Volney, La Sentinelle du Peuple
Novembre - Décembre 1788
p. 13-17
Texte intégral
1PARMI les pamphlets suscités par la mainmise des nobles sur les États de Bretagne, le plus virulent fut attribué par la rumeur public à Volney qui venait de se faire connaître, en 1787, par la publication de son voyage en Égypte et en Syrie qui fut un des grands succès de librairie de l’année. Ajoutons que Le Héraut de la Nation confirme cette attribution dans son numéro 5, tout en précisant que Volney aurait également rédigé le numéro unique de La Confession de la Sentinelle exaltant les mérites de cette même Sentinelle et les dangers courus par son auteur.
2Jean-François Chasseboeuf, qui, au moment de son départ pour l’Orient, en 1783, abandonna son disgracieux patronyme pour celui plus philosophique de Volney (amalgame de Voltaire et Fernay), est né en 1757, à Craon, à quelques encablures de cette Bretagne qu’il rejoint subrepticement en novembre 1788, en prévision des affrontements que ne va pas tarder à provoquer la session des États de Bretagne qui s’ouvre fin décembre 1788. Il y vient, sans doute à l’instigation de Necker, pour épauler le Tiers État breton dans l’affrontement polémique qui l’oppose à la Noblesse de la province. Il affectionne ce type de situation officieuse, ce fut déjà le cas lors de son voyage en Orient et plus tard, sous le Directoire et le Consulat il accomplira, en Prusse et à Turin, d’autres missions du même ordre. Mais on a aucune preuve de cette mission confidentielle sinon les affirmations d’une brochure aristocratique en 1788 et celles plus tardives de Chateaubriand qui, dans les Mémoires d’outre-tombe, dénonce les propos « d’un écrivailleur venu de Paris » et qui « fomentait des haines ». Une ambition naturelle décidée à exploiter sa récente notoriété peut suffire à expliquer l’épisode de La Sentinelle du Peuple.
3En 1788, il a 31 ans. Fils d’un petit robin de campagne, il a des rapports difficiles avec ce père volage dont les infidélités avait abrégé l’existence de sa mère et, après une bonne scolarité à Ancenis et Angers, il sollicite et obtient, en 1775, son émancipation qui lui permet de continuer des études à Paris, muni d’une pension annuelle de 1 000 livres provenant des biens de sa mère. Il abandonne le droit pour la médecine et fait la connaissance d’un condisciple qui deviendra un de ses amis de toujours, Georges Cabanis, qui l’introduit dans les salons de Madame Helvetius et du baron d’Holbach. Il se passionne pour Hérodote et ce qu’on appelait alors l’Orient que la faiblesse du Sultan ottoman face aux appétits russes et autrichiens projette dans l’actualité depuis les traités de 1775. Le démembrement possible de l’Empire turc suscite la convoitise des puissances et la France hésite entre deux politiques : le maintien de l’intégrité territoriale de son allié traditionnel ou la prise préventive de gages substantiels. Vergennes, préoccupé de la revanche contre l’Angleterre en Amérique, veut le statu quo en Méditerranée. Il a besoin d’informations sur la situation exacte des possessions turques en Méditerranée orientale pour contrebalancer de précédents rapports inspirés par Choiseul et favorables à une conquête prétendument facile de l’Égypte. Les objectifs du ministre correspondaient à l’humeur voyageuse de Volney et à son souhait d’en finir avec l’image convenue, romanesque et biblique, de l’Orient à la lumière d’une enquête objective et rationnelle, inspiré de l’esprit encyclopédique et des conceptions historiques de Voltaire, exemple de ce que devrait être un véritable voyage philosophique. Le voyage, scientifiquement préparé – il apprend l’arabe parlé – durera 2 ans, de janvier 1783 à avril 1785 et le livre qu’il en tira, en 1787, fut un énorme succès qui en fit un des membres les plus doués de la cohorte philosophique. Il y démontrait que l’archaïsme de l’Empire ottoman et la misère de ses populations étaient dus au despotisme de la minorité turque, véritable caste guerrière, qui se contentait de faire perdurer son emprise en divisant les peuples sujets et en les maintenant sous le joug d’un système de razzias permanentes liées aux appétits d’une soldatesque brutale et ignorante.
