Les innovations de l’économie sociale en faveur de l’appui à la création d’entreprises
Étude sur le territoire nantais
p. 43-63
Texte intégral
1En France, l’aide à la création d‘entreprises s’est développée depuis les années soixante-dix. L’échec des politiques françaises macroéconomiques de lutte contre le chômage, la redécouverte des vertus de la petite entreprise sur les dynamiques locales de l’emploi, ainsi que la nécessité croissante pour de nombreux chômeurs de créer leur propre emploi ont conduit les pouvoirs publics à développer des initiatives d’aide à la création d’entreprise. Cependant, il est intéressant de noter une particularité de la situation française : le développement de systèmes d’appui aux créateurs n’a pas fait l’objet d’une politique nationale (Marion, 1999). Plusieurs études1 ont effectivement montré que ce sont les acteurs locaux ou régionaux, tant privés que publics, qui ont pris le relais et créé leurs systèmes d’appui, pour relever les enjeux en termes d’emplois, de renouvellement des tissus économiques locaux. Il en résulte aujourd’hui un très grand nombre d’acteurs et une large diversité des actions engagées, qui se structurent autour de trois axes : le développement de réseaux d’accompagnement, le soutien logistique et l’appui financier. Ces axes pourraient être croisés avec les publics ciblés (chômeurs, chercheurs…) pour aboutir à une segmentation plus pertinente des acteurs présents.
2Parmi ces derniers, l’économie sociale tient une place singulière, comme en témoigne la région nantaise que nous étudions ici. Associations (Boutiques de gestion, ADIE, FONDES, Ouest Entreprendre, Compétence…) et Coopératives (Coopérative d’Activité et d’Emploi) offrent aujourd’hui des services d’accompagnement et de financements à des entrepreneurs s’inscrivant majoritairement dans l’économie classique.
3Ces structures de l’économie sociale cherchent, au-delà de la création d’entreprises, à valoriser le droit à l’initiative. Elles revendiquent ainsi une insertion par l’économique, remettant en cause une logique de l’assistanat induite par le traitement social du chômage. Pour ce faire, elles ont, depuis plusieurs années, introduit des innovations sociales dans le champ de la création d’activités pour des publics en difficulté en se plaçant aux confins de plusieurs problématiques : celle du développement économique, du développement local, de l’insertion économique et de l’insertion sociale (Richez-Battesti et alii, 2003). Cherchant à déployer leurs services en réseau, elles s’appuient sur la mobilisation d’acteurs pluriels (publics et privés), dont les logiques et rationalités peuvent entrer en conflit.
4L’analyse de ces structures présente un intérêt majeur tant elle concentre de questionnements qui émaillent régulièrement les recherches à propos de l’économie sociale, ses rapports avec l’économie dite classique, sa professionnalisation, son inscription territoriale, ses tendances à l’isomorphisme organisationnel, ou la spécificité de son « utilité sociale ».
5Ce chapitre analyse ainsi, à partir d’une étude de cas, les capacités de l’économie sociale à développer des innovations inscrites dans une dynamique de développement d’un entrepreneuriat marchand. À partir d’entretiens semi-ouverts réalisés auprès des responsables et salariés des différentes structures nantaises et de réunions de discussions thématiques, nous avons cherché à comprendre le positionnement de ces services pour mieux en cerner les innovations en matière d’accompagnement à la création d’activité2.
Présentation du système d’appui à la création d’entreprises en Loire Atlantique3
6Les dispositifs d’appui à la création d’entreprises, notamment en direction de publics en difficulté, connaissent un essor particulier depuis une vingtaine d’années. Les structures associatives et publiques côtoient désormais, dans le champ de la création d’entreprise, les acteurs historiques et institutionnels que sont les Chambres de Commerce et d’Industrie et les Chambres des Métiers, ainsi que des acteurs privés spécialisés (experts comptables, avocats). L’objectif de bon nombre des dispositifs locaux, nationaux mais aussi européens, est d’inciter les chômeurs ou les Rmistes à créer leur entreprise pour favoriser leur retour à l’emploi. Ils sont en cela aidés par des associations, coopératives et structures publiques, dont les métiers s’articulent autour de l’accompagnement et/ou du financement de projet4. Œuvrant pour l’insertion par l’économique, ces dispositifs présentent une double facette. Ils apparaissent comme une voie possible de lutte contre le chômage et l’exclusion, et constituent un maillon de la politique de l’emploi : ils s’inscrivent donc dans le champ de la politique sociale. Ils participent aussi à l’émergence d’une offre potentielle d’activités et d’emplois, susceptibles de contribuer à l’apparition et au développement de secteurs d’activités économiques, et s’inscrivent en cela dans le domaine de la politique économique.
7La dualité des objectifs comme des inscriptions dans le registre de l’économie et du social fournit une première explication à la présence des acteurs de l’économie sociale sur le terrain. Mais c’est probablement le phénomène même « d’ouverture » de la création d’entreprise à un nouveau type de public qui en constitue l’élément majeur. Tout d’abord ceci a créé un effet d’appel, alimenté par un chômage nouveau (à la fin des années soixante-dix) puis croissant dans les décennies suivantes, augmentant de ce fait la demande d’appui et les besoins. Mais surtout, cette nouvelle donne a nécessité l’adaptation des outils et des démarches à des profils d’individus très divers, aux âges différents, plus ou moins autonomes, aux parcours personnels et professionnels variés, ayant parfois connu des échecs et la précarité. Ainsi, depuis près de 20 ans, le territoire nantais a vu s’implanter des acteurs de l’économie sociale (cf. tableau 1) affiliés et/ou appartenant à des réseaux nationaux ; ils se sont illustrés par leur capacité d’ajustement aux besoins, mais aussi de créativité, pour développer en matière d’insertion par l’économie une offre différenciée de services d’accompagnement et de financement toujours renouvelée5.
Tableau 1 : Récapitulatif des principales étapes et des acteurs du soutien à la création d’entreprise en France et sur le bassin nantais
Période |
Objectifs |
Acteurs et date de création |
Implantation sur Nantes |
1977-1982 : |
Lutter contre le chômage, la
sous-industrialisation et la dévitalisation |
- ANCE, DDTE - CFE et les Points chances - Pépinières - Boutiques de gestion (1979) - EGEE (1979) - PFIL (Plate forme d’initiative locale) |
BG Ouest (1980, implantation sur Nantes, Saint-Nazaire et La Roche sur Yon) |
1982-1999 : |
Développer le travail
indépendant6 et retour à l’emploi par la
création de micro-entreprise |
- ADIE (1989) - Constitution du réseau des BG - Compétence (anciens d’EGEE) - FIR8, Réseau des PFIL (en 1986) - FONDES (France Active 1988) - CAE
(Coopérative d’activité et |
- Atlanpole - ADIE (1998) |
1999-2005 : |
Alléger les Soutien plus Segmentation et |
- CAE, Ouvre Boîte 44 (en 2003) - Ouest Entreprendre (1999) - PFIL, Nantes - FONDES (2002) |
D’après APCE, Politiques locales de soutien à la création d’entreprise.
