Conclusion. L’aide à domicile, entre fragilités et potentialités ?
p. 157-163
Texte intégral
1Face à la crise que traverse l’aide à domicile depuis plusieurs mois, la question de l’avenir de la prise en charge des personnes fragiles se pose de manière cruciale. Si un relatif consensus émerge sur le fait que la dépendance est un des défis majeurs pour le futur, les modalités de sa prise en charge, entre assurance et solidarité, sont encore floues à ce jour. Entre aide sociale, lutte contre le travail au noir, création d’emplois, développement économique et mise en concurrence, les priorités des politiques publiques à l’égard de l’aide à domicile restent à clarifier. Si le référentiel d’action sociale prédominait jusqu’à récemment, ce livre a montré la coexistence de plusieurs référentiels, voire la montée en puissance d’un référentiel industriel et marchand. Quel va donc être le rôle des associations de l’aide à domicile dans ce nouvel environnement ?
2Les analyses présentées dans ce livre montrent que, d’une part, les services d’aide à domicile se caractérisent actuellement par le renforcement d’une régulation quasi marchande aux côtés de laquelle se développent, sur des territoires locaux et spécifiques, des régulations partenariales ou conventionnées. D’autre part, ces analyses conduisent au constat que les stratégies individuelles de résistance et/ou d’adaptation, adoptées par la plupart des associations, ne suffisent sans doute plus pour assurer leur pérennité dans ces nouveaux modes de régulation, tout en poursuivant les missions d’intérêt général associées aux services d’aide à domicile. Les stratégies de diversification des activités semblent plus prometteuses afin d’assurer la survie des associations sur le « quasi-marché » de l’aide à domicile, mais elles les conduisent au risque d’être banalisées et de perdre leur âme.
3Quelles sont, dès lors, les perspectives d’avenir pour les associations de l’aide à domicile ? Force est de constater que des tendances communes apparaissent en Europe, même si l’ampleur des réformes et leurs modalités d’application varient fortement d’un pays à l’autre : diminution des subventions publiques et développement des pratiques de co-financement, organisation de quasi-marchés, mais selon des modalités variant d’un pays à un autre, mise en avant du « libre choix » des consommateurs qui passe par la diversification des prestataires et des mesures de soutien de la demande, décentralisation des compétences et segmentation des responsabilités. Partant de ces tendances à l’œuvre aujourd’hui, nous proposons, en guise de conclusion, plusieurs scenarii d’évolution de l’aide à domicile.
Un rôle accru aux aidants familiaux : le retour au « domestique »
4Le premier scénario octroie un rôle accru aux aidants familiaux afin d’augmenter la prise en charge des besoins sans augmenter le volume d’heures prestées par les associations et financées, au moins partiellement, par des subventions publiques. La famille est au cœur du dispositif d’aide. Nous sommes dans un scénario de « retour au monde domestique », monde que, finalement, l’aide à domicile n’aurait jamais tout à fait quitté, ce qui constitue un frein à la professionnalisation de ce secteur, comme développé dans cet ouvrage. Les emplois créés dans ce secteur s’inscrivent dans la prolongation d’un rapport de domesticité. Le système allemand, par exemple, repose fortement sur l’aide octroyée par la famille et propose ainsi une allocation directe aux aidants familiaux.
5L’enjeu qui apparaît au premier abord est celui d’une meilleure articulation entre aide formelle et informelle, permettant d’éviter la substitution de l’une par l’autre en en reconnaissant la nécessaire complémentarité. Mais il est aussi et surtout celui de l’égalité des sexes, le risque majeur de ce scénario étant celui de faire peser de manière accrue la prise en charge de la dépendance sur les femmes, à la fois de façon informelle à travers le renforcement de l’injonction à se mettre au service des plus dépendants au sein de la famille, et de façon salariée, une professionnalisation insuffisante tendant à bloquer l’arrivée des hommes dans ces emplois mal reconnus.