4C’est avec cette expérience qu’il pensait transposable, mutatis mutandis, à la situation bretonne, les nobles étant la minorité turque exploitant sans retenue une province au nom de la raison du plus fort, que Volney arrive à Rennes en octobre 1788. Il était bien décidé à parfaire son personnage dans l’atmosphère politique exaltée de la capitale bretonne en contribuant à démolir, dans les meilleurs délais, tous les faux-semblants et les pseudo gestes patriotiques sur lesquels la Noblesse avait bâti sa réputation de défenseur attitré du bon peuple. Il s’agissait également de préparer sa candidature comme député de Craon aux États Généraux par le bruit que ne manqueraient pas de faire ses pamphlets dans le conflit qui venait de commencer à Rennes.
5Dès le premier numéro de La Sentinelle du Peuple, en date du 10 novembre 1788, Volney proclame la légitimité des exigences du Tiers État breton, sa force irrésistible, conséquence du nombre et du bon droit et lui propose un programme. Le titre même de la brochure traduit le climat de tension croissante des derniers mois de cette année 1788. La guerre est déclarée entre privilégiés et roturiers et ces derniers, qui constituent la masse innombrable du Peuple, c’est-à-dire l’essentiel de la Nation, ont besoin d’un guetteur pour déjouer les trames des nobles. Le triomphe de la Raison suppose une vigilance de tous les instants pour prévenir les effets des sophismes des aristocrates, mais aussi pour dénoncer les idées reçues, les vieux réflexes de déférence à l’ordre établi et pour faire prévaloir les intérêts véritables du Peuple.
6La dédicace qui suit souligne ce qui fait la force du Tiers-État : il rassemble tous les acteurs qui font la richesse de la Nation bretonne par opposition au parasitisme stérile de la Noblesse. C’est ce que confirment avec ironie les premières lignes du texte : un bon gentilhomme ne saurait travailler. Utilité et solidarité sociale, voilà les atouts majeurs du Tiers État et Volney, pour sa part, s’érige en Sentinelle vigilante contre les agissements des mal intentionnés.
7La preuve du complot aristocratique ne tarde pas : la Sentinelle surprend, à la nuit tombée, la conversation d’un trio suspect qui parle d’une lettre écrite à la Noblesse bretonne pour dénoncer l’impuissance de l’Assemblée des notables et la jolie des prétendus États du Dauphiné qui, à Vizille, ont réclamé pour les prochains « États Généraux » le doublement de la représentation du Tiers et le vote par tête. Et les conspirateurs de parler d’une ligue des nobles, comme deux siècles plus tôt, pour écraser la canaille. Mépris et duplicité, c’est en quoi consiste la prétendue défense de l’intérêt général dont continue de se réclamer la Noblesse bretonne.
8Face à cette fausseté arrogante, Volney campe la bonhomie innombrable et toute puissante du Tiers qui pourrait d’une chiquenaude écraser la poignée de parasites qui l’opprime et le méprise tout à la fois. C’est donc déjà l’argument massue des « patriotes » du Tiers, l’argument de la statistique que développera quelques semaines plus tard Sieyès dans son célèbre pamphlet : Qu’est-ce que le Tiers État ? Le Tiers est tout, il est la Nation et doit en prendre conscience. Argument fondamental qui annonce la Révolution de la souveraineté accomplie en mai 89 quand le Tiers et ses alliés se proclament Assemblée Nationale. Et donc, dès novembre 1788, la Sentinelle exalte la seule stratégie capable de faire triompher les « patriotes » : solidarité et unanimité du Tiers État dans l’exigence des réformes.
9Les trois numéros suivants, datés du 20 novembre et des 5 et 15 décembre, forment une autre étape de la démonstration. Après avoir célébré la toute puissance d’un Tiers État unanime et vigilant, il s’agit de démonter la stratégie de la Noblesse. Elle s’efforce d’inquiéter les roturiers en les menaçant des foudres du Parlement, elle s’efforce de les diviser en continuant de proclamer la nécessité « patriotique » de l’union des ordres face au despotisme ministériel de Versailles. Pour la Noblesse, le conflit suscité par l’organisation des États Généraux n’est qu’un nouvel épisode de la lutte contre le despotisme ministériel, y voir autre chose fait le jeu de Necker qui veut augmenter les impôts de la province et introduire la gabelle en Bretagne !