8La lecture du tableau de synthèse (cf. tableau 1) met bien en évidence l’ossature des mesures de politiques publiques et le profil des acteurs impliqués dans l’appui à la création d’entreprise. On y constate que l’entrepreneuriat entretient des rapports étroits avec le champ social, voire que l’entrepreneuriat intègre depuis bientôt trente ans des objectifs sociaux. Pour Boutillier et Uzunidis (2002), l’initiative économique individuelle est confondue avec la flexibilité des processus sociaux de mise au travail (externalisation de certaines activités productives, sous-traitance, délocalisation, réduction des coûts…). Alors que les pouvoirs publics chercheraient à favoriser une sorte d’aller-retour constant entre l’emploi indépendant et l’emploi salarié, comme en témoignent les différentes mesures administratives9 que les pouvoirs publics français introduisent de manière récurrente pour faciliter la création d’entreprise10, de nouveaux réseaux d’aide et de soutien à la création d’entreprise se sont installés au cours de ces trente dernières années, et développent leur activité dans ce contexte marqué par une forte évolution du marché du travail et des règles économiques liées à l’emploi.
Encadré n° 1 : Repères sur les chiffres clés de la création d’entreprises
La création d’entreprises en France :
En ce début du XXIe siècle, la création d’entreprise génère plus de 500 000 emplois salariés et non salariés par an, dont 70 % de nouveaux emplois. On évalue à environ 2 emplois par entreprise créée. Les microprojets, c’est-à-dire 80 % des créations d’une année, correspondent souvent à l’autoemploi du créateur (elles comptent de 0 à 1 salarié). L’enjeu de la création d’entreprises n’est donc pas neutre, par son impact sur la création d’emplois, pour trouver une réponse au chômage. Au plan national, selon les années, environ 35 % des créateurs sont des chômeurs dont 19 % de courte durée et 14 % de créateurs sans activité. 49 % des créateurs étaient par contre déjà en activité11.
Les actions conduites auprès des entrepreneurs
9Les différentes actions conduites auprès des entrepreneurs sont habituellement classées en deux familles : celles qui visent au financement, celles qui ont pour vocation l’accompagnement des créateurs (depuis l’information préalable à la création au conseil post-création, au suivi, à la formation, au parrainage) et enfin celles qui proposent de l’hébergement12.
10L’accompagnement, dont nous verrons qu’il constitue très certainement une innovation de l’économie sociale, consiste à suivre le futur entrepreneur sur le chemin qui le conduit à la création de son entreprise, puis en post-création. Depuis une trentaine d’années, ce métier de l’accompagnement s’est considérablement enrichi autour des dispositifs tels que la formation, le parrainage, avec comme mission principale de développer l’initiative économique individuelle et collective. Si la formation vise comme son nom l’indique à faire connaître et comprendre aux futurs entrepreneurs les outils de gestion d’une entreprise, mais aussi quelques rudiments de droit, de comptabilité ou de marketing et d’action commerciale, les structures d’accompagnement que sont la BG (Boutique de Gestion), ou la CAE (Coopérative d’Activité et d’Emploi) Ouvre Boîte 44 cherchent à aller au-delà d’une offre d’outils de formation, pour développer une approche globale de l’entrepreneur et de son projet, avec une attention toute particulière portée à la question du projet personnel et des enjeux humains. La mise en place de dispositifs de parrainage est fondée sur le principe de l’apprentissage par la socialisation. Il s’agit de mettre en contact les futurs entrepreneurs avec des chefs d’entreprise pour que les premiers profitent de l’expérience des derniers qui leur fournissent conseils mais aussi appui moral. Enfin le financement, comme son nom l’indique, consiste à aider l’entrepreneur à réunir les capitaux suffisants pour lancer son projet, par octroi de prêts d’honneur mais aussi remise de prix qui constituent un effet de levier puissant.
11En pratique, on constate que les acteurs peuvent remplir plusieurs missions et proposer plusieurs services, avec parfois des zones de recouvrement des services entre les organismes d’accompagnement et ceux du financement. Ainsi, les structures d’accompagnement organisent des formations et mettent en relation leurs porteurs avec des financeurs (ADIE, FONDES, par exemple) ainsi qu’avec des chefs d’entreprise confirmés (ou leur réseau) pour organiser un parrainage. On voit aussi des organismes de financement proposer des services d’accompagnement ante création13 et post-création (comme l’ADIE).
Repérage des acteurs et proposition de classification
12Au-delà d’une simple énumération des principaux acteurs, présents dans la phase d’accompagnement ante création et proposant différents appuis en matière de création d’entreprise, nous avons tenté – à partir des entretiens réalisés auprès des acteurs du territoire nantais – de construire une classification ; elle a été réalisée, à partir de plusieurs critères, à savoir leur forme juridique (publique/privée et associative ou coopérative) et leur métier (spécialiste de l’accompagnement/généraliste) (cf. tableau 2) et les types de publics accompagnés (cf. tableau 3).
