Bâtards princiers entre privilège et révolte
Le fils d’un duc et le fils d’un doge dans l’Italie de la Renaissance
The Illegitimate Sons of Princes in-between Privilege and Uprising
p. 289-295
Résumés
Jules est un fils illégitime du duc de Ferrare, Hercule Ier Ludovic est un fils illégitime du doge de Venise, Andrea Gritti. En 1506, Jules complote contre l’héritier légitime, son demi-frère le duc Alphonse Ier ; condamné à la prison à vie, il n’en sort qu’en 1559. Toujours en 1506, Ludovic passe à Constantinople ; il y fait une brillante carrière politique au service du sultan, jusqu’à ce qu’il soit tué en 1534 en Hongrie dont il est gouverneur. Ce chapitre raconte leurs vies parallèles pour arriver ensuite à ce que Plutarque, maître inégalé du genre, appelait la synkrisis, la comparaison. Investie de faisceaux de lumière croisée, la condition des illégitimes révèle des traits destinés à rester dans l’ombre autrement ; elle démasque le fonctionnement considéré optimal des deux sociétés d’origine, une seigneurie et une république oligarchique.
Jules is the illegitimate child of the Duke of Ferrara, Ercole I d’Este. Ludovic is the illegitimate child of the Doge of Venice, Andrea Gritti. In 1506 Jules plot against the legitimate heir, his half-brother, the Duke Alfonso I; condemned to life sentence, he was freed from jail only in 1559. In the same year 1506, Ludovic goes to Constantinople; there he conduct a great political career in service of the sultan, until when he is killed in 1534 in Hungary, where he is the governor. The paper describes their parallel lives and reach what Plutarch, master in this literary genre, called synkrisis, the comparison. Hit by crossed light beam, the condition of illegitimate sons reveals some traits that otherwise would remain in the shadow. It unmasks what is considered as the optimal functioning of the two societies of origin, a signoria and an oligarchic republic.
Texte intégral
1Jules d’Este était un fils illégitime du duc de Ferrare, Hercule Ier d’Este. Ludovic Gritti était un fils illégitime du doge de Venise, Andrea Gritti. Tout à fait contemporains, Jules et Ludovic connurent d’extraordinaires vicissitudes, fort influencées par leur origine bâtarde. Cette communication raconte leurs vies parallèles pour arriver ensuite à ce que Plutarque, maître inégalé du genre, appelait la synkrisis, la comparaison raisonnée1. Ainsi investie de faisceaux de lumière croisée, la condition des bâtards révèle des traits destinés autrement à rester dans l’ombre. Assimilables aux lapsus de la psychanalyse, les sous-produits tels les bâtards démasquent le fonctionnement considéré optimal de leurs sociétés d’origine ; comme chaque marge, ils éclairent le centre du système2.
À Ferrare
2En 1505 le duc Alphonse Ier d’Este monta au pouvoir. Il était l’aîné légitime du feu duc Hercule Ier et de son épouse Éléonore, la fille du roi de Naples Ferrante Ier d’Aragon. À peine un an plus tard, deux représentants de la maison d’Este tentèrent de se rebeller. Leur condition était très différente, parce qu’il s’agissait du frère cadet d’Alphonse, Ferrante, et du demi-frère d’Alphonse, Jules. Ferrante était plus jeune qu’Alphonse d’un an et ce petit décalage, très significatif pour la succession, le dévorait. Jules par contre était né en 1478 du duc Hercule Ier et d’Isabella Arduino, une dame de compagnie mariée de la duchesse Éléonore.
3Selon les catégories de l’époque, Jules était un spurius. La terminologie avait été définie justement à Ferrare, en 1456, lorsque le juriste Benedetto Barzi y avait écrit le traité De filiis non legitime natis. Barzi distinguait deux types d’illégitimes : les spurii et les naturales sive bastardi. Les premiers, enfants de parents qui n’auraient jamais pu se marier, n’avaient aucun espoir d’ascension, étant le fruit d’une union condamnée par la loi naturelle et la loi positive. Aux seconds, nés d’un couple qui aurait pu se régulariser et donc affichés par une simple faiblesse juridique, on réservait un destin meilleur. Barzi examinait les conditions de leur légitimation et leurs possibilités d’être insérés dans l’axe héréditaire. Dans le sillage du grand juriste médiéval Bartolo da Sassoferrato, Barzi penchait pour des solutions pas trop restrictives3.
