La perception des bâtards au xve siècle
L’exemple des pays bourguignons
The Perception of Illegitimate Children in 15th century
p. 179-192
Résumés
Cet article s’appuie sur des actes de la chancellerie bourguignonne (lettres de légitimation, lettres de rémission) ainsi que sur deux sources littéraires : Les Cent Nouvelles Nouvelles qui montrent que le thème de la bâtardise prête à rire et n’est pas tabou à la cour de Bourgogne, et la farce Jenin, fils de rien qui aborde la question de la filiation et de la recherche en paternité. Le croisement de ces sources permet d’abord de mieux comprendre la perception des bâtards dans une société où l’ordre établi est un ordre chrétien : les lettres de légitimation apportent alors un éclairage significatif sur la situation juridique des bâtards et sur le vocabulaire employé pour les qualifier et les typologies que peuvent dresser les historiens à partir de ces termes. La question de savoir si le bâtard est un enfant de l’amour et/ou une menace pour la famille est ensuite évoquée, en déclinant l’idée de menace sur plusieurs plans (aussi bien pour le conjoint que pour les enfants légitimes ou la parenté tout entière notamment quand des jeunes filles nobles commettent des infanticides afin de ne pas déshonorer leur famille). Enfin, le concept de bâtardocratie permet aussi de montrer que les bâtards de l’élite ne sont pas nécessairement perçus comme une menace mais qu’ils peuvent au contraire trouver leur place et être d’une réelle utilité sociale.
This article is backep-up by Burgundian chancellery’s acts (legitimization letters and clemency letters) as well as by two literary sources : Les Cent Nouvelles Nouvelles which show that the theme of the illegitimacy is laughable and is not taboo at the Court of Burgundy, and the farce Jenin, fils de rien which approaches the question of filiation and the paternity search. At first, the combination of these sources does better understand the perception of the illegitimate children in a society where the established order is a Christian order. The legitimization letters does then give a significant perspective on the legal situation of illegitimate children, on the vocabulary used to qualify them and the typologies that historians can establish from these terms. The question whether the bastard is a love child and/or a threat for the family is then evocated, by developing the idea of threat on several plans (as well for the spouse as for the legitimate children or the parentage in particular when noble girls commit infanticides in order to not dishonor their family). Finally, the concept of bastardocracy also allows to show that the bastards of the elite are not inevitably perceived as a threat but rather can find their place and have a real social utility.
Texte intégral
1Cet article se propose d’étudier la question de la perception des bâtards dans la société médiévale en nous plongeant au cœur des pays bourguignons du XVe siècle dans lesquels les bâtards foisonnent : Karl von Höfler a d’ailleurs parlé, pour cette période des XIVe-XVe siècles, d’« ère des bâtards1 ».
2Cette étude s’appuie sur des sources princières à caractère juridique (lettres et mentions de légitimation) ou judiciaire (lettres de rémission) consultables aux Archives départementales du Nord à Lille2, ainsi que sur deux sources littéraires éditées. La transcription de 365 actes de légitimations renseignant sur 407 bâtards nous informe sur le statut juridique du bâtard au Moyen Âge et sur les implications économiques et sociales de cette situation. Bien que figées dans leur forme, ces sources nous permettent de mieux concevoir l’intégration des bâtards dans cette société de la fin du Moyen Âge. Au contraire, les lettres de rémission mettent en évidence le rejet des illégitimes : en raison des risques d’infanticides plus élevés en cas de grossesses irrégulières, ce sont celles évoquant accouchements clandestins et infanticides qui ont été ciblées. Cependant, des lettres de rémission traitant de ce genre de cas sont relativement rares : seules deux peuvent ainsi être proposées pour le moment, le duc accordant rarement une rémission dans ce genre d’affaires. Le cas d’un homme soupçonné du meurtre de sa femme qui l’avait trompé et avait eu une bâtarde sera également évoqué. Ces lettres permettent d’évaluer le problème posé par les bâtards dans une société où l’ordre établi est un ordre chrétien qui défend l’honneur, la virginité (jusqu’au mariage du moins) et le mariage. En contrepoint des sources judiciaires, il est possible de mobiliser des sources littéraires qui nous renseignent aussi sur les représentations qu’une société se fait d’elle-même, à l’instar des Cent Nouvelles Nouvelles3 dont l’auteur est anonyme. Ces nouvelles, rédigées vers le milieu du XVe siècle pour divertir le duc de Bourgogne Philippe le Bon et son entourage, sont censées s’appuyer sur des anecdotes réelles mais il n’est pas toujours possible d’en vérifier la véracité. Elles nous montrent que les bâtards font bien partie intégrante de cette société et que le concubinage et les « cocus » sont une réalité de l’époque. L’autre source narrative de ce dossier est une farce du XVe siècle dont l’auteur est également anonyme ; elle s’intitule Jenin, fils de rien4 et traite de la question de la filiation et de la recherche en paternité.
3Le croisement de ces sources permet de mieux comprendre la perception des bâtards dans une société où l’ordre établi est un ordre chrétien, ainsi que leur perception au sein de leurs familles, ou encore leur intégration dans les milieux de pouvoir faisant ainsi émerger le concept de bâtardocratie.
La perception des bâtards dans une société chrétienne
4C’est dans un contexte tendu d’une société chrétienne défendant les valeurs du mariage et de la chasteté que vont naître et grandir les bâtards. Aussi, afin de les différencier des enfants légitimes d’un couple légalement marié, un statut juridique particulier leur est-il conféré.
Un statut juridique particulier pour les bâtards
5Mikhaïl Harsgor précise qu’« un bâtard est la preuve vivante qu’un commandement donné par Dieu a été enfreint. Il représente donc, littéralement, un péché incarné. C’était donc à l’Église de déterminer, par sa position doctrinale, la situation morale et juridique de ces individus dont l’existence rappelait le scandale de façon permanente5 ».
6C’est ainsi que les bâtards ont des possibilités de carrière restreintes, l’accès à certains métiers leur étant interdit en raison de leur bâtardise comme l’entrée en cléricature et la possession de bénéfices ecclésiastiques6 ou encore l’exercice de certaines charges publiques (bourgmestre, échevin, bailli notamment)7. Notons ici que 69,2 % des bâtards légitimés étudiés sont des hommes : il est donc probable qu’ils demandent plus souvent à être légitimés que les femmes afin de lever cette restriction dans leurs choix de carrière.
7Ils rencontrent également des problèmes relatifs aux questions d’héritage : en règle générale, le bâtard ne peut ni hériter de ses parents8 et de ses proches, ni léguer ses biens à qui il le veut (en théorie, seuls les enfants légitimes d’un bâtard ont le droit d’hériter, ses père et mère n’étant pas admis à sa succession) ; s’il décède sans héritier légitime, ses biens reviennent au duc ou au seigneur Haut-Justicier par droit de bâtardise9.
