (Hayek, 1994, p. 25). F. Hayek explique en substance que la somme des connaissances de tous les individus n’existe nulle part de manière intégrée, de plus au fur et à mesure que la connaissance progresse, de nouvelles zones d’ignorance sont découvertes. L’organisation sociale suit selon F. Hayek un ordre spontané. L’ordre libéral est ainsi fondé sur « l’attitude des individus à réagir efficacement par des schémas généraux face à un monde qu’ils connaissent très imparfaitement » (Sicard, 1989, p. 184). Dans une société moderne, les individus sont libres des décisions qu’ils prennent. Ils ne doivent leurs échecs ou leurs réussites qu’à eux-mêmes. Ce qui n’était pas le cas dans la société traditionnelle, où les plus fortunés « avaient obligation de donner aux autres ce qu’ils désiraient » (Hayek, 1994, p. 79). Les nobles, dans le cadre d’une relation d’interdépendance subtile, avaient obligation de venir en aide aux plus démunis (Fontaine, 2008). Dans la société moderne, en d’autres termes la « société libre » conçue par F. Hayek, les individus ne sont tenus à aucune obligation de ce type. Ils sont entièrement libres ; liberté qui leur est donnée par le marché. C’est pour cette raison que la société moderne « peut devenir beaucoup plus prospère que les autres » (Hayek, 1994, p. 79), grâce à « l’utilisation fructueuse de ce potentiel entrepreneurial (et, en trouvant le meilleur emploi de nos points forts personnels, nous sommes tous “ entrepreneurs ”), (qui) est l’activité la plus hautement recomposée d’une société libre. À l’inverse, si chacun laisse aux autres le soin d’inventer les bons moyens d’utiliser ses capacités, il devra se contenter d’une moindre rémunération » (Hayek, 1994, p. 79). Tout individu doit se prendre en mains, ne se préoccuper que de lui-même, être capable de vivre de son savoir-faire car « dans une société libre, c’est l’exploitation de circonstances favorables particulières qui détermine l’utilité concrète d’un talent » (Hayek, 1994, p. 79). Le marché synthétise le profit individuel et le bien-être général. « Lorsque le marché indique à un entrepreneur individuel qu’il peut gagner plus de profit en agissant de manière déterminée, il lui donne la possibilité tout à la fois d’agir dans le sens de ses propres intérêts et d’apporter à la collectivité une contribution plus importante (en les termes des unités de calcul utilisées par les autres participants) que toutes celles qu’il pourrait fournir de toutes les autres façons disponibles » (Hayek, 1988, p. 138).
11Pour I. Kirzner (1930) (Kirzner, 2005), l’activité entrepreneuriale consiste dans la découverte d’opportunités de profit qui sont restées invisibles à l’attention des autres individus. De ce constat découle le concept de « vigilance entrepreneuriale ». Le profit de l’entrepreneur est ainsi la récompense obtenue en partie par hasard et en partie grâce à l’habileté de l’entrepreneur à anticiper la manière dont les individus vont réagir face au changement (Kirzner, 2005). I. Kirzner refuse la problématique de la maximisation du profit. Ou, plutôt, l’entrepreneur n’est pas seulement un agent calculateur, il est aussi attentif aux opportunités. L’entrepreneur kirznerien, contrairement à son homologue schumpétérien, ne crée rien de nouveau, mais est un découvreur d’opportunités qui existent déjà : « je vois l’entrepreneur non comme une source d’idées innovatrices ex nihilo, mais comme étant vigilant vis-à-vis des opportunités qui existent déjà et qui attendent d’être découvertes » (Kirzner, 2005, p. 74). L’entrepreneur kirznerien n’est pas une force déséquilibrante, mais « […] amène vers un ajustement mutuel ces éléments discordants du marché qui résultaient de l’ignorance préalable du marché. […] Dans le développement économique […], l’entrepreneur doit être considéré comme répondant aux opportunités plutôt que comme les créant ; comme capturant des occasions de profits, plutôt que comme les générant ».
12Pendant les trente glorieuses (1945-1975), l’entrepreneur est mis entre parenthèses. Les économistes se focalisent sur le capitalisme managérial (cf. J. K. Galbraith, 19684 ; A. D. Chandler, 19895), et les sociologues sur le salariat de masse en pleine expansion (cf. G. Friedmann, 1956 ; R. Linhart, 19816). À la fin de la décennie 1960, W. Baumol (Baumol, 1968) écrivait en substance que l’entrepreneur ne constituait plus un sujet d’analyse digne d’intérêt pour les économistes. À partir des années 1980, l’entrepreneur redevient cependant un sujet d’intérêt dans un contexte marqué par le développement de politiques publiques libérales (promotion de la création d’entreprise comme moyen de lutte contre le chômage). À l’heure actuelle, l’entreprise et l’entrepreneur occupent le devant de la scène économique et sociale, l’économie managériale se serait muée en une société entrepreneuriale (Audretsch, 2007). Les travaux de recherche relatifs à l’entrepreneuriat se sont multipliés de manière considérable depuis ces trente dernières années dans les pays anglo-saxons7 et francophones (Kizaba, 2006), contribuant à la régénérescence de la théorie de l’entrepreneur.
13Ces réflexions théoriques sont sans doute trop schématiques (comme en témoigne le chapitre de Bréchet et al. et les propositions théoriques avancées) ; mais il convient de rappeler qu’elles fondent depuis plusieurs décennies les repères théoriques mobilisés pour définir l’entrepreneur comme un agent économique opportuniste qui crée une entreprise parce qu’il a détecté des opportunités d’investissement dans tel ou tel type d’activité où il a décelé un besoin solvable ou potentiellement solvable. Cet agent économique n’est pas inséré dans le modèle abstrait de la concurrence pure et parfaite, mais dans un environnement social beaucoup plus complexe, que les théories économiques ont tendance à sous estimer. Ayant détecté une opportunité d’investissement, ce n’est pas la manne céleste qui s’ouvre, il est dans l’obligation de réunir les ressources (connaissances, ressources financières et relationnelles) pour donner vie à son projet en mobilisant une dynamique collective. Il est inséré dans une société déterminée qui se définit par un ensemble de lois régissant par exemple le droit de propriété, des affaires, du travail, une norme de consommation, de travail, etc. (Shane, 2003), et qui constitue une espèce de cadre normatif, à partir duquel l’activité entrepreneuriale peut se développer. Dans ces conditions, peu importe le secteur d’activité et les motivations de l’entrepreneur, sa fonction consiste à créer de l’activité économique et à être imité par d’autres à plus ou moins long terme. L’entrepreneur social crée de la valeur et des emplois au même titre que l’entrepreneur au sens générique du terme.