4La désinvolture avec laquelle les grandes lignées italiennes des premiers Temps modernes géraient le thème de la filiation naturelle étonnait ceux qui observaient les choses du nord des Alpes. L’ascension des bâtards dans le royaume de France, bien qu’elle fut remarquable4, ne peut être comparée. Tout dépendait en Italie d’une certaine faiblesse de la valeur du sang par rapport à la vertu et à la richesse. À Ferrare, par exemple, pour les raisons les plus diverses, des illégitimes de la maison d’Este montèrent au pouvoir à de nombreuses occasions5. En tout cas, les illégitimes recevaient souvent le nom des princes régnants ; l’épithète de Bastardino ou l’expression frater noster bastardus, qui apparaissent dans les documents, n’étaient pas considérés spécialement injurieux6. Dans les définitions de Barzi aussi, le bastardus, synonyme de naturalis, étais placé à un niveau beaucoup plus élevé que le spurius. D’ailleurs l’illégitime aîné aussi du duc de Bourgogne Philippe III, Antoine, arborait orgueilleusement son titre de Grand Bâtard7. Une analyse sociolinguistique comme celle menée en d’autres parties du présent volume s’impose donc, afin de déceler l’évolution du mot « bâtard », neutre à l’origine, vers une signification exclusivement négative et méprisante. Le droit commun et le droit canonique fournissaient de nombreuses échappatoires pour permettre aux illégitimes d’avoir du succès, surtout lorsqu’il n’y avait pas de légitimes ou quand l’illégitime était le premier né. Les intérêts politiques et les rapports de force finissaient par prévaloir sur les paramètres juridiques, qui pourtant n’étaient pas négligés. Faute de mieux, un bon bénéfice ecclésiastique rentable ou une carrière militaire chez un autre prince étaient toujours à disposition8.
5Mais la garantie du privilège social ne suffisait pas à effacer la macule d’origine. Jules d’Este, bien qu’il menait une vie princière à la cour, couvait des motifs de frustration compréhensibles. Il nourrissait une haine féroce pour son autre demi-frère (et fils légitime de Hercule Ier et d’Éléonore), le cardinal Hippolyte d’Este, qui depuis son enfance jouissait de la charge d’évêque de Eger en Hongrie9. Jules et Hippolyte étaient toujours en conflit pour la primauté, qu’il s’agisse d’obtenir les faveurs d’une dame ou les services d’un musicien. Par jalousie amoureuse, Hippolyte avait ourdi un guet-apens armé qui avait coûté un œil à Jules – presque une castration symbolique10. C’est ainsi qu’en 1506 Ferrante et Jules projetèrent un complot contre le duc Alphonse, frère de l’un et demi-frère de l’autre. Découverts avant même qu’ils n’agissent, ils furent condamnés à mort ; la condamnation fut ensuite commuée en prison à vie dans une cellule murée. Le cas fit beaucoup de bruit, amplifié par des interventions d’importants intellectuels tels l’Arioste, Machiavel, Guichardin, l’Arétin11.
6Des deux prisonniers, Ferrante mourut après trente-quatre ans, en 1540. C’était un prince de sang et pourtant aucune requête de clémence ne fut écoutée. Le bâtard Jules, par contre, survécut cinquante-trois ans « enterré vivant » – parole de l’Arétin. Il fut gracié en 1559, quand Alphonse II, petit-fils d’Alphonse Ier objet du complot, devint duc. De la cellule émergea un « plantureux vieillard de quatre-vingt-deux ans qui fait de très sages discours ». C’est ce que référa un témoin, et tous s’étonnaient en voyant le revenant bizarrement vêtu à la mode française d’un demi-siècle avant12. On était en 1559, la paix de Cateau-Cambrésis venait de transformer l’Italie en un protectorat espagnol ; la mode française avait été remplacée par la mode dite lusitanienne.
7Par contre, la peine infligée aux complices de Jules et Ferrante fut celle, atroce et spectaculaire, prévue pour la lèse-majesté13. Le bourreau « écartela leur corps en quatre morceaux », rappelle un chroniqueur ; enfin leurs têtes furent « laissées sur une tour, enfilées sur des lances et les quarts pendus aux portes de la ville14 ». Le Libro dei giustiziati rempli par la Confrérie ferraraise de la Mort s’ouvre sur une enluminure qui présente l’exécution des malheureux15. Les deux justiciés n’étaient pas protégés par le rang, qui permit à Ferrante et Jules de s’en tirer avec la prison à vie ; mais le cadet et le bâtard aussi payèrent durement leur échec.