8Ces questions complexes de droit de succession sont liées à la nature même des bâtards qui ne sont réputés d’aucune famille puisque la famille en tant que telle, à l’époque qui nous intéresse, ne peut être imaginée et vécue que dans le seul cadre du mariage : les lettres de légitimation évoquent d’ailleurs le « défaut de nativité » de ces bâtards ou encore le « vice de nature » (les parents ayant procréé hors mariage). Il en va de même pour les métiers auxquels les bâtards ne peuvent prétendre car la bâtardise est décrite comme une « tache » dans nos sources ; il y a donc cette idée selon laquelle les bâtards pourraient entacher, déshonorer la fonction exercée.
9Bien sûr, ce statut n’est pas figé et peut être modifié en tout ou en partie par le biais d’une dispense ducale ou papale ou par l’octroi d’une légitimation10.
Typologie des bâtards en fonction du statut matrimonial des parents lors de la conception
10Dans les lettres de légitimation, les bâtards apparaissent sous diverses appellations telles qu’« enfant illégitime11 » (appellation la plus fréquente : 175 occurrences dont 118 pour des hommes), « enfant bastard12 » (96 occurrences, dont 67 pour des hommes) ou plus rarement « enfant naturel13 » (14 occurrences, dont 7 pour des hommes). Parfois ces appellations sont utilisées conjointement : « enfant illégitime et naturel » (29 occurrences, dont 18 pour des hommes), « enfant bâtard et illégitime » (23 occurrences, dont 14 pour des hommes), « enfant bâtard, illégitime et naturel » (22 occurrences, dont 17 pour des hommes), et enfin « enfant bâtard et naturel » (4 occurrences, dont 3 pour des hommes). Ces vocables synonymes n’aident guère à établir une typologie que nous pouvons, en revanche, proposer en fonction de la situation matrimoniale des parents au moment de la conception, ce qui permet de distinguer trois catégories de bâtards : les simples bâtards, les bâtards adultérins et les bâtards incestueux. Certes, ces termes ont été forgés par les historiens et n’apparaissent pas dans nos sources, mais ils correspondent bien à la conception que la chancellerie ducale se fait des divers cas de bâtardise : ainsi la lettre de légitimation accordée en septembre 1450 à Marguerite Pecor précise qu’elle est la « fille bastarde de feu Abel Pecor, lors joune homme non prebstre ne marié14 ». La distinction est donc bien faite entre les personnes mariées, les célibataires et les membres du clergé.
11Les simples bâtards sont des enfants nés de deux personnes absolument libres, c’est-à-dire non mariées et qui peuvent se marier ensemble. Les sources parlent de personnes « hors du lien de mariaige », « non mariez15 ». Nous pouvons ici évoquer « Marguerite de Gistelle, fille naturelle et illegitime de messire Jacques de Gistelle, chevalier, et de Jehanne van der Werde, non mariez au temps de la procreacion de la dicte Marguerite16 ». Dans le cas précis de ces simples bâtards, il est possible de penser qu’ils peuvent résulter d’un concubinage car le lien entre le père et l’enfant étant difficilement prouvable17, nous pourrions nous interroger sur l’intérêt qu’aurait le père à reconnaître qu’il a un bâtard (puisque les parents doivent s’occuper de leur bâtard, et le père – une fois l’enfant reconnu – a des obligations envers lui). Le dépouillement des 365 lettres de légitimation permet de constater que, sur 407 bâtards étudiés, il y en a 301 pour lesquels la situation familiale des parents lors de la conception des enfants est renseignée et 187 sont de simples bâtards18, soit environ 62 % des bâtards pour lesquels le statut matrimonial des parents est connu.
12Viennent ensuite les bâtards adultérins qui sont le fruit d’un adultère. Il est possible que les deux parents soient mariés à d’autres personnes – comme Guy Guilbaut et Ysabe La Charretiere, parents de Perrette Guilbaude19 – ou que seul l’un des deux parents soit marié comme dans le cas de Jean de Saingny le Jeune20 dont la mère Bonnote est mariée tandis que le père, Jean de Saingny, ne l’est pas. Parfois des bâtards sont issus d’un adultère et d’un concubinage à l’instar de Cornelis de Merhoute21, bourgeois de Gand, fils bâtard de Gérard de Merhoute et de Marie Dallaerts, cette dernière étant – au moment de la naissance de l’enfant – mariée à Hellin Le Sauvaige et vivant pourtant en concubinage avec Gérard de Merhoute, le père du bâtard. Au final, ces bâtards adultérins représentent environ 17 % (soit 51 cas sur 301) des bâtards pour lesquels le statut marital des parents est renseigné.
13Enfin, les bâtards incestueux sont des enfants nés de personnes qui ne peuvent juridiquement contracter mariage ensemble. Parmi eux, aucun cas d’enfant issu d’une relation incestueuse au sens propre du terme n’a pu être trouvé dans le corpus ; en revanche, les enfants nés de personnes consacrées à Dieu par le vœu de chasteté – alors parfois appelés des bâtards sacrilèges par certains historiens – sont nombreux à l’instar de Christophe Grotwouters22 dont le père est prêtre et la mère n’est pas mariée ; à l’inverse, dans le cas de Jean Grandiel23, c’est sa mère qui est religieuse tandis que son père est célibataire. De plus, certains bâtards semblent être le fruit d’un concubinage entre un prêtre et une laïque comme le laisse à penser le cas de « Jehanne, fille illegitisme de feu messire Eloy Oegle, en son vivant prestre, […] procree et engendree […] ou corps de feu Agnies Caignart, pour lors sa mesquine et non mariee24 » : il est donc possible d’imaginer que le prêtre et sa servante vivent ensemble. Plus grave encore pour l’époque est le cas de Jacot Munier25 car son père est prêtre et sa mère est mariée ; il s’agit ici d’un bâtard incestueux et adultérin. Sur les 301 bâtards dont la situation matrimoniale des parents est renseignée, seul ce cas a pu être recensé. Notons tout de même qu’il est fort probable que de nombreux bâtards incestueux et adultérins soient pris pour des enfants légitimes dans ce genre de situation, la mère pouvant prétendre que l’enfant est bien de son époux. Quoi qu’il en soit, on relève 63 bâtards incestueux soit 21 % des cas étudiés. On comprend ainsi la politique des autorités ecclésiastiques qui, lors des conciles, ne cessent de rappeler dans leurs canons l’obligation du célibat ainsi que le respect du vœu de chasteté pour les clercs.
14Les bâtards sont donc de différentes natures de par leur naissance. Étant donné le nombre de bâtards reconnus par leurs deux parents, nous pouvons nous demander comment ils étaient perçus au sein de leurs familles.
La perception des bâtards au sein de leurs familles
15Les premiers éléments de réponse concernant la place des bâtards au sein de leurs familles ne sont apparus que très récemment notamment avec des historiennes telles que Myriam Carlier26 ou Myriam Greilsammer27.