« Libre choix » et soutien de la demande au cœur du dispositif : une concurrence encadrée (« managed competition »)
6Ce deuxième scénario repose sur le fait que l’aide à domicile n’est plus considérée comme une activité spécifique liée à l’action sociale et médico-sociale, mais un service à la personne comme un autre ; l’aide à domicile fait partie intégrante du nouveau secteur « services à la personne », façonné de toutes pièces par les pouvoirs publics, ce qui apparaît comme une exception française dans le paysage européen. La plupart des autres pays distinguent les services d’aide à la vie quotidienne (ex. entretien du domicile) des services d’aide à domicile pour les personnes dépendantes. Cet amalgame entre une pluralité de services qui sont de nature différente, qui s’adressent à des publics variés et relèvent de politiques et financements divers, contribue à la banalisation des activités de services d’aide aux personnes dépendantes et participe à la négation des enjeux relationnels, sociaux et de cohésion sociale, associés aux services d’aide à domicile.
7Ce scénario s’inscrit dans la prolongation des politiques adoptées en France dont la finalité principale concerne la création d’emplois à travers des mesures de soutien de la demande en garantissant le « libre choix » du prestataire. Ce scénario présuppose que les personnes aient accès à l’information quant à la qualité des prestataires et soient en capacité de « choisir » leur prestataire, hypothèse assez forte quand on connaît les problèmes d’asymétrie d’information qui caractérisent ces activités et la vulnérabilité de nombreux usagers. De fait, dans la mesure où les services sont difficilement évaluables (on parle de biens de confiance) et que la plupart des usagers sont vulnérables, le risque de sélection adverse est très présent (les associations ayant fait le pari de la professionnalisation risquent d’offrir un prix de service plus élevé que les entreprises privées qui n’ont pas fait ce choix et, surtout, que les salariés employés en gré à gré). De même, le risque d’aléa moral est présent aussi puisque l’évaluation de la qualité du service est extrêmement délicate et que les modes d’auto-régulation privée de la qualité qui sont prônés (tels que la réputation individuelle d’une entreprise ou une démarche de certification) ne suffisent pas à protéger les usagers de comportements opportunistes post-contractuels.
8Ce scénario prolonge également la situation actuelle dans la mesure où, en favorisant la politique du « libre choix », la France encourage la mise en concurrence des différents types de prestataires. Les associations sont en concurrence avec l’emploi direct et/ou avec les entreprises privées commerciales. Le développement de l’emploi direct auprès de particuliers employeurs apparaît comme une spécificité française et pose question quant à la qualité, non seulement du service, aucune exigence n’étant requise en termes de qualification des salariés à domicile, mais aussi des emplois créés, notamment du fait que les salaires restent peu élevés et l’accès à la formation faible voire inexistant. De cette façon, le développement de l’emploi direct, s’il n’est pas plus réglementé et contrôlé, participe à la dérégulation du marché du travail.
9De plus, notons que les mesures de soutien de la demande adoptées en France ne solvabilisent que partiellement la demande, si l’on compare ce système au système belge. En effet, l’heure de service est à (environ) 7 euros en Belgique, dont l’usager peut déduire fiscalement la moitié, alors qu’elle est à (environ) 18 euros en France, déductibles également. L’accessibilité des services est donc bien différente entre ces deux pays. Pour continuer avec l’exemple belge, les mesures de soutien de la demande, i. e. le titre-service, ne concernent que les services ménagers (entretien du domicile, repassage), contrairement au chèque emploi services universel (CESU) français qui, lui, peut être utilisé pour financer toute une série de services, dont l’aide aux personnes fragiles.
10Nous sommes ici dans un scénario de « managed competition » ou de « concurrence encadrée/régulée », proche du modèle anglo-saxon, où l’octroi de subventions publiques serait réalisé dans le cadre d’appels d’offres ou de procédures de délégation de service public. Un tel scénario pourrait entraîner une segmentation de l’offre de services suivant laquelle les entreprises privées ou les salariés de particuliers employeurs rafleraient les demandes solvables et les cas les moins lourds, alors que les associations satisferaient les demandes non solvables ou celles des dépendances les plus lourdes au sein d’un système de protection sociale de plus en plus résiduel.