Entre Venise, Constantinople et la Hongrie
8Plus romanesque, et étalée sur de larges espaces, est l’histoire de Ludovic Gritti. Il naquit à Constantinople en 1480, à l’époque où son père, le patricien André Gritti, était ambassadeur résident de Venise à la cour du sultan16. Il n’y a aucune certitude sur la mère, mais il paraît que c’était une servante grecque qui donna d’autres fils à André. Étant ce dernier veuf de son épouse, la noble vénitienne Benedetta Vendramin, Ludovic appartenait à la catégorie plus favorable des naturales – pour suivre la conceptualisation de Benedetto Barzi. Son mandat terminé en 1502, André rentra à Venise et conclut sa brillante carrière en devenant doge en 1523 (il le restera jusqu’à sa mort en 1538). Le jeune Ludovic fit de bonnes études à Padoue et s’adonna à Venise à une vie de commodités et d’indisciplines. Mais pour lui aussi, comme pour Jules d’Este, le privilège social ne guérissait pas la macule de son sang17.
9Bien que partiellement légitimé, en 1506 il décida de retourner à Constantinople. Là-bas ce n’était pas la naissance qui comptait mais l’habilité et la fortune, comme le remarquait horrifiée l’oligarchie vénitienne. Une société dominée par le sultan et dépourvue de corps intermédiaires telle la noblesse de sang, pouvait bien se montrer ouverte aux talents. Et des talents, Ludovic en avait. Il s’inséra dans les trafics entre ses deux patries, Venise et Constantinople, devenant riche et influent. Sa résidence dans le faubourg de Pera était fréquentée par les puissants ottomans, dont le grand vizir de Soliman le Magnifique, Ibrāhīm Pascià, un renégat grec. Associé en affaires de Ludovic, Ibrāhīm appréciait particulièrement le muscat que Ludovic se procurait en Italie. La consommation du vin semble confirmer l’appartenance chrétienne de Ludovic, et peut-être même d’Ibrāhīm au fond, si ce n’était que de nombreux notables ottomans enfreignaient la loi sacrée sur ce point. Le fait est que Ludovic s’habillant comme un prince turc, nombreux étaient ceux qui murmuraient qu’il avait renié en secret après avoir été circoncis. À l’époque l’habit était un fort marqueur identitaire18, et tout comme un grand seigneur turc Ludovic possédait un sérail de femmes et d’éphèbes qui scandalisait les chrétiens. Mais pour brouiller les pistes, il exhibait une épouse vénitienne19, un douteux bénéfice ecclésiastique en Hongrie (à Eger, le diocèse qui avait appartenu à Hippolyte d’Este) et la petite cour d’humanistes italiens qu’il accueillait à Constantinople. Celui qui à Venise n’était qu’un bâtard du doge, dans le Levant était pour tous le fils du seigneur, du bey, Beyoğlu, comme on dit en turc. Le relief de sa personnalité arriva à s’imprimer dans la toponymie d’Istanbul : Beyoğlu est aujourd’hui le nom du quartier où il avait son palais. À Venise aussi on reconnaissait l’influence de Ludovic ; et celui-ci en 1526 refusa la proposition de l’ambassadeur Pietro Zen de retourner au pays, à une vie forcément moins brillante.
10Favorisé par Soliman, Ludovic coopéra à la logistique des offensives du sultan dans les Balkans : la guerre de Hongrie en 1526, le siège de Vienne en 1529. Grâce à lui, le voïvode Jean Szapolyai fut installé en 1528 comme roi fantoche de la Hongrie turque, en opposition à Ferdinand Ier de Habsbourg20. À Vienne on le détestait, en l’appelant de la façon qui l’avait poussé à émigrer, « filius bastardus ducis Venetorum ». Entretemps Venise se réjouissait du fait que Ludovic braquait la Porte contre les Habsbourg. Malgré les langages officiels, les chrétiens recouraient souvent au Turc contre d’autres chrétiens, et Venise excellait dans cet exercice21.