Abandon, avortement, infanticide : une attitude de rejet ?
16Les Cent Nouvelles Nouvelles recèlent d’histoire de cocus qui font comprendre leur mécontentement à leurs femmes de façon très rude en les battant ou en s’en prenant à leurs amants : dans la 85e nouvelle, un homme trouve sa femme avec un prêtre et mutile ce prêtre en attachant ses parties génitales à un banc à l’aide de deux grands clous, puis le brûle vif en mettant le feu à la maison dans laquelle il l’a enfermé. Rappelons ici que l’auteur précise que les nouvelles sont toutes tirées d’anecdotes bien réelles : il n’est évidemment pas toujours possible d’en vérifier la véracité, mais cela suppose bien qu’un tel châtiment n’est pas inconcevable dans la mentalité de l’époque. De même, la 56e nouvelle nous présente un mari qui, pour assouvir sa soif de vengeance, accomplit quatre meurtres en brûlant sa femme, son amant, la chambrière de sa femme et « un loup qui passait par là » : cette réaction peut paraître cruelle mais semble bien réelle puisque le conteur précise que le mari obtint sans difficulté une lettre de grâce du roi, certains prétendant même que le roi28 ne trouva dommage que la mort du loup. Par ailleurs, une rémission fut octroyée à un homme accusé d’avoir fait tuer sa femme qui l’avait trompé au point d’avoir une bâtarde et qui l’avait ensuite quitté29. Outre la honte dont les mères de bâtards peuvent être l’objet aux yeux de la société et le risque de rejet du clan familial, les réactions brutales de certains époux face à l’infidélité de leurs femmes permettent non pas d’excuser mais tout au moins de « comprendre » les raisons qui poussent parfois ces femmes à commettre le pire.
17Ainsi, certains bâtards sont abandonnés dès leur naissance. M. Greilsammer nous apprend que les abandons d’enfants ne concernent pas que les bâtards dont les parents pourraient ne pas avoir voulu se charger par honte ou par manque d’argent, mais également les enfants dont les parents sont très pauvres30. Ces mères acculées à l’abandon accouchent clandestinement, souvent seules, comme nous le montre la lettre de rémission accordée en octobre 1459 par le duc Philippe Le Bon à Marguerite de la Croix31, célibataire, servante au château de « Terzy », qui accouche seule, a priori avant terme ne se sachant pas enceinte, puis jette son bébé mort-né dans les fossés du château.
18D’autres mères accouchent clandestinement mais dans un tout autre but : tuer volontairement leur bâtard32, après avoir parfois vainement tenté d’avorter33. Ces crimes sont généralement sévèrement condamnés34 : la mère, pour avoir ôté la vie à son enfant, risque la peine de mort si l’on parvient à découvrir et prouver qu’elle a commis ce crime. Cependant, ces crimes ne sont presque jamais découverts, et – lorsqu’ils le sont – le duc accorde rarement une rémission, d’où le peu de sources sur le sujet. Bien souvent, les infanticides sont commis par des mères qui ne peuvent élever leurs bâtards ou qui ne le veulent pas en raison des normes morales et sociales imposées par la société. Notons d’ailleurs que les seuls cas de rémission pour des accouchements clandestins et des infanticides jusqu’ici relevés concernent des naissances illégitimes. Aussi est-ce ici l’occasion d’évoquer le cas d’une jeune fille noble : Anthoine de Claerhout, fille d’Eulear de Claerhout, qui obtient une lettre de rémission de Philippe le Bon en mai 1451 car elle a accouché clandestinement et tué son bâtard après avoir tenté diverses techniques considérées comme abortives, cherchant ainsi à préserver son honneur et celui de sa famille35.
19Il ne faut toutefois pas généraliser ni même s’imaginer que la majorité des bâtards est ainsi rejetée, au contraire : leurs parents peuvent être profondément attachés à eux.
Des enfants nés de l’amour de leurs parents
20Vu la quantité de « simples bâtards » dénombrée, il n’est pas déraisonnable de penser que certains de ces bâtards soient nés de deux concubins et soient donc bien le fruit de l’amour de leurs parents, comme nous l’a prouvé le cas de Cornelis de Merhoute, cité précédemment, dont les parents vivaient en concubinage.
21De plus, nous avons des exemples de bâtards d’âges différents, frères et sœurs (même père, même mère), qui pourraient appuyer l’hypothèse selon laquelle leurs parents vivaient en concubinage, à l’instar de Jeanne, Baudouin, Jean, Pierre et Marie Deschamps, enfants illégitimes de Jean Deschamps et de Marie Carton, célibataires. La légitimation de ces quatre enfants parle bien du « temps de la procreacion de la dicte Jehenne » mais aussi du « temps des procreacions des autres quatre […] enffans36 » : les parents ont donc bien eu plusieurs relations charnelles pour avoir ces enfants. Il est donc probable que les parents vivaient en concubinage ou se voyaient régulièrement et entretenaient une liaison : les enfants étaient donc bien – dans l’un ou l’autre cas – le fruit de leur amour.
22Nous trouvons également quelques cas où les parents se marient après la naissance du bâtard, comme pour « Phelippe du Pré, filz illegitisme de Pieter du Pré, procree et engendré ou corps de Catherine Bruchts, lors le dit Pieter marié et la dicte Catherine non marié, mais de presens se sont conjoins par loyal mariaige37. » Il en va de même pour Sohier Descretons, dont les parents Baudouin Descretons et Marie Pigonee se marient après sa naissance, ce qui n’empêchera pas son père, une fois marié à la mère de son bâtard, d’avoir d’autres enfants bâtards avec une certaine Jeanne Le Roux38.
23Cet amour des parents entre eux et/ou pour leur(s) bâtard(s) peut également être analysé au travers des prénoms que les parents choisissent de donner à l’enfant : les parents montrent leur attachement à leur enfant par la transmission de leurs prénoms. Ainsi, sur 407 bâtards légitimés, on a 80 cas (soit 19,7 %) où les bâtards portent soit le nom de leur père, soit celui de leur mère ou encore un diminutif de l’un des prénoms parentaux. De plus, il ne faut pas oublier que les enfants bâtards sont, eux aussi, baptisés : cette transmission des prénoms se fait donc par le biais de parrainages.