Entrepreneuriat social, entrepreneur et paternalisme
14Pour cerner l’entrepreneur social contemporain, nous pouvons chercher s’il est possible de le rattacher à des pratiques économiques et sociales existantes ou ayant existé dans le passé. Les entrepreneurs du XIXe siècle qui développaient des politiques paternalistes étaient-ils des entrepreneurs sociaux ? A priori, nous pouvons le supposer car ils ont construit des écoles, des églises, parfois même des villes entières pour loger leurs ouvriers, en d’autres termes un ensemble de ressources destinées aux salariés de l’entreprise. La question peut surprendre car l’objectif affiché de ces entrepreneurs était de produire de l’acier, des automobiles, des mètres de toiles, etc. Les objectifs sociaux étaient secondaires, et constituaient la contrepartie d’une politique de gestion du personnel visant à fidéliser et à contrôler une main-d’œuvre non encore habituée au travail industriel dont il importait de canaliser l’activité. En France, ces patrons, sont fréquemment adeptes des théories de F. Le Play (1806-1882) (Le Play, Savoye, Audren, 2008). L’objectif est de créer un climat de confiance dans l’entreprise afin de faire partager l’idée selon laquelle tous les membres de l’entreprise participent sur le même pied d’égalité au même projet (Jorda, 2009).
15Que dire de ces entrepreneurs européens comme les frères Michelin qui encadraient très étroitement leur personnel, en prenant en charge toutes les phases de leur existence de la naissance au tombeau ? Les écoles, les églises, les cafés, tout était Michelin. Pour sa part, A. Citroën déclarait avec fierté qu’il avait pendant la première guerre fait preuve d’œuvre sociale en installant dans son entreprise des chambres d’allaitement pour les ouvrières venues en masse remplacer les hommes pendant cette période. Les frères Michelin ou A. Citroën ne sont pas considérés (et à juste titre) comme des entrepreneurs sociaux. Ce sont, tout simplement, des entrepreneurs qui ont cherché à développer de nouvelles méthodes de gestion des ressources humaines, pour stimuler la motivation de leurs salariés, sans alourdir la masse salariale. Nous pourrions multiplier les exemples en ce sens. Mais, il est clair que dans ce cas, on ne parle pas d’entrepreneuriat social, mais de paternalisme. Ce qui est bien différent.
16Peut-on définir l’entrepreneur social par les objectifs qu’il se fixe, par exemple en apportant une réponse efficace à une population déterminée confrontée à des problèmes sociaux spécifiques (éducation, insertion sociale, santé, environnement, etc.). Ce propos nous conduit à évoquer les écrits et les réalisations des utopistes du XIXe siècle, comme Claude Henri de Rouvroy de Saint-Simon (1760-1825), mais surtout Charles Fourier (1772-1837) et Robert Owen (1771-1858). Charles Fourier avait imaginé une espèce de cité idéale, le « Phalanstère », où les besoins de chacun seraient satisfaits en fonction de son appartenance à la communauté, mais également en fonction du travail fourni. R. Owen lutta pour sa part contre le travail des enfants, à la fois en étant à l’origine d’une loi, mais également en créant au sein de son entreprise une école, afin de permettre aux enfants de son personnel d’apprendre à lire, écrire, compter. Charles Fourier, comme Robert Owen, échoua dans sa tentative de réalisation de son projet et leurs réalisations furent des échecs économiques. En revanche, l’entrepreneur picard Jean-Baptiste André Godin (1817-1888), adepte de la théorie de Fourier, créa le « Familistère » à Guise (dans le département actuel de l’Aisne), après avoir fait fortune en inventant un appareil de chauffage nouveau. Les ouvriers (et leur famille), qui le souhaitaient, étaient logés dans le « Familistère », bénéficiaient de soins médicaux gratuits, leurs enfants étaient scolarisés dans l’entreprise et pouvaient devenir actionnaires (Boutillier, 2009 ; Draperi, 2008 ; Lallemant, 2009).
L’entrepreneur social : être socialement utile par définition ?
17Si le vocable « paternalisme » est depuis longtemps devenu désuet, certains entrepreneurs font valoir qu’ils ont avant tout une mission sociale qui se combine à leur activité économique. Ces entrepreneurs sont aujourd’hui qualifiés d’entrepreneurs sociaux. L’objectif premier de l’entrepreneur social, selon nombre de chercheurs (Hervieux, Gedajlovic, Turcotte, 2007) est d’avoir une activité socialement utile, souvent parce qu’il a détecté un manque, une lacune que ni le marché, ni le secteur public ne satisfont. Ces différentes expériences sont très largement liées au contexte économique et social propre à chaque époque. L’insertion sociale, la préservation de la biodiversité, le commerce équitable… ces termes qui sont depuis plusieurs années à l’origine de nombreuses initiatives d’entreprises sociales, n’ont pas suscité l’intérêt des entrepreneurs des Trente glorieuses. Pendant cette période, dans un contexte de croissance économique rapide et d’énergie bon marché, les questions liées à la préservation de l’environnement ne pouvaient constituer un secteur d’activité à partir duquel différentes opportunités d’investissement peuvent se décliner. Il en va de même pour les services à la personne qui sont devenus cependant en peu de temps un secteur d’activité très dynamique. En France, le nombre d’entreprises de service à la personne est passé de 85 en 1998 à plus de 2000 en 2006 (Boutillier, Ferreira, 2008). Nombre de ces nouvelles entreprises offrent des soins à domicile à des personnes très âgées ou encore des services de garde pour des enfants en bas âge. Ces activités étaient auparavant prises en charge par les secteurs public et associatif ou bien encore par la famille. À grand renfort de dépenses fiscales, la loi Borloo du 26 juillet 2005 a rendu possible la création d’entreprises dans ce secteur d’activité. L’entrepreneur, en état de veille informationnelle, en quête d’opportunités d’investissement (Kirzner, 2005), peut tirer partie de cette innovation juridique en détectant des besoins nouveaux qui sont nés de la transformation de la société : allongement de l’espérance de vie et poids relatif accru des personnes âgées, éclatement des familles et garde des enfants, etc.