Tableau n° 2 : Structures d’aide à la création d’entreprises par statut/métier
Organisations publiques |
Organisations privées |
|
Économie Sociale |
||
Généralistes Chambre de Chambre des Métiers Information, Hébergement du centre de formalité des entreprises Spécialisées Atlanpole Technopole, accueil des porteurs de projets innovants, conseil, formation, club d’entrepreneurs |
Généralistes Boutique de Gestion de l’Ouest Formation, accompagnement Public défavorisé/chômeurs Compétences Bénévoles, conseil en
structuration, Entente des Générations pour l’Emploi et l’Entreprise Bénévoles, Conseil et Parrainage Coopérative d’Activité et d’Emploi Portage salarial Ouest Entreprendre Financement et accompagnement Nantes Initiative Plate forme d’initiative locale, accueil, accompagnement, prêt d’honneur Fonds de Développement Solidaire Publics en difficulté, accompagnement Association pour le Droit à l’Initiative Économique Financement Nouvelle Économie Fraternelle Financement Cigales Financement |
Spécialisées Ordre des Experts
Ordre des Avocats Cabinets
conseils Banques |
Tableau n° 3 : Structures d’aide à la création d’entreprise par public/projet
Caractéristiques du public/projet |
Structures concernées : |
Tous publics, l’activité est commerciale ou industrielle |
La CCI La BGO La CAE (sur du microprojet non industriel) EGEE Compétences Ordre des Experts Comptables |
Tous publics, l’activité est artisanale |
La Chambre de métiers Ordre des Experts Comptables |
Tous publics, l’activité est agricole |
La Chambre d’agriculture Ordre des Experts Comptables |
Tous publics, le projet est innovant |
Atlanpole Ordre des Experts Comptables |
Le projet est porté par un demandeur d’emploi |
L’ANPE propose une information et des services d’aide à l’élaboration du projet. La BGO La CAE Compétence DDTEFP Important travail en relais avec autres services d’aide à l’insertion par l’économie tels la Plate-Forme d’Initiative Locale |
Le projet est porté par un demandeur d’emploi cadre |
L’APEC qui organise des réunions d’information et des services d’aide à l’élaboration de projets La BGO La CAE Compétence Important travail en relais avec autres services d’aide à l’insertion par l’économie tels la Plate-Forme d’Initiative Locale |
Le projet est porté par une ou
|
L’ADIE, qui aide les personnes en
difficulté à créer leur propre emploi, |
Des acteurs nombreux et hétérogènes
13La description des acteurs nantais de l’aide à la création d’entreprise révèle d’emblée une forte prédominance des acteurs de l’économie sociale, dans les champs de l’accompagnement et du financement. Mais, derrière l’apparente proximité des statuts et des actions, on peut constater une grande hétérogénéité des pratiques en matière d’accompagnement. Aujourd’hui, tous les acteurs cherchent à faire valoir la spécificité de leur positionnement, aussi bien vis-à-vis des porteurs de projet que des financeurs (collectivités locales, état, CDC, banques…), pour proposer une véritable segmentation de l’offre14.
14Cette segmentation est repérable sur la base de critères tels que la diversité des publics (cf. tableau 3), des objectifs et des activités (offre de services proposés). Les axes de différenciation les plus fréquemment mentionnés concernent le métier (accompagnement/financement), le public (tous publics/publics spécifiques), la professionnalisation de l’offre d’accompagnement (présence de salariés dans la structure, accompagnateur référent, formation interne…).
15Ce sont principalement les deux premiers axes qui sont retenus par les Pouvoirs Publics et les observateurs lorsqu’ils s’interrogent sur la structure de l’aide à la création d’entreprise. Ce sont en particulier ces axes que les interlocuteurs publics des associations (Région, Département, Communauté Urbaine) mettent en avant pour leurs choix budgétaires et l’octroi de subventions. Il est ainsi demandé aux structures d’éviter les activités redondantes et de s’organiser en réseau pour offrir un dispositif complet sur le territoire.
16À ce titre, la situation dans la Communauté Urbaine de Nantes est assez emblématique d’une recherche de cohésion territoriale. Des relations anciennes et la participation des salariés d’une structure à la création d’une autre ont favorisé la mise en réseau et une certaine entente sur les domaines d’activité. De surcroît, un double mouvement des acteurs politiques, conditionnant leur financement à la lisibilité du système, et des praticiens, cherchant à orienter les politiques économiques et sociales locales en faveur de leur action, a conduit à des actions communes : la constitution d’un réseau FORCE15 et celle d’une Maison de la Création, espace dédié à l’accueil des futurs entrepreneurs, associant tous les accompagnateurs et financeurs.
17Ce secteur, on l’a vu, se caractérise par la coexistence d’organismes aux statuts divers : opérateurs parapublics, associations, opérateurs privés, professions libérales (avocats, experts comptables…) et, soulignons-le, quelques petites structures privées qui se positionnent sur le conseil à la création de petite entreprise. On constate d’emblée que le secteur associatif et coopératif est beaucoup plus impliqué que les autres dans l’accompagnement et le financement des projets portés par les publics qui sont a priori les plus éloignés de l’entrepreneuriat. Non que les autres ne reçoivent pas ces publics mais l’action des associations et de la coopérative est spécifiquement dédiée et adaptée aux chômeurs, aux RMIstes et plus généralement à des publics en voie d’exclusion économique, avec un objectif secondaire et non moins important de les aider à se réinsérer.
18Cependant, au sein de ces organismes qui juridiquement relèvent de l’économie sociale et solidaire, de profondes divergences existent entre les logiques, les pratiques et les publics. La BGO, par exemple, revendique un rôle actif dans la construction de l’offre de services professionnels d’accompagnement à la création d’entreprise, par la conception d’outils et de démarches spécifiques, alors qu’une association comme EGEE ou les CIGALES restent dans un registre de parrainage bénévole sans aucune conscience de participer à la construction d’une véritable activité économique de services de conseil.
19Certaines structures d’accompagnement revendiquent aussi un rôle actif en tant qu’observateurs privilégiés de dysfonctionnements économiques, sociaux et administratifs… Elles cherchent à les exprimer, les relayer et à en débattre avec les pouvoirs publics locaux et nationaux pour engager une stratégie d’inflexion, de mobilisation, voire de modification des politiques publiques. S’inscrivant dans une logique de coopération avec les pouvoirs publics, elles ont cherché dès leur création à structurer une offre d’accompagnement pour un public en situation précaire. Les Boutiques de Gestion ont ainsi contribué à la création du dispositif chèque conseil, elles participent également aux différentes commissions de la CNCE16 ; et les Coopératives d’Activité et d’Emploi ont participé aux débats relatifs au statut d’entrepreneur salarié, qu’elles ont cherché à promouvoir lors de l’élaboration de la loi Dutreil sur l’initiative économique.
Les innovations introduites par les structures de l’économie sociale
20À ce jour, ces structures de l’économie sociale constituent des acteurs clés du dispositif d’appui à la création d’entreprise et d’insertion par l’économie, dès lors que l’on contextualise les données sur la création d’entreprise (cf. encadré 1, qui montre le poids de l’auto emploi17 dans les statistiques sur la création). Elles doivent leur succès à une stratégie de réponse adaptée aux besoins spécifiques des entrepreneurs qu’elles accompagnent, à savoir majoritairement des chômeurs et des RMIstes (entre 70 à 85 % selon les structures comme la Boutique de gestion, l’ADIE ou l’Ouvre Boîtes 44). C’est en analysant les besoins des porteurs de projet, que nous montrerons quelle peut être la spécificité des besoins de ces entrepreneurs singuliers qui constituent le public des structures de l’économie sociale. Puis nous montrerons comment la capacité de l’économie sociale à gérer des logiques diverses et à s’insérer dans des réseaux lui permet de répondre de façon adéquate à ces besoins.