11Si l’enjeu est d’encourager le développement d’une économie plurielle et non d’un quasi-marché, il reste que la segmentation qu’implique ce scénario pose le problème de parvenir à distinguer clairement ce qui relève de l’« aide à domicile », les observations de terrain montrant combien les interventions à domicile constituent un continuum allant des services « purement » ménagers, aux services d’aide sociale, sans que les bénéficiaires en soient toujours conscients.
La consolidation d’une filière industrielle : les vertus du « managérialisme » et la recherche de gains de productivité
12Ce troisième scénario, non sans lien avec le précédent, trouve ses fondements dans le renforcement de l’industrialisation des services à la personne, préconisé par le rapport de Michèle Debonneuil en 2008 et, plus récemment, par celui de la mission « Vivre chez soi1 » en 2010. Ces rapports recommandent le développement de logiques industrielles afin d’optimiser la gestion des services à la personne. Des gains de productivité peuvent être obtenus grâce au recours aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (capteurs, robots domestiques, systèmes de télégestion, systèmes de géolocalisation, télésurveillance, développement d’interfaces, réseaux sociaux avec visiophonie, etc.). Ces innovations technologiques préfigurent l’émergence d’une économie quaternaire, telle que proposée par Michèle Debonneuil dans son rapport de janvier 2010. L’objectif est :
« […] d’organiser de façon efficace […] une consommation de masse de services à la personne. Il s’agit de faire jouer à ces activités, à l’abri de la concurrence des pays à bas coût de main-d’œuvre, le rôle autrefois réservé à la production manufacturière ; une source de gains de productivité et de pouvoir d’achat bénéficiant à une large fraction de la population. » (Debonneuil, 2010, p. 32.)
13Cette lame de fond étant déjà présente, les associations de l’aide à domicile ne semblent pas pouvoir y échapper aujourd’hui. Standardisation des services, rationalisation du travail, spécialisation et parcellisation des tâches, adoption d’outils de gestion efficaces et de démarches qualité, telles sont les recommandations actuelles qui ressortent des enquêtes de terrain. Un tel scénario, s’il peut conduire à l’amélioration de la gestion de certaines associations, risque surtout d’évacuer la dimension relationnelle du service et la dynamique de co-construction ou d’ajustement mutuel qui en découle. Dans la mesure où une des spécificités des associations dans ce secteur est de proposer cette co-construction de la demande et de l’offre d’une part, et d’assurer une « gouvernance médiatrice » d’autre part, il ressort de cet ouvrage que ce scénario conduit à la banalisation des associations et encourage l’isomorphisme mimétique.
14L’évaluation des performances des services à domicile est également au cœur des préoccupations allemandes et anglaises. En Allemagne, par exemple, un nouvel organe d’évaluation a été constitué (Care Quality Commission). L’évaluation est principalement basée sur des indicateurs quantitatifs, définis au niveau national, complétée par des enquêtes de satisfaction des usagers et les résultats sont rendus publics sous la forme d’un classement des prestataires selon les résultats de l’évaluation. La France semble s’engager petit à petit dans cette voie de la « culture du résultat »…
15L’enjeu se trouve ici dans la capacité des associations à faire reconnaître les spécificités de services délivrés au cœur de la sphère privée, pour lesquels les critères établis d’évaluation de la performance et les référentiels de qualité utilisés dans le monde industriel sont inadaptés. Construire et faire valoir des indicateurs alternatifs mieux ajustés au mode d’organisation des associations et à leur plus-value constitue alors pour elles un objectif incontournable.
Associations et pouvoirs publics : un partenariat renouvelé dans la défense de l’intérêt général ?
16Enfin, un dernier scénario mérite d’être présenté, sans doute le moins probable, à savoir celui d’une réaffirmation du rôle des associations d’aide à domicile dans ce secteur dans le cadre dans un partenariat renouvelé avec les pouvoirs publics. Un tel partenariat rappelle l’intégration des services d’aide à domicile dans les politiques sociales et médico-sociales et la nécessité de défendre les missions d’intérêt général et d’équité dans l’accès à des services considérés comme centraux pour le respect de la dignité humaine et la cohésion sociale, comme la communication de la Commission européenne du 20 novembre 2007 sur les services sociaux d’intérêt général le mentionne clairement (p. 7-8). Cette communication définit les services sociaux comme « des services à la personne conçus pour répondre aux besoins vitaux de l’homme, en particulier à ceux des usagers en situation vulnérable ». Cette communication souligne l’importance de ces services pour la réalisation d’objectifs fondamentaux de l’Union européenne, tels que l’achèvement de la cohésion sociale, économique et territoriale, l’augmentation du taux d’emploi, l’inclusion sociale et la croissance économique.