24Les bâtards peuvent donc être réellement désirés par leurs parents comme le prouve le cas assez particulier de la famille Sersanders. Il s’agit en fait d’une légitimation accordée à
« Ghysbrecht Sersanders, filz bastart de feu Philippe Sersanders, a present hault eschevin de nostre terroir de Terremonde, tant pour lui et en son nom comme aussi pour et ou nom de Gilles, de Daniel et Katheline, tous trois ses enfans bastars, et de Lysbette Utergalee, femme du dit Ghysbrecht et fille aussi bastarde de feu maistre Jehan Utergalee, contenant que comme les diz Ghysbrecht et Lysbette, sa femme, supplians, ayent ja par longue espace de temps esté ensemble en estat de mariage sans avoir eu aucuns enfans legitimes procreez de leur corps et sans ce qu’il soit vraysemblable que jamais ilz en doient avoir aucuns, par quoy icellui Ghysbrecht, suppliant, qui durant son dit mariage a eu les dessus diz ses trois enfans bastars comme dit est volentiers, verroit que iceulx ses trois enfans peussent succeder apres lui en tant peu de biens que Dieu lui a prestez en ce monde39. »
25Ghysbrecht Sersanders justifie donc son adultère par son désir d’enfants qui ne pouvait être comblé par sa femme, probablement stérile, et il révèle son amour envers ses enfants en précisant qu’il les a eus volontairement et en demandant et payant leur légitimation40.
26D’autres parents demandent la légitimation de leurs bâtards, en justifient les raisons et la paient comme « Jehan Cappart, bourgeois de nostre ville de Bruges, disant que il a ung filz appelé Coppin eagié de onze ans ou environ par lui engendré ou corps de Marguerite, fille de François Van Den Pitte, lors le dit suppliant marié et la dicte Marguerite non mariee41. » Le père montre combien il se soucie de son fils, ayant notamment « grant desir et voulenté de faire instruire et aourner de bonnes meurs et […] mettre aux escoles afin de venir a perfection […] le dit Coppin », et paie soixante livres parisis pour voir la légitimation de son fils entérinée en juillet 1439.
27Ces deux derniers exemples sont révélateurs de l’affection des pères pour leurs enfants bâtards. Cependant tous les bâtards n’ont pas la chance de connaître leur père (ni parfois même leur mère), or il ne faut pas oublier que la question de la filiation est une obsession dans la société médiévale.
L’obsession de la question de la filiation
28Comme l’évoque Nina Glaser, la force du propos de la farce Jenin, fils de rien, c’est bien de poser « de façon exemplaire […] la question de la filiation qui obsède toute la littérature médiévale42 ». Jenin vit seul avec sa mère et s’interroge sur l’identité de son père. Mais sa mère est catégorique : Jenin est fils de rien. Jenin n’est pas stupide et sait bien qu’il a un père, il a même son idée sur la question : il croit que c’est Messire Jean, le curé. Sa mère lui affirme que non et prétend ne pas connaître l’identité de son père. Pourtant, Messire Jean reconnaît la paternité qu’il revendique haut et fort, ce dont s’offusque la mère qui refuse d’être prise pour une femme de prêtre. Jenin ne voit dès lors qu’une solution : consulter le devin qui se vante d’être le maître dans l’examen des urines et finit par conclure que Jenin n’est le fils de personne. Cette recherche en paternité montre combien il est difficile pour le bâtard de ne pas connaître précisément ses origines et de ne pas avoir de figure paternelle, Jenin expliquera d’ailleurs à Messire Jean qu’il prend pour son père :
Et pourtant le povre Jenin
C’est voulu mettre par chemin,
Cherchant de recouvrer ung pere43.
29Nina Glaser insiste sur le fait qu’« à travers cette recherche de son père, de son origine, c’est son identité – “ce que c’est que moi” (v. 450) – que Jenin interroge44 ».
30À la fin de la farce, Jenin ne parviendra pas à connaître l’identité de son père, et le devin ira même jusqu’à conclure qu’il n’a finalement ni père ni mère, faisant douter Jenin de son existence même :
Et pourtant je conclus en somme
Que je suis et si ne suis pas45.
31Il ne pourra donc que conclure en disant : « Je suis Jenin, le filz de rien.46 » Avec cette question de la filiation se posent donc également celles de la recherche en paternité et du ressenti du bâtard lui-même dans une société médiévale où c’est le bâtard qui porte la faute de ses parents. Lorsqu’il est reconnu par ses deux parents, le problème est sans doute moins conséquent, mais lorsque sa mère est une fille-mère, la recherche en paternité peut être dure à vivre pour l’enfant (comme pour sa mère).
32Cette question de la place du bâtard dans sa famille se complique lorsque les parents sont mariés à d’autres personnes : faut-il alors parler de la place du bâtard au sein de ses familles ? La société médiévale tranche la question autrement : le bâtard n’est réputé d’aucune famille puisque, dans cette société chrétienne, la famille ne peut être pensée que dans le cadre du mariage47… Il n’est alors pas rare de voir des mères mettre tout en œuvre (en faisant appel à la justice par exemple) pour écarter les bâtards de leur mari de la succession des biens familiaux, et ce même si les bâtards ont obtenu une légitimation ou une dispense leur donnant droit à une part de cet héritage48.
33Cette volonté de ne pas disséminer l’héritage familial, mais aussi la peur d’élever un bâtard sans le savoir se retrouvent également dans les Cent Nouvelles Nouvelles. Dans le cas d’un adultère, la femme peut faire croire à son mari que l’enfant dont elle est enceinte est bien de lui : nombreux doivent être les bâtards ainsi pris pour des enfants légitimes. Il n’y a que dans de rares cas que le mari peut être certain du fait qu’un enfant n’est pas de lui, comme dans la 19e nouvelle intitulée « l’enfant de la neige ». Le mari est parti en voyage pendant de longues années et, à son retour en Angleterre, il voit un enfant âgé d’environ sept ans. Il dit donc à son épouse que l’enfant ne peut être de lui puisqu’il était parti depuis dix ans. Mais elle lui assure qu’il est bien de lui, que l’enfant a dû rester dans son ventre plus longtemps que ce que le voudrait la nature et qu’elle se souvient avoir voulu manger une feuille d’oseille enfouie dans la neige mais qu’elle ne parvint pas à l’attraper et ne mangea donc que de la neige. Et, chose incroyable, elle se serait alors immédiatement sentie enceinte et prétend donc qu’elle a dû avaler un peu de « semence » de son mari enfouie dans la neige, se retrouvant ainsi enceinte. Le mari feint de la croire et élève cet enfant comme s’il avait été le sien. Puis un jour, il décide de repartir en voyage et emmène avec lui ce bâtard qu’il vend comme esclave. De retour chez lui, il dit que cet enfant né de la neige n’a pas supporté le soleil et la chaleur des pays dans lesquels ils s’étaient tous deux rendus et qu’il a alors fondu. La mère ne dit mot même si elle a probablement compris les motivations de son époux : le riche marchand a vendu l’enfant car il ne voulait plus l’assumer financièrement et souhaitait éviter que ses propres enfants ne soient lésés d’une partie de leur héritage au profit d’un bâtard de leur mère. Cette nouvelle montre donc bien la préoccupation des hommes concernant la fidélité de leur femme et le risque de voir des bâtards spolier une part de l’héritage de leurs enfants légitimes.
