Les associations françaises de tourisme : de l’impulsion d’un marché de masse aux difficultés d’un « autre » tourisme
p. 129-150
Texte intégral
1Cinq millions de vacanciers français en 1935, dix en 1958, vingt en 1963, trente en 1981, quarante millions aujourd’hui. Le tourisme élitiste, aristocrate et bourgeois, des débuts du XXe siècle s’est largement démocratisé, même si en 2004 selon la dernière enquête vacances de l’INSEE, 22 millions de Français ne sont pas partis. En France, depuis « l’an I du bonheur » que fut 1936, les associations de tourisme ont largement contribué à cette démocratisation. Elles ont souvent « appris » les vacances aux Français en offrant des formules de séjours accessibles financièrement, tout en proposant des activités de loisirs humanistes et participatives. Participantes de la « civilisation des loisirs » (1962) chère à Joffre Dumazedier (qui fut également militant de l’éducation populaire, fondateur de Peuples et cultures en 1945), ces associations de tourisme ont été en France motrices d’une véritable révolution en termes de dynamique des valeurs, de rythmes de vie sociale et d’expression d’une demande et d’un secteur économique, qui représente aujourd’hui 7 % du PIB et plus d’un million d’emplois dans la seule branche de l’hôtellerie-restauration.
2Par son histoire et par ses interrogations actuelles, le tourisme social constitue pour nous un champ privilégié d’analyse en matière de passage(s) de l’informel au formel et d’institutionnalisation, de tensions avec les pouvoirs publics et les opérateurs capitalistes, de paradoxes entre les valeurs politiques, sociales et éthiques originelles et les principes d’action au quotidien. Après une brève présentation du projet et du poids économique particulier du tourisme social en France (1), nous montrerons comment ces associations ont d’abord initié un tourisme « hors marché » avec les Colonies de vacances, les Auberges de jeunesse et les Maisons Familiales de Vacances (2) avant d’industrialiser leurs activités par la création à partir de 1960 de Villages de Vacances, dans le cadre d’une contractualisation avec l’État, les Caisses d’allocations familiales et le mouvement syndical (3). Mais paradoxalement ce modèle de développement d’un « tourisme pour tous » a en quelque sorte trop bien réussi. Cela a donné lieu depuis le début des années 1980 à un certain isomorphisme institutionnel tendant à aligner le tourisme social sur le tourisme commercial, mais non sans résistances de la part des acteurs associatifs (4).
Le tourisme social français, une « exception culturelle »
Description du champ
3Les associations et organismes à but non lucratif de tourisme français, sont très largement regroupés au sein de l’UNAT1 (Union nationale des associations de tourisme et de plein air). Elles interviennent dans six domaines : (1) les villages vacances qui accueillent une clientèle familiale et de groupes (VVF Villages et VAL (qui ont fusionné en 2006), LVT, Renouveau, Cap France, ANCAV-TT, RelaiSoleil, Azureva, Vacanciel…) ; (2) les centres d’accueil de jeunes et/ou sportifs (les deux fédérations d’auberges de jeunesse FUAJ et LFAJ, le réseau Ethic Etapes, l’UCPA, le Club Alpin…) ; (3) les centres de vacances pour enfants et adolescents (Ligue de l’enseignement, UFCV, PEP…) ; (4) les classes de découverte (mer, patrimoine, neige, environnement…), les voyages scolaires et les séjours linguistiques (Thalassa, Club des 4 vents…) ; (5) les voyages pour adultes à l’étranger (ARVEL, Vacances bleues ; les associations de tourisme solidaire : TDS, Croq’Nature, Route des Sens…) ; (6) les « associations relais » n’ayant pas à titre principal une activité de production touristique (gestion d’hébergement ou voyagiste), mais dont le rôle d’éducation populaire, d’action sociale ou de regroupement d’usagers implique un soutien matériel, humain ou informationnel au voyage (JPA, Léo Lagrange, Vacances ouvertes, APF évasion…). Certaines associations interviennent sur plusieurs « lignes de produits », comme par exemple le service Vacances pour tous de la Ligue de l’enseignement, qui intervient sur 5 des 6 lignes (hors vacances de jeunes) ou VVF Villages qui dispose d’un service Centres de vacances dénommé Okaya. Par ailleurs certaines structures fonctionnent selon un mode centralisé (VALVVF, Renouveau, FUAJ, UCPA…), d’autres sous une forme de réseaux ou de fédérations d’associations indépendantes (LVT, Cap France, Ethic Etapes…) ou départementales (Vacances pour tous, PEP…)
4L’UNAT recense environ 1 500 centres d’hébergement disposant de près de 250 000 lits, soit 4,6 % des lits touristiques marchands2. Ses adhérents accueillent près de 6 millions de vacanciers chaque année, et réalisent en 2004 un chiffre d’affaires de 1,5Mds€ (CA HT), soit 2,3 % de la Consommation intérieure touristique des Français et salarient 12 000 salariés permanents et 60 000 saisonniers.
5Il faut également souligner que la gestion par des associations d’hébergements touristiques à caractère familial constitue une sorte d’exception franco-belge, et dans une moindre mesure portugaise. En dehors des séjours pour enfants (les « colonies de vacances ») et des hébergements pour jeunes (les auberges de jeunesse), le tiers secteur des autres pays européens ne s’est que très rarement investi dans la gestion de services d’hébergement et s’est cantonné à l’accompagnement organisationnel (recherches d’informations, négociation de prix, réservations) et financier (aides aux plus pauvres) des vacanciers.
Les valeurs
6De la Charte de l’UNAT de 2002, se dégagent les quatre ambitions suivantes3 :
assurer l’accès aux vacances au plus grand nombre, en refusant de se cantonner à un « tourisme pour pauvres » et en sauvegardant une certaine mixité sociale du public ;
développer à travers les activités proposées un projet humaniste et participatif, facteur d’épanouissement personnel et créateur de cohésion sociale ;
valoriser l’intégration de la structure d’hébergement et des activités pratiquées dans leur environnement territorial, dans ses aspects économiques, socioculturels et écologiques ;
être acteur de l’économie, dans le cadre d’une économie sociale et solidaire, ne se réduisant ni au « tout marché », ni au « non solvable », avec le concours d’organisations sociales, de mouvements familiaux et de jeunesse.
7Les organisations de tourisme social ont ainsi aujourd’hui pour commune volonté de concevoir et de promouvoir un « autre tourisme », en termes de population partante, d’activités pratiquées, de répartition des gains, d’intégration territoriale, de préservation de l’environnement et de mode de gouvernance. Afin de comprendre ce projet, et avant d’exposer les difficultés actuelles à faire vivre ces valeurs, il est nécessaire d’explorer son histoire.