18L’entrepreneuriat social prend de multiples formes selon le statut juridique adopté par l’entrepreneur ou bien encore par le secteur d’activité dans lequel il investit. Un entrepreneur social peut ainsi tout aussi bien créer une association, une coopérative, une SARL ou même une société anonyme. Au-delà du statut juridique qui importe peu, ce qui semble en revanche déterminant, c’est l’objectif de l’entrepreneur qui est explicitement le service à la collectivité. Mais, lorsque George Eastman crée Kodak, il déclare qu’il souhaite mettre la photographie à la portée de tous, à la fois sur le plan technique et économique : concevoir et fabriquer un produit facilement utilisable et bon marché. Les discours de Louis Renault, d’André Citroën, d’Henry Ford ou de Bill Gates, pour l’automobile ou l’ordinateur personnel ne diffèrent guère de ce principe. Et que dire de Henry Ford (1863-1947) (Ford, Crowther, 1922) et de sa politique du « five dollars a day » qui avait augmenté de manière conséquente le salaire de ses ouvriers pour éviter un turn over élevé ? Dans ses mémoires, H. Ford écrit avec fierté qu’il avait ainsi réalisé la plus grande économie de sa vie ! La contrepartie de cette augmentation résidait dans un contrôle très étroit de la vie privée des salariés (vie de famille, fréquentation des cabarets et autres lieux de loisirs…).
19Nombre d’entrepreneurs historiques étaient convaincus d’œuvrer pour le bien de l’humanité en améliorant l’accessibilité des classes populaires aux biens de consommation issus du progrès technique. Nous revenons ici à la définition basique de l’entrepreneur de Schumpeter (1935) : l’entrepreneur a pour fonction d’innover quelle que soit la nature de celle-ci. Il réalise de nouvelles combinaisons de facteurs de production et met à disposition de tous les ménages quelles que soient leurs ressources (pour paraphraser J. A. Schumpeter, 1979) des produits nouveaux que les monarques les plus puissants d’autrefois ne pouvaient imaginer : « […] l’ouvrier moderne peut acquérir certains biens que Louis XIV aurait été enchanté d’obtenir, sans pouvoir le faire […]. L’avènement capitaliste n’a pas consisté spécifiquement à procurer aux reines davantage de ces bas (des bas de soie), mais à les mettre à la portée des ouvrières d’usine, en échange de quantités de travail constamment décroissantes » (Schumpeter, 1979, p. 96). L’entrepreneur, pour reprendre la définition de J.-B. Say, est l’intermédiaire entre le savant qui produit la connaissance et l’ouvrier qui l’applique à l’industrie. L’entrepreneur serait-il par définition un entrepreneur social, dans le sens où il conçoit son activité dans le cadre du marché lequel est par définition un instrument de socialisation puisqu’il relie des agents économiques par le biais de la division du travail et de l’échange marchand qui en découle. Cette conception de l’entrepreneur est fondamentalement celle de F. Hayek pour qui la société est régie par un ordre spontané produit de la multiplicité des échanges marchands.
20D’un autre côté, l’entrepreneur, qu’il soit qualifié de « social » ou non, cherche à développer son activité en situation de veille informationnelle afin de détecter les opportunités d’investissement (Kirzner, 2005 ; Shane, 2003). Il doit avoir une bonne connaissance de la société dans laquelle il est inséré. Cette information n’est pas d’emblée disponible. Pour détecter les opportunités d’investissement, l’entrepreneur (social ou non) doit pouvoir avoir une vision à long terme de son activité. Or, dans le contexte économique actuel, marqué par une forte instabilité, en raison notamment de la domination des marchés financiers, ce qui oppose l’entrepreneur social à l’homme d’affaires d’une manière plus générale, est sa capacité à prévoir sur le long terme les effets des décisions qu’il prend à l’instant « t » (Steyaert, Hjorth, 2006 eds).
21L’entrepreneur social est aussi défini par les objectifs qu’il se fixe : développer une action sociale laquelle répond aux besoins d’une population déterminée. Que dire, au regard de ces différentes expériences, des entrepreneurs que l’on qualifie aujourd’hui de sociaux et qui réussissent des fonds pour créer une école dans un village éloigné de toute zone urbaine dans un pays en développement ou encore qui réalisent des actions sociales dans des quartiers difficiles de banlieues délaissées ? Ce qui les distingue au premier abord est que l’activité d’A. Citroën ou des frères Michelin se présente d’emblée comme une activité économique dont la finalité est le profit, ou encore d’entrepreneurs comme R. Owen (Paquot, 2005, 2007) ou J.-B. A Godin, qui défendaient par leurs pratiques entrepreneuriales des idées socialistes, mettant à profit le principe selon lequel le capitalisme peut aller de pair avec un traitement humanisé de la classe ouvrière. Ce qui n’est pas le cas de l’entrepreneur qui se déclare « social » et qui place (tout au moins dans son discours) l’objectif du profit comme secondaire, voire marginal, au regard des objectifs sociaux qu’il s’est fixé. En toute hypothèse, que l’entrepreneur se déclare social ou non, il ne peut ignorer les lois du marché et les règles de la concurrence sur lesquelles il se fonde.