34Cette crainte se comprend parfaitement mais ne doit pas nous faire oublier l’existence d’une minorité privilégiée qui valorise ses bâtards : la noblesse. En effet, les élites nobiliaires n’hésitent pas à développer leurs réseaux familiaux et sociaux en insérant leurs bâtards dans les plus hautes charges de l’État.
L’intégration des bâtards nobles : le concept de bâtardocratie
L’essor des bâtards nobles au XVe siècle : un constat indéniable
35Pour le XVe siècle, Mikhaïl Harsgor affirme qu’« on constate un phénomène qui dans son intensité fut sans précédent et dans son amplitude s’avéra sans suite véritable : un puissant essor social et politique des enfants naturels engendrés par des pères appartenant à la noblesse49 ». La branche issue des ducs Valois de Bourgogne en donne l’un des meilleurs exemples. Ces bâtards vont alors accéder à de hautes charges de l’État et de l’Église et concourir ainsi au rayonnement de leur famille paternelle, connaissant leur « âge d’or » dans « la seconde moitié du XVe siècle50 ». Aussi pouvons-nous citer à titre d’exemple quelques bâtards du duc de Bourgogne Philippe le Bon comme Corneille (v. 1420-1452) qui reçoit le gouvernement et le capitanat général du duché de Luxembourg dès 144451, ou David (v. 1427-1496) qui devient évêque de Thérouanne en 1451 puis d’Utrecht six ans plus tard52, ou encore Antoine (v. 1421-1504) qui reçoit notamment le commandement des armées de Bourgogne par son demi-frère Charles (l’héritier légitime du duc Philippe) en 147553.
L’utilité sociale de ces bâtards et leur intégration dans la société et la famille paternelle
36La noblesse trouve une réelle utilité sociale à ses bâtards qui lui permettent d’accroître son poids démographique. En effet, certains nobles n’ont pas d’enfant légitime et trouvent dans leurs bâtards le moyen d’assurer la pérennité de leurs noms et de s’ancrer dans les milieux proches du pouvoir. Pour les faire reconnaître, les nobles n’hésitent pas à demander des légitimations : même si la majeure partie des bâtards légitimés est issue de non-nobles, il y a toutefois des bâtards nobles – comme Jean de Luxembourg54, seigneur de Haubourdin, chevalier, conseiller et chambellan de Philippe le Bon légitimé en juin 1433 par ce duc – et au moins 30 bâtards bénéficiaires de lettres de légitimation sont issus de parents tous deux nobles (soit 7,3 %, comme Jean de Luxembourg dont le père est comte de Saint-Pol et la mère damoiselle), et 59 ont au moins un parent noble (soit 14,4 %, comme Catherine de Gavre dont le père est chevalier55). Si l’on considère que les nobles représentent moins de 2 % de la population, il y a ici un phénomène de surreprésentation évident. Ces chiffres sont donc un indice révélateur d’une plus grande facilité pour les nobles d’accéder à la procédure de légitimation pour leurs bâtards. De plus, ces bâtards de nobles sont privilégiés du fait de leur naissance, leurs parents ayant les moyens de subvenir à leurs besoins et de leur offrir l’apprentissage d’une belle carrière.
37La noblesse va aller plus loin que la simple légitimation de ses bâtards, cherchant à leur faire reconnaître la qualité de nobles. Ainsi « par l’usage de France, [les bâtards] gardaient le nom, la noblesse et les armes (brisées) de leurs pères56 ». Mikhaïl Harsgor précise d’ailleurs que « bien qu’exclus de toute famille selon les théories officielles […] les bâtards nobles en font bien partie de facto » ajoutant que « ce n’est pas seulement leur géniteur naturel qui s’en occupe discrètement [mais que] généralement la famille tout entière s’intéresse à leur bien-être, et eux à la sienne57 ».
38Il suffit de prendre l’exemple de Philippe le Bon et de ses bâtards et le constat s’impose de lui-même : le duc est effectivement très attaché à ses enfants illégitimes, veillant sur eux et payant tous les frais nécessaires pour leur assurer un train de vie digne d’un fils ou d’une fille de duc, leur « faisant donner […] une éducation qui préparait les garçons à de brillantes carrières politiques, militaires ou ecclésiastiques, les filles à des mariages prestigieux dans la haute noblesse58 ». En effet, il est attentif à bien marier ses filles comme Marie qui épouse le 12 novembre 1447 Pierre de Bauffremont59, comte de Charny et chambellan de Philippe le Bon, resserrant ainsi les liens entre les deux familles ; il est à noter qu’Isabelle de Portugal, l’épouse du duc, aide son mari à financer le mariage de sa bâtarde60. L’attachement du duc à ses bâtards se ressent également à la lecture du mandement adressé par Philippe le Bon au garde de son épargne de délivrer à Mathieu de Bracle, son aumônier, une somme de 36 livres pour faire célébrer une messe de requiem chaque jour pendant un an pour l’âme de son fils bâtard Corneille (mort au combat à Rupelmonde en 1452), en l’église Sainte-Gudule de Bruxelles où il est enterré61. De même, Isabelle de Portugal veille – elle aussi – au bien-être des bâtards de son époux62 demandant notamment de faire venir les fils bâtards du duc à Lille afin de les protéger de l’épidémie qui sévissait alors à Louvain où ils faisaient leurs études63. Elle favorise également l’entente entre son fils Charles, héritier du duc de Bourgogne, et ses frères et sœurs bâtards, certains parmi eux partageant l’existence du jeune comte de Charolais (ce fut notamment le cas de Corneille64, Antoine65 et Marie)66 ; ainsi Charles et Antoine sont très proches : une fois duc, Charles en fait l’un de ses conseillers et son premier chambellan. Par le biais de ces exemples, il est plus aisé de comprendre les raisons pour lesquelles Mikhaïl Harsgor affirme que « les bâtards nobles […] parlent de “leur maison” comme s’ils en faisaient partie intégrante, et se louent des ancêtres de leur père, laissant entendre que la bâtardise, détail insignifiant, ne comptait vraiment pas en comparaison avec l’état que leur procure la grandeur de leur famille67 ». Le duc de Bourgogne renforce ce sentiment d’appartenance à la famille en leur confiant des seigneuries appartenant au patrimoine de la maison, comme ce fut le cas pour Cornille qui reçoit les terres d’Elverdinge et de Vlamertinge en 1435 puis la seigneurie et châtellenie de Beveren en 1449, seigneurie qui revient ensuite à un autre bâtard du duc à la mort de Cornille en 1452 : Antoine (qui avait auparavant reçu les forteresses et seigneuries de Beuvry et de Chocques)68.