L’invention d’un tourisme « populaire » informel
8Le tourisme est né d’une pratique distinctive. Issu du « Grand tour » à travers l’Europe que réalisaient les jeunes aristocrates anglais au XVIIIe siècle4, il est ensuite devenu dans la seconde moitié du XIXe un des temps symboliques de la vie d’une « classe de loisirs » composée de rentiers (Boyer, 1999). D’abord thermal puis balnéaire, ce tourisme saisonnier de villégiature est jugé par la classe de loisirs indispensable en termes de sociabilité mais aussi de santé (l’œuvre de Proust en constitue un parfait témoignage). En contrepoint à cette consommation de luxe élitiste, va émerger au cours de la première moitié du XXe siècle un tourisme économe et non marchand, à vocation sociale et éducative, en direction des enfants, des jeunes et des familles ouvrières.
Les colonies de vacances : une innovation philanthropique et hygiéniste
9Les colonies de vacances pour enfants et adolescents apparaissent à la fin du XIXe siècle sous l’impulsion des œuvres et patronages paroissiaux (Rauch, 2001). En 1881, le Pasteur Loriaux et son épouse fondent l’Œuvre des Trois Semaines avec la volonté de prendre en charge la santé des plus démunis et de leur enseigner le savoir-vivre. L’Œuvre se fixe pour but « de procurer un séjour de vacances de trois semaines au moins, à la campagne ou au bord de la mer, dans les immeubles aménagés à cet effet ou chez des particuliers, aux personnes ci-après désignées, qui ont besoin de ce séjour et ne peuvent y pourvoir elles-mêmes : 1) Enfants des deux sexes en âge d’école (7 à 13 ans). 2) Jeunes filles et jeunes garçons délicats ou convalescents. 3) Mères de famille accompagnant leurs enfants de tous âges. 4) Personnes fatiguées capables d’aider à la surveillance des jeunes colons ». Elle « rend accessible à tous cette chose si précieuse : un temps de repos à l’abri du bruit et de la poussière ».
10Il s’agit là d’un paternalisme hygiéniste5, patriotique, et moral à destination de l’enfance et de la jeunesse, plus particulièrement issues de la classe ouvrière. Les colonies de vacances s’insèrent dans la politique sociale paternaliste du dernier quart du XIXe siècle qui poursuit un objectif démographique, à visée d’abord militaire – il s’agit de « sauvegarder le germe des forces de la patrie », en clair avoir des conscrits nombreux et « vigoureusement constitués » afin de préparer « la revanche » de 1870 – puis économique en assurant la reproduction de la « race ouvrière » (Caire, 2002). Elles participent à un discours des élites marqué par l’inquiétude de la dépopulation et de la décadence morale et intellectuelle.
11Ce discours est également promu dès 1883 par les œuvres laïques des écoles publiques, la Ligue de l’enseignement, le Sou des écoles, qui y ajoutent une mission d’égalité démocratique et une dimension éducative, de découverte du monde en sollicitant les facultés d’observation de la nature.
12En 1906 se tient le premier congrès national des colonies de vacances, mais les participants sont divisés par la question religieuse. Les catholiques se regroupent en 1909 dans l’Union Nationale des Colonies de Vacances, qui devient en 1933 l’Union Française des Colonies de Vacances (UFCV). Les laïcs se rassemblent en 1912 dans la Fédération Nationales des colonies de vacances, qui devient UFOVAL (Union Fédérale des Œuvres de Vacances Laïques) en 1933. Au-delà de ce clivage, les colonies connaissent une forte progression (100 000 enfants en 1913, 400 000 en 1936) d’autant plus que les municipalités, souvent socialistes ou communistes, créent leurs propres colonies6. Accompagnant ensuite le boom démographique d’après 1945, elles connaîtront leur apogée au début des années 1960 avec plus de 1 300 000 départs d’enfants et d’adolescents. La perspective hygiéniste du nécessaire « bol d’air » pour les enfants perdurera en partie jusqu’aux années 1970.
Les auberges de jeunesse : une innovation à vocation pacifiste
13Les auberges de jeunesse sont issues des mouvements pacifistes de l’après première guerre mondiale, avec la volonté de rencontres interculturelles et de vie internationale. En 1920, Pierre Cérésole, ingénieur et objecteur de conscience suisse, fonde le Service Civil International afin de créer une alternative au Service militaire, et de promouvoir la Paix au travers de chantiers internationaux de travail volontaire, ouverts à tous et pour tous. Le premier chantier s’est tenu cette année-là à Esnes, près de Verdun7. En 1939, le SCI est reconnu comme une alternative au service militaire en Grande-Bretagne. Ces chantiers, d’abord de type aide d’urgence (reconstruction, inondations) vont ensuite s’ouvrir à la solidarité avec le Tiers-Monde.
14Dans un esprit assez voisin d’échanges et de prise en charge par les jeunes de l’organisation matérielle, Marc Sangnier8, après sa rencontre lors d’un congrès international pour la jeunesse en 1929 avec Richard Schirrmann (fondateur en 1907 de la première Auberge de Jeunesse en Allemagne), crée la première auberge de Jeunesse – nommée Foyer de la Paix – à Bierville (Seine et Oise), le 24 août 1930. Puis il fonde la Ligue Française des Auberges de Jeunesse (LFAJ).
Encadré 1 : « Des foyers de paix, pour le bonheur de l’humanité »
Le site internet de la FUAJ propose le texte suivant de Richard Schirrmann :
« Chaque forêt, chaque plaine, chaque fleuve, chaque montagne, chaque village et chaque ville sont des pages détachées de votre patrie. C’est avec elles qu’il faut vous familiariser, et non par la lecture. Le domaine est très vaste. Il faut acquérir la connaissance de votre patrie en la parcourant de préférence à pied, malgré le chemin de fer, le bateau, l’auto et l’avion. Le voyage à pied vous familiarise avec le détail des choses et c’est la plus précieuse des joies sur notre planète. C’est pour cela que nous bâtissons des Auberges de la Jeunesse dans les campagnes.
Mais voyagez aussi au-delà des frontières de votre pays, allez chercher chez les peuples voisins et apprenez à connaître à fond et à estimer les pays et les gens qui ont une autre langue. Pour cela voisins et amis, bâtissez également des Auberges de la Jeunesse et ouvrez-les à toute la jeunesse du monde comme des foyers de la paix, pour le bonheur de l’humanité. »
15En 1933 naît le Centre Laïque des Auberges de Jeunesse (CLAJ) qu’appuient la CGT, la Ligue de l’Enseignement, le Syndicat National des Instituteurs et la Fédération Générale de l’Enseignement. Le CLAJ veut favoriser au maximum la création d’auberges en leur donnant un caractère laïque.
16Malgré ce clivage, similaire à celui du monde des colonies de vacances, l’essor des auberges est très rapide puisqu’en 1939 on compte 900 installations et 40 000 adhérents. La lutte entre les deux courants, catholique et laïc, ne s’apaisera, sous l’impulsion du Ministère de l’éducation nationale, qu’en 1956 avec la naissance de l’actuelle FUAJ (Fédération Unie des Auberges de Jeunesse).