22Une autre approche est possible, celle basée sur la question du statut de l’entreprise sociale. L’entrepreneur serait social parce qu’il crée une association ou une coopérative (statut relevant de l’ESS), quel que soit le secteur d’activité dans lequel il est inséré, puisque ce type d’organisation est régie selon des critères spécifiques (répartition des profits, principes démocratiques, etc.). Dans une telle perspective, l’entrepreneuriat en économie sociale et solidaire se fonde dans l’entrepreneuriat social, brouillant ainsi les spécificités que les dynamiques entrepreneuriales de l’ESS revendiquent. Certes, ces dynamiques peuvent prendre de multiples formes juridiques, l’entrepreneur pouvant tout aussi bien créer une association, une coopérative, une SARL8 ou même une société anonyme (comme dans le domaine de l’insertion par l’activité par exemple). Le statut juridique de l’entreprise semble alors peu pertinent pour poser des critères de différenciation.
23Plus récemment, reconnaissant cette diversité de l’entrepreneuriat social, Zahra et alii (2006) ont proposé de le définir sous différentes formes en partant du corpus théorique fourni par F. Hayek, I. Kirzner et J. Schumpeter ; ils définissent trois profils d’entrepreneurs sociaux : (1) le « bricoleur social » de F. Hayek : l’entrepreneur social perçoit et agit sur les opportunités afin de répondre à des besoins locaux et crée qu’une entreprise de taille modeste. Collectivement, cependant, l’activité de cet entrepreneur social hayekien construit des actions contribuant au maintien de l’ordre social face aux problèmes sociaux ; (2) le « construstiviste social » ou le chercheur de failles de marché kirznerien : entrepreneur social qui construit et opère des structures alternatives afin de se procurer des biens et des services qui répondent à des besoins sociaux auxquels les gouvernements, les agences et les entreprises ne peuvent pas répondre. Il crée tout aussi bien une entreprise de dimension internationale que locale. Il cherche également à répondre aux maux sociaux en participant à la création de nouveaux équilibres sociaux. Il a besoin, contrairement à l’entrepreneur social hayékien (qui se contente des ressources humaines, financières et sociales qu’il trouve localement) de personnel hautement qualifié et de ressources financières élevées ; (3) et enfin, l’ingénieur social schumpétérien : cet entrepreneur social crée de nouveaux systèmes sociaux lorsqu’ils sont mal adaptés, afin de répondre à des besoins sociaux importants. L’ingénieur social schumpétérien a des ambitions de dimensions internationales et contribue de ce fait largement à transformer la société.
24Dans une étude très intéressante C. Hervieux (2008, p. 16) reprend la classification de Zahra qu’elle retravaille en les confrontant à une vingtaine de définitions de l’entrepreneuriat social recensées pour cerner les motivations de l’entrepreneur social. Elle est ainsi amenée à souligner que la mission de l’entrepreneur social est de créer une « valeur sociale pour le bien du public ». Ainsi, l’entrepreneur social se donne une mission sociale en créant des valeurs sociales. Pour C. Hervieux, l’objectif premier de l’entrepreneur social est sa mission sociale et non la recherche d’une valeur économique. Elle distingue l’objectif de l’entrepreneur social, des moyens qu’il met en œuvre et qui relèvent de « la logique du monde marchand » (Hervieux, 2008, p. 16). L’entrepreneur social a : (1) un objectif qui relève de la logique du monde civique par la poursuite d’une mission locale et la création et la maximisation de la valeur sociale ; (2) des moyens qui relèvent de la logique du monde marchand : par l’innovation, la procuration de revenus qui serviront uniquement à soutenir la mission sociale ou à la fois la création de valeurs sociales et de valeurs économiques.
25Selon Hervieux (2008), pour une majorité de chercheurs, l’entrepreneuriat social consiste en une organisation à but non lucratif, au domaine public au privé. Mais, pour l’auteur, la question du statut juridique de l’organisation est secondaire au regard de la mission sociale de l’entrepreneur, de la création de valeurs sociales au regard des moyens utilisés pour y répondre (insertion sociale, commerce équitable, etc.). A priori, un consensus semble se dégager : les ambitions de l’entrepreneur social sont sociales. Il investit dans des secteurs d’activité souvent délaissés par l’État et le secteur privé d’une manière générale. Mais, l’entrepreneur social peut aussi être amené à investir des fonds qu’il a acquis dans le cadre d’une activité économique quelconque (comme l’extraction et le raffinage du pétrole) pour satisfaire des objectifs sociaux ou caritatifs (Fowler, 2000), comme en témoigne l’exemple de J. Rockefeller, même si sa motivation principale consiste essentiellement à « éviter que l’État ne le fasse » (Tournès, 2007, p. 177). Peut-il être alors qualifié d’entrepreneur social ?
J. Rockefeller : un entrepreneur social ?
J. Rockefeller, un entrepreneur de légende
26Entrepreneur de légende, J. Rockefeller (1839-1937) (Boutillier, 2008 ; Boutillier, Uzunidis, 2006 ; Ezran, 2007 ; Gaston-Breton, 1999), est rarement présenté comme un entrepreneur social. Pourtant en dehors de son activité entrepreneuriale proprement dite (l’industrie pétrolière), il mit à profit son immense fortune pour soutenir des projets caritatifs dans les domaines de la culture, de l’éducation, de la santé et de la science. Il fut notamment à l’origine de la création de l’Institut qui porte son nom spécialisé dans la recherche médicale (créé alors que la recherche scientifique était encore embryonnaire aux États-Unis) et de l’université de Chicago qui joua un rôle pionnier dans le domaine des sciences sociales aux États-Unis. Certes, l’adjectif « social » ne peut s’appliquer à l’œuvre de J. Rockefeller y compris prendre en compte l’activité de la fondation qui porte son nom et dont l’objectif déclaré est de financer des œuvres sociales et culturelles. Au regard des définitions, parfois contradictoires, et des discussions diverses opposants les chercheurs en sciences humaines et sociales dont nous avons fait état dans la première partie de ce texte, nous tenons à souligner deux points qui sont fondamentaux : la période qui s’étend de la fin du XIXe siècle à la première guerre mondiale a été aux États-Unis marquée par l’émergence de problèmes sociaux majeurs qui ont engendré des manifestations sociales importantes. À travers l’expérience de J. Rockefeller ou celles d’autres puissants entrepreneurs, on découvre que le financement d’œuvres sociales doit être lucratif et surtout étroitement lié à l’activité normale de l’entreprise.