L’ampleur de l’essor des bâtards nobles : causes et conséquences
39L’ampleur de cet essor des bâtards nobles s’explique également par les guerres, les bâtards ayant les moyens de se distinguer au combat et de prouver leurs valeurs, révélant ainsi leurs mérites que leur naissance illégitime ne pouvait entacher69. Ces mérites permettent à certains de réussir de brillantes carrières militaires et diplomatiques à l’instar de Baudouin, un autre fils bâtard de Philippe le Bon70.
40Mikhaïl Harsgor insiste également sur le fait que le pouvoir royal doit compter avec ces bâtards de nobles puissants, mettant en avant le fait que le roi Louis XI (1461-1483) essaie durant de nombreuses années d’attirer à lui les bâtards de Bourgogne afin qu’ils retirent leur soutien à leur parent Charles le Téméraire ; cependant les fidélités demeurent assez fortes du vivant de Charles et le roi doit attendre la mort de Charles en 1477 et la capture du bâtard Antoine pour obtenir enfin l’allégeance de ce dernier, allégeance importante « car un bâtard apportait avec lui le sang de la maison dont il était issu, le nom, le contact avec les parentèles et clientèles, la mentalité et les secrets de famille71 ».
41Sur le plan social, les bâtards permettent d’agrandir le réseau relationnel de la famille, en étendant son influence notamment grâce à la fondation de branches nouvelles de leurs familles d’origine, d’abord considérées comme de simples « branches bâtardes » puis estimées et respectées par les générations postérieures qui leur reconnaissent des valeurs et des vertus dignes de la noblesse, comme c’est le cas d’une branche bâtarde des Valois-Orléans : les Dunois-Longueville qui subsistent jusqu’à l’époque de Louis XIV longtemps après l’extinction des Valois-Orléans dont ils sont issus et qui disparaissent dès 151572.
42Mikhaïl Harsgor résume parfaitement la situation en expliquant que les « bâtards de Bourgogne devinrent des piliers du groupe dirigeant ; leur vitalité, leur activité, les succès que leur action remporta offrirent à toute l’Europe l’image d’un véritable triomphe de la naissance irrégulière. Le grand-duché d’Occident apparaissait au début de la seconde moitié du XVe siècle comme une véritable bâtardocratie73 ».
*
43Pour conclure, nous constatons que les bâtards se trouvent dans une position ambiguë dans la société bourguignonne du XVe siècle. La question des bâtards, de la bâtardise et de la filiation occupe une place non négligeable tant sur le plan religieux que sur le plan social, politique ou économique dans cette société médiévale chrétienne qui voit le combat de l’Église pour faire respecter et triompher le mariage, ainsi que son incessante lutte contre le concubinage. Dès lors, les bâtards sont, de par leur naissance, mis à part : il existe une réprobation sociale du bâtard au Moyen Âge, soulignée par le statut juridique particulier conféré aux bâtards, mais parfois atténuée voire effacée par la procédure de légitimation et par les relations familiales et sociales dont jouissent certains de ces bâtards. En effet, les bâtards ne sont pas nécessairement rejetés par leurs familles, au contraire ils peuvent être réellement désirés et aimés par leurs parents. Cela se vérifie davantage lorsqu’on est bâtard de noble : les Cent Nouvelles Nouvelles – qui émanent du milieu de cour bourguignon – enseignent une morale justifiant l’acceptation chaleureuse des bâtards et leur rôle positif dans la société noble, et il est vrai que les plus grands seigneurs du temps se montrent fiers de leurs bâtards. Comme l’explique parfaitement Mikhaïl Harsgor, « la défense théorique la plus conséquente du rôle des enfants naturels dans la société du temps fut élaborée, comme il se devait, par un Bourguignon. Olivier de La Marche, mort en 1501, chroniqueur et homme de confiance des ducs de Bourgogne, avance un argument qui lui semble de valeur décisive : les bâtards peuvent être des gens d’honneur, autant que les enfants légitimes, car Dieu lui-même a voulu s’incarner dans un homme descendant d’une lignée marquée par la bâtardise, celle de David, roi d’Israël74 ».
44Cependant même si cette bâtardocratie est bien acceptée dans la noblesse (du moins lorsqu’elle reste entre nobles : il ne s’agit pas – pour une jeune fille noble – de donner naissance à un enfant dont le père ne serait pas noble, ce qui peut alors expliquer certains cas d’infanticides connus à l’époque), il ne faut pas oublier que certaines couches de la société sont farouchement hostiles aux bâtards : ce constat est particulièrement vrai chez les roturiers riches et puissants chez lesquels l’apparition des bâtards reconnus reste rarissime car extrêmement mal perçue75. Les bâtards de ce milieu étaient généralement rejetés car les charges et offices de valeur à pourvoir dans ce milieu étaient relativement limités en nombre : il n’était donc pas envisageable de pourvoir des bâtards alors que ces places n’étaient même pas assurées pour les enfants légitimes.
Notes de bas de page
1 Höfler K. von, Die Ära der Bastarden am Schlusse des Mittelalters, Prague, Königlich-Böhmische Gesellschaft Der Wissenschaften, 1891.
2 Sources émanant des ducs de Bourgogne conservées dans les registres de l’Audience et les registres aux Chartes de la Chambre des comptes de Lille.
3 Les Cent Nouvelles Nouvelles, éd. F. P. Sweetser, Genève, Librairie Droz, 1966.
4 Recueil de farces (1450-1550), t. 3, éd. A. Tissier, Genève, Librairie Droz, 1988, p. 273-328.
5 Harsgor M., « L’essor des bâtards nobles au XVe siècle », Revue historique, no 514, avril 1975, p. 319-354, ici, p. 325.
6 Ils ne peuvent être promus aux ordres ni posséder de bénéfices dans l’Église à moins d’obtenir une dispense papale levant ces interdictions.
7 Parfois ces restrictions peuvent être plus lourdes comme au Dam où les bourgmestres, échevins et conseillers de la ville obtiennent de Philippe le Bon le privilège de ne voir aucun bâtard accéder aux fonctions de conseiller ou de trésorier de la ville (en plus de celles de bourgmestre et d’échevin) « pour adez, augmenter et accroistre le bien d’icelle ville » (AD, Nord, B 1353, no 15 731). À l’inverse, un bâtard peut – moyennant finance – obtenir un acte du duc de Bourgogne affirmant explicitement sa capacité à exercer des charges publiques comme les offices de bailliage (voir notamment AD, Nord, B 1606, fo 62 et fo 244v).
8 Il arrive qu’à certains endroits les coutumes locales lèvent tout ou partie de ces interdictions. Ainsi en Flandre « nul n’est bâtard de par sa mère » : l’enfant illégitime peut hériter de sa mère au même titre que les enfants légitimes de celle-ci. À ce propos, Greilsammer M., L’envers du tableau. Mariage et maternité en Flandre médiévale, Paris, Armand Colin, 1990, p. 271-274.
