La « journée des bricoles » et ses conséquences immédiates
26 janvier - 7 février
p. 189-191
Texte intégral
1C’EST dans le n° 15 qu’apparaît le premier compte rendu de la fameuse « journée des bricoles », appelée ainsi pour rappeler le rôle qu’y jouèrent les gagne-petit, porteurs d’eau et porteurs de chaise, utilisant des bricoles ou lanières de cuir, passées à l’épaule, pour supporter les charges qu’ils déplaçaient. Il ne s’agit pas ici de rappeler la façon dont se déroulèrent les affrontements du lundi 26 janvier 1789, ni ceux qui ensanglantèrent les abords du Parlement le lendemain, en paraphrasant le contenu des nos 15, 16 et 17, mais plutôt d’en bien percevoir la signification politique et les conséquences à court et moyen termes.
2En substance, lors de la journée des bricoles, l’aristocratie bretonne a utilisé le petit peuple de Rennes contre la bourgeoisie patriote de la ville et contre l’activisme militant des étudiants en droit et autres jeunes gens devenus les soutiens enthousiastes de la cause du Tiers État. L'objectif est double : d’une part, prouver que le Tiers n’est pas unanime et que la bourgeoisie des corps de ville ne peut prétendre parler au nom de tous les habitants non privilégiés ; d’autre part, il fallait créer des désordres pour justifier les alarmes multipliées à Versailles dénonçant le climat de violence régnant sur la ville, mais aussi disputer la rue à ces jeunes gens conspuant et bombardant de boules de neige tous les renégats du Tiers, partisans du statu quo institutionnel de la province.
3La démarche est classique : utiliser le surcroît de misère entraîné par la hausse du prix du pain et le grand froid qui accable la moitié nord du royaume pour dénoncer l’égoïsme des bourgeois qui ont empêché, par leur boycott, une intervention caritative des États de la province. Ils ont fait passer leur ambition politique avant les malheurs de leurs concitoyens plus humbles. Et le petit peuple des « bricoliers » de remercier « Nosseigneurs du Parlement » et d’acclamer la Constitution bretonne. Mangourit, mortifié, déplore la versatilité du bas peuple et considère, dans une formule pour nous très contemporaine, que la Noblesse a dressé « le peuple laquais contre le peuple citoyen ». Cette stratégie « populiste » est sans lendemain du fait de la riposte immédiate des jeunes gens et étudiants en droit qui en viennent aux mains avec la Noblesse dès le lendemain, sans que le petit peuple prenne fait et cause pour les gentilshommes surgis, les armes à la main, de la salle des États où ils se disaient assiégés. Cette riposte est amplifiée par l’arrivée massive, les jours suivants, de plus d’un millier de jeunes gens des autres villes de Bretagne et même de Caen. Les rues sont bel et bien sous le contrôle de la jeunesse bourgeoise, même si elle a dû concéder au commandant de la province que ces renforts déposent leurs armes aux portes de la ville.
4Du coup la Noblesse qui se dit en danger à Rennes, met à exécution une autre de ses menaces : elle désertera massivement la capitale bretonne pour regagner ses châteaux et ruiner tous ceux qu’elle fait vivre, tout en s’efforçant de mobiliser les campagnes contre ces bourgeois qui préparent le terrain à la gabelle et aux pasteurs huguenots envoyés par Necker ! Mais, aux portes de Rennes, les paroisses rurales soutiennent les patriotes et les jeunes gens célèbrent la modération du commandant militaire qui oblige les nobles à évacuer la salle des États. Et de fait, l’arrivée des premiers détachements militaires attendus par la Noblesse ne semble pas suivie d’une quelconque répression contre l’activisme des jeunes gens. Pourtant ces derniers tiennent à l’École de Droit une véritable diète de la jeunesse patriote et se lient, par un serment d’entraide politique et militaire en cas de coup de force aristocratique sur la province. Il s’agit, une fois encore, de faire pièce aux initiatives de la Noblesse mais du coup la Bretagne se dote d’une milice paramilitaire qui anticipe largement sur la création de la Garde nationale et permettra d’épargner à cette province les affres et parfois les violences de la Grande Peur.
