Les Imitations de la Sentinelle
p. 47-50
Texte intégral
1LE succès du pamphlet entraîna l’apparition, dans les deux camps, d’imitations, du moins par le titre, reprenant l’image symbolique de la sentinelle. C’est dire qu’elle correspondait à une réalité profonde de la situation politique, plus particulièrement de celle du Tiers État. Celui-ci était composé d’une minorité bourgeoise que son instruction, sinon sa culture, mettait en état d’accéder à l’information que diffusaient libelles et gazettes, ouvrages et brochures plus modestes. Mais les gros bataillons du Tiers, soit pas loin de 90 % de ses effectifs, surtout dans le monde rural, participaient de la seule culture orale et d’une information politique où la rumeur, les généralisations hâtives, le poids de l’expérience vécue ou rapportée jouaient un rôle déterminant. D’où la nécessité d’une sorte de parrainage idéologique du bon peuple par les différentes strates de la minorité bourgeoise qui revendiquaient la fonction de guide, de sentinelle, de héraut ou plus simplement d’ami du Peuple, en particulier par le biais d’imprimés dont on espérait que la minorité des lecteurs d’origine populaire ferait le commentaire auprès de la masse des illettrés.
2Le fonds révolutionnaire de la Bibliothèque municipale de Rennes possède quelques exemples de ces publications satellites et il nous a semblé judicieux de les joindre pour restituer le plus fidèlement possible le climat polémique qui sévissait à Rennes dans les dernières semaines de l’année 1788.
La Confession de la Sentinelle
3Le Héraut de la Nation attribue à Volney l’unique numéro de cette publication qui est précédé de la même dédicace aux professions composant le Tiers État que la Sentinelle du Peuple. Le contenu est une sorte de commentaire exaltant le message de la Sentinelle et dénonçant une fois de plus les tentatives de séduction des députés du Tiers aux États de Bretagne par ces Messieurs de la Noblesse. Mais s’y ajoute un nouvel argument en faveur du combat que doivent mener les représentants du Tiers État : ce que la classe moyenne de la Noblesse a pu faire, à l’intérieur de son ordre, en dépossédant les barons de leur monopole des places honorifiques et lucratives dans l’administration des États, le Tiers peut le faire au détriment de la Noblesse en imposant, lui aussi, la loi du nombre. Et quand bien même le roi dissoudrait l’Assemblée des États, ils renaîtront dans une forme plus favorable au Tiers État.
Le Cousin de la Sentinelle du Peuple
4Même dédicace que La Sentinelle du Peuple et que La Confession, ce qui inciterait à y voir encore une production de Volney, même si l’auteur prétend, comme l’indique le titre, n’être qu’un parent de la Sentinelle, préoccupé de savoir si son cousin est aussi fou que le prétendent ses ennemis. Ce qui militerait pour cette hypothèse, c’est que l’essentiel de ce texte est constitué par un rappel détaillé de ce que paie comme impôt le Tiers État breton, ainsi que les autres charges qui lui incombe, en totalité. Exposé méthodique qui n’avait pas été fait dans La Sentinelle du Peuple et que Volney a cru nécessaire pour renforcer son argumentation. Il ne s’agit pas d’abolir la Noblesse, dont la présence est nécessaire dans une monarchie, mais d’établir plus d’équité dans la répartition des charges et des honneurs et que pour cela il faut en finir avec le vote par ordre lors de la session des États.
La Sentinelle de la Noblesse
5Volney en parle dans le numéro quatre de la Sentinelle et lui reconnaît un certain talent tout en regrettant l’ambiguïté de son titre qui pourrait laisser croire que ce libelle serait favorable à la Noblesse bretonne. Les deux numéros de ce pamphlet périodique ont la forme d’un dialogue entre plusieurs personnages incarnant les composantes sociales de l’opinion favorable au Tiers. La présence d’un bourgeois de Paris dans cet échantillon révèle la conscience qu’ont les provinciaux de la spécificité du climat politique de la plus grande ville du royaume. Il apprend à ses interlocuteurs bretons qu’à Paris, un petit gentilhomme n’est rien s’il n’a pas un talent particulier qui lui permette d’être distingué. Et si la Sentinelle de la Noblesse veut défendre son ordre en vantant son patriotisme en faveur des intérêts de la province, on lui rétorque qu’il s’agissait toujours et avant tout des intérêts propres de la Noblesse, et l’on dénonce son culte frénétique de la différence.