10Le n° 2 vise justement à sortir du cadre de la seule Bretagne. Par le biais classique d’une métaphore, la Sentinelle évoque le sort, près de Paris, d’une grande dame à la constitution délabrée et que les médecins, jusque-là, ont été incapables de rétablir, au point qu’on peut se demander s’ils le souhaitaient vraiment. C’est rappeler que le conflit breton n’est que l’exacte réplique de ceux qui minent le royaume tout entier : réforme du règlement des États Généraux et équité fiscale.
11Après avoir rappelé la nature véritable des enjeux, Volney revient encore et toujours sur l’objectif permanent de la Noblesse bretonne : maintenir à tout prix son emprise sur la province. C’est la vérité profonde de son pseudo dévouement à l’intérêt général. Une prétendue lettre secrète, destinée à toute la Noblesse bretonne, dont la Sentinelle surprend le contenu, permet à Volney de démasquer encore une fois les intentions réelles du parti aristocratique, dans un passé récent comme dans les mois à venir : diviser le Tiers, le convaincre de conserver les vieux usages, le séduire par les apparences d’une considération feinte à son égard. Mais la réalité, c’est le chevalier de Guer regrettant de ne pouvoir sabrer la canaille comme au temps de Philippe le Bel. L'obstination des municipalités de Rennes et de Nantes à délibérer en faveur des réformes nécessaires exaspère la Noblesse qui parle de traîner tous ces meneurs devant le Parlement.
12Dans le n° 3 apparaît un élément essentiel de la démonstration : le noble dauphinois applaudissant les positions réformistes de son ordre lors de l’assemblée de Vizille ; il est la preuve qu’un noble peut se convertir à la philosophie et trouver scandaleux les comportements et assertions de la Noblesse bretonne. Ce personnage fait le constat de l’arriération de la Bretagne : rareté des routes, délabrement des villes, misère des campagnes. Il en rend responsable le despotisme de la Noblesse et l’on retrouve la forme et le fond du diagnostic que Volney venait de faire de l’indéniable déclin de la puissance ottomane.
13Le n° 4 revient sur le prétendu droit de tous les nobles, dès leur majorité, à siéger aux États de la province. Après avoir constaté qu’à la naissance le médecin ne saurait distinguer un enfant noble d’un roturier, que donc ni la Nature, ni même l’Histoire ne justifient une telle prétention, la Sentinelle abandonne son ton badin pour en appeler à la révolte du Tiers État qui doit imposer le changement de la Constitution de la province, changement que le roi ne pourra qu’avaliser. Il ne faut pas s’obstiner à vouloir faire du neuf avec du vieux ! Il faut araser la présente Constitution plutôt qu’espérer en amender les tares les plus insupportables. Pour imposer cette liquidation, il faut que le Tiers fasse bloc et soutienne la totalité du programme des patriotes. Le combat des 42 députés du Tiers sera bien plus lourd de conséquence que le fameux combat des Trente dont continuent de se gargariser nos nobles bretons !
14Donc, une indéniable radicalisation des propos de la Sentinelle, apparemment liée au sentiment que la situation n’évolue pas et que la Bretagne ne prend pas le chemin du Dauphiné ! Le cinquième et dernier numéro, le jour de Noël, à la veille de la réunion des États, s’achève sur une angoisse presque tragique. Si la Sentinelle se félicite du nombre des imitateurs qu'elle a suscités, son sort n’est guère enviable. Le froid terrible de cet hiver 1788-89 l’a clouée au lit et le Parlement continue de vouloir la jeter en prison ! Et si la Sentinelle s’esbaudit encore de l’anecdote des chanoines et des lanternes de Tours, elle s’interroge sur les chances de voir la Noblesse bretonne imiter celle du Dauphiné et céder enfin aux lumières de la Raison. Le pamphlet s’achève sur l’évocation sinistre des noirs nuages de la guerre civile accumulés sur la province et qui pourraient crever si la Noblesse s’obstinait dans son refus de toute réforme, d’autant que le peuple, dans sa misère, n’a plus rien à perdre, sinon la vie.