11Régent et trésorier de Hongrie, Ludovic y crânait22. En 1532 il fut à la tête des troupes chargées de ramener l’ordre dans le royaume. Les excès de ses soldats et la fiscalité exorbitante (ottomane et personnelle) que Ludovic imposa, lui gagnèrent beaucoup de haine. En plus, en Hongrie couvait l’aversion pour les Italiens, après la politique d’italianisation menée par la reine Béatrice d’Aragon, après les spoliations des bénéfices ecclésiastiques magyars commises par le cardinal Hippolyte d’Este23. L’ottoman Ludovic ne cessait d’être un italien aussi, pétri de sentiments de supériorité culturelle24. Quand en 1517 l’Arioste n’avait pas voulu suivre le cardinal Hippolyte à Eger, pour se disculper il avait évoqué, entre autres, le style des banquets hongrois : « Partout j’y sentirais les pieds, les aisselles et les rots d’autrui25. » La reine Béatrice étant la sœur de la duchesse de Ferrare Éléonore, Hippolyte étant le neveu de l’une et le fils de l’autre, on remarque ici un curieux croisement hongrois entre les histoires parallèles de Jules d’Este et de Ludovic Gritti.
12En 1533 Ludovic rentra à Constantinople et d’adonna à la grande politique, en correspondant avec Ferdinand Ier de Habsbourg, avec François Ier de France, avec son père le doge qui lui demandait d’envoyer du blé turc à Venise. Conseillée par Ludovic, la Porte proposa à Venise un traité d’alliance si contraignant à susciter la rage du Sénat. Sans plus la faveur de Venise, affaibli à Constantinople par l’avènement d’un vizir moins ami qu’Ibrāhīm, en juin 1534 Ludovic prit la route de la Transylvanie en révolte. Trahi par les voïvodes de Valachie et de Moldavie, assiégé dans la forteresse de Mediaș, le 29 septembre il fut tué par les soldats du voïvode Étienne Maylád, allié des Habsbourgs.
13À Vienne on dit qu’il voulait devenir roi de Hongrie, avec l’appui de la France, de l’Angleterre et des luthériens allemands, pour ouvrir ensuite la voie à une invasion turque. À Venise, les Gritti diffusèrent par contre la version selon laquelle il voulait livrer la Hongrie aux Habsbourgs et rentrer dans le monde chrétien. On essayait ainsi d’alléger la position du doge, affligé par la mort de son fils mais aussi embarrassé par ses gestes. L’humaniste dalmate Francesco Tranquillo de Andreis, qui était le secrétaire de Ludovic à Mediaș et se sauva en payant une rançon, écrivit un compte rendu en faveur de son maître26. Mais une auréole d’ambiguïté accompagna cet illégitime jusqu’à la fin.
14Sans être une exclusivité des bâtards, la solution turque tentait ceux qui désiraient renverser des situations compromises sans remède. En 1558 le cadet du duc Hercule II d’Este, Louis, ne voulant pas rentrer de France à Ferrare, communiqua à son père qu’il se serait plutôt enfui en Turquie. Bien que furieux, Hercule ne voulut pas risquer et Louis resta où il était27. D’autres ne se limitèrent pas à menacer, tel Louis d’Este, ou à vivre dans l’ambiguïté, tel Ludovic Gritti. Ce fut le cas, plus tard, du comte Claude-Alexandre de Bonneval. Général de l’armée autrichienne tombé en disgrâce, en 1720 il se fit turc sous le nom de Ahmet, devenant Pacha de Roumélie et chef de l’artillerie ottomane28. Le catalogue des personnages hauts placés qui firent de tels choix pourrait s’allonger facilement.
Comparaison
15Vu qu’on a décidé de suivre le sillage de Plutarque, la synkrisis maintenant s’impose. Par rapport au Moyen Âge, le seuil de formalisation des conditions humaines et des comportements s’est élevé. En parallèle avec la création d’une discipline sociale moderne, la conception de famille s’est faite moins large, moins fluide, ayant acquis de rigides limites juridiques et rituelles29. Cela accentue la sensation d’inadéquation des illégitimes, et surtout des enfants d’un père important. Les histoires de nos deux personnages montrent un mobile commun dans la volonté de réagir à tout prix à une situation de minorité réelle. Cette même année de 1506, Jules se rebelle et Ludovic part pour le Levant. Ils ont tous les deux rejoint la plénitude des forces physiques et intellectuelles : Jules a vingt-huit ans, Ludovic vingt-six. Mais les développements successifs se différencient soit pour des raisons de caractère et de destin, soit par rapport aux contextes politiques.