Répondre aux besoins des entrepreneurs par une dynamique de réseau
21La problématique de l’accompagnement nous renvoie implicitement au débat autour des interactions Individu/Structures socio-économiques, à savoir est-ce l’entrepreneur qui tire le développement économique ou est-il porté par la dynamique des marchés (Boutillier et Uzunidis 1995) ? Quels que soient les pays et la nature de leur politique économique, force est de constater que les pays plus libéraux ont toujours favorisé des mesures d’appui à la création d’entreprise, car il existe de nombreuses interactions entre l’acteur et le système. Aussi, pour le petit entrepreneur, devenu aux yeux des pouvoirs publics, créateur d’emplois (le plus souvent son seul emploi), si la création d’entreprise peut être assimilée à un réflexe de survie (créer son propre emploi), il ne peut faire fi du contexte concurrentiel dans lequel s’inscrit son projet de création. D’où l’intérêt de développer des démarches d’accompagnement d’ordre socio-économique, afin d’accompagner des porteurs vers une création qui leur permettra de sortir de la précarité et d‘acquérir un statut ainsi qu’une reconnaissance sociale.
Des idées « parfois nouvelles » qui rencontrent un marché… : vers une démarche socio-économique
22Schumpeter a donné une lecture assez dramatique de l’innovation qui reste encore très prégnante dans la littérature et dans les esprits. Nous voudrions ici rompre avec cette lecture mythique tant la réalité de la création d’entreprise comme les analyses théoriques de l’innovation s’y opposent. Les dernières ont montré son caractère cumulatif, localisé, et tendent de plus en plus à valoriser les innovations incrémentales et leur rôle incomparable dans le développement technologique et le développement des marchés. Les créations d’entreprises concernent majoritairement des entreprises individuelles (création ex nihilo et auto emploi) largement centrées sur la reproduction d’activités déjà existantes (entrepreneuriat routinier), ce que Sallais et Storper (1993) nomment le « monde de la petite production de proximité ». Il ressort, d’un dialogue entre la réalité et la théorie, la nécessité de relativiser le lien entre innovation et création d’entreprise pour ne considérer celle-ci que de façon très générale comme l’aboutissement d’un projet personnel, concernant une idée plus ou moins nouvelle, porté par l’intuition de celui qui le porte qu’il rencontrera un marché.
23S’interrogeant sur l’utilité marginale de l’entrepreneur, Boutillier et Uzunidis (2002) considèrent que l’entrepreneur, au sens d’innovateur, est assez rare et que l’espace économique dans lequel il se trouve est de plus en plus étroit, encadré d’une part par les grandes entreprises qui poursuivent leurs propres objectifs de développement, d’autre part par l’État qui, par sa politique, cherche à favoriser les créations d’emplois en stimulant la création d’entreprise et en entretenant le processus de « marchéïsation » des besoins humains18.
24Parallèlement, l’intuition de l’entrepreneur ne peut être considérée hors du contexte personnel, familial ou social. Il est aujourd’hui unanimement reconnu dans la littérature une construction sociale de l’entrepreneuriat et une inscription culturelle des intuitions des entrepreneurs (Downing, 2005 ; Greve, Salaff, 2003, Hite, 2005) et de leur confiance dans leur capacité de réalisation.
25Cette émergence d’une intuition doit s’accompagner d’un apprentissage du marché et plus généralement de l’économie. L’économie autrichienne rend bien compte de ce que Gide (1919) nomme la fonction « spéculative » de l’entrepreneur. Ainsi I. Kirzner (1973) s’appuie sur les travaux de F. A. von Hayek (1937) pour analyser le rôle des entrepreneurs sur les marchés. La coordination marchande dépend de la capacité des agents à anticiper les comportements des autres. Or ces comportements sont eux-mêmes fondés sur des anticipations qui ne sont pas forcément concordantes. Cette non-concordance des anticipations ou des décisions peut être à l’origine de déséquilibres de marché, déséquilibres qui sont autant d’opportunités de profit. L’ajustement sur le marché ne sera réalisé que grâce à l’intervention de l’entrepreneur, incité en cela par un repérage « alerte » des opportunités de profit. Le processus marchand nécessite donc apprentissage de l’information (Frydman, 2001) et les opportunités de profit qu’il génère ne sont identifiées par les entrepreneurs que par un apprentissage, une recherche d’information et un processus empirique qui se situent nécessairement dans le temps et dans un réseau d’acteurs économiques et sociaux.
26C’est précisément sur cette fonction d’apprentissage à travers la mise en œuvre de démarches d’accompagnement différent que les acteurs de l’économie sociale marquent leurs originalités En s’efforçant de développer un accompagnement basé sur des pratiques d’éducation à l’économie, d’insertion dans des réseaux, d’apprentissage par l’action, elles permettent à des individus démunis d’accéder à l’information (sur les possibilités de financement, sur les aides institutionnelles, mais aussi plus globalement sur leurs marchés, leurs concurrents…) en les dotant d’un capital social19 et en renforçant leur capital cognitif. Ces structures ont bien compris que la création d’une entreprise ne peut être isolée du milieu dans lequel se trouve l’entrepreneur potentiel, milieu qui va conditionner la valorisation du capital social de l’entrepreneur (et inversement). Comme le soulignent Richez-Battesti et Gianfaldoni (2003), ces dispositifs d’accompagnement ici jouent un rôle d’interface (une fonction d’interface) entre les porteurs de projet et les acteurs susceptibles de les aider à concrétiser (collectivités territoriales, organismes publics et parapublics, organismes d’épargne et de crédit, des cabinets juridiques, d’expertise comptable ou d’assurance20) mais aussi les acteurs économiques (fournisseurs, clients, partenaires…). Cette fonction d’interface, assurée par les acteurs associatifs, suppose aussi la construction de formes de coordination originale en termes de réseaux et d’articulation de logiques (de mondes) avec les autres acteurs publics et privés.
La mise en œuvre d’une activité productive… l’enjeu technique
27L’économie politique française insistera toujours sur l’importance fondamentale de l’organisation de la production dans la dynamique de création d’entreprises. P. Leroy-Beaulieu (1883) note ainsi « L’entrepreneur c’est le centre nerveux qui lui [l’entreprise] donne la vie, la conscience, la direction » (p. 298). L’entrepreneur se distingue par sa connaissance approfondie des hommes et des métiers (p. 298), il doit non seulement commander mais inciter afin d’« obtenir un assentiment et un concours » (p. 307). Il s’agit bien ici de créer une entreprise, c’est-à-dire de définir une organisation, une division du travail, des modes de coordinations internes et d’associer des hommes et des compétences à ce projet. Il s’agit aussi d’administrer cette entreprise, d’en gérer les comptes, d’en honorer les contrats.
28Mais il s’agit aussi de financer cette activité. Say (1803) soulignant la différence entre capitalistes (qui apportent les capitaux) et entrepreneurs (qui portent le projet économique), note bien que cette quête de capitaux suppose que l’entrepreneur et son projet inspirent confiance, que l’entrepreneur ait une bonne réputation.