Léo Lagrange : l’innovation d’une « organisation des loisirs des masses sans caporalisation »
17En juin 1936, le gouvernement de Front Populaire innove en instituant un Sous-secrétariat d’État à l’organisation des loisirs et aux sports, confié à Léo Lagrange, d’abord rattaché au Ministre de la Santé publique, dans une vision plutôt hygiéniste des loisirs et des vacances, de régénération de la force de travail, puis un an plus tard à celui de l’Éducation nationale, dans une perspective plus large d’éducation populaire (P. Ory, 1994). Pour Lagrange, au-delà de l’instauration du Droit aux congés payés, l’État devait se préoccuper des « loisirs des masses », mais en rejetant catégoriquement la « caporalisation des loisirs » des structures étatiques et centralisées des États autoritaires, notamment l’Opera Nazionale Dopolavoro (organisation nationale de l’après-travail) fasciste fondé en 1925 et le Kraft durch Freude (la force par la joie) nazi créé en 1933.
18« Loisirs sportifs, loisirs touristiques, loisirs culturels, tels sont les trois aspects complémentaires d’un même besoin social : la conquête de la dignité, la recherche du bonheur […] je compte sur la collaboration active de toutes les organisations qui existent et notamment sur celle des organisations de la classe ouvrière. » Conformément à ce programme exposé dès le 10 juin 1936 dans un discours radiophonique, Léo Lagrange va encourager – plus sans doute par sa force de persuasion que financièrement, du fait de la faiblesse des crédits du sous-secrétariat – le développement d’un tourisme populaire associatif indépendant en s’appuyant sur les organisations syndicales, les associations d’éducation populaire (notamment la Ligue de l’enseignement) et surtout sur les deux réseaux des auberges de jeunesse, confessionnel et laïque.
19Les grands principes de solidarité démocratique du tourisme social sont alors posés : des hébergements de vacances pour tous, sans différences de classes ; des pratiques collectives, sportives et culturelles, à visée humaniste ; la participation active des usagers à certaines tâches et à la définition du programme d’activités ; une gestion associative désintéressée avec le soutien logistique de l’État.
Les maisons familiales de vacances : une innovation « bricolée »
20Après la loi sur les Congés payés de 1936, et malgré les efforts de Léo Lagrange, aucune structure généraliste pour les familles n’est créée. Les hôtels ne sont pas adaptés aux familles de salariés disposant de revenus modestes, tant au plan des chambres, des activités que des prix. Et après 1945, les trois premiers Plans français mettent l’accent en matière touristique sur l’apport en devises pour la France des touristes étrangers, la modernisation de l’hôtellerie traditionnelle (qui donnera naissance aux « Logis de France »), et le soutien à la création en 1954 des « Gîtes ruraux de France9 ». Pour l’État, le départ en vacances n’est plus une question prioritaire.
21C’est dans ce contexte que les Maisons Familiales de Vacances (MFV) sont créées par des militants et des animateurs bénévoles, souvent issus des trois courants d’associations familiales (chrétien, laïc, syndical). Elles regroupent 5 à 20 familles souvent originaires d’une même localité. L’animation est fondée sur les rapports inter-familles et la plupart des tâches ménagères sont effectuées par les vacanciers eux-mêmes. Dans une situation de très forte pénurie d’hébergements de vacances, les MFV reposent sur une logique très informelle d’économies de moyens, d’entraide et d’implication des usagers.
22Pourtant, dès 1948 le Ministère de la Santé publique crée une commission interministérielle des maisons familiales et définit en 1954 les conditions d’agrément10. Ce texte précise que « les maisons familiales de vacances sont des établissements sans but lucratif dont l’organisation permet à plusieurs familles simultanément de prendre leurs vacances en évitant la séparation des parents et des enfants dans des conditions adaptées à leurs besoins […] Ces établissements, destinés à des familles ayant un niveau de vie réduit doivent demander des prix de journée notablement inférieurs à ceux des hôtels ou pensions de famille offrant à leurs clientèles des avantages comparables ».
23On compte ainsi plus de 300 maisons agréées en 1956, généralement installées dans de vieux hôtels, des demeures bourgeoises ou des châteaux, avec une moyenne de moins de 100 lits par maison. Elles bénéficient du concours financier des CAF. En 1952 sur 113 caisses, près de la moitié intervient en leur faveur sous forme de bons vacances (75 % des montants) ou d’aides à l’investissement (25 %). Paradoxalement, alors qu’elles proposent un service très informel, sans distinction nette entre l’offre et la demande, les MFV s’intègrent néanmoins de façon reconnue dans la politique sociale de la famille.
L’institutionnalisation d’un tourisme social « fordisé »
24À la fin des années 1950, les associations de tourisme s’adressent à trois catégories ciblées, les enfants, les jeunes et les familles à revenus modestes, qui ne constituent pas des clientèles suffisamment rémunératrices pour les entreprises de tourisme. Elles sont aussi les seules à proposer un produit « complet », intégrant transport (collectif), hébergement, restauration, activités diversifiées (sport, culture, distraction). Mais le caractère informel de l’organisation reposant sur le bénévolat, le militantisme et la sociabilité, l’éclatement des structures (très liées aux mouvements d’éducation populaire) et le manque de moyens financiers font que le nombre de personnes concernées reste faible. En 1958 le taux de départ en vacances des Français n’est que de 31 %. La « conquête des vacances » (Guerrand, 1963) par une majorité de la population implique une industrialisation de l’offre touristique, lucrative et non lucrative, sous l’impulsion d’un État-Providence planificateur, qui y voit un intérêt économique pour le développement de régions en retrait et un facteur de progrès social, dans un contexte d’extension du salariat et des congés payés (3e semaine en 1956, puis 4e semaine en 1969) et de hausse des pouvoirs d’achat.
Les Villages de Vacances : planification, professionnalisation et standardisation
25En parallèle aux MFV, se développaient des villages de toile (dont certains gérés dès 1947 par le Touring Club de France), et les premiers villages du Club Méditerranée (cf. encadré 2 ci-dessous), qui s’adressent plutôt aux classes moyennes des grands centres urbains. Ce n’est qu’en 1958 que sont construits les deux premiers Villages vacances à vocation populaire à Obernai et Albé dans le Bas Rhin (sous le statut « Maison Familiale de Vacances »). Ils sont le résultat d’une coopération de la Fédération française de Tourisme Populaire (branche de l’OCCAJ d’inspiration chrétienne sociale et liée à la CFTC), du département du Bas Rhin (dont le Président du Conseil général est Pierre Pflimlin11) et de la Caisse des Dépôts et Consignations (dont le directeur général est François Bloch-Lainé12), qui se traduit par la constitution de l’association Villages Vacances Familles (VVF). En 1960, s’associent à ce groupement la Caisse nationale de sécurité sociale et l’Union nationale des Caisses d’allocations familiales. Puis afin de disposer de places pour leurs salariés, 115 organismes sociaux (des CAF, des services sociaux de grandes administrations, des CE de grandes entreprises) vont adhérer à l’association et lui apporter des capitaux. En 1980 les souscripteurs représentaient 500 membres actifs.