27Si l’un des traits caractéristiques de l’entrepreneur selon J. B. Say est d’avoir « la tête habituée au calcul », J. Rockefeller est à n’en pas douter un entrepreneur stricto sensu. Selon ses biographes, il montre très tôt (dans le cadre scolaire) une aptitude pour le calcul mental et à l’échange commercial. Il commence sa vie professionnelle comme comptable ; emploi dont il démissionne parce qu’on lui refuse l’augmentation qu’il demande et qu’il considère comme juste compte tenu de ses compétences. J. Rockefeller, descendant d’une famille de huguenots français, les Roquefeuille, qui avaient fui la révocation de l’édit de Nantes, personnifie à lui seul la réussite américaine. Issu d’une famille modeste, il n’a pas fait d’études supérieures, sa mère lui donne quelques rudiments de lecture en lisant la Bible. Il commence à travailler au bas de l’échelle à l’âge de 16 ans dans une entreprise de commerce de gros. Son grand-père et son père avaient tous deux tenté leur chance dans les affaires, mais avaient piteusement échoué. Son père était une espèce d’aventurier qui allait de ville en ville pour vendre des élixirs miracles et des médicaments à l’efficacité douteuse. La famille Rockefeller est à maintes reprises contrainte de déménager pour échapper aux créanciers mécontents du père. Bigame, celui-ci mène une vie secrète. Le jeune J. Rockefeller est élevé par sa mère et trouve les repères qui lui manquent dans la lecture régulière de la Bible. Baptiste, profondément croyant, ses habitudes de vie sont très simples et le resteront toute sa vie. Sa mère lui inculque selon ses biographes la pratique de la charité (10 % de son revenu quel qu’il soit). Il gardera cette habitude toute sa vie, considérant également (conformément à la doctrine religieuse qui est la sienne) que la fortune qu’il a conquise est le fruit d’une reconnaissance divine. Mais, le croyait-il vraiment ? Il participe également très tôt à des activités paroissiales avec beaucoup d’assiduité. Cette expérience l’amène à se rendre compte que les activités non économiques doivent être gérées avec autant de rigueur qu’une entreprise pour fonctionner avec efficacité.
28Pour J. Rockefeller les circonstances lui seront beaucoup plus favorables que pour ses aïeux car il profitera de l’expansion sans précédent, et sans égale au niveau mondial, de l’économie américaine ; le pétrole devenant la matière première de l’industrie et du progrès technique, jusqu’alors il était essentiellement utilisé pour l’éclairage9. Le développement de l’industrie dans son ensemble et de l’industrie automobile en particulier à partir de la fin du XIXe siècle pose une nouvelle question énergétique. La réponse sera apportée par le pétrole. D’un autre côté, le chemin de fer se développe. Un important réseau est construit au travers tous les États-Unis apportant aux individus et aux marchandises une plus grande aisance dans leurs déplacements. Mais, très tôt, il manifeste un goût très prononcé pour le commerce. Très doué en calcul mental, il organise à l’école de petits trafics en revendant à ses camarades des marchandises qu’il a achetées.
29En 1855, il entre comme modeste employé aux écritures, dans une importante société de commerce de gros en charbon et céréales de Cleveland, Hewitt and Tattle. Travailleur et sérieux, il gravit rapidement les échelons et devient aide comptable. Il acquiert ainsi des connaissances très variées qui lui seront fort utiles par la suite : opérations de transport par chemin de fer ou par bateau et les bases de la comptabilité. Mais, il est particulièrement intéressé par les mécanismes financiers. En 1857, il est nommé comptable en chef de l’entreprise. Un an plus tard, insatisfait de sa paie, il démissionne pour fonder sa propre société. Il s’associe avec un ancien camarade de classe, Maurice Clarck, pour créer une entreprise de commerce de gros, spécialisée dans la vente et l’achat de sel, de viande de porc et de blé qui prospère grâce à la guerre de Sécession.
30En 1862, une nouvelle opportunité se présente : l’une de ses connaissances de l’Église baptiste propose aux deux associés de créer une raffinerie de pétrole. En cette fin de XIXe siècle, le pétrole est un marché nouveau, symbole de la nouvelle économie qui prend forme, personne n’a encore idée des profits qu’il occasionnera dans l’avenir. Or, en 1863 une ligne de chemin de fer reliant Cleveland à la Pennsylvanie a été inaugurée facilitant la commercialisation du précieux liquide. Les trois associés fondent donc l’Excelsior Oil Works et créent une raffinerie de pétrole qui est la plus importante de la région. Mais, ses deux associés, incertains sur les promesses du pétrole, renoncent très vite à l’aventure. J. Rockefeller rachète leurs parts en 1865 et devient l’actionnaire principal. Après la guerre civile, il profite pleinement de la croissance économique nouvelle qui va propulser les États-Unis au rang de première puissance économique mondiale. Le pétrole devenant alors la matière première de l’industrie. J. Rockefeller réussit mieux que les autres en maîtrisant toute la chaîne pétrolière du stockage au raffinage et en maintenant ses prix inférieurs à ceux de ses concurrents grâce à un contrôle très strict des coûts et aux quantités très importantes de pétrole qu’il brasse. Il suit de près l’évolution du progrès technique dans ce domaine et travaille pour s’entourer des meilleurs spécialistes.