6Le début du numéro deux est particulièrement bien venu. C’est une requête de la Noblesse à Saint Winoch, un vieux saint breton au sang bleu que l’on préfère solliciter plutôt que Saint Pierre, trop plébéien. Il faudrait qu’il obtienne un coin à part au paradis, réservé aux aristocrates bretons pour leur éviter de côtoyer les roturiers. Puis le personnage dénommé « le politique », revenant sur la réforme des États de la province, suggère qu’on utilise le vote par ordre pour définir le montant des impôts consenti au souverain, et par tête pour la répartition de ce même montant entre les ordres.
7L’appartenance à la Noblesse de la Sentinelle est découverte enfin de libelle et on lui conseille de quitter la ville pour éviter d’être malmenée par les jeunes bourgeois bien décidés à lui prouver qu’on n’est plus au temps de Philippe le Bel !
8C’est la confirmation du rôle des jeunes gens en tant qu’aile radicale et militante du Tiers breton, mais c’est la preuve aussi que certains éléments du Tiers accepteraient le compromis du double vote pour éviter les conséquences imprévisibles d’une rupture entre nobles et roturiers ou encore la suspension définitive des États !
Le Caporal
9La présentation du pamphlet laisse entendre qu’on prévoyait plusieurs numéros, mais nous n’en possédons qu’un. Hauteur se présente comme un correspondant de la Sentinelle, donc confirmation d’un réseau local de sympathisants, et la félicite d’avoir dénoncé l’iniquité de la répartition des impôts telle que les États de la Province l’ont toujours entérinée. À ce scandale il faut ajouter celui d’une haute justice dont les obligations sont rejetées par des seigneurs qui continuent néanmoins à percevoir les droits destinés à les financer. C’est le roi qui s’est substitué aux seigneurs mais cela coûte cher et la justice s’est éloigné du justiciable. Ajoutons à cela la partialité d’un Parlement de nobles, à la fois juge et partie, qui laisse impunis des crimes détestables commis par d’autres nobles. Le ton de la Sentinelle est peut-être trop léger, il faut que le Tiers refuse de continuer à subir la loi d’une poignée d’individus vains et cruels. Il faut imposer à la Noblesse le respect d’une loi identique pour tous.
10En résumé, un ton moins enlevé que celui de La Sentinelle, mais avec le même objectif de déconsidération systématique de la Noblesse. Acharnement qui complète effectivement le réquisitoire de Volney tout en proférant des revendications que l’on retrouvera dans les cahiers de doléances et qui aboutiront à la grande réforme judiciaire de 1790.
La Véritable Sentinelle du Peuple
11Volney en parle dans La Sentinelle et la dit rédigée par un abbé défendant les prérogatives et privilèges de la Noblesse. L’argument de fond est l’union nécessaire des membres d’une même famille pour défendre ses droits fondamentaux. Hier les Bretons, tous unis, ont résisté au coup d’autorité d’un ministre qui trompait le roi pour assouvir sa soif immodérée de pouvoir, et les trois ordres se félicitaient du retour de l’empire des lois. Brutalement, un revirement de l’opinion du Tiers État le dresse contre la Noblesse, ce sont évidemment les vaincus de la veille qui cherchent à se venger. C’est le même combat qui continue. On prêche le retour à l’égalité primitive, mais c’est le despotisme ministériel qui parle ainsi et on ne devrait pas être dupes ni écouter les « vils émissaires » occupés à nous tromper.
12Un seul ordre veut imposer sa volonté aux deux autres et, par-delà la Noblesse, c’est à la Bretagne que l’on s’en prend car la Gabelle nous sera imposée ! Le grand mot est lâché qui épouvante le peuple, et sans que l’on évoque jamais le rôle de ces États Généraux que l’on convoque et réunit pour le printemps prochain. Hauteur en reste aux limites de la province et cite Mably sur l’affaiblissement de ceux qui favorisent leurs propres divisions. Et les affrontements actuels ne sont que la conséquence d’une même politique des rois qui, depuis deux siècles, ont volontairement affaibli les « diètes provinciales ».
13La lecture de La Sentinelle du Peuple et d’une partie des publications que son succès a suscitées démontre qu’en cette fin d’année 1788, les protagonistes du conflit autour des États de Bretagne participent d’une sorte de dialogue de sourds. La Noblesse voit en Necker une nouvelle version du despotisme ministériel en train de manipuler les roturiers contre la Noblesse dont il veut se venger, alors que pour le Tiers, la convocation des États Généraux et celle des États de Bretagne sont devenues l’occasion de poser la question du privilège, de sa propre capacité à participer à la gestion du royaume et donc de la nécessité de définir une nouvelle légitimité politique. La Noblesse bretonne continue de raisonner dans le cadre de ce que les Historiens ont pris l’habitude d’appeler la Pré-Révolution alors que le Tiers a déjà basculé dans une logique qui est celle de la Révolution, de la souveraineté nationale et de l’égalité citoyenne.
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