26L’objet statutaire de l’association est de « permettre aux familles de passer des vacances saines, profitables et reposantes, en rapport avec leurs besoins autant qu’avec leurs possibilités, grâce à des services collectifs d’ordre matériel et éducatif » (Guignand, Singer, 1980). En 1959 à Albé comme à Obernai le prix journalier de séjour (en juillet/août) représentait 6 heures de travail au SMIG pour un adulte et 3,5 heures pour un enfant entre 5 et 9 ans. Au même moment, le prix journée en Espagne du Club Méditerranée représentait environ 13 heures de SMIG.
Encadré 2 : Quand le « Club Med » était une association
De 1950 à 1958, le Club Méditerranée a un statut d’association sans but lucratif. Après l’expérience du village olympique à Calvi en 1949, est fondé en 1950 le premier village de tentes à Alcudia aux Baléares, qui accueille dès le premier été 2 300 adhérents. Gérard Blitz, co-fondateur du Club avec Gilbert Trigano exprime en ces termes l’esprit hédoniste des origines : « Nous sommes branchés sur quelque chose de mystérieux. Nous ne sommes pas branchés sur une industrie de vacances. Nous sommes branchés sur la libération de l’homme, c’est-à-dire son êtreté. Et nous utilisons ce 12e mois où il n’est pas pris dans l’engrenage des mécanismes de la société moderne pour lui donner accès à sa véritable nature. Nous pensions que ce type de vacances était nécessaire pour trouver la paix, la paix intérieure, la joie de vivre, profonde, pas superficielle. » (Transcription d’une interview du documentaire de Martine Radiguet, Inventeurs de vacances. L’aventure du Club Méditerranée, diffusé sur Arte en décembre 2004). Dans ce documentaire, il évoque ensuite son père, socialiste, syndicaliste, sportif qui lui a transmis les valeurs de loyauté, de fraternité et d’olympisme. Il rappelle également qu’il a reçu à Chamonix les gens sortant des camps de concentration, dans des séjours conçus comme « des sas de décompression ». La remarquable thèse de B. Réau (2005) détaille comment l’hédonisme et le dilettantisme des fondateurs du « Club Med » se sont transformés en réussite commerciale et en symbole de la société de consommation.
27L’âge d’or des Villages Vacances va dès lors commencer13. Il s’agit alors « de produits innovants à forte valeur ajoutée en termes de solidarité, de convivialité, de mixité sociale, d’épanouissement de la personne et de la famille, ainsi que d’ouverture à l’environnement » (Froidure, 1997). Ils vont se développer en s’appuyant sur les mouvements « laïques », « ouvriers et syndicaux » et « familiaux et chrétiens » préexistants (cf. tableau 1) :
Tableau 1: Généalogie des courants fondateurs de villages de vacances

Sources: C. Bouyer, 1992, annexe XVII.
Partenariat et co-construction d’une offre et d’une demande
28Cette institutionnalisation progressive du tourisme associatif peut être mise en perspective en s’appuyant sur le schéma ci-dessous :
Graphique 1 : ESS et économie plurielle

Source : D. Demoustier (2003) et H. Noguès (2004).
29Par transposition, l’essor du tourisme social entre 1960 et 1980, peut finalement être considéré comme le résultat d’une rencontre entre la volonté de militants bénévoles, et d’une mosaïque d’aides, publiques, sociales et paritaires :
Graphique 2 : Le tourisme social au sein du tourisme fordiste pluriel

30En effet, dans le cadre du développement de la consommation de masse, d’une volonté de corriger à la fois les inégalités sociales et territoriales et d’une pratique de planification plus partenariale, le IVe plan (1962-1965) propose pour la première fois de soutenir le développement de villages de vacances en vue de répondre à l’expansion des départs et de contribuer à l’aménagement du territoire. Les « aides à la pierre » proviennent alors de cinq sources (Froidure, 1997) : des subventions de l’État (Ministères du Tourisme, de l’Agriculture) et des Fonds interministériels (DATAR) ; des aides de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) et des CAF ; des souscriptions de lits (ou de parts de sociétés civiles) de Comités d’entreprise, de Caisses de retraite et de Mutuelles ; des participations des collectivités locales d’accueil (sous la forme d’apport de terrain gratuit, de convention de concession ou de garantie d’emprunt) ; des prêts bonifiés relevant de la politique d’aménagement du territoire, avec un rôle clé de la Caisse des Dépôts. Simultanément, les CAF vont développer une large politique de soutien au départ en villages vacances des familles aux revenus modestes (et des enfants en colonies de vacances) à travers les Bons Vacances. La France devient le seul pays en Europe à disposer d’un tel patrimoine d’hébergements destinés à l’accueil des familles : 85 villages (32 000 lits) en 1965, 168 en 1970 (66 000 lits), 318 en 1974 (112 000 lits), 533 en 1980 (185 000 lits).
Première rupture : des mondes de « l’inspiration » et du « domestique » vers les mondes de « l’industriel » et du « civique »
31Ainsi progressivement, le tourisme social sort d’un « système D » caractérisé par la passion et l’imagination et s’intègre dans le monde industriel de l’efficacité et de la standardisation. Il s’éloigne des relations interpersonnelles domestiques et de voisinage d’entraide et de réciprocité, et recrute des salariés et des animateurs professionnels et diplômés offreurs de services. Il renonce en partie à son autonomie en contractualisant de façon croissante avec les pouvoirs publics (avec pour cadre réglementaire, l’arrêté du 27 mars 1969 relatif à l’agrément et aux prix de pension des villages de vacances à but non lucratif).
32Comme le notent Robert Lanquar et Yves Raynouard (1994) à propos de cette période : « Les associations et organisations évoluèrent, se solidifiant, parfois même se bureaucratisant. Les formules de vacances furent ainsi modifiées : des villages de toile et des vieilles bâtisses retapées en maisons familiales, on va passer à l’habitat en dur avec la formule de pension. »
33Toutefois, jusqu’au début des années 1980, le secteur du tourisme social et celui du secteur marchand n’étaient pas en concurrence. Ils ne s’adressaient pas aux mêmes segments de clientèles et en haute saison (vacances de février et d’été) il y avait pénurie d’offres d’hébergements. Les deux secteurs cohabitaient sans problème (parfois dans les mêmes stations de la Côte d’azur ou des Alpes), étaient complémentaires et tous deux en forte croissance, comme l’illustre l’évolution de VVF et du Club Méditerranée :
Nombre de clients |
VVF |
Club Méditerranée |
1960 |
6500 |
45 000 |
1965 |
52 000 |
90 000 |
1970 |
149 000 |
250 000 |
1975 |
330 000 |
432 000 |
1979 |
450 000 |
615 000 |
1989 |
426 000 |
1 165 000 |
Source : Réau (2005).
L’isomorphisme institutionnel en question(s)
34Ce premier bouleversement de la production à grande échelle à peine « digéré », le tourisme social va subir une seconde mutation en devant se confronter au « monde marchand ».