15La Sentinelle, observateur bien informé, intelligent, connaissant depuis longtemps les réalités complexes de la société bretonne, constate que la situation est devenue explosive : les jeunes bourgeois de la province forment déjà des corps de volontaires armés et déterminés, la masse des paysans est désormais sensible aux arguments les plus radicaux contre les droits féodaux !
16La conclusion est claire et prémonitoire, la Bretagne est menacée de devenir un foyer de guerre civile car la Noblesse n’y veut rien céder et mettra tout en œuvre pour maintenir sa suprématie. En fait, la lucidité de Volney, sa propre radicalisation au fil des numéros du pamphlet, lui font pressentir les journées des 26 et 27 janvier 1789 et peut-être, au-delà, les violences contre-révolutionnaires qui embraseront le grand Ouest, dans la mesure où la réalité sociale et culturelle des environs de Craon n’est guère différente de celle de la Bretagne et qu’il réalise que l’enchaînement de la conjoncture politique ne laissera pas le temps aux « Lumières » de pénétrer cette réalité pour la transformer suffisamment.
17Ce commentaire trop politique de La Sentinelle du Peuple a tendance à gommer l’ironie acerbe de la plupart de ses pages. La démonstration s’accompagne d’anecdotes qui révèlent la brutale réalité du mépris et du cynisme intéressé de la Noblesse. La verve polémique de Volney est indéniable et devient une arme dans le combat qu’il mène : le talent est du côté de la roture et contribue à discréditer davantage encore les prétentions boursouflées d’une Noblesse uniquement préoccupée des ramifications de ses arbres généalogiques et des prébendes qu'elle peut en espérer à Versailles ou à Rennes.
18Outre La Confession de la Sentinelle, figurant dans le présent recueil, Volney publia encore d’autres libelles comme le Petit Prône aux roturiers, Lettre d’un solitaire philanthrope et surtout La lettre de M. Chasseboeuf de Volney à M. le comte de Serrant, un des leaders de la Noblesse angevine. C’est que désormais il est passé à la seconde phase de sa démarche politique : se faire élire député du Tiers dans la sénéchaussée d’Angers. Il a dû quitter Rennes au moment des affrontements de la fin janvier et arrive en Anjou avec la réputation sulfureuse d’avoir mis le feu aux poudres dans la capitale bretonne. Le Parlement d’Angers le poursuit pour ses nouvelles brochures et assure ainsi son élection le 19 mars suivant. Jean Gaulmier, dans sa biographie, rapporte ce portrait dû au lieutenant général du présidial d’Angers qui venait, lui aussi, d’être élu comme député du Tiers :
« On a nommé pour deuxième un particulier (je dis ceci à Votre Grandeur sous le secret de la confiance paternelle) qui pourra peut-être bien faire du bruit aux États : c’est un sieur de Volney dont le Parlement vient, depuis quinze jours, de faire brûler les ouvrages. Cet homme a un talent extraordinaire pour se faire des partisans ; il restait sur sa chaise, immobile, et nos habitants des campagnes allaient lui demander mystérieusement qui ils devaient nommer ; il est, en général, adoré ou détesté ; les honnêtes gens gémissent d’un choix semblable, qu’on qualifie de scandale... Il est impossible de le faire céder sur rien, et ses idées sont aussi exaltées que son caractère. »
19Apparemment, le séjour de Volney à Rennes a raidi le personnage dans ses convictions, il est vrai qu’on s’émeut facilement à Angers de la logique contestataire de ce député qui n’hésite pas à menacer l’aristocratie d’une jacquerie des plus pauvres si elle n’abandonne pas l’essentiel de ses droits féodaux ! La Révellière-Lépeaux, autre député du Tiers angevin, nous aide à parfaire le portrait de notre pamphlétaire en évoquant leur départ pour Versailles :
« Volney, mes deux amis et moi, écrit-il, nous partîmes ensemble. La hardiesse de nos opinions frappait tous les Angevins qui s’accordaient à croire qu’il ne nous reverraient jamais et que nous étions destinés à périr dans les cachots de la Bastille. »
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