Postface. Aménager : pourquoi, au bénéfice de qui et à quel prix ?
Les enseignements de dix-sept études de cas et de quelques autres
p. 275-291
Texte intégral
1Ainsi que Patrick Fournier l’annonce et le justifie dans l’introduction, les études réunies dans ce livre, si elles concernent toutes une forme d’aménagement territorial, dépassent très largement ce qu’il est convenu d’appeler, depuis l’après seconde guerre mondiale, « l’aménagement du territoire ». Dans cette dernière formule, si le singulier d’« aménagement » ne signifie nullement qu’il s’agisse d’un seul aménagement, celui de « territoire », en revanche, marque le caractère national et centralisé de la démarche : c’est bien le territoire français qu’il s’agit d’aménager, d’équiper, de valoriser, dans une démarche d’ensemble coordonnée depuis Paris1.
2Les aménagements étudiés ici vont bien au-delà de cette acception très contemporaine. Ils portent sur des territoires de nature et de taille variées ; ils ne couvrent jamais l’ensemble du territoire national. Le territoire considéré peut être une région, une montagne, une forêt, un fleuve ou un bassin fluvial, un littoral, une plaine ou encore une ville. Les temporalités des cas étudiés varient tout autant, allant du temps assez court (quelques dizaines d’années) au temps long (quelques siècles) ou même très long, dans un cas (du néolithique à nos jours), et concernent des époques différentes. La sur-représentation de la période contemporaine n’est pas un choix. Elle reflète pour une part la nature de la recherche qui se fait, mais aussi une segmentation disciplinaire entre historiens et archéologues que les uns et les autres peinons à surmonter – les archéologues tendant à ne pas répondre aux appels à contribution des historiens, et réciproquement.
3Le corpus examiné ici présente aussi, par construction, un biais qui mérite d’être souligné. Une étude des aménagements qui se voudrait réellement représentative de l’ensemble des aménagements réalisés par le passé devrait inclure des cas qui n’ont pas posé problème : ceux qui ont réussi, ceux où les avantages de l’aménagement l’ont nettement emporté sur les inconvénients et ont été équitablement répartis entre toutes les parties prenantes, ceux qui ont fait l’objet d’un consensus… On pense, par exemple, à la construction de routes ou au percement de tunnels qui ont considérablement raccourci les distances et simplifié la vie de populations isolées, à l’amenée de l’eau au robinet, du gaz « à tous les étages » ou de l’électricité dans les campagnes… De ces aménagements dont personne ne conteste qu’ils aient été profitables aux communautés concernées, il n’est pas question ici. Les cas étudiés se sont tous, au contraire, avérés plus ou moins problématiques, voire catastrophiques. Il s’agit évidemment d’une réaction à la tendance antérieure qui consistait, comme Patrick Fournier le rappelait dans l’introduction, à présenter l’histoire des aménagements comme une succession linéaire de progrès incontestables. C’est précisément cette vision que les auteurs de ce volume ont interrogée, et c’est donc par construction qu’ils se sont plus intéressés aux échecs et aux problèmes qu’aux succès. Mais pas plus que l’idée de progrès n’aurait dû occulter la complexité des effets des aménagements, l’examen des cas problématiques ne doit faire oublier ceux qui ne le sont pas.
4Les cas étudiés ici nous permettent aussi de nous garder de l’idée que les entreprises d’aménagement, même drastique, de l’environnement, soient une chose récente. Les tentatives de l’homme pour modifier, « commodifier » substantiellement son environnement sont aussi anciennes que l’homme lui-même, les techniques disponibles à un moment donné ou d’autres facteurs (politiques, démographiques) marquant leurs limites – mais de façon non linéaire, là encore. Les techniques modernes, en démultipliant les possibilités, ont pu donner aux aménageurs un sentiment de toute-puissance inconnu auparavant et leur faire perdre, parfois, toute mesure. L’impact des aménagements réalisés au cours des deux à trois derniers siècles est ainsi sans commune mesure avec ceux des périodes antérieures. Néanmoins, au-delà de grandes différences, somme toute attendues, l’examen d’aménagements réalisés au cours de périodes différentes présente l’avantage de mettre en valeur les constantes, et l’on va voir qu’il en existe.
5L’objectif de l’historien qui étudie les aménagements ne peut évidemment pas être de déterminer, a posteriori, quelles furent les « bonnes » ou les « mauvaises » entreprises, celles qui étaient « légitimes », ou « raisonnables », et celles qui ne l’étaient pas. Il est plutôt de montrer leurs fondements, leurs présupposés, leurs objectifs, et les conditions dans lesquelles elles furent réalisées. Il est aussi d’en identifier les initiateurs, individuels ou collectifs, les similitudes ou les divergences d’intérêt qui ont poussé ces derniers à se grouper ou