Entrée en concurrence et déstabilisation
35À partir de 1980, les aides publiques et paritaires se réduisent, avec la contraction massive des subventions de l’État, le redéploiement des CAF vers les CLSH (centres de loisirs sans hébergement) et le déclin des moyens des Comités d’entreprise. Le départ en vacances, à droite comme à gauche, n’est plus jugé prioritaire dans un contexte de chômage persistant, d’exclusion sociale et de limitation des dépenses sociales. Les pouvoirs publics, nationaux et locaux, s’intéressent surtout au tourisme récepteur, avec pour finalité de maximiser les retombées économiques, ce qui s’accompagne forcément d’une préférence pour les clientèles aisées, plus dépensières. C. Bouyer (1992) estime ainsi qu’en francs constants, l’ensemble des subventions publiques au tourisme social ont été divisées par quatre entre 1979 et 1986.
36Les difficultés vont être accrues par la stagnation du pouvoir d’achat des salariés, par l’accroissement des charges provoqué, notamment, par l’augmentation des coûts de construction et l’élévation des normes de confort et de sécurité, par une profonde mutation de la demande (plus exigeante et individualiste, réduisant et fractionnant la durée de leurs séjours) et par la concurrence du secteur à but lucratif, qui entre autres, s’intéresse de plus en plus à la clientèle des comités d’entreprise, se concentre et se mondialise. Le dépôt de bilan de trois organismes symboles marque le secteur : Tourisme et Travail en 1985, Léo Lagrange la même année, et l’OCCAJ en 1987.
37Ces évolutions ont contribué à rapprocher sensiblement le tourisme social et le tourisme commercial, par un processus d’isomorphisme institutionnel, c’est-à-dire « un processus contraignant qui forcent les unités d’une population à ressembler aux autres unités qui font face au même ensemble de conditions environnementales » (Di Maggio, Powell, 1983) décomposable en trois éléments : l’isomorphisme coercitif qui désigne la pression exercée par la réglementation et l’attribution de financements publics ; l’isomorphisme mimétique qui décrit la standardisation des réponses aux difficultés par copie des formules « qui marchent » ; l’isomorphisme normatif qui résulte de l’influence de l’expertise et de la professionnalisation (mêmes écoles, mêmes recrutements). Il est vrai que la pression concurrentielle (nationale et internationale) du marché est nettement plus accentuée dans le tourisme que dans les autres domaines d’intervention des associations : la « part de marché » du tourisme social français, pourtant la plus forte d’Europe, ne représente qu’à peine 5 % des nuitées marchandes alors, qu’à titre de comparaison, les associations gèrent environ 50 % des établissements sociaux et médico-sociaux.
38Ces trajectoires convergentes, peuvent à l’extrême s’achever par l’absorption du tourisme social par le tourisme commercial, à l’image d’une partie de VVF, symbole historique du tourisme familial français (cf. encadré 3 ci-dessous).
Encadré 3 : VVF, un symbole ?
1958/1980 : Expansion très forte dans le contexte économique très favorable des Trente glorieuses, de démocratisation du tourisme, et de non-concurrence avec le tourisme marchand et aussi, entre organismes de tourisme social. La situation est alors celle d’un rationnement de la demande du fait d’une offre insuffisante d’hébergements touristiques. Des sections locales ou départementales d’adhérents sont créées puis fédérées au sein d’un service national des adhérents en 1976, représenté au Conseil d’administration. La pratique disparaît au cours des années 1980.
1985 : Début des difficultés liées à une mauvaise maîtrise de la forte croissance de la période antérieure, au vieillissement des hébergements et à la baisse des aides publiques ; amorce d’une logique de « management d’entreprise » ; plan de restructuration et de réduction d’emplois en 1986.
1989 : Arrivée d’Edmond Maire, ancien Secrétaire général de la CDFT, à la Présidence. Le statut associatif commence à être vécu comme une contrainte : l’agrément de 1969 est jugé trop rigide ; le débat sur la fiscalisation des associations devient important (il débouchera sur la loi de 1998) ; la publicité sur les produits est interdite pour les associations. En 1996, signature d’un accord de réduction et d’annualisation du temps de travail, dans le cadre de la loi De Robien, accord jugé exemplaire par la Presse.
1998 : Le tournant de la filialisation : Création de VVF Vacances SA (activités de commercialisation et d’exploitation, gestion de la marque et du back office), fiscalisée. Olivier Colcombet (qui est arrivé en 1997 du Groupe Galeries Lafayette) en prend la tête. L’association (« sommitale ») garde le contrôle politique de la SA avec 51 % des droits de vote contre 49 % à la CDC. En octobre, grève à la suite de l’annonce d’un plan de restructuration. Remplacement d’E. Maire par P.-Y. Boutonat 2001 : La scission : les activités lucratives sont gérées par deux SA dont O. Colcombet est Président :
– VVF Vacances, l’opérateur commercial, détenu à 80 % par la C3D (filiale de la CDC) et 20 % par VVF Patrimoine ;
– VVF Patrimoine SA gère les murs des 55 villages en propriété directe, détenu à 67 % par VVF Villages et 33 % par la C3D.
L’association VVF devient VVF Villages toujours sous statut associatif, qui gère les 67 villages dont les collectivités locales sont propriétaires, sur la base d’un projet d’aménagement du territoire et de brassage social. VVF villages est alors sous contrat total avec VVF Vacances pour la commercialisation en exclusivité, pour l’ingénierie technique et pour tout le back office.
2006 : Passage de VVF Vacances dans le giron du privé par la prise de contrôle à 60 % par le fonds d’investissement Finama (Groupama), la Caisse des dépôts conservant 40 % du capital (la procédure de vente avait débuté en mars 2004), et fusion de VVF et Val sous le nom VALVVF (le rapprochement des deux associations avait débuté fin 2003)
Extrait d’un entretien avec Patrick Brault, Directeur général de VVF Villages.
Même clientèle de classes moyennes ?
39Sur la longue durée, la structure sociale des usagers des Villages de vacances a profondément changé :
Population plus de 15 ans en 1968 |
VVF 1969/70 |
VVF Eté 1979 |
Tourisme et travail 1977/78 |
VVF Eté 2001 |
Villages de vacances associatifs SDT 2001 |
Population plus de 15 ans en 2004 |
Part dans l’ensemble des séjours de vacances |
|
Artisans, commerçants |
7 % |
4 % |
4 % |
3 % |
5 % |
1 % |
3 % |
3 % |
Prof. Lib., Cadres sup. |
4 % |
8 % |
- |
5 % |
17 % |
12 % |
8 % |
14 % |
Prof. |
7 % |
18 % |
17 % |
19 % |
26 % |
16 % |
12 % |
15 % |
Employés |
15 % |
30 % |
65 % |
35 % |
24 % |
17 % |
16 % |
17 % |
Ouvriers |
28 % |
28 % |
17 % |
5 % |
9 % |
14 % |
11 % |
|
Retraités |
27 % |
3 % |
1 % |
2 % |
10 % |
28 % |
30 % |
25 % |
Autres |
13 % |
9 % |
13 % |
19 % |
13 % |
17 % |
17 % |
15 % |
Source : Réau (2005) ; AFIT (2000).