29Ici encore une vision quelque peu dramatique de la fonction managériale des entrepreneurs par les auteurs du XIXe siècle pourrait heurter la réalité de la création d’entreprise du XXIe siècle majoritairement présente dans la création de micro-entreprises principalement financées par des capitaux personnels et de la finance solidaire.
30Mais l’entreprise du XXIe siècle, quelle que soit sa taille, est une entreprise, elle a une comptabilité, elle doit observer des règles et des lois, honorer des contrats etc. L’enjeu technique demeure toujours bien présent, et on peut dès lors évoquer le métier d’entrepreneur avec tout ce qu’il peut recouvrir comme diversité de fonctions, depuis les questions d’organisation, de commercialisation, d’externalisation d’activités, de financement… Enfin, et même si l’échéance en exige un certain temps, le créateur peut aussi créer des emplois. Entreprendre suppose de savoir administrer et manager.
31La littérature souligne que ces facultés d’administration s’acquièrent. On naît rarement entrepreneur, mais on peut le devenir selon des modalités variables en fonction des qualités cognitives et des compétences de chaque individu. Ainsi, l’apprentissage se fait par des référents familiaux, sociaux, par l’éducation et par l’expérience. Il est communément admis que l’entrepreneur met à disposition de son projet tout un capital social et humain dont la constitution trouve ses racines dans ses réseaux d’acteurs économiques et sociaux21. Mais qu’en est-il pour un individu qui ne dispose pas de ces soutiens, et qui s’inscrit dans des logiques de « création contrainte » (Worms, 2000).
32L’entrepreneur routinier, a besoin lui aussi, si ce n’est au démarrage, du moins très rapidement, de capitaux, de fonds de roulement, de concours bancaires dont l’obtention est intrinsèquement liée à son capital économique mais aussi à la solvabilité, sa réputation, la confiance qu’il inspire. Cette confiance ne peut émerger que comme un sous-produit inintentionnel de relations sociales, on peut ainsi établir un lien « entre confiance et relations personnelles, confiance et appartenance à un “groupe” ou à un réseau, entre confiance et valeurs morales » (Brousseau et alii, 1997, p. 405).
33Depuis plusieurs décennies, les acteurs de l’économie sociale ont pris conscience de l’inégalité de chacun face à cette démarche entrepreneuriale, et à la technicité des outils qu’elle mobilise. Pour mieux gérer cette disparité des niveaux initiaux de chaque porteur de projet, ils ont introduit de nombreuses innovations sociales, dont nous allons développer les principales caractéristiques.
Les spécificités des services d’accompagnement des acteurs de l’économie sociale
34Hite (2005) souligne que c’est la caractéristique des relations de réseau qui vont influencer la façon dont les opportunités et les ressources vont être identifiées, mobilisées et exploitées par les entrepreneurs. Si l’entrepreneuriat s’inscrit bien dans une dynamique de réseau, la question qui se pose à nous est celle de la spécificité de l’économie sociale au regard d’autres organismes publics ou parapublics. À la question « Pourquoi l’économie sociale ? », la littérature consacrée répond par une analyse des défaillances du marché et des contrats (Hansmann, 1980) ou par celle des carences des pouvoirs publics dans l’offre de biens publics (Weisbrod, 1988). Elle considère que les parties prenantes (Ben-Ner, Van Hoomissen, 1993) d’une association sont réunies pour s’offrir et fournir à d’autres des biens ou services qui ne sont pas fournis de façon adéquate par le marché ou le secteur public ; elle affirme en outre que la structure singulière des droits de propriété et des modalités de gouvernance permet de résoudre des difficultés de coordination (Enjolras, 2000).
35Il s’agit donc pour nous d’examiner dans quelle mesure la spécificité des organisations de l’économie sociale et de leur gouvernance peut aider les entrepreneurs à résoudre certaines difficultés de coordination avec les réseaux adéquats et les aider à s’inscrire dans la dynamique et les réseaux de l’économie de marché.
Gérer les tensions entre l’exclusion économique et l’inscription dans le marché
36Commençons par ce second point qui révèle, s’il en était besoin, les capacités d’innovation de l’économie sociale. L’examen attentif des publics visés par les associations comme la Boutique de Gestion de l’Ouest, l’ADIE ou encore la CAE Ouvre Boîtes 44 montre qu’ils sont a priori très éloignés des réseaux d’appui à la création d’entreprise et des réseaux d’entrepreneurs. Dès leur création, ces organismes se donnent pour vocation d’aider chômeurs, RMIstes ou exclus du système bancaire à se lancer dans la création d’activité, que ce soit pour développer une « bonne idée » ou pour créer leur emploi, tout en veillant à intervenir sur le volet humain et technique, pour mieux prendre en compte la diversité des besoins des entrepreneurs potentiels (schéma 1) sur ce continuum enjeu technique/enjeu humain.
Schéma : Continuum enjeu technique/enjeu humain

37Si les acteurs de l’économie sociale semblent de prime abord proposer des services proches de ceux traditionnellement mis en œuvre par les acteurs institutionnels comme la CCI (aide à formalisation du « business plan », délivrance de conseils juridiques ou comptables…), ils s’en distinguent très nettement pour être en mesure d’aider des publics éloignés de l’entrepreneuriat à s’engager dans l’initiative économique et à accéder aux réseaux économiques et sociaux leur permettant d’inscrire leur activité dans le marché22. Cette distinction se repère notamment par l’intégration de la temporalité mais aussi par leur souci d’articuler des démarches individuelles et collectives dans l’accompagnement. À cet égard, on peut évoquer la mise en place systématique d’un accompagnateur référent qui suit le porteur au fur et à mesure du processus entrepreneurial ou encore la création de formations collectives animées par des salariés de la structure d’accompagnement (cf. encadré n° 2 sur la BG et n° 3 sur la CAE). Ces innovations s’inscrivent toujours dans la volonté d’amener le porteur à « faire lui-même » en développant ses compétences ; compétences qui participent ainsi à la reconstruction d’une identité professionnelle, et que le porteur pourra valoriser dans une éventuelle recherche d‘emplois s’il ne va pas au terme de la démarche de création.
38La technicité des services proposés est mise au service d’une approche globale de l’accompagnement.
Encadré n° 2 : L’éthique des Boutiques de Gestion
Le réseau des Boutiques de Gestion existe depuis 1979. Il est actuellement dirigé par Christiane Le Coq. Les Boutiques de Gestion sont des associations loi 1901, ce qui leur confère une logique d’utilité et de désintéressement financier.