9 Néanmoins, le bâtard sans descendant légitime a des moyens d’empêcher que ses acquisitions ne tombent aux mains du seigneur ou de la ville, notamment en obtenant du duc l’autorisation de dresser un testament (de semblables autorisations se retrouvent aux AD, Nord, B 1600, fo 129v ou B 1607, fo 143, etc.). Pour une étude d’ensemble sur ces questions successorales, voir notamment Delle Donne R., De l’incapacité de donner et de recevoir frappant les enfants naturels dans l’ancien droit français, Paris, J. Vrin, 1941 ; voir également la thèse de Guignon H., La succession des bâtards dans l’ancienne Bourgogne, Dijon, J. Nourry, 1905. Pour de plus amples informations sur l’application (ou non) du droit de bâtardise, voir Carlier M., « La politique des autorités envers les bâtards dans les Pays-Bas bourguignons : le dilemme entre avantage financier et intérêt politique », M. Boone et W. Prevenier (dir.), Finances publiques et finances privées au bas Moyen Âge. Actes du colloque tenu à Gand les 5 et 6 mai 1995, Louvain/Apeldorn, Garant, 1996, p. 203-218.
10 Pour une étude concernant la procédure à suivre pour être légitimé et l’instrument de pouvoir qu’étaient les lettres de légitimation entre les mains des ducs de Bourgogne, voir Duda A., « Les lettres de légitimation des ducs de Bourgogne (1384-1477) », É. Bousmar., A. Marchandisse, C. Masson et B. Schnerb (dir.), La bâtardise et l’exercice du pouvoir en Europe du XIIIe au début du XVIe siècle, Revue du Nord, hors-série, no 31, coll. « Histoire », 2015, p. 139-167.
11 Exemple : AD, Nord, B 1690, fo 6v-7r (mars 1460) : légitimation de « Jeannette Quesnot, fille illegitisme de Colart Quesnot […] et de Ydette Gonnecourt ».
12 Exemple : AD, Nord, B 1604, fo 130 v (janvier 1433) : légitimation de « Cornille, Nicollas, Katherine et Amelberghe Robosth, enfans bastars de sire Jehan Robosth ».
13 Exemple : AD, Nord, B 1609, fo 74 (décembre 1470) : légitimation de « Perrin Vincent, filz naturel de nostre amé et feal conseillier et maistre des requestes de nostre hostel maistre Jehan Vincent […] et de damoiselle Matheline de Le Brielle ».
14 AD, Nord, B 1606, fo 257v.
15 AD, Nord, B 1605, fo 270v-271r (avril 1440) : « Loyse, fille naturelle de nostre amé et feal escuier, conseillier et maistre de nostre hostel Lansellot de La Viesville et d’une nommee Maignon, estans – au temps que icelle suppliant fut nee et engendree – non mariez et hors du lien de mariaige l’un et l’autre. »
16 AD, Nord, B 1690, fo 6 (mai 1459).
17 Sur la recherche en paternité, voir Greilsammer M., L’envers du tableau, op. cit., p. 274-281, et Carlier M., « Paternity in Late Medieval Flanders », W. Blockmans, M. Boone et T. de Hemptinne (dir.), Secretum Scriptorum. Liber alumnorum Walter Prevenier, Louvain/Apeldorn, Garant, 1999, p. 235-258.
18 J’emploie le terme de « simple bâtard » plutôt que celui de « bâtard naturel », terme employé par les juristes (et usité par certains historiens), pour désigner des enfants nés de deux personnes célibataires car cette seconde qualification n’est pas valable pour la période médiévale, divers cas faisant mention d’enfants naturels nés d’un parent marié et d’un parent célibataire, comme ce fut le cas de « Hennekin et Kaerlekin Faulconnier, freres, enfans naturels de Laurens Faulconnier, par lui engendrez ou corps de Tanne, a present sa femme demourant en nostre ville de Bruges, icelui Laurens au temps de la nativité des diz enfans étant marié, et la dicte Tanne non mariee » (AD, Nord, B 1606, fo 34 [février 1441]). Poser la question de l’emploi du terme d’« enfant naturel » comme équivalent (ou non) de ceux que j’appelle les « simples bâtards » a permis d’éviter des erreurs statistiques : en effet, nombreux sont les bâtards dits naturels dont la situation matrimoniale des parents n’est pas renseignée. Aussi ne les ai-je pas pris en compte lors de l’établissement de mes données statistiques, ne relevant que les mentions de bâtards dont la situation matrimoniale des parents était renseignée.
19 AD, Nord, B 1604, fo 130 (avril 1431).
20 AD, Nord, B 1607, fo 76 (novembre 1459).
21 AD, Nord, B 1605, fo 59 (janvier 1429) : « Cornelis de Merhoute, bourgeois de nostre ville de Gand, filz bastard de Gherard de Merhoute et de Marie Dallaerts, femme de Hellin Le Sauvaige ou temps de la nativité du dit Cornelis demourant avec et en la compaignie dudit Gherard. »
22 AD, Nord, B 1603, fo 26v (octobre 1422) : « Christofle, filz bastart de messire Guillaume Grotwouters, prestre, engendré ou corps de Marguerite Preets, lors non mariee. »
23 AD, Nord, B 1604, fo 51 (avril 1431) : « Jehan Grandiel […] filz illegitisme de feu Pierre Grandiel pour lors non marié, engendré ou corps de feue seur Martine de Lens, alias Desquesnes, converse en l’eglise et abbeye de Marquettes. »
24 AD, Nord, B 1604, fo 54 (mai 1431).
25 AD, Nord, B 1607, fo 38 (décembre 1457) : « Jacot Munier […] filz illegitime de messire Veling Munier, curé d’Athet, engendré de luy ou corps de Bonnote […] lors femme de Guillaume Vincent. »
26 Carlier M., Kinderen van de Minne ? Bastaarden in het vijftiende-eeuwse Vlaanderen, Bruxelles, Koninklijke Vlaamse Academie van België voor Wetenschappen en Kunsten, 2001.
27 Greilsammer M., L’envers du tableau, op. cit.
28 Probablement Charles VII (1422-1461).
29 AD, Nord, B 1682, fo 11v-12.
30 Sur ce sujet, voir Boswell J., The kindness of Strangers. The Abandonment of Children in Western Europe from Late Antiquity to the Renaissance, New York, Pantheon Books, 1988.
31 AD, Nord, B 1687, fo 73v (octobre 1459).
32 Concernant les infanticides, voir Greilsammer M., L’envers du tableau, op. cit., p. 293-302. Voir aussi Bousmar É., « Du marché aux bordiaulx. Hommes, femmes et rapports de sexe (gender) dans les villes des Pays-Bas au bas Moyen Âge. État de nos connaissances et perspectives de recherche », M. Carlier, A. Greve, W. Prevenier et P. Stabel (dir.), Hart en Marge in de laat-middeleeuwse maatschappij, Louvain/Apeldorn, Garant, 1996, p. 62, et Burguière A., Klapisch-Zuber C., Segalen M. et Zonabend F. (dir.), Histoire de la famille, t. 2, Paris, Armand Colin, 1986, p. 199.