16L’infériorité de Jules est accentuée par l’énorme écart entre le rang de sa mère – une dame de compagnie – et celui de la mère des légitimes, Éléonore, la fille du roi de Naples Ferrante d’Aragon, la sœur de la reine de Hongrie Béatrice d’Aragon, la bellesœur du roi Matthias Corvin. Les ennemis de Jules, Alphonse Ier et Hippolyte, ont comme grands-parents et comme oncles des monarques. Dans ce tableau, l’alliance avec le cadet légitime, Ferrante, lui aussi de sang royal, ne pouvait qu’être provisoire. On imagine facilement que, si le complot avait abouti, Jules et Ferrante se seraient tout de suite bagarrés entre eux. En parlant de bâtardise, il faut donc regarder la parenté vécue dans le concret des rapports familiaux : la différence de rang entre la mère des légitimes et celle des illégitimes ; l’existence de cadets légitimes mais insatisfaits30 ; et toute autre donnée capable d’influer sur les dynamiques en action.
17L’assassinat du souverain semble offrir à Jules un raccourci. L’histoire des seigneuries italiennes de la Renaissance, comme celle des Este, est traversée de complots, réussis ou ratés. Par contre le complot n’est pas une solution à la portée de Ludovic. Venise est une république oligarchique, pourvue en plus d’efficaces systèmes d’espionnage31 ; le doge étant un souverain élu et contrôlé par le Sénat, aucun renversement ne peut se baser sur un seul coup. Ludovic se crée alors une nouvelle vie ailleurs, auprès de l’adversaire de Venise, le Turc, là où le sang compte peu. Sa mère est une servante grecque alors que l’épouse d’André Gritti, et mère de son unique fils légitime, est la patricienne Benedetta Vendramin32. Si Benedetta n’est pas de souche royale, comme l’épouse d’Alphonse Ier d’Este, l’écart avec l’anonyme servante étrangère reste grand à Venise. Mais cet écart s’estompe à Istanbul, où on est habitué de voir de grands vizirs fils d’esclaves – et peut-être même des sultans.
18Jules désire simplement se substituer à un groupe dirigeant pour tout continuer comme avant. Ses vêtements français démodés ne sont pas qu’une bizarrerie. Quand il avait été emprisonné, l’influence française étant à son sommet en Italie, les classes dirigeantes de la péninsule s’habillaient ainsi. Un chroniqueur ferrarais remarquait en 1496 que « beaucoup de gens portaient des vêtements et des chaussures et des bonnets à la française, et spécialement les courtiers33 ». Par contre Ludovic, qui ne se substitue à personne et s’invente un nouveau destin ailleurs, change de vêtements, prend le turban, ressemble à un turc. Jules, tout en se rebellant, confirme les valeurs et les règles existantes ; Ludovic, qui ne se rebelle pas formellement, corrode ces valeurs et ces règles. Contrairement à la rigidité et au conservatisme de Jules, Ludovic vit dans l’innovation et dans l’ambiguïté identitaire. Il maîtrise le vénitien, l’italien, le grec, le turc, les langues de son identité plurielle ; les Italiens l’appellent Ludovico, les Vénitiens Alvise, les Hongrois Lajos. Il transforme sa minorité en supériorité : bâtard pour les chrétiens, il devient beyoğlu chez les Turcs. Mais les soldats du voïvode Étienne Maylád qui le tuent ne voient pas en lui le fils du doge de Venise : « Que ce turc meure », ils crient34.
*
19Progressivement formalisée au niveau juridique et religieux, la condition des « illégitimes » reste très complexe dans la réalité sociale concrète. Bien qu’elles soient extrêmes, les histoires parallèles de Jules d’Este et de Ludovic Gritti nous le montrent de façon exemplaire.