Elles ont été créées pour soutenir les initiatives, en particulier celles de la création d’entreprises, et ceci en accompagnant par le conseil et la formation tous ceux qui entreprennent, pour qu’ils réussissent. Elles font leur métier avec le souci de la qualité et de l’autonomie des personnes, conformément à leur éthique. C’est-à-dire, qu’elles sont là pour aider les porteurs de projets dans leurs démarches et dans leurs réflexions, mais en aucun cas, elles ne peuvent se substituer au porteur et faire les démarches à sa place.
Leur mission principale est donc de susciter l’initiative économique individuelle et collective, afin de contribuer à l’intégration sociale de l’homme par le soutien à l’état d’esprit et à l’acte d’entreprendre. La mission nationale des Boutiques de Gestion est la suivante : éduquer les personnes à être en situation d’initiative, par rapport à une vision solidaire de l’économie.
Leur métier est bien la création d’activité :
- en sensibilisant les acteurs économiques et sociaux à la création d'entreprise- en conseillant et en accompagnant les porteurs de projet- en effectuant du suivi des entreprises post-création- en réalisant des études ou des audits de projets à finalité économique et sociale.
Afin que ces principes soient respectés dans toutes les Boutiques de Gestion, le réseau national a édité une charte Initiative et Solidarité.
39Est-ce une forme de démocratisation de la création d’entreprise que nous propose ici l’économie sociale ? Il serait probablement erroné de répondre oui à cette question tant l’histoire nous montre que la création de son propre emploi, de son activité artisanale, de son entreprise a toujours existé même si la prédominance du monde salarial tend à faire oublier cette réalité. Cependant, avec les crises économiques successives et l’émergence d’un chômage de masse, nos économies connaissent une forme d’éloignement du salariat (avec délocalisation, externalisation, essaimage…) et une modification des problématiques de la « création d’entreprises » vers celles de « l’auto emploi ». Ce nouveau monde entrepreneurial, comme les mondes de la petite production urbaine, naît de la rencontre entre des processus de fragmentation sociale (effritement de la société salariale) et des modes de recomposition sociale et économique (Roulleau-Berger 1999). Il appelle de nouvelles approches de l’aide à la création d’entreprise et de nouvelles modalités d’inscription dans les réseaux appropriés de population que la complexité des relations économiques, du droit, de la fiscalité, ainsi que la difficulté d’accéder aux financements éloignent de la possibilité d’inscrire l’entrepreneuriat dans son parcours personnel. Il s’agit donc à notre sens moins d’un processus de démocratisation de la création d’entreprise qu’engagent les organismes de l’économie sociale que d’un appui à la constitution d’un capital économique, humain et social dont l’entrepreneur a besoin pour porter son projet, en respectant le rythme et les capacités de chacun.
Encadré n° 3 : Les CAE
Depuis les années quatre-vingt, la question de l’emploi fait l’objet d’une attention particulière de la part des pouvoirs publics mais aussi des acteurs de la société civile. Plusieurs mesures (comme l’ACCRE) ont été mises en place, pour tenter de trouver des réponses à une persistance du chômage. Toutefois, malgré le soutien de ces politiques publiques en faveur de la création d’entreprise voire de la création de son emploi (cf. bilan mitigé de l’ACCRE), on relève certaines difficultés : ainsi, les années quatre-vingt-dix voient l’émergence d’une nouvelle génération de porteurs de projets, contraints de créer leur propre activité pour sortir du chômage. Bien que de nombreux projets apparaissent, portés par ces « candidats » à la création d’entreprise, les compétences que réclame le métier d’entrepreneur sont insuffisantes pour dépasser le stade fatidique des trois ans d’activité. Pour ces personnes souvent isolées, mal préparées, les dispositifs classiques d’aide à la création d’entreprises s’avèrent souvent inappropriés. Aussi ces projets, régulièrement alimentaires ou incertains, entraînent une exclusion de la démarche habituelle de création d’entreprise (notamment via les CCI).
À partir de ces constats, de nombreuses réflexions ont été menées en Rhône Alpes par la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) en 1993, pour « inventer autre chose23 ». Cette dernière est à l’initiative d’une étude au sujet de la création d’activités et à l’origine de l’apparition d’un cadre juridique possible pour le fonctionnement d’une structure d’hébergement. C’est ainsi que les premières expérimentations ont pu avoir lieu réunissant les partenaires institutionnels économiques et sociaux. Le choix du statut juridique s’est arrêté pour une SCOP dont les valeurs rejoignent la même démarche de lier l’économique et le social au sein d’une coopérative d’activités et d’emploi (CAE). À ce jour 40 CAE existent sur le territoire français.
La DGEFP (Direction générale de l’emploi et de la formation professionnelle) a permis aux CAE d’exister dans le cadre expérimental de l’opération « Coopérer pour entreprendre », puis a émis la circulaire n° 2000/16 du 26 juin 2000 relative au pilotage national de l’expérimentation « Couveuses d’activité ou d’entreprises ». Puis cette circulaire a été cassée par la Conseil d’État sur requête du syndicat Sud pour des motifs de forme le 27 juin 200124.
Depuis, une proposition d’amendement au projet de loi sur l’initiative économique (janvier 2003) a été déposée visant à substituer le contrat de travail de salarié entrepreneur au sein de la CAE à l’obligation d’immatriculation proposée dans ce projet de loi. Cette proposition n’ayant pas été retenue, les CAE sont actuellement considérées dans cette même loi sur l’initiative économique comme des couveuses d’activités classiques sans que le statut d’entrepreneur salarié soit reconnu comme tel. Le réseau national des CAE a cherché à faire inscrire ces spécificités de la CAE dans la nouvelle loi pour l’emploi.
40La capacité singulière de l’économie sociale à accompagner la constitution de ce capital économique, social et humain pour ces nouveaux entrepreneurs soulève la question des liens étroits entre rapports économiques et rapports sociaux (Granovetter, 1985) ou celle de la dimension interpersonnelle de la réalité économique (Gui, 2000). Un a priori de confiance existe entre ces associations et leur public : ce passage de l’exclusion économique à l’immersion dans le monde marchand est accompagné par des acteurs qui savent en gérer les tensions.
41Nombre de créateurs potentiels savent qu’ils seront « bien reçus » dans une association. La quête de coordination avec le monde marchand dans lequel ils souhaitent inscrire leur activité est rassurée par le mécanisme de réciprocité qui sous-tend l’activité associative (Enjolras, 2002) : les conseils qui leur sont délivrés, par exemple, le sont par des bénévoles et cette gratuité peut être un facteur de confiance, elle peut les rassurer sur l’intérêt de leur projet (puisque d’autres le jugent assez intéressant pour lui consacrer du temps) et renforcer leur confiance en soi. L’association joue un rôle de médiateur rassurant avec la logique économique dans laquelle vont s’inscrire les futurs entrepreneurs. L’éthique affichée par les associations va ainsi favoriser un rapprochement avec un public en perte de confiance (cf. encadré n° 3).