40Dans ce tableau, les définitions des catégories sociales, les périodes d’enquêtes (seulement sur juillet-août ou sur toute l’année), les structures concernées sont loin d’être directement comparables et nécessitent la prudence. Malgré ces limites, il ressort cependant de ces données certaines tendances assez fortes pour que l’on puisse les considérer comme étant représentatives.
41Les « classes moyennes » (pour peu que cette notion ait un sens) ont toujours été le noyau central des usagers des villages de vacances, mais très clairement c’est aujourd’hui plutôt la fraction supérieure qui est prépondérante alors que ce n’était pas le cas à l’origine. Les familles ouvrières sont très nettement sous-représentées aujourd’hui au regard de leur poids dans la population totale. Cette catégorie privilégie aujourd’hui des formules moins onéreuses (car n’incluant ni la restauration, ni la garde d’enfants, ni en général les animations), comme l’hébergement chez des parents ou amis, l’hôtellerie de plein-air (tente, mobil-home) et la location d’appartement (en résidence de tourisme ou auprès de particuliers).
42Et si les retraités étaient présents de façon très marginale dans les années 1960 et 1970, ils sont devenus aujourd’hui la première clientèle des Villages de vacances associatifs. C’est sans doute la conséquence d’un double effet de demande, effet-revenu (les revenus des retraités sont actuellement plus élevés que ceux de la moyenne des salariés alors que c’était l’inverse jusqu’aux années 1980), effet générationnel (les personnes à la retraite aujourd’hui ont une longue pratique du départ en vacances, ce qui n’était pas le cas des générations de retraités des décennies 60 et 70), et d’un effet d’offre (afin de mieux amortir leurs équipements, les villages ont fortement développé leur offre groupes sur le hors-saison).
43Mais il faut aussi tenir compte des différences entre catégories sociales, de taux de départ et de nombre de séjours effectués. Ainsi si l’on raisonne par rapport à la structure de la population partante (dernière colonne), le constat change quelque peu. Les cadres supérieurs sont maintenant moins nombreux que dans les autres types d’hébergement et la sous-représentation des ouvriers plus modérée. Hors retraités (plus nombreux) et travailleurs indépendants (moins nombreux), la population des villages associatifs reflète finalement socialement assez bien, non pas la population française, mais la population des vacanciers.
44Paradoxalement, l’ambition de « brassage social » des vacanciers au sein des villages de vacances du tourisme associatif semble peut-être mieux se réaliser qu’auparavant, mais sans doute au prix d’une moindre accessibilité aux populations à faibles ressources.
Même offre, même prix ?
45Concernant le « produit », les différences tendraient aussi à s’estomper. Les clubs de vacances se sont inspiré des actions d’animations collectives et de prise en charge des enfants imaginées par le tourisme social. De son côté, le tourisme social propose une gamme d’activités sportives de plus en plus comparable à celle du secteur commercial14, et s’est aussi adapté à une demande de plus de choix d’activités et de confort et de moins de contraintes (horaires des repas, durée des séjours…). Cependant il faut noter que la prise en charge des enfants et certaines animations ne sont pas toujours incluses dans les tarifs de clubs de vacances commerciaux de gamme équivalente. De plus, même si les activités proposées apparaissent relativement similaires, les pratiques, ainsi que le vécu de ces pratiques peuvent demeurer sensiblement différentes (Réau, 2005). Enfin certaines associations, dont Renouveau, n’ont pas renoncé à encourager le développement d’actions et de pratiques culturelles et artistiques au sein de leurs villages de vacances (Casagranda, 2002). Et jusqu’à présent, l’ensemble des villages de vacances ont pour principe de ne pas proposer de télévision dans les chambres et les gîtes afin de préserver la convivialité et les animations de groupe.
46Par ailleurs, les associations de tourisme ne peuvent pas s’appuyer sur la force des liens de proximité de terrain des autres formes de services à la personne. Du fait de l’éloignement et de l’éclatement géographiques des vacanciers, il leur est plus difficile de développer une dynamique associative. S’ajoute le fait que les associations hésitent à communiquer sur leurs différences, à expliquer que la qualité propre de leurs services est liée à leur statut, car le tourisme c’est d’abord de l’évasion, du rêve. Sur des périodes d’une semaine ou deux, et face à une ambiance dominante de « vacances des valeurs », il est plus difficile de faire passer un discours « militant » et de mobiliser. Dès lors, la grande majorité des vacanciers n’a pas conscience de participer à une « autre économie », et se limite à mettre rationnellement en concurrence les différentes offres, ainsi que l’illustre un des résultats de l’étude de l’AFIT (2000) : « La destination, le rapport qualité/prix et la période constituent les trois grands éléments déterminants dans le choix des vacanciers. Mais rares sont les clients qui font réellement la différence entre tourisme du secteur associatif et tourisme du secteur marchand, y compris lorsqu’ils ont eu recours aux deux types de vacances. Ils ont la plupart du temps les mêmes exigences dans l’un et l’autre des cas. » Faut-il y voir une raison de désespérer les militants du tourisme social ? Pas forcément. En effet, le tourisme social conserve un atout essentiel, son accessibilité en termes de tarifs.
47En 2003, l’UNAT a cherché à mesurer les écarts de prix entre tourisme associatif et tourisme commercial, sur les formules location-gîte et pension complète. Il ne s’agissait pas de raisonner en termes de rapport qualité-prix car la diversité et le niveau des prestations sont très différents, mais sur l’accessibilité, i.e. comment partir au meilleur coût pour une famille. Dans presque tous les cas (la seule exception est la montagne l’été où le tourisme social est légèrement plus cher15), le tourisme social est en moyenne 20 à 30 % moins cher que le tourisme commercial. De plus les écarts entre hors saison et saison et entre destinations sont plus resserrés et les prix pour les enfants sont sensiblement plus faibles. Autrement dit, pour les ménages disposant d’un budget modeste et d’enfants scolarisés, l’offre du tourisme social demeure bien plus accessible que celle du secteur commercial16, avec assez fréquemment une réduction supplémentaire de prix si le paiement s’effectue en Chèques Vacances ou en Bons Vacances.
Même financement ?
48Le rapprochement est aussi la conséquence de la réduction massive des subventions au tourisme social et du basculement de l’aide à la pierre17 à l’aide à la personne. Ainsi le Chèque Vacances instauré en 1982 n’opère aucune distinction entre secteur lucratif et non lucratif. Géré par une agence publique, l’Agence Nationale du Chèque Vacances, qui dispose d’un monopole18, ce titre de paiement auprès de prestataires – de transports, d’hébergement, de loisirs de proximité – ayant passé une convention avec l’ANCV, fonctionne selon le principe de l’abondement d’épargne.