5Donc, importance du rôle politique d’une classe d’âge qui nous rappelle que La France du XVIIIe siècle connaît un essor démographique important, en passant d’environ 20 millions d’habitants en 1720 à environ 27 millions en 1790, soit une augmentation de 25 % en 70 ans ! La Bretagne est une des provinces les plus densément peuplées du royaume et même si sa population stagne dans les deux dernières décennies qui précèdent la Révolution, les jeunes hommes (18-25 ans) y constituent une classe d’âge fournie et plutôt portée aux solutions radicales dans les deux camps.
6La lecture attentive du Héraut de la Nation prouve que la Noblesse bretonne s’obstine à vouloir préserver le statu quo provincial, persuadée que la solidarité de la Noblesse et le prestige des parlements vont encore obliger le roi à revenir sur l’arrêt du 27 décembre 1788 accordant le doublement de la députation du Tiers. Elle croit pouvoir bénéficier de l’appui des pauvres et presque pauvres, toujours inquiets de la hausse des prix et de l’impôt. Elle ne peut pas imaginer que le Tiers n’est plus un comparse dans l’affrontement entre Noblesse et absolutisme mais en est devenu l’arbitre qui décide, à son avantage, de changer la règle du jeu. Les affrontements du 27 janvier sont ambigus, on se bat pour ou contre le statu quo des États de Bretagne, mais la pression des jeunes gens de toute la province contraint la Noblesse à évacuer la ville et, à terme, à se cantonner dans une abstention stérile. Alors que le boycott des États de Bretagne par le Tiers aboutit à leur suspension provisoire, celui que la Noblesse bretonne décide à l’encontre des États Généraux n’empêchera pas leur tenue. Le combat a changé d’échelle, les enjeux également et une partie des leaders du Tiers en est déjà pleinement conscient, en particulier Le Chapelier et Lanjuinais qui inspirent la lutte du Tiers État à Rennes.
7Ajoutons encore que l’élan de solidarité militante des jeunes gens de la province débordant jusqu’à Angers, Caen et Poitiers, entraîne un commentaire curieux de Mangourit dans le n° 19 du Héraut : l’extrême générosité et la bravoure de ces jeunes gens laissent augurer de leur patriotisme et loyalisme à l’égard de Louis XVI dans les guerres que nous imposera l’état de l’Europe. L'ancienne fidélité de la Noblesse à l’égard de son roi n’existe plus mais est remplacée par un patriotisme profond des meilleurs éléments du Tiers qui vont désormais constituer l’assise formidable de la gloire du roi de France. Mangourit nous rappelle donc l’existence, dès l’hiver 1788-1789, d’une sorte de nationalisme latent qu’une historiographie trop préoccupée de rupture socio-économique a gommé mais qui permet de comprendre l’émergence ultérieure de la « Grande Nation » liée à l’efficacité militaire et à l’enthousiasme révolutionnaire des jeunes cadres bourgeois qui ont constitué l’armature des armées de la République.
8Pour terminer, lisons attentivement encore dans le n° 18, le très beau texte de l’intendant de M. de Châteaugiron, M. Bertin, qui reprend le terme du retard économique flagrant de la province et l’attribue à la mainmise d’une Noblesse qui a toujours fait passer ses intérêts particuliers avant l’intérêt général, et donc disqualifie cet ordre lorsqu’il se prétend le défenseur attitré de la Bretagne et de ses habitants.
9Le n° 20 est consacré aux événements du Languedoc et du Vivarais et prouve que la situation du Tiers n’y est guère meilleure qu’en Bretagne ; c’est répondre à la nécessité pour le Tiers de constater l’universalité des principes qu’il défend et la nécessité de poursuivre le combat exemplaire si largement entamé.
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