« [Ces services sont considérés comme] des instruments clé pour la protection des droits de l’homme fondamentaux et de la dignité humaine ; ils jouent un rôle de prévention et de cohésion sociale à l’égard de l’ensemble de la population indépendamment de sa richesse ou de ses revenus ; ils contribuent à la lutte contre la discrimination, à l’égalité des sexes, à la protection de la santé humaine, à l’amélioration du niveau et de la qualité de vie ainsi qu’à la garantie de l’égalité des chances pour tous, renforçant ainsi la capacité des individus de participer pleinement à la société. »
17Les associations d’aide à domicile, au vu de ces lignes, devraient relever du champ des services sociaux d’intérêt général et ne devraient pas être soumises aux règles de concurrence du marché intérieur.
18Ce scénario est intrinsèquement lié à l’avenir du système de protection sociale et à la question du 5e risque. Comment seront financés les besoins liés à la prise en charge de la dépendance dans le futur ?
19L’enjeu est donc ici sociétal : l’aide à domicile doit-elle relever de la solidarité ou de l’assurance ? Cette question est à débattre en en soulignant l’ensemble des implications et en faisant apparaître l’importance sociale du care, qui ne consiste pas seulement à prendre en charge une minorité de personnes qualifiées de « dépendantes », mais à permettre à tou(te)s d’accéder à l’autonomie. Cette question de savoir qui est en charge du care met en jeu l’ensemble des structures sociales, celles de genre en particulier.
Quelles stratégies pour les associations ?
20Quel que soit le scénario ou la combinaison de scenarii qui prévaudra, les analyses présentées dans cet ouvrage suggèrent quatre pistes d’action ou stratégies à mener pour la consolidation et la pérennisation des associations dans ce champ.
21Une première stratégie porte sur l’organisation interne du service : il s’agit de repenser la gouvernance des associations, de réaffirmer le projet « politique » porté par l’association et de mettre en place des modalités de gestion qui soient au service de ce projet, pour ne pas tomber dans le « managerialisme ». Valoriser la « gouvernance médiatrice » et constituer des collectifs de travail, que l’on peut déjà observer dans certaines associations et qui se distingue d’une fonction d’intermédiation classique entre l’offre et la demande que les entreprises privées assument également, est un des enjeux essentiels pour l’avenir des associations.
22Une seconde stratégie consiste à ne pas se cantonner à un rôle de gestionnaire de services, instrumentalisé par la tutelle publique mais à (re)prendre sa place en tant que mouvement social prônant la non-lucrativité et la solidarité ainsi qu’à recréer un espace public de délibération aux différents niveaux de décision publique.
23Une troisième stratégie concerne les relations entre associations. Les analyses ont mis en exergue la nécessité de multiplier les stratégies de coopération et de regroupement entre associations afin de mutualiser certaines ressources et de bénéficier de synergies. Cet ouvrage a également souligné la nécessité de réaffirmer le rôle des fédérations, unions professionnelles, pôles régionaux d’innovation et de développement économique solidaire (PRIDES) et autres organisations intermédiaires, afin de porter une parole commune et de participer à l’élaboration des politiques publiques dans ce secteur.
24Enfin, il s’agit de « reconquérir » les territoires. Si, historiquement, l’ancrage territorial des associations à travers leur insertion dans les réseaux sociaux locaux était considéré comme une force du secteur associatif, cette dimension mérite d’être réaffirmée et valorisée aujourd’hui du fait de la proximité vis-à-vis des usagers et de la capacité d’innovation sociale qui en découlent.
Notes de bas de page
1 Rapport de la mission « Vivre chez soi » présenté à Madame Nora Berra, secrétaire d’État en charge des Aînés, par Alain Franco, ministère du Travail, de la Solidarité et de la Fonction publique, juin 2010.
Auteur
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