33 Burguière A., Klapisch-Zuber C., Segalen M. et Zonabend F. (dir.), ibid., p. 200.
34 Pierard C., « Peines infligées aux femmes délinquantes à Mons au XVe siècle », Standen en Landen, 22, Louvain, 1961, p. 87-108.
35 AD, Nord, B 1686, fo 27v-28v. Le duc accorde sa rémission eu égard à la jeunesse de cette fille (24 ans) et à la noblesse de sa famille qui est un puissant soutien des ducs bourguignons. En contrepartie, elle doit entrer en religion dans un couvent afin de faire pénitence et se voit déposséder de son héritage au profit du duc.
36 AD, Nord, B 1608, fo 60v-61r (septembre 1462) : « Jehenne, Bauduin, Jehan, Pierre et Marie, enfans bastards de nostre amé et feal conseillier Jehan Deschamps, subdiacre, chanoine des eglises de Tournay et de Saint Pierre en nostre ville de Lille, engendrez de lui ou corps de Marie Carton dite Verdeure, non mariee, nostre dit conseillier ou temps de la procreacion de la dicte Jehenne, sa fille, estant simple clerc et au jour de la nativité d’icelle estant subdiacre, et au temps des procreacions des autres quatre ses enffans dessus nommez estant aussi subdiacre. »
37 AD, Nord, B 1605, fo 201 (janvier 1438).
38 AD, Nord, B 1605, fo 78v-79r (juillet 1434) : « Legitimacion de Sohier, Willot, Jaquemine et Marie, […] a l’umble supplication de Sohier, filz bastart de nostre bien amé Bauduin Descretons, juge des exemps en nostre souverain bailliage de Lille, engendré le dit Sohier ou cors de Marie Pigonee, les diz Bauduin et Marie lors estans non mariez, et de Willot, Jaquemine et de Marie, aussi enfans bastars du dit Bauduin engendrez ou corps de Jehenne Le Roux, icelui Bauduin lors marié a la dicte Marie. »
39 AD, Nord, B 1692, fo 21r-22v (novembre 1466).
40 Ibid. Il paya « soixante livres du pris de XL gros monnoie de Flandres la livre » pour sa légitimation et celles de sa femme et de ses enfants (soit 12 livres par personne).
41 AD, Nord, B 1605, fo 229v (mai 1439).
42 Glaser N., « Fils de rien », Modern Language Notes, vol. 111, no 4, The Johns Hopkins University Press, septembre 1996, p. 709-721, ici p. 709-710.
43 Recueil de farces, op. cit., p. 304-305, v. 138-140.
44 Glaser N., « Fils de rien », art. cit., p. 709-710.
45 Recueil de farces, op. cit., p. 326, v. 445-446.
46 Ibid., p. 325, v. 426.
47 Harsgor M., « L’essor des bâtards nobles au XVe siècle », art. cit., p. 326 : « Né sans que ses géniteurs eussent été bénis par la bénédiction nuptiale, le bâtard se trouve donc exclu de la famille. »
48 Le cas de Denis de Pacy qui travaillait à la Chambre des Comptes de Lille en est une belle illustration puisqu’il fut totalement mis à l’écart par l’épouse de son père à la mort de ce dernier. À ce propos, voir Santamaria J.-B., « Les bâtards à la chambre des comptes de Lille : autour du cas de Denis de Pacy », É. Bousmar., A. Marchandisse., C. Masson et B. Schnerb, La bâtardise et l’exercice du pouvoir, op. cit., p. 113-138.
49 Harsgor M., « L’essor des bâtards nobles au XVe siècle », art. cit., p. 319.
50 Ibid., p. 324.
51 Ibid., p. 320.
52 Ibid., p. 321.
53 Ibid., p. 322.
54 Signalons ici le mémoire de maîtrise réalisé sous la direction du professeur B. Schnerb par Beele M., Jean de Luxembourg, bâtard de Saint-Pol, Villeneuve-d’Ascq, Dactylogramme, 2000. La lettre de légitimation de Jean de Luxembourg est conservée aux AD, Nord, B 1605, fo 33v.
55 AD, Nord, B 1610, fo 102v-103v (janvier 1476).
56 Harsgor M., « L’essor des bâtards nobles au XVe siècle », art. cit., p. 329.
57 Ibid., p. 331.
58 Somme M., Isabelle de Portugal, duchesse de Bourgogne. Une femme au pouvoir au XVe siècle, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 66.
59 AD, Nord, B 3412, no 116 107.
60 Comme le mentionne Somme M., Isabelle de Portugal, op. cit., p. 68.
61 AD, Nord, B 2018, no 61 364 (28 mars 1455).
62 Voir Somme M., Isabelle de Portugal, op. cit., p. 65-70.
63 AD, Nord, B 1966, fo 155v.
64 Pour de plus amples informations concernant ce bâtard, voir notamment Marchandisse A., « Corneille, bâtard de Bourgogne (v. 1426-1452) », É. Bousmar., A. Marchandisse., C. Masson. et B. Schnerb (dir.), op. cit., p. 53-89.
65 Pour de plus amples informations concernant ce bâtard, voir notamment Marchandisse A. et Masson C., « Les tribulations du Grand Bâtard Antoine de Bourgogne en Italie (1475) », Publications du Centre européen d’études bourguignonnes (XIVe-XVIe siècle), t. 49 : Rencontres de Rome (25 au 27 septembre 2008). Bourguignons en Italie, Italiens dans les pays bourguignons, Rome, 2009, p. 23-49.
66 Somme M., Isabelle de Portugal, op. cit., p. 66.
67 Harsgor M., « L’essor des bâtards nobles au XVe siècle », art. cit., p. 332.
68 Barante P. B. de et Gachard L.-P., Histoire des ducs de Bourgogne de la maison de Valois 1364-1477, t. 2, Bruxelles, Société Typographique Belge, Adolphe Wahlen et Compagnie, 1838 : voir la note 1, p. 99.
69 Harsgor M., « L’essor des bâtards nobles au XVe siècle », art. cit., p. 333.
70 Pour de plus amples détails sur ce bâtard, Cauchies J.-M., « Baudouin de Bourgogne (v. 1446-1508), bâtard, militaire et diplomate, une carrière exemplaire ? », Revue du Nord, no 77, Villeneuve-d’Ascq, 1995, p. 257-281.
71 Harsgor M., « L’essor des bâtards nobles au XVe siècle », art. cit., p. 345.
72 Ibid., p. 346-347.
73 Ibid., p. 341.
74 Ibid., p. 351.
75 Ibid., p. 348.
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