Annexe
ANNEXE. Benedicti de Barziis, De filiis non legitime natis, Tractatus universi iuris, VIII/ii, Venise, Societas Aquilae, 1584, fo 24v-25r
« Nam primo erit videndum quis dicatur filius spurius, naturalis sive bastardus. […] Et redendo ad primum dubium videlicet quomodo affirmatur hoc nomen, spurius videlicet, respondendo dicas […] : omnis ille qui nascitur extra puritate naturae et non ex iustis nuptiis ille dicitur spurius. […] Sed naturalis filius sive bastardus, quia idem important, ut dicit Bartolus […] dicitur esse ille cui lex non assistit nec resistit. »
Notes de bas de page
1 Hense O., Die Synkrisis in der Antiken Litteratur, Fribourg-en-Brisgau, Lehmann, 1893.
2 Sur le point de méthode, Egmond F. et Mason P., The Mammoth and the Mouse. Microhistory and Morphology, Baltimore/Londres, Hopkins University Press, 1997.
3 Dans Tractatus universi iuris, VIII/ii, Venise, Societas Aquilae, 1584, fo 24v-29r. Campitelli A., « Barzi Benedetto », Dizionario Biografico degli Italiani (DBI), VII, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1965, p. 20-25.
4 Harsgor M., « L’essor des bâtards nobles au XVe siècle », Revue historique, no 514, 1975, p. 319-354.
5 Ricci G., « Les dangers de la bâtardise. Les péripéties de l’État seigneurial des Este entre XVe et XVIe siècles », É. Bousmar, A. Marchandisse, C. Masson et B. Schnerb (dir.), La bâtardise et l’exercice du pouvoir en Europe du XIIIe au début du XVIe siècle, Revue du Nord, hors-série, no 31, coll. « Histoire », 2015, p. 411-420.
6 Bestor J. F., « Bastardy and Legitimacy in the Formation of a Regional State in Italy: The Estense Succession », Comparative Studies in Society and History, 38, 1996, p. 549-585; id., « Gli illegittimi e beneficiati della Casa estense », A. Prosperi (dir.), Storia di Ferrara, VI, Ferrare, Corbo, 2000, p. 78-101.
7 Marchandisse A. et Masson C., « Les tribulations du Grand Bâtard Antoine de Bourgogne en Italie (1475) », J.-M. Cauchies (dir.), Bourguignons en Italie, Italiens dans les pays bourguignons (XIVe-XVIe s.), Neuchâtel, Centre européen d’études bourguignonnes, 2009, p. 23-49 ; Slanicka S., « L’art d’être bâtard. La bâtardise et la légitimation artistique à la Renaissance (maisons de Bourgogne et d’Este, vers 1450) », La bâtardise et l’exercice du pouvoir, op. cit., p. 450-478.
8 Dean T., Land and Power in Late Medieval Ferrara, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 29-46; Schmugge L. (dir.), Illegitimität im Spätmittelalter, Munich, Oldenbourg Verlag, 1994; Kuehn T., Illegitimacy in Renaissance Florence, Ann Arborr, University of Michigan Press, 2002, p. 33-69.
9 Guerra E., « Ippolito I d’Este, arcivesco vo di Esztergom », Rivista di Studi ungheresi, 11, 2012, p. 15-25 ; Ricci G., « Cardinaux de famille et État seigneurial en Italie entre XVe et XVIe siècles : Hippolyte Ier et Louis d’Este », A. Marchandisse, B. Schnerb et M. Maillard-Luypaert (dir.), Évêques et cardinaux princiers et curiaux (XIVe-début XVIe siècle), actes du colloque de Lille-Tournai, 18-19 mars 2011, à paraître.
10 Suggestion offerte par Gadda C. E., Eros e Priapo : da furore a cenere, Milan, Garzanti, 1967, p. 194-195.
11 Catalano M., Vita di Ludovico Ariosto ricostruita su nuovi documenti, I, Genève, Olschki, 1931, p. 243 ; Portone P., « Este Ferrante », « Este Giulio », DBI, XLIII, p. 338-339 et 359-361 ; Ricci G., Il principe e la morte. Corpo, cuore, effigie nel Rinascimento, Bologne, Il Mulino, 1998, p. 44, 113-114.
12 Tacoli N., Parte terza delle memorie storiche di Reggio di Lombardia, Carpi, Stamperia del pubblico, 1769, p. 248-250.
13 Sbriccoli M., Crimen laesae maiestatis. Il problema del reato politico alle soglie della scienza penalistica moderna, Milan, Giuffrè, 1974, p. 160-162 et 332-342 ; Puppi L., Lo splendore dei supplizi, Milan, Berenice, 1990, p. 32-38 ; Villard R., « La ville au gibet. Exécutions capitales, rituels urbains et pouvoirs politiques dans l’Italie des XVe-XVIe siècles », L. Faggion et L. Verdon (dir.), Rite, justice et pouvoirs. France-Italie, XIVe-XIXe siècle, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2012, p. 67-82.