42Les associations, n’ayant pas comme objectif premier l’optimisation du nombre d’entreprises créées seront plus réceptives à des projets hors norme (par leur contenu ou par la personnalité du porteur). Mais elles seront aussi et surtout à l’écoute d’un projet qui est personnel avant d’être économique. Ici encore l’ambition d’aider à la réinsertion avant d’aider à la création d‘une entreprise peut être un facteur favorisant le passage de l’exclusion économique à l’entrepreneuriat. Il n’est pas demandé au porteur de projet d’autre résultat que sa reconstruction personnelle. Tous les porteurs de projet ne peuvent aboutir à la création, soit du fait de l’absence de viabilité économique de leur projet, soit du fait de l’absence d’adéquation individu – projet. Lorsque les porteurs de projet rencontrent des handicaps pour créer, l’accompagnement et le financement apparaissent comme un facteur de réduction de l’asymétrie d’information et de minimisation des risques auxquels ils sont confrontés (Richez-Batestti, 2003). Par ailleurs, ils symbolisent un retour au travail qui reste un « grand intégrateur » (Barel, 1984). Le fait de développer son propre emploi en compatibilité avec une recherche d’autonomie, d’obtenir un statut et de construire son identité au travail (Dubar, 1991), de nouer des relations professionnelles, permet au créateur de « s’enrôler » dans un projet mobilisateur et d’affirmer ses capacités (Richez-Batestti 2003). Cette construction d’identité au travail, recherchée par les associations aux côtés des entrepreneurs, constitue une étape indispensable à la constitution de leur capital humain et social. Elle représente un préalable à leur recherche de solvabilité, de crédibilité, et leur inscription dans des réseaux sociaux.
43Enfin, l’activité des organisations s’inscrit dans le réseau public et associatif d’appui à la création d’activité et d’emploi. Les ANPE mais aussi les plates formes d’initiatives locales envoient les chômeurs créateurs vers ces associations. Les compromis réalisés par les associations entre les divers mécanismes de coordination (Enjolras, 2002) et logiques d’action (Boltanski, Thévenot, 1991) facilitent très certainement le travail entre ces organismes : on est à la fois dans le monde marchand, mais aussi dans les registres civique et « réciprocitaire » de telle sorte que les compromis politiques auxquels doit conduire une action concertée en faveur de la réinsertion trouvent une issue probablement facilitée.
Créer (ou révéler) des entrepreneurs
44La confiance générée et la légitimité acquise permettent aux organismes de l’économie sociale d’engager les entrepreneurs dans une dynamique d’apprentissage de leur métier de manager et contribuent à façonner leur capital social et humain. Le dispositif d’aide est aujourd’hui bien établi et permet de répondre à la diversité des besoins à chaque étape du processus de création de l’entreprise, depuis la sensibilisation à la question « pourquoi pas moi ? » aux premières commandes des clients. Comme l’a montré la première section, des ateliers collectifs et des conseils individuels permettent aux futurs entrepreneurs de donner réalité économique à leur projet. Force est de constater que l’offre de conseils, de formations et de financements a considérablement évolué au cours des deux dernières décennies. Des premiers rendez-vous individuels donnés dans une boutique de gestion aux effectifs bénévoles et réduits, on est passé à des cycles de formation très structurés délivrés par des professionnels.
45Mais au-delà de cette capacité à former des managers, les associations développent par leurs outils d’accompagnement de véritables capacités à gérer une trajectoire professionnelle. Ceci est particulièrement vrai lorsque l’activité créée n’est finalement qu’une activité de survie ou une activité qui permet tout juste de faire vivre la famille, sans avoir un véritable potentiel de développement (Richez-Battesti, 2003). La création d’entreprise est alors susceptible de limiter l’intégration économique. D’autant que le créateur est confronté à l’isolement du chef d’entreprise et la faiblesse de ses revenus ne permet pas toujours l’accès à la protection sociale. Il doit aussi affronter les risques de défaillance de son entreprise25. Le créateur risque alors de continuer à s’inscrire dans cette précarité, déjà largement expérimentée dans sa trajectoire sociale et professionnelle antérieure (récurrence de petits boulots, instabilité professionnelle…). Ici, créer son entreprise c’est sortir de la précarité, mais c’est aussi rentrer dans un autre type d’incertitude. Les entrepreneurs de leur propre emploi, en réalisant leur projet, rentrent dans un « espace intermédiaire » (Roulleau-Berger, 1999). Richez-Battesti (2003) préfère parler d’espace de transition en ce sens qu’il débouche sur plusieurs configurations : soit la pérennisation de l’activité entrepreneuriale avec une logique de professionnalisation, soit un accès à l’emploi salarié exprimant ainsi pour eux une reformulation des règles d’accès à ce travail salarié, soit le retour à la situation initiale, voire à une forme d’isolement social.
46On voit ici que le projet d’insertion est largement corrélé à la nature de l’accompagnement. Et que la diversité des situations et des projets personnels requiert une diversité des formes d’accompagnement. C’est probablement dans cette capacité à se représenter cette diversité et à y répondre que l’économie sociale fait preuve d’une grande capacité d’innovation. Au-delà de la création d’un réseau de confiance qui permette aux entrepreneurs de s’insérer dans l’économie, elle va développer des outils de management de projet qui concernent à la fois le projet entrepreneurial et le projet personnel. Ceci se traduit par un souci d’expertise, d’accompagnement global, de professionnalisation.
Conclusion
47Cette recherche exploratoire a permis de souligner les innovations que les acteurs de l’économie sociale ont introduites en matière d’accompagnement à la création d’entreprise. Ce secteur de l’accompagnement à la création d’entreprises connaît des bouleversements qui aujourd’hui méritent que l’on y apporte une attention soutenue tant il devient un enjeu national. On a montré ici comment les organismes de l’économie sociale ont contribué de façon très notable à la structuration de l’offre d’accompagnement et comment elle a servi et continue à servir de laboratoires d’expérimentation pour de nouvelles politiques économiques et sociales. En particulier, les associations ont créé l’accompagnement global du futur entrepreneur, avec l’idée sous-jacente de l’aider à se construire un capital humain, social et/ou économique qui lui fait défaut, en orientant leur activité autour des enjeux humains de la création d’entreprise.
