Introduction
p. 11-20
Texte intégral

Figure 1. – « Anciens bains moresques ruinés », Souvenirs de Grenade et de l’Alhambra, Girault de Prangey, 1837, pl. XI (cl. bibliothèque municipale de Nantes).
1En 1837, Girault de Prangey, voyageur fortuné, fait paraître ses Souvenirs de Grenade et de l’Alhambra, récit de son périple en Espagne, Afrique du Nord et Sicile entre 1832 et 1833. Ses dessins, reproduits sous forme de lithographies, illustrent l’ouvrage. Les bains de Grenade, alors connus sous le nom de Bañuelo, sont représentés de manière fantaisiste. La vision de l’établissement balnéaire est empreinte de romantisme, d’une atmosphère étrange et envoûtante comme les apprécient les artistes et écrivains de la première moitié du XIXe siècle. La ruine est envahie par la végétation, un fragment de chapiteau est abandonné au sol, les murs sont décrépis et laissent deviner une structure en brique. Des traces d’humidité suintent des lucarnes étoilées, typiques de cet édifice. Les volumes sont déformés, l’espace allongé et un bassin prend place au centre de la pièce, le bain étant au XIXe siècle transformé en lavoir. Au premier plan, un personnage coiffé d’un chapeau est assis jambes croisées. Il semble rêveur, comme absorbé par l’histoire de ces vestiges. Vêtu d’une chemise aux manches retroussées et d’un pantalon descendant jusqu’aux mollets, il incarne l’Andalou à la perfection.
2Cette mise en scène pittoresque témoigne de la charge mythique donnée à l’Andalousie médiévale et à sa culture « orientale ». Elle représente à la fois un lieu fantasmé par les Occidentaux – le ḥammām – et la ville au passé glorieux par excellence, Grenade. En effet, dans la première moitié du XIXe siècle, et plus particulièrement dans les années 1830, l’Espagne est l’une des terres privilégiées de l’orientalisme1, territoire réinventé par les voyageurs européens en quête d’un nouvel idéal esthétique. V. Hugo précise d’ailleurs, dans sa préface des Orientales, en 1829, que « l’Espagne, c’est encore l’Orient ; l’Espagne est à demi-africaine2 ». La péninsule Ibérique constitue ainsi le pont privilégié entre l’Europe et l’Afrique du Nord. Il est d’ailleurs intéressant de noter à quel point l’Espagne semble appartenir à cette époque à l’espace « oriental », si vaste qu’il englobe une partie de la Méditerranée occidentale. Comme le précise E. W. Said :
« L’une des caractéristiques majeures de l’orientalisme est sa taille énorme, indéterminée […]. Vers le milieu du dix-neuvième siècle, l’orientalisme est devenu le vaste trésor imaginable3. »
3L’Orient constitue ainsi une entité sans réelle limite où l’on réunit des territoires aux caractères « orientaux », sans définition exacte, comme l’Espagne arabo-musulmane. De nombreux vestiges confirment la présence islamique dans la péninsule au XIXe siècle à l’image de ce bain grenadin. Cet édifice ou cette pratique a d’ailleurs exercé une profonde fascination sur l’imaginaire occidental. Il suffit d’observer les toiles des Orientalistes du XIXe siècle pour comprendre à quel point le bain suscite des représentations exotiques. Perçu comme un enclos féminin, lieu des corps dénudés qui se côtoient les uns les autres dans une atmosphère vaporeuse, il est ainsi très souvent confondu avec le harem. Mais si cet espace paraît singulier pour les Européens du XIXe siècle, il a une réalité tout autre et une place particulière dans la vie quotidienne des populations musulmanes riveraines de la Méditerranée.