14 Zerbinati G. M., Croniche di Ferrara, quali comenzano del anno 1500 si no al 1527, éd. M. G. Muzzarelli, Ferrare, Deputazione Provinciale di Storia Patria, 1989, p. 64-65.
15 Libro dei giustiziati di Ferrara, 1441-1577, Ferrare, Biblioteca Comunale Ariostea, ms. I 404, fo 16v-17r.
16 Un tableau complet est offert par Nemeth Papo G. et Papo A., Ludovico Gritti : un principe mercante del Rinascimento tra Venezia, i turchi e la corona d’Ungheria, Mariano del Friuli, Edizioni della Laguna, 2002. Précedemment, Kretschmayr H., Ludovico Gritti : eine monographie, Vienne, Carl Gerold’s Sohn, 1896 ; Benzoni G., « Gritti, Alvise (Ludovico) », DBI, LIX, Rome, 2002, p. 719-724.
17 Preto P., Venezia e i Turchi, Rome, Viella, 2013, p. 127-129 et 194-195.
18 Ricci G., I turchi alle porte, Bologne, Il Mulino, 2008, p. 105-141.
19 Dissera Bragadin G., Laura Gritti Malombra, moglie di Ludovico figlio del doge Andrea Gritti, Venise, Grafiche veneziane, 2011.
20 Setton K. M., The Papacy and the Levant (1204-1571), III, Philadelphie, American Philosophical Society, 1984, p. 301.
21 Ricci G., Appello al Turco. I confini infranti del Rinascimento, Rome, Viella, 2011, p. 33-38 et 97-101.
22 Szakáli F., Lodovico Gritti in Hungary, 1529-1534 : A Historical Insight into the Beginnings of Turco-Hasburgian Rivalry, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1995.
23 Hanák P., Storia dell’Ungheria, trad. it. Milan, Angeli, 1996, p. 29-31, 39-41; Ritoókné Szalay A., « Ferrara und die Ungarischen Humanisten », L. Szögy et J. Varga (dir.), Universitas Budensis 1395-1995, Budapest, ELTE, 1997, p. 151-156; Ricci G., « Profezie e forchette per Mattia Corvino », Schifanoia, 24-25, 2003, p. 179-183.
24 Luca C. et Masi G. (dir.), La storia di un ri-conoscimento : i rapporti tra l’Europa Centro-orientale e la Penisola italiana dal Rinascimento all’Età dei Lumi, Brăila/Udine, Istros/Campanotto, 2012.
25 Ariosto L., Les Satires, éd. M. Paoli, Grenoble, Ellug, 2003, p 52-53 (I 34-57).
26 Tranquillus Andronicus, « De rebus in Hungaria gestis ab ill. mo et mag. co Ludovico Gritti deque eius obitu », éd. F. Banfi, Archivio storico per la Dalmazia, 9, 18, 1934, p. 418-468.
27 Campori G. et Solerti A., Luigi, Lucrezia e Eleonora d’Este, Turin, Loescher, 1888, p. 7-10.
28 Benedikt H., Des Pascha-Graf Alexander von Bonneval. 1675-1747, Graz, Bohlaus, 1959.
29 Alfani G., « Family Rituals in Northern Italy (Fifteenth to Seventeenth Centuries) », S. Cohn. Jr, M. Fantoni, F. Franceschi et F. Ricciardelli (dir.), Late Medieval and Early Modern Ritual. Studies in Italian Urban Culture, Turnhout, Brepols, 2013, p. 139-157.
30 Spagnoletti A., Le dinastie italiane nella prima età moderna, Bologne, Il Mulino, 2003, p. 225-252.
31 Preto P., I servizi segreti di Venezia, Milan, Il Saggiatore, 1994.
32 Benzoni G., « Gritti Andrea », DBI, LIX, Rome, 2002, spécialement p. 726.
33 Diario ferrarese dall’anno 1409 sino al 1502 di autori incerti, éd. G. Pardi, Bologne, Zanichelli, 1928-1933, p. 144.
34 Nemeth Papo G. et Papo A., Ludovico Gritti, op. cit., p. 269.
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