49Indéniable succès économique (840 millions d’euros, 6,3 millions de bénéficiaires en 2003) et social – 40 % des porteurs déclarent qu’ils ne seraient pas partis en vacances sans le Chèque Vacances – le mécanisme du Chèque Vacances nous paraît cependant soulever différents problèmes :
il n’implique pas le départ, puisqu’il peut être utilisé pour des loisirs de proximité (cinéma, repas au restaurant, spectacles…). Le taux de départ en vacances des utilisateurs se situerait entre 60 et 80 % (Hilaire, 2005) ;
lié à l’emploi, il ne concerne pas les inactifs, et notamment les chômeurs, les étudiants et les retraités. 80 % des porteurs ont ainsi entre 31 et 60 ans ;
les conditions d’attribution et d’abondement sont très inégalitaires selon la taille de l’entreprise, ses moyens, sa volonté sociale, et surtout en fonction de l’existence ou non d’un Comité d’entreprise. Hors fonction publique d’État, la part des CE est d’environ 85 %. Voulue par une loi de 1999, la diffusion du Chèque Vacances aux PME reste pour le moment encore marginale ;
il repose sur un effort contributif préalable, peu accessible aux ménages aux ressources faibles, et l’abondement étant proportionnel à l’effort il a un effet potentiellement anti-redistributif19. Ceci explique que les employés (54 %) et les professions intermédiaires (25 %) en soient les principaux utilisateurs ;
il met sur le même plan le tourisme associatif et le tourisme commercial, même si les excédents de gestion – en moyenne 1 % des sommes collectées – sont consacrés à des aides pour soutenir le départ en vacances de personnes et familles en difficulté (environ 40 000 personnes concernées en 2003), et à des aides à la rénovation et à la modernisation des hébergements de tourisme à vocation sociale.
50Initié par un gouvernement de gauche à la demande des syndicats, de la mutualité et des associations de tourisme, le Chèque Vacances a été voulu comme un élément de démocratie sociale et d’équité dans l’accès aux vacances. Or le mécanisme apparaît paradoxalement plutôt conforme aux principes socio-libéraux de « liberté subsidiée » : responsabilité, abondement, libre choix du prestataire, excédent affecté à des mesures d’action sociale, et aucune dépense – hors mesures de défiscalisation – pour le budget de l’État.
Même management ?
51La professionnalisation du tourisme social a également modifié le profil des dirigeants salariés. Les nouvelles générations ont des cursus de type hôtelier ou gestionnaire alors que les anciennes générations étaient plutôt issues des mouvements de l’éducation populaire et formées « sur le tas ». À la fois nécessaires pour répondre à l’évolution de la demande et conséquences de la mise en concurrence, les compétences demandées en matière de rigueur de gestion et de connaissance de l’économie touristique et des « clientèles » (cf. encadré 4 ci-dessous) sont aujourd’hui assez semblables dans le secteur associatif et le secteur commercial. Néanmoins il semble que dans la plupart des cas les nouveaux directeurs d’organismes du tourisme social ont aussi une « fibre militante et sociale » et ne soient pas « interchangeables » avec ceux du tourisme commercial. De plus comme nous l’avons souligné, concernant la définition des tarifs (selon les revenus, les localisations et les saisons), prévaut selon l’expression de Jacques Chauvin (2002) un « yield management social » où « pertinence économique et gestion sont compatibles avec accessibilité au plus grand nombre ».
52En matière de gestion des ressources humaines, le système d’emploi dans le secteur de l’hôtellerie-restauration est parmi les plus défavorables, avec ceux des services personnels et du BTP, en termes de rémunérations, de protection sociale, de formation, d’horaires, d’externalisation, de travail non déclaré, de conditions d’hébergement des saisonniers (Beauvois, 2003). Les associations de tourisme social quant à elles, tentent depuis 1979 de conjuguer saisonnalité et sécurité à travers une convention collective spécifique au tourisme social et familial, qui offre de meilleures conditions que son homologue de l’hôtellerie commerciale sur l’ensemble des points précités (Daniel, 2005).
Encadré 4 : Adhérents, usagers, clients ? Comment désigner les « utilisateurs » ?
Une autre façon d’interroger les « valeurs » du tourisme social est de procéder à un recensement des qualificatifs employés dans la littérature professionnelle et dans le discours des directeurs, salariés et militants, pour désigner les pratiquants du tourisme social. En dehors des enfants, différents termes sont employés : touristes, clients, hôtes, usagers, participants, stagiaires, vacanciers, résidents, estivants (hivernants), bénéficiaires, adhérents…
Les termes sont variables selon les structures ; en fonction des interlocuteurs (en interne, face aux vacanciers, face aux collectivités locales) ; selon le support et sa finalité (brochure de vente, charte, rapport d’activités, cibles marketing, résultats statistiques). L’évolution des termes semble également liée à l’évolution des profils des dirigeants des structures de tourisme social. Derrière cette variété des dénominations, la question concomitante pourrait être : les opérateurs du TSA considèrent-ils les vacanciers comme des consommateurs ou des acteurs ? Et la « question miroir », celle-ci : comment les utilisateurs se considèrent-ils eux-mêmes ? Des adhérents-membres, marque d’engagement militant, ou des clients, donc « – rois » ? Ici la réponse semble être clairement : des clients. Selon l’enquête AFIT 2000 précitée, la majorité des vacanciers ne savent pas quel est le statut juridique du village de vacances dans lequel il séjourne, et 95 % affirment raisonner sur le seul rapport qualité/prix/destination.
Conclusion : le défi d’une innovation sociale permanente
53La question de l’isomorphisme institutionnel est dans la bouche des libéraux un argument fort de la critique de la supposée concurrence déloyale de l’économie sociale et du tourisme social, comme l’illustrent les deux rapports du MEDEF, Marché unique, acteurs pluriels : pour de nouvelles règles du jeu de mars 2002, et Pour que la France reste en tête du tourisme mondial de novembre 2002 (Caire, 2006). Pour les acteurs des associations de tourisme, il s’agit plutôt d’une interrogation légitime en termes de confrontation des résultats aux objectifs, de volonté de remise à plat du projet face au constat « d’une dérive ambiguë vers le para-commercialisme » (Froidure, 1997).
54Certes le tourisme social a profondément changé au cours des vingt dernières années, en matière de publics, de produits, d’aides au départ et de méthodes de gestion. Mais aussi bien dans le domaine des villages de vacances que des centres de vacances et de jeunes (qui n’ont que peu été traités dans ce chapitre), les services offerts ont conservé une part des spécificités de leurs origines. De plus, les associations explorent aujourd’hui de nouvelles voies comme : le programme Vacances des Seniors et maintien de l’emploi, mis en œuvre par l’UNAT en partenariat avec le Ministère du tourisme, avec pour objectifs de développer le départ en vacances hors saison des publics seniors et de prolonger l’activité touristique et économique, et donc les contrats des saisonniers ; pour les personnes en difficulté, l’intégration des vacances dans un parcours d’insertion sociale, sans pour autant transformer le plaisir des vacances en devoirs d’insertion ou de parentalité (Vacances ouvertes, Vacances et familles, les Flocons verts…) ; la mise en place de systèmes de préservation de l’environnement et d’actions d’éducation à l’environnement (CAP France, Ligue de l’enseignement, Ethic étapes…) ; la recherche de nouvelles solidarités Nord-Sud par le soutien et la promotion du tourisme solidaire qui recherche l’implication des populations locales, le respect de la personne, des cultures et de la nature et une répartition plus équitable des ressources générées.