31Les débuts sont cependant difficiles car les techniques d’extraction ne sont pas fiables. Mais, les conditions d’exploitation du pétrole se normalisent peu à peu grâce à l’invention de nouveaux procédés. Les conditions de production en sont facilitées, la question de la surproduction se pose, il faut trouver de nouveaux usages pour le pétrole. C’est aussi le moment propice pour racheter les puits de pétrole à bas prix d’exploitants malchanceux. Et, à cette occasion, J. Rockefeller, sous couvert d’une philanthropie voilée, se montre très rude en affaires. Il acquiert la réputation d’un négociateur intransigeant, impitoyable avec ceux dont les intérêts ne convergent pas vers les siens. L’image mythique de J. Rockefeller est aussi celle d’un homme très maigre qui se contente de peu par rapport aux plaisirs que son immense fortune lui permettrait d’atteindre. Il ne se laisse pas entraîner par des passions communes, sauf celles de l’industrie et des affaires. Il ne boit pas, ne fume pas, ses goûts sont très simples. Il applique la même règle à ses enfants dont il surveille étroitement l’éducation avec son épouse qui partage les mêmes convictions que lui.
32Le 10 janvier 1870, il fonde à Cleveland la Standard Oil avec son frère William et un de ses amis, Harry Flager. Le nom de « standard » signifie que le produit est livré au meilleur niveau de qualité. J. Rockefeller et H. Flager négocient avec les chemins de fer des concessions tarifaires avantageuses en contrepartie de livraisons. En une dizaine d’années, la Standard Oil contrôle environ 90 % du raffinage, du transport, du commerce et de la distribution du pétrole. Cette puissance suscite des peurs et des inquiétudes de la part du public et des politiques. En 1882, J. Rockefeller transforme son entreprise en trust, c’est-à-dire un ensemble d’entreprises qui sont théoriquement autonomes, mais qui sont dirigées dans les faits par une petite équipe de managers à la tête de laquelle il se trouve. Au début des années 1880, il est la première fortune des États-Unis avec un patrimoine supérieur à 150 millions de dollars.
33En 1890, il tombe sous le coup de la loi anti trust, Sherman. L’expansion d’une entreprise comme la sienne, constitue une menace contre la propriété privée individuelle face à cette puissante entreprise qui contrôle la quasi-totalité du marché de l’extraction et du raffinage du pétrole. Il réplique en créant en 1899 dans l’État du New Jersey, la Standard Oil Company, qui contrôle les 70 sociétés du trust. Mais, ses déboires avec la justice ne s’arrêtent pas là. Entre 1901 et 1909, il est traduit devant les tribunaux. Conséquence de ces multiples procès, en 1911, il ne peut se dérober à la décision de la justice et doit abandonner le contrôle de 35 de ses filiales et revendre une grande partie de ses actions. Il consacre une grande partie de son temps à combattre les accusations qui sont portées contre lui par des concurrents malheureux. Pourtant, il reste l’homme le plus riche des États-Unis. En 1909, il crée la Fondation, qui porte son nom, dotée d’un capital de 100 millions de dollars pour la santé et l’éducation. À sa mort, malgré la crise de 1929, il laisse à ses héritiers une fortune considérable.
La Fondation Rockefeller : une fondation caritative à but lucratif ?
34Dans le cadre de ses activités caritatives, J. Rockefeller est très strict dans la sélection des projets à financer (d’autant qu’il est fortement sollicité). Un bon projet est un projet qui lui rapporte de l’argent, bien que par ailleurs ses convictions religieuses l’incitent à faire preuve de charité. À partir du moment où il a été maître de sa vie professionnelle, il a toujours réservé une partie de ses revenus pour faire œuvre sociale, à l’image des classes sociales privilégiées de la société pré-industrielle évoquées par Hayek. Il s’entoure d’équipes compétentes pour sélectionner les projets. Dur en affaire, J. Rockefeller ne peut souffrir d’être trompé, et plus encore s’il s’agit d’une œuvre philanthropique.
35Pourquoi J. Rockefeller s’est-il investi pour développer des activités sociales et culturelles ? La première raison pourrait être (conformément à l’enseignement de M. Weber) de nature religieuse. Baptiste fondamentaliste, sa mère lui a appris très jeune que le devoir de tout chrétien est de faire des dons à l’Église. Une deuxième raison (et sans doute tout aussi importante) est que sa grande capacité à faire des affaires l’a rendu extrêmement impopulaire auprès de la population américaine, mais aussi auprès de ses nombreux concurrents malheureux qu’il avait ruinés. Il eut affaire avec la justice en raison de la loi antitrust qui considère que le monopole était une atteinte à la démocratie. Sa carrière caritative lui offre l’opportunité de restaurer son image de marque. Mais, il ne fait pas exception. D’autres riches entrepreneurs suivent la même voie (Russel Sage, Andrew Carnegie, Julius Rosenwald) (Tournès, 2007). Russel Sage (1816-1906) a fait fortune dans le transport ferroviaire et l’industrie du télégraphe. Sa femme crée en 1907 une fondation caritative. Andrew Carnegie (1825-1919) commence sa carrière dans le textile, mais c’est l’acier et l’industrie ferroviaire qui lui apportent la fortune. Il crée une fondation caritative en 1918. Julius Rosenwald (1862-1932) fait fortune dans le textile et crée une fondation caritative en 1917. Les objectifs de ces différentes fondations sont sensiblement les mêmes : social (logement ouvrier, santé, retraite), éducation, développement scientifique et culture. Ces fondations sont à la fois le produit du « capitalisme sauvage » et des problèmes sociaux qu’il génère. Les États-Unis ont offert de multiples possibilités d’enrichissement à des individus ambitieux, favorisant le développement de rapports sociaux inégalitaires qui débouchent à la fin du XIXe siècle sur des manifestations sociales très dures conduisant l’État à légiférer sur le plan social. Aussi, ces sociétés caritatives « se veulent également des organismes de régulation des problèmes sociaux engendrés par l’industrialisation effrénée des années 1860-1920 marquée par des réformes qui voient naître l’Amérique moderne » (Tournés, 2007, page 175).