48Reste aujourd’hui à s’interroger sur les tensions imprimées à ces associations du fait même de leur implication dans des logiques d’action et des mondes pluriels. Par exemple, l’aptitude de l’économie sociale à travailler en étroite collaboration avec les pouvoirs publics, fondée par une même logique d’action civique, l’oblige à adapter ses outils de gestion et ses objectifs à ceux de ces mêmes pouvoirs publics. Avec le risque de divergence entre les objectifs finaux de leur activité (insérer les candidats à la création d’entreprise) et l’évaluation qui en est faite (nombre d’entreprises créées). Cette question des objectifs finaux renvoie aussi à celle de la professionnalisation. Insérer un public en voie d’exclusion économique par la création d‘activité exige, on l’a montré, des compétences spécifiques qui vont au-delà d’une simple technicité. Les associations doivent s’engager dans des politiques de ressources humaines visant à développer ces multiples compétences. Mais sont-elles en mesure de créer un véritable marché du travail pour les personnels concernés ? Et si la constitution de ce marché du travail n’était pas intrinsèquement liée à l’émergence d’un véritable marché de l’accompagnement à la création d’entreprise associant des opérateurs de l’économie dite classique ?
Notes de bas de page
1 Études citées par S. Marion (1999) comme P. Albert, A. Fayolle et S. Marion (1994), Arthur Andersen et l’APCE (1997) ; Commissariat général au plan (1997).
2 Étant donné les contraintes de présentation de cet article, nous n’aborderons ici que les services d’accompagnement stricto sensu, sans développer les innovations en matière de services de financement.
3 Cette présentation n’aborde pas les dispositifs français d’accompagnement pour la création d’entreprise agricole.
4 On peut citer par ordre d’apparition chronologique les boutiques de gestion, les plates formes d’initiative locale (PFIL), ADIE (association pour le développement de l’initiative économique), les coopératives d’activité et d’emploi… Une PFIL réunit des entreprises, des acteurs locaux, des acteurs nationaux comme la DATAR ou la CDC (Caisse des dépôts et consignations) et des banques, elle constitue un fonds attribuant des prêts d’honneurs (source APCE – agence pour la création d’entreprise –, Politiques locales de soutien à la création d’entreprises : Attendus et résultats).
5 La situation nantaise nous semble bien refléter la situation actuelle du paysage national français en matière de structures et d’offre de services d appui à la création d’entreprise.
6 Loi Madelin promulguée en 1993, qui encourage le développement du travail indépendant.
7 « Il ne faut pas tout attendre de l’État, mais être indépendant en créant son propre emploi. » R. Barre , Réflexions pour demain, Hachette Pluriel, Paris, 1984.
8 FIR : France Initiative Réseau.
9 Les dispositifs d’appui à la création d’entreprise s’inscrivent dans des politiques actives de l’emploi et apparaissent largement moins coûteux que l’indemnisation du chômage. Selon Richez-Battesti (2003, p. 10), le retour à l’activité d’un créateur représente moins du tiers de l’indemnisation du chômage sur une année (5 000 euros contre 18 000 euros en moyenne) et produit des effets indirects positifs en termes d’insertion.
10 On peut citer les mesures d’allégement de charges, la « quête » du guichet unique, la simplification fiscale… l’articulation avec les droits ASSEDIC, ou encore les dernières dispositions de la loi DUTREIL, qui permettent de cumuler l’allocation chômage et aide à la création ou reprise d’entreprise et la possibilité de retrouver des droits ASSEDIC en cas d’échec de la création d’entreprise.
11 Voir « Entreprises en bref, études et statistiques », n° 2, mars, Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie.
12 Nous n’aborderons pas la question de l’hébergement dans ce chapitre.
13 L’ADIE peut faire de l’accompagnement ante création, quand son public n’est pas accueilli par d’autres structures.
14 Ouest Entreprendre s’adresse au segment des futures PME, qui créeront plusieurs emplois salariés dans les 3 années à venir. Atlanpole accompagne exclusivement les projets technologiquement innovants.
15 Elle regroupe : la Chambre des Métiers, Entreprendre, l’ADIE, France Initiative Réseau, France Active, Entreprendre en France et la Boutique de Gestion Ouest et la CCI.
16 Conseil National de la Création d’Entreprise.
17 Les trois quarts des nouveaux chefs d’entreprise au démarrage de leur nouvelle activité le font sans salarié. Le poids des sans salariés reste élevé dans le parc d’entreprises (à savoir 48 %). 50 % de créations ex-nihilo sans salarié viennent du chômage. Source Fiche Décideur APCE – Observatoire – Le créateur de son propre emploi – août 1998.
18 Processus engagé depuis une vingtaine d’années et marquée par une dimension nouvelle liée au développement des services de proximité, qui correspondent à l’extension des rapports marchands dans la sphère familiale (Cf. le plan Borloo et la nouvelle loi sur la cohésion sociale).
19 Défini par Pierre Bourdieu, le capital social correspond à « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ». « Le capital social, notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 31, Paris, 1980.
20 Les responsables de la CAE que nous avons rencontrés déclaraient que la coopérative constitue en quelque sorte le premier réseau des entrepreneurs-salariés.
21 Ces réseaux sont autant d’opportunités de rencontrer d’autres acteurs pouvant être associés à la jeune entreprise : conseils, parrains, premiers clients ou fournisseurs, salariés… qui vont étroitement participer à l’apprentissage de son jeune manager.
22 À ce titre, on peut évoquer le soutien technique que des entrepreneurs locaux du MEDEF ont apporté à des créateurs suivis par l’ADIE, ou encore le partenariat de parrainage établi entre la BGO et le CJD (et qui a été opérationnel pendant plusieurs années).
23 Source Coopérer pour Entreprendre.
24 La circulaire du ministre de l’emploi et de la solidarité relative au pilotage national de l’expérimentation « couveuses d’activité ou d’entreprises » est annulée en tant qu’elle autorise des dérogations au droit commun
25 Un peu plus de 30 % des entreprises individuelles disparaissent pendant les deux premières années d’exercice et 60 % d’entre elles ont disparu au bout de 5 ans.
Auteurs
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le développement solidaire des territoires
Expériences en Pays de la Loire
Emmanuel Bioteau et Karine Féniès-Dupont (dir.)
2015
Aide à domicile et services à la personne
Les associations dans la tourmente
Francesca Petrella (dir.)
2012
L'économie sociale entre informel et formel
Paradoxes et innovations
Annie Dussuet et Jean-Marc Lauzanas (dir.)
2007
L'économie sociale et solidaire
Nouvelles pratiques et dynamiques territoriales
Erika Flahault, Henri Noguès et Nathalie Shieb-Bienfait (dir.)
2011
L'entreprise en restructuration
Dynamiques institutionnelles et mobilisations collectives
Claude Didry et Annette Jobert (dir.)
2010
Épargnants solidaires
Une analyse économique de la finance solidaire en France et en Europe
Pascal Glémain
2008
Institutions et développement
La fabrique institutionnelle et politique des trajectoires de développement
Éric Mulot, Elsa Lafaye de Micheaux et Pepita Ould-Ahmed (dir.)
2007