55À travers ces exemples, il nous semble que les associations de tourisme ont toujours, à leur niveau, une volonté de transformation des rapports sociaux, en contribuant à la réduction des inégalités économiques, territoriales et sociales, en ne renonçant pas devant la force des stratégies d’évitement valables dans les domaines de l’emploi, de l’éducation, du logement, et en améliorant les conditions du développement humain durable.
Notes de bas de page
1 Fondée en 1920 par le Club Alpin Français (CAF), le Touring Club de France (TCF) et l’Automobile Club de France (ACF), ces deux dernières institutions ayant aujourd’hui disparu.
2 Ces données ne prennent pas en compte les structures et les lits gérés par les Comités d’entreprise et les organismes assimilés. On peut estimer que l’offre totale d’hébergement du tourisme sans but lucratif (Tourisme social et associatif et Comités d’entreprise) se monte à environ 500 000 lits, soit environ 10% des hébergements marchands.
3 Au plan international, la Déclaration de Montréal de 1996 du BITS (Bureau international du tourisme social) développe les mêmes valeurs. Le BITS créé en 1963 à Bruxelles, regroupe environ 130 membres, principalement des associations, des coopératives et quelques établissements publics dans une quarantaine de pays, sur quatre continents.
4 La Science économique est redevable de ce proto-tourisme culturel. En effet, Adam Smith, percepteur du jeune duc de Buccleugh, l’accompagna dans son « Grand Tour » pendant quatre ans en France et en Suisse entre 1762 et 1766, durant lequel il rencontra notamment Voltaire, Rousseau, Turgot, Helvétius, Quesnay et Franklin.
5 « Pour sauver la race décimée par les maladies infectieuses, il fallait sauver la graine en la transplantant dans un milieu sain et vivifiant », Pr Grancher, Rapport présenté au Congrès national des colonies de vacances, 1910.
6 En parallèle des colonies de vacances, mais sans objectif social, le mouvement scout va se développer à partir de 1911, avec les créations successives des Éclaireurs Unionistes (protestants), des Éclaireurs de France (laïcs), des Scouts de France (catholiques). L’ensemble du mouvement représente près de 80 000 scouts en 1933.
7 En 1947, la branche française obtient son agrément par le Ministère de la Jeunesse et des Sports.
8 Marc Sangnier (1873-1950) est co-fondateur du Mouvement du Sillon. Cherchant à réconcilier le catholicisme avec le régime républicain, le Sillon s’était fixé pour but de « travailler à développer les forces sociales du catholicisme dans la société contemporaine ».
9 Les créateurs (parmi lesquels Virgile Barel, député communiste des Alpes Maritimes, qui avait créé en 1933 les Associations de Tourisme populaire) ont quatre objectifs : donner la possibilité aux familles modestes de passer des vacances dans certaines régions selon des prix de séjour adaptés à leur pouvoir d’achat ; apporter une contribution efficace à l’amélioration de l’habitat rural ; lutter contre l’exode des populations rurales ; favoriser un rapprochement social entre les travailleurs des villes et ceux des champs (Guignand, Singer, 1980). Les deux préoccupations, hébergements de vacances pour les salariés à revenu modeste et aménagement des territoires ruraux, se retrouveront dans la création de VVF en 1958 (cf. infra).
10 Elles relèvent encore aujourd’hui d’un agrément du Ministère des Affaires Sanitaires et Sociales.
11 Pierre Pflimlin (1907-2000) de très nombreuses fois ministre entre 1946 et 1962, Président du MRP de 1956 à 1959, avant-dernier président du Conseil de la IVe de façon éphémère (14 mai au 28 mai 1958), maire de Strasbourg (1959-1983).
12 François Bloch Lainé (1912-2002), inspecteur des Finances, résistant. Après avoir dirigé le premier cabinet de Robert Schuman, il a été nommé directeur du Trésor en 1947. Il sera ensuite directeur général de la Caisse des dépôts (1953-1967), président du Crédit lyonnais (1967-1974), administrateur de nombreuses sociétés publiques (Banque de France, SNCF, ORTF…) et grand animateur du mouvement associatif. On notera que sa thèse de Droit de 1936 intitulée L’emploi des loisirs ouvriers et l’éducation populaire, s’intégrait dans un mouvement général de réflexion sur l’encadrement du temps libéré (quinze thèses de Droit sur ce thème au cours des années 1930), et préconisait « d’aider, de contrôler et d’éclairer les loisirs ouvriers […] afin de les éloigner de l’alcoolisme et de la sédition » cité par B. Réau (2005).
13 L’exemple de centres de vacances modernes et de grande capacité à visée sociale vient de Belgique. Mais le concept de village vacances intégré est en fait né en Angleterre sur une base commerciale. William Butlin (1899-1980), propriétaire de parcs d’attraction, crée en 1936 à Skegness (côte est) un camp de vacances d’une capacité de 1 000 lits. Huit autres « Butlins Holliday Camps » seront ensuite construits entre 1938 et 1966, d’une capacité allant de 2000 à 20 000 lits, tous situés en bord de mer.
14 Sur ce point rappelons toutefois que les deux organismes précurseurs sont l’UCPA (créé en 1965) et le Club Méditerranée dans sa période associative.
15 Pour le secteur commercial, la saison d’hiver est financièrement plus importante.
16 On peut cependant reprocher à cette étude de ne pas avoir intégré l’offre de l’hôtellerie de plein-air, en formule camping et surtout en habitations légères (chalets, mobil-homes, bungalows) qui est de plus en plus proche en termes d’équipements et d’animations de l’offre gîte des villages-vacances.
17 Le principe est l’autofinancement et l’appel à l’emprunt banalisé, i.e. non bonifié. Rappelons cependant que pour son ouverture, Eurodisney a bénéficié de 500 millions d’euros d’investissements publics et d’un prêt public de 800 millions d’euros sur 20 ans à taux bonifié, alors que la totalité des aides de l’État à travers le Plan patrimoine de 1990 à 2000 représentait 47 millions d’euros, et le plan de consolidation 2001/2006, 27 millions d’euros.
18 La mise en concurrence est régulièrement demandée par le MEDEF et par le groupe Accor spécialiste, avec la coopérative Chèque-Déjeuner, du chèque-services.
19 En partie compensé – hors CE – par le plafond de revenu et le montant maximal d’épargne (20 % du SMIC mensuel), et pour les fonctionnaires d’État par un abondement dégressif en fonction du revenu (25, 15, 10 %).
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