36Quelles sont les circonstances qui ont conduit J. Rockefeller dans cette voie ? Vers le milieu des années 1890, J. Rockefeller prend progressivement sa retraite. Il a accumulé une immense fortune. Alors que le revenu annuel moyen d’un Américain est de 500 dollars, il gagne environ 10 millions de dollars par an (Ezran, 2007). Il décide de développer des activités philanthropiques avec le soutien notamment de sa femme, Laura et d’un fidèle collaborateur, Frédéric Gates, son conseiller en philanthropie, dont le savoir-faire en la matière était exceptionnel. Ce dernier joue un rôle central dans l’entreprise caritative de Rockefeller : il fait le tri des lettres, écarte toutes les demandes de secours individuelles. Il filtre les demandes et écarte les imposteurs. Il élimine les demandes jugées inutiles, à fonds perdus (comme par exemple aider une famille qui va être expulsée parce qu’elle ne peut payer son loyer). F. Gates fait son travail avec beaucoup de minutie et de méthode. Grâce son éducation, il a acquis une grande compassion pour la douleur humaine, car son père était pasteur. Il mène des enquêtes, rédige des rapports clairs et précis sur ce qu’il a constaté, sur les mesures à prendre. Mais, il gère également de près le portefeuille privé d’actions de J. Rockefeller.
37Alors qu’A. Cargenie publie un ouvrage au titre évocateur, The Gospel of Wealth, et fait de grosses donations à des bibliothèques, J. Rockfeller crée également une fondation pour financer des œuvres caritatives, ainsi que des théâtres et déclare qu’il veut œuvrer pour le maintien de la paix dans le monde. Son objectif n’est pas de saupoudrer quelques millions de dollars en fonction des demandes, sans compter, sans évaluer les besoins et ni surtout les retombées possibles de ces activités. Ces différentes activités caritatives doivent être gérées avec autant de rigueur économique et financière qu’une… entreprise pétrolière. Les engagements de J. Rockefeller iront en faveur de trois activités principales : (1) l’université de Chicago, (2) le Rockefeller Institute for Medical Research et (3) le General Education Board. Nous reviendrons sur la fondation Rockefeller plus loin qui fut créée, comme nous l’avons noté plus haut, au début du XXe siècle, donc un peu plus tard :
l’université de Chicago ouvre ses portes le 1er octobre 1892. Les cours commencent avec 750 étudiants dont un quart de jeunes femmes, 8 catholiques, 10 juifs et quelques noirs. J. Rockefeller aurait déclaré que cette université était le plus bel investissement de sa vie. Elle est actuellement une des plus grandes universités des États-Unis, mais aussi du monde. Elle compte 69 Prix Nobel à son actif dont l’économiste Milton Friedman et James D. Watson pour le prix Nobel de médecine pour la découverte de la structure de l’ADN.
le Rockefeller Institute for Medical Research est créé pour répondre à l’absence de recherche médicale aux États-Unis. Les médecins américains étaient alors très en retard par rapport à leurs homologues européens. F. Gates s’intéresse à cette question. J. Rockefeller réunit des médecins. En 1906, l’équipe s’installe, elle compte 23 chercheurs. En 1906, l’hôpital compte 60 lits. Les malades sont soignés gratuitement. Il est agrandi progressivement. Après la seconde guerre mondiale, l’institut est transformé en université spécialisée dans l’accueil des étudiants préparant un doctorat de médecine ou ayant des bourses de recherche. En 1965, il prend le nom de « Rockefeller University ». de nombreux chercheurs de cette université seront récompensés par l’obtention du prix Nobel.
le General Education Board (GEB) est le résultat d’un autre constat : le poids important de l’illettrisme aux États-Unis (12 % pour les Blancs, 50 % pour les Noirs dans les états du sud). Le GEB développe d’abord son activité dans le domaine de l’éducation : ouvre des écoles primaires, mais aussi œuvre pour la formation du personnel enseignant. Mais, pour envoyer les enfants à l’école, il faut aussi que leurs parents aient un niveau de vie suffisant. Or, ceux-ci sont généralement démunis, sans éducation. Ils reproduisent des savoirs ancestraux sans actualiser leurs connaissances. Le département fédéral entreprend avec le GEB une action en faveur des agriculteurs (nouvelle semence de coton, nouvelles méthodes pour fertiliser les sols, éliminer les parasites, etc.). Les états du sud sont aussi touchés par une épidémie endémique d’ankylostomiase. Les individus touchés sont dans l’incapacité de travailler. Le remède existe et ne coûte d’un demi-dollar, mais c’est encore trop pour les paysans. F. Gates crée la United States Sanitary Commission qui envoie de jeunes médecins dans les zones infectées.
38La Fondation Rockefeller a pour ambition de répondre aux attaques contre l’entreprise par un « trust de la bienfaisance », selon l’expression de F. Gates. Son projet est à l’échelle de la fortune de Rockefeller : financer des projets de grande ampleur, trop grands pour être financés par d’autres institutions. La Fondation a principalement en charge les problèmes de santé publique aux États-Unis, mais aussi en Europe, en Chine et en Afrique. Par exemple, en 1915, une équipe de médecins et de scientifiques est mobilisée pour lutter contre la fièvre jaune en Chine. En 1917, la Fondation Rockefeller expédie en France une équipe de médecins pour lutter contre la tuberculose. En coopération avec l’État français 600 dispensaires sont créés et le nombre de lits dans les hôpitaux existants pas de 8 000 à 30 000 (Ezran, 2007). Aux États-Unis, elle refonde l’enseignement de la médecine. En Angleterre dévastée par la première guerre mondiale, elle envoie 5 millions de dollars pour l’University College Hospital School. Mais, elle contribue également au développement de l’enseignement et de la recherche dans les sciences sociales et en lettres, mais aussi les arts (ce domaine sera particulièrement développé par son fils junior et son épouse).
39Conformément à la définition de Zahra et alii (2006), J. Rockefeller est un entrepreneur social au sens schumpétérien du terme, c’est-à-dire un ingénieur social. Il développe une entreprise caritative de grande ampleur au niveau international. Il choisit en fonction de considérations économiques les œuvres sociales qu’il souhaite financer, qui doivent être source de profit. J. Rockefeller ne finance pas des activités à fonds perdus. Cette activité ne remplit que la seconde moitié de son existence. Elle est de surcroît rendue possible parce qu’il a acquis une immense fortune en menant le dur combat de la loi du plus fort du capitalisme sauvage. Ce qu’il redoute par ailleurs, c’est que l’État intervienne dans ses affaires. Il en fait l’amère expérience en tombant sous la loi anti-trust.