4Le bain collectif est un édifice caractéristique des cultures antiques gréco-romaines et son usage évolue dans la culture arabo-musulmane où il est nommé ḥammām. Si le principe autour de la gradation de chaleur est conservé dans le bain islamique, sa forme se distingue des thermes antiques et s’adapte à l’espace dans lequel il est implanté. En terre d’Islam, le bain est appelé ḥammām (mot masculin ; pl. ḥammāmāt). Il désigne le lieu dédié à la toilette, qu’il s’agisse d’un édifice particulier ou d’une simple pièce. Ce mot, d’origine arabe, dérive de la racine redoublée ḤMM qui est liée à l’idée de chaleur. Le lexicographe égyptien Ibn Manẓūr (m. 1311) montre, en effet, dans son dictionnaire d’arabe, le Lisān al-ʿArab4, qu’une eau est qualifiée de maḥmūm quand elle est chaude, que le substantif ḥamīma désigne également une eau chaude ou qui vient d’être chauffée et que le miḥamm est l’ustensile qui peut servir à faire chauffer l’eau. Selon cet auteur égyptien, le mustaḥamm est le lieu où l’on se lave avec de l’eau chaude d’où dérive le terme de ḥammām. Précisions également que le verbe istaḥamma, formé sur la même racine, signifie se laver avec de l’eau chaude (mā’ḥamīm) ou prendre un bain chaud. D’un point de vue étymologique, le mot ḥammām est donc associé à l’eau et à la chaleur5 tout comme un autre terme, ḥamma ou ḥāmma qui apparaît dans les textes arabes du Moyen Âge. Ibn Manẓūr le définit comme une source d’eau chaude à vertu thérapeutique qui peut soigner malades et infirmes. Dans le premier cas, l’eau est donc chauffée artificiellement et dans le second cas, elle est naturellement chaude. Ces deux vocables sont utilisés au Moyen Âge, ḥammām désignant généralement un espace où l’on peut réaliser la toilette avec de l’eau chaude et ḥamma une source thermale.
5Le lieu où l’on se lave peut prendre des formes très diverses : d’une simple pièce dans la maison (un espace réservé avec une bassine d’eau, par exemple) jusqu’à de vastes établissements publics. Ce sont ces édifices et les structures dédiées à la toilette que nous allons étudier. Le ḥammām en tant qu’élément architectural est aisément identifiable d’un point de vue archéologique puisqu’il nécessite des aménagements spécifiques comportant un chauffage avec four, hypocauste et cheminées d’évacuation de l’air chaud. Il est par ailleurs associé à un système hydraulique composé de citernes, bassins, canalisations d’adduction et d’évacuation des eaux. Enfin, étant soumis à une chaleur intense et un fort taux d’humidité, les ḥammām-s présentent généralement des murs épais et ils sont couverts de voûtes. L’ensemble de ces éléments permet de reconnaître un complexe balnéaire et la solide configuration de l’édifice explique qu’un certain nombre se soit conservé en partie jusqu’à nos jours.
6Les premiers ḥammām-s apparaissent au Proche-Orient vers le VIIIe siècle et sont souvent associés aux résidences omeyyades que l’on nomme les « châteaux du désert ». En revanche, les bains publics demeurent moins bien connus au début de la période islamique. En al-Andalus, les premiers ḥammām-s apparaîtraient à la fin du VIIIe siècle6. Ces établissements sont construits jusqu’à la fin de la période nasride voire jusqu’au début du XVIe siècle par les morisques7. Le ḥammām en al-Andalus s’inscrit dans différents espaces, publics ou privés : maisons, palais, forteresses, villes et villages. L’ensemble des ḥammām-s d’al-Andalus est ici étudié à partir des sources textuelles arabes et des données archéologiques. L’association de ces deux sources permet à la fois de retracer une histoire des formes architecturales du bain andalusī et de comprendre les usages ainsi que la place du ḥammām dans de la société. La documentation chrétienne et notamment les Repartimientos n’a pas été prise en compte afin de comprendre « de l’intérieur8 » le ḥammām dans le monde andalusī ; ce travail autour des sources chrétiennes reste à faire si l’on souhaite établir des listes de bains et saisir, de l’autre côté de la frontière, la manière dont est envisagé le ḥammām. Nous cherchons davantage à saisir, à travers les textes arabes, la manière dont le bain est vécu par l’homme d’al-Andalus, quelle est sa place au sein du quotidien, dans la ville ou dans le monde rural et quelle dimension on lui accorde.