Conclusion
40Cette analyse historique du parcours de J. Rockefeller montre combien il est nécessaire de comprendre conjointement le projet et son contexte socio-économique avant de caractériser toute dynamique entrepreneuriale. En cette fin de XIXe siècle, période dite du capitalisme sauvage aux États-Unis, J. Rockefeller peut-il être considéré comme le précurseur d’une forme nouvelle d’entrepreneuriat social au regard des questions soulevées dans le cadre de ce chapitre ? J. Rockefeller mène ses activités caritatives comme il a mené ses autres activités, des activités pleinement marchandes, et c’est très certainement en ce sens que son activité entrepreneuriale le rapproche de certains entrepreneurs que l’on qualifie de sociaux aujourd’hui. En effet, il sélectionne et gère ses activités caritatives de la même façon que ses puits de pétrole, pour rentabiliser son investissement. L’objectif n’est pas cependant dans ce cas l’augmentation de son chiffre d’affaires, mais la création d’activités qui sera ainsi générée (y compris en termes d’image de marque, mais aussi pour contourner la réglementation contraignante de la loi anti-trust).
41Pour mener à bien son activité caritative, il est intéressant de souligner son caractère collectif, dans la mesure où il est entouré d’une équipe de spécialistes qui le conseille sur le plan financier, mais aussi sur les activités caritatives à développer. Aidé par cette équipe, il est en état de veille informationnelle afin de détecter les besoins à satisfaire. Mais, ce qui est impressionnant dans ce domaine ce sont les retombées économiques, sociales et scientifiques de ses investissements sur le moyen et long terme : des scientifiques de renommée mondiale qui obtiennent le prix Nobel dans leur domaine, la baisse du taux d’illettrisme, l’amélioration des conditions sanitaires de la population des États-Unis, la diffusion du progrès technique dans l’agriculture, etc. Certes, J. Rockefeller n’est pas l’hirondelle qui a fait le printemps, mais il a largement participé à cette entreprise dont les retombées socio-économiques indirectes ont été très importantes. J. Rockefeller a développé son activité philanthropique, poussé par des principes religieux qu’il l’animait, mais il ne faut pas oublier qu’il s’est véritablement lancé dans ces activités alors que son entreprise avait atteint une dimension internationale incontestable. Tombé sous la loi anti-trust, il a dû au prix de montages financiers ingénieux démanteler son empire industriel. Était-ce pour échapper à ce carcan limitant ses activités ? C’est très possible. On sait depuis Schumpeter que l’entrepreneur ne se satisfait pas de la routine, de la stabilité. L’activité caritative aurait ainsi été pour Rockefeller un nouveau terrain d’aventure et de régénération de son activité entrepreneuriale.
42D’entrepreneur du pétrole à entrepreneur social, les différences peuvent être très subtiles et les logiques fortement enchevêtrées. Elles peuvent parfois se résumer en termes d’opportunités d’investissement. Mais, aurait-il pu devenir simultanément un entrepreneur social du pétrole ? C’est-à-dire gérer son entreprise pétrolière suivant une éthique sociale, comme l’a fait J.-B. A. Godin en France en créant son « familistère » (Boutillier, 2009 ; Lallement, 2009) ? La réponse est négative à l’instar de l’exemple récent d’un Bill Gates qui par le moyen de sa fondation finance des projets de développement dans les pays pauvres ou bien encore la lutte contre le sida. Ne s’inscrit-il pas à son tour dans la voie déjà tracée par J. Rockefeller ? Autant de questions qui doivent nous inciter à beaucoup de vigilance quant à l’attribution du qualificatif d’entrepreneur social à des entrepreneurs contemporains ! Plus globalement, les activités entrepreneuriales développées et les formes juridiques retenues doivent être analysées avec précision et restituées dans leur contexte socio-économique. Il convient aussi de relier ces projets aux doctrines sous-jacentes, expliquant ainsi que l’économie sociale soit née en Europe à la fin du XIXe siècle sous la pression du mouvement socialiste et syndicaliste, alors qu’aujourd’hui l’entrepreneuriat social est un concept « made in USA » d’origine patronale (Boutillier, Allemand, 2010 dir. ; Draperi, 2010), impulsé par les Business Schools américaines et complètement inscrit dans le mouvement capitaliste.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Des chercheurs canadiens (Hervieux, Gedajlovic, Turcotte, 2007) ont dénombré une vingtaine de définitions de l’entrepreneur social.
2 Notre objectif n’est pas dans le cadre de ce texte de dresser une biographie détaillée de J. Rockefeller, mais de mettre l’accent sur certains aspects de son parcours professionnel au regard de la problématique de l’entrepreneur social, une biographie peut prendre différentes formes (Lahire, 2010 ; Onfray, 2010 ; Sartre 1983, 1988).
3 Rappelons que l’origine du 1er mai est américaine suite à une manifestation ouvrière pour la journée de huit heures qui a eu lieu en 1884. Cette date est retenue par l’Internationale socialiste comme jour de revendication en 1889.
4 La première édition de l’ouvrage remonte à 1967.
5 La première édition de l’ouvrage remonte à 1977.
6 La première édition de l’ouvrage remonte à 1978.
7 Le nombre de revues anglo-saxonnes en entrepreneuriat est très élevé, citons en guise d’exemple : Small Business Review, Entrepreneurship Theory and Practice, Journal of Business Venturing, etc.
8 SARL : Société à responsabilité limitée.
9 A titre anecdotique, notons qu’en France Georges Lesieur qui fonda à l’âge de 60 ans la célèbre entreprise d’huile alimentaire qui porte toujours son nom, avait pendant de longues décennies travaillé dans une entreprise qui importait du pétrole (notamment des États-Unis) comme huile d’éclairage. Mais le pétrole était également utilisé comme remède contre l’arthrose, les maux de tête, les brûlures d’estomac.
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