7Les sources écrites arabes se composent de plusieurs genres de textes : ouvrages géographiques, chroniques historiques, manuels juridiques, œuvres poétiques et traités de médecine. Ces textes ont été rédigés en grande partie par des auteurs andalusī-s et dans une moindre mesure par des auteurs maġribī-s et orientaux. Dans un premier temps, les géographes arabes comme Ibn Ḥawqal, Al-Idrīsī, Al-Ḥimyarī ou encore des descriptions anonymes permettent d’établir des listes de bains. Ces auteurs signalent des édifices balnéaires en al-Andalus dans des « villes » (madīna), petites (ṣagīra) ou grandes (kabīra), des « villages » (qarya) ou des espaces fortifiés (ḥiṣn) qui parfois ressemblent à des villes (kal-madīna). Ils les associent à des édifices comme les masǧid, ǧāmiʿ, sūq, funduq ou dār. D’autres auteurs andalous comme Al-ʿUḏrī ou Al-Bakrī au XIe siècle mentionnent des anecdotes ou des pratiques relatives au bain. Certains se contentent de reproduire des topoï comme l’oriental Abū-l-Fidāʾ qui cite encore au début du XIVe siècle un grand nombre de bains à Cordoue dans son Taqwīn al-Buldān. Deux autres textes plus tardifs sont intéressants à prendre en compte. Le premier est relatif à la Ceuta musulmane et a été rédigé par Al-Anṣārī au XVe siècle. L’auteur présente de manière très minutieuse plusieurs bains de la ville. Le second texte, du XVIe siècle, est de Jean-Léon l’Africain. Il dépeint précisément les bains de Fès dans sa Description de l’Afrique. Ces témoignages, bien que relatifs au Maghreb, sont rares et précieux car ils permettent d’observer les pratiques des baigneurs à l’intérieur du ḥammām.
8Dans un second temps, les sources juridiques, notamment les manuels de ḥisba et les recueils de fatwā-s, révèlent une vision normative du bain. Celle-ci est, bien entendu, partiellement représentative de la réalité. Plusieurs ordonnances relatives au bain apparaissent ainsi dans les œuvres des magistrats chargés de la ḥisba (muḥtasib-s) comme celles de Yaḥyā Ibn ʿUmar au IXe siècle, d’Ibn ʿAbd al-Raʿūf (Xe siècle), d’Ibn ʿAbdūn dans la Séville almoravide et d’Al-Saqaṭī pour la Malaga du XIIIe siècle. Les fatwā-s apportent également un éclairage sur les usages du bain au Moyen Âge. Ces avis juridiques relatifs à une question sont souvent compilés par des muftī-s. En al-Andalus, on connaît l’œuvre du malékite Ibn Sahl pour le XIe siècle. Mais l’une des sources les plus connues est sans nul doute le Miʿyār d’al-Wanšarīsī qui comporte des centaines de fatwā-s. V. Lagardère a proposé une traduction de 2144 fatwā-s dans lesquelles apparaissent plusieurs affaires à propos du ḥammām. Ce dépouillement préliminaire permet d’avoir une première approche légale du ḥammām. Les mentions relevées font état d’affaires du IXe siècle au XIIe siècle en al-Andalus, complétées par des fatwā-s rendues au Maghreb jusqu’au XVe siècle.
9Les descriptions des géographes et les textes juridiques sont les deux sources principales qui nous renseignent sur le bain en al-Andalus. Ces informations sont complétées par les chroniques historiques, la poésie et la médecine. Quelques mentions généralement anecdotiques apparaissent chez les historiens dès la fin du Xe siècle avec Al-Rāzī, puis chez Ibn Ḥazm et ʿAbd Allāh au XIe siècle, dans la Crónica de los reyes de Taifas au XIIe siècle, dans l’œuvre d’Ibn ʿIḏārī au XIVe siècle et enfin dans celle d’Al-Maqqarī au début du XVIe siècle. La poésie offre, par ailleurs, une vision esthétique du bain. Les poèmes témoignent ainsi des représentations et de l’importance accordée au ḥammām à la cour des princes d’al-Andalus. Enfin, les œuvres des médecins permettent d’approcher les questions d’hygiène et les vertus thérapeutiques du bain. L’ensemble de ces textes a fait l’objet d’une lecture méthodique et la consultation des traductions aujourd’hui disponibles a été complétée par les œuvres éditées en langue originale afin d’observer quels termes ont été exactement employés (ḥammām, ḥamma/ḥāmma, singulier ou pluriel).
10Dans un second temps, une abondante documentation archéologique permet de connaître les formes, les espaces et les pratiques balnéaires en al-Andalus. Ces édifices sont répartis de manière assez hétérogène sur le territoire de la péninsule Ibérique. Plus de la moitié des bains ont, en effet, été mis au jour en Andalousie en Espagne et seuls deux édifices sont à l’heure actuelle connus au Portugal. Ce déficit d’informations entre les deux pays est peut-être dû à une curiosité plus précoce pour le bain en Espagne. Dès la fin du XIXe siècle, on note un intérêt croissant pour l’architecture arabo-musulmane dans laquelle les bains sont loin d’être oubliés. En 1890, Ferrá y Perelló publie une étude sur le « bain arabe » de Palma de Majorque dans une revue locale9. Dans son Guía de Granada, M. Gómez Moreno (père) présente en 1892 une description du Bañuelo et d’un bain de l’Alhambra10. En 1903, Ramírez de Arellano remarque la présence de bains sur la place de los Mártires à Cordoue11 et l’année suivante, Amador de los Ríos fait paraître un article intitulé « Casas de baños de los musulmanes de España12 ». Il s’agit du premier inventaire des bains conservés en Espagne. J. Ramón Mélida, qui fut certainement l’un des protagonistes d’une archéologie de terrain13, publie lui aussi un inventaire des bains encore en élévation dans la ville de Grenade en 191614. Au début du XXe siècle, alors que l’archéologie « islamique » et les études relatives à l’architecture arabo-musulmane sont en plein essor, les bains suscitent la curiosité des savants et des chercheurs, notamment des architectes qui interviennent sur le terrain en tant qu’archéologues. L. Torres Bálbas est l’un de ces architectes-archéologues qui a étudié de nombreux bains en Espagne jusqu’à la fin des années 1950. Ses travaux constituent une importante matière documentaire15 sur les bains de Gibraltar, Séville, Valence, Murcie, Malaga, Alméria, Cordoue, Ronda ou encore de l’Alhambra.
11Au début des années 1970, des bains continuent à être étudiés par des architectes-archéologues à l’image de L. Berges Roldán qui fouille et restaure le complexe balnéaire de Segura de la Sierra. Ce chercheur intervient également dans le bain de Villardompardo à Jaén, fouillé et mis en valeur entre 1970 et 1984. La seconde moitié des années 1980 voit un nombre croissant d’investigations archéologiques menées sur les bains. Ces recherches se développent en parallèle de l’essor d’une archéologie médiévale en Espagne. Il est à noter que le transfert de compétences aux autonomies en matière de culture a modifié profondément l’organisation de l’archéologie dans le pays. À partir de 1985, une archéologie préventive naît progressivement, plus particulièrement en milieu urbain. À Grenade, une fouille préventive est ainsi réalisée dans le bain du Colegio de las Madres Mercedarias. Les recherches dirigées par I. Toro Moyano font l’objet d’un article dans les premiers Anuarios Arqueológicos de Andalucía, et d’une communication au premier congrès d’archéologie médiévale à Huesca en 1985. D’autres fouilles de bains suivent à Celín16, Jaén17, Tolède18 et Murcie19. Des synthèses paraissent sur les bains de Tolède20 et sur la région de Valence21 tandis que le bain de Villardompardo à Jaén fait l’objet d’une monographie22. Les recherches sur le bain se poursuivent dans les années 1990 notamment grâce au travail de J.P. Molénat et J. Passini à Tolède23. À Murcie, de nouveaux complexes balnéaires sont découverts24. La fouille et la mise en valeur du bain de Ronda donne lieu à l’organisation d’une journée d’étude sur la conservation des vestiges archéologiques en 199825.
12Depuis une quinzaine d’années, les programmes de valorisation du patrimoine islamique entraînent de nombreuses fouilles réalisées en parallèle des chantiers de restauration. Dans une logique de tourisme patrimonial, plusieurs bains déjà connus ont été fouillés pour être mis en valeur. Des interventions ont ainsi été menées à Grenade dans le bain d’Hernando de Zafra26, à Dólar27, Churriana de la Vega28, Aldeire29, La Zubia30 et Benejí31. D’autres ont été à nouveau explorés comme les bains de Baza32, d’al-Muʿtaṣim33 et de la Tropa dans la forteresse d’Alméria34 ainsi que le bain de San Francisco dans l’Alhambra35. En parallèle, des édifices ont été découverts de manière fortuite lors d’interventions préventives comme dans la zone de Cercadilla à Cordoue36, dans la forteresse d’Alcalá de Guadaíra37, à Oreto-Zuqueca en Castille-La Manche38 et récemment dans la forteresse de Salobreña39. Le premier bain du ġarb al-Andalus que l’on peut considérer comme public a été mis au jour à Loulé40 et un bain est désormais connu dans la province d’Estrémadure sur le site d’Al-Balāṭ41. L’ensemble de ces découvertes permet de renouveler considérablement notre approche du bain andalusī et d’actualiser les recherches anciennes. Des perspectives liées au chantier de construction et à la mise en œuvre technique du bâtiment peuvent commencer à être envisagées. Par ailleurs, des fouilles comme celle de Silves ou de Loulé offrent la possibilité de connaître les objets associés à la toilette au sein du ḥammām.
13La documentation archéologique est donc riche, issue d’observations anciennes et de fouilles récentes. L’ensemble de ces données permet de constituer un corpus de quatre-vingt quatorze bains (tabl. I). Dans un souci de clarté, nous avons choisi de redessiner tous les plans à partir d’une échelle et de conventions graphiques identiques (légende en annexes)42. Il est à noter que ce corpus est particulièrement riche en ce qui concerne l’Occident musulman. Peu de recherches récentes ont été menées sur les bains médiévaux du Maghreb. La documentation reste ancienne mise à part la belle découverte du bain d’Aġmāt dans la région de Marrakech43.
14Ainsi, à partir des textes et des sources archéologiques, trois questions animent notre recherche autour du bain d’al-Andalus. Dans un premier temps, nous avons cherché à retracer le développement du bain en al-Andalus. Le ḥammām andalusī est régulièrement présenté comme le digne héritier des bains de l’Antiquité romaine44. Or, cette affirmation doit être réexaminée. D’une part, il nous semble que les complexes balnéaires de l’Antiquité adoptent des formes variées et répondent à des spécificités locales. D’autre part, ces édifices connaissent une évolution particulière à partir du IIIe siècle qu’il convient de caractériser à travers les formes, les techniques et les matériaux mis en œuvre. Dans cette perspective, nous avons réalisé un inventaire des bains construits durant l’Antiquité tardive dans la péninsule Ibérique, en précisant, dans la mesure du possible, leur date d’abandon et la nature d’une éventuelle occupation au haut Moyen Âge45. De cette manière, on peut mesurer la réelle influence de l’Antiquité dans l’élaboration d’un bain andalusī. Il est essentiel, par ailleurs, de s’interroger sur l’existence de pratiques balnéaires à l’époque wisigothique. Cette période a peut-être permis la transmission d’usages hérités de l’Antiquité. Il est néanmoins possible que les nouveaux arrivants aient mis en œuvre leurs propres techniques architecturales dont les origines sont plus lointaines. Dans ce cas, il faut examiner les bains connus au Proche-Orient et au Maghreb dans les premiers siècles de l’Islam et les comparer aux premiers ḥammām-s d’al-Andalus non seulement en termes de formes mais également de techniques et de matériaux employés.
15Dans un second temps, les sources permettent de s’intéresser plus précisément à la construction et à la configuration du ḥammām. On peut ainsi reconstituer le chantier du bain depuis sa conception architecturale jusqu’aux décorations mises en place. Plusieurs contraintes conditionnent l’implantation du bain, notamment la présence d’un point d’eau. La construction d’un ḥammām ne doit donc pas se faire au hasard. À travers les sources écrites, nous pouvons également connaître les différents corps de métiers qui interviennent lors du chantier du bain. Grâce aux données archéologiques, nous avons réalisé un catalogue des différents modules constructifs du bain. Cet important inventaire de l’ensemble des éléments qui constituent le ḥammām depuis les structures porteuses jusqu’aux détails décoratifs est un outil essentiel pour déterminer des caractéristiques liées à une région ou à une période en particulier et identifier les différents modèles de ḥammām-s qui ont coexisté en al-Andalus.
16Dans un dernier temps, nous proposons d’entrer dans l’édifice et de comprendre sa gestion au quotidien. Les sources écrites évoquent un « maître du bain » qui n’est pas le seul à intervenir dans l’établissement. Il s’occupe de la bonne tenue de l’édifice, veille à l’approvisionnement en eau et en combustible. À l’intérieur du complexe, qui sont les usagers qui investissent les différents espaces de cet établissement public ? Est-il ce lieu de la « convivencia » ou du vivre ensemble comme on le définit parfois46 ? Et quelle est place des tributaires au sein du bain ? En outre, si le ḥammām est souvent considéré comme une annexe de la mosquée47, il est nécessaire d’examiner plus précisément le lien entre cet établissement profane et le lieu de culte musulman. Enfin, la présence du bain au sein des forteresses conduira à analyser le rapport entre le complexe balnéaire et le pouvoir. De cette manière, nous proposons d’observer avec un regard neuf les différentes fonctions traditionnellement associées au bain, qu’elles soient hygiénique, sociale ou religieuse dans les villes et les villages, les espaces publics comme privés, depuis l’époque omeyyade jusqu’à la période nasride en al-Andalus.
Notes de bas de page
1 Peltre, 2004 : 40.
2 Hugo, 2005 (rééd.) : 322.
3 Said, 2006 (rééd.) : 67.
4 Ibn Manẓūr, 1981 : 1006-1112.
5 Le mot thermae, employé durant l’Antiquité romaine, indique la présence d’espaces chauffés et sert plus généralement à désigner des bains chauds (Rebuffat, 1991 : 23).
6 Il s’agit des bains découverts dans les palais et munya-s de Cordoue (Murillo Redondo, Casal García et Castro del Río, 2004) et Mérida (Feijoo Martínez, 2000, Alba Calzado, 2007 et 2009) ainsi que du bain de Cercadilla (Fuertes Santos et al., 2007) et d’Oreto-Zuqueca (Garcés Tarragona et Romero Salas, 2006).
7 Le bain de Cogollos de la Vega dans la région de Grenade serait édifié, en effet, vers 1530 (Moya Morales, 2004 : 118).
8 Mazzoli-Guintard, 1996 : 8.
9 Ferrá y Perelló, 1890.
10 Gómez Moreno, 1982 (rééd.) : tome I, 136 et 415-418.
11 Muñoz Vázquez, 1961-62 : 108.
12 Amador de los Ríos, 1904.
13 Díaz-Andreu, 2002 : 41.
14 Mélida, 1916.
15 Torres Bálbas, 1942; 1944a; 1944b; 1945a; 1945b; 1945c; 1946a; 1948; 1952a; 1952b; 1954a; 1956; 1957b; 1959b.
16 Fouilles du bain de Celín (Alméria) en 1987 : García López, 1990.
17 Fouilles du bain du Naranjo en 1986-1988 : Salvatierra Cuenca et Aguirre Sabada, 1990 et Salvatierra Cuenca et al., 1990.
18 Fouilles du bain de Caballel en 1986-1989 : Delgado Valero, 1996 et fouilles du bain de San Sebastián en 1988-1989 : Passini et al., 1997.
19 Fouilles du bain de San Nicolás en 1989 : Navarro Palazón et Robles Fernández, 1990.
20 Delgado Valero, 1987.
21 Grupo de Estudio « Urbanismo Musulmán », 1989.
22 Berges Roldán, 1989.
23 Passini, 1995.
24 Fouilles du bain de San Lorenzo en 1997 : Castaño Blázquez et Jiménez Castillo, 2004.
25 Acién Almansa et al., 1999.
26 Fouilles en 2001 : Mileto et Vegas, 2003.
27 Fouilles en 2004-2006 : García González, 2012.
28 Fouilles en 2006 : López Osorio et Torres Carbonell, 2008 et Torres Carbonell, 2010.
29 Fouilles en 2007 : Bordes García et al., 2010.
30 Le bain a été fouillé en 2009 par la société Antea Arqueología y Gestión del territorio S. L. Il n’a pas encore fait l’objet d’une notice dans les Anuarios Arqueológicos de Andalucía.
31 Le bain a été fouillé sous la direction de A. Campos Reyes (Centro Virgitano de Estudios Históricos) en 2014. Il a également été restauré mais n’a pas encore fait l’objet d’une notice dans les Anuarios Arqueológicos de Andalucía.
32 Le bain a été fouillé entre 2000 et 2007 sous la direction de M. Bertrand : Bertrand et al., 2003 et Bertrand et Sánchez Viciana, 2006.
33 Fouilles en 2004 : Arias de Haro et Alcalá Lirio, 2004.
34 Intervention en 2006 puis fouilles en 2008 et 2009 : Arias de Haro et Alcalá Lirio, 2006 ; Gilotte, 2008 ; Gilotte et al., 2010 ; Gilotte et al., 2011.
35 Fouilles en 2007-2008 : Moreno León et Sánchez Gómez, 2008.
36 Fouilles en 2005-2006 : Fuertes Santos et al., 2007.
37 Fouilles en 2000 : Domínguez Berenjeno, 2003.
38 Fouilles en 2000 et 2001 : Garcés Tarragona et Romero Salas, 2006.
39 Le bain a été découvert en 2014 et a été fouillé sous la direction de J. Navarro Palazón (Escuela de Estudios Árabes, CSIC).
40 Fouilles en 2006 et intervention préventive en 2013-2014 à l’extérieur de la maison où est partiellement conservé le bain : Luzia, 2006 et 2008.
41 Fouilles en 2009 : Gilotte, 2009a et 2009b.
42 Nous avons adapté les fiches et les conventions graphiques proposées par le programme de recherche Balnéorient à la spécificité de nos données archéologiques. Ce programme a été soutenu entre 2006 et 2010 par l’Agence Nationale de la Recherche. Il avait pour objectif l’étude du bain collectif dans la Méditerranée orientale de l’époque hellénistique à nos jours. Privilégiant une approche interdisciplinaire, Balnéorient a mis en œuvre des opérations de terrains ainsi que des rencontres scientifiques. Les actes du dernier colloque tenu à Damas en 2009 ont récemment été publiés par l’IFPO : Boussac et al., 2014. Un blog continue à être mis à jour sur l’actualité du bain en Orient : http://balneorient.hypotheses.org.
43 Fili, Capel et Messier, 2014. Les recherches relatives aux bains du Maghreb datent de la première moitié du XXe siècle : Beaulaincourt et Saladin, 1910 ; Marçais, 1926 : 340-344 ; Marçais, 1927 : 558-559 ; Secret, 1942 ; Pauty, 1944 ; Marçais, 1950 ; Terrasse, 1950 ; Meunié et Allain, 1956. Des fouilles menées dans les années 1950 ont été publiées plus tardivement : Golvin, 1965 ; Redman, Anzalone et Rubertone, 1977-1978 et Redman, 1986. Des ḥammām-s du Moyen Âge sont encore en usage dans les espaces urbains, il n’est donc pas aisé de les étudier d’un point de vue archéologique ou architectural. Notons que N. Cherif-Seffadj a réalisé une intéressante étude sur les bains d’Alger à l’époque ottomane (Cherif Seffadj, 2008).
44 Lévi-Provençal, 1950 : 430 ; Torres Balbás 1953 : 103. Parmi les principales publications sur le bain, on pourra consulter à ce sujet : Berges Roldán, 1989 : 35-39 ; Grupo de Estudio « Urbanismo Musulmán », 1989 : 27-31 ; Pavón Maldonado, 1990 : 302 ; Vílchez Vílchez, 2001 : 11.
45 Sur la question des « ruptures » ou « continuités » et de « la transition », voir les riches travaux de S. Gutiérrez Lloret : Gutiérrez Lloret, 1993 ; 1996a ; 1996b ; 1998 ; 1999 ; 2008a et 2008b et Alba Calzado et Gutiérrez Lloret, 2008. Le bain n’a jamais fait l’objet d’une étude à part entière dans cette problématique.
46 On pourra voir entre autres à ce sujet : Berges Roldán, 1989 : 15 ; Grupo de Estudio « Urbanismo Musulmán », 1989 : 20 et Pavón Maldonado, 1990 : 361.
47 Marçais, 1961 : 67 ; Bousquet, 1965 : 20 et Sourdel, 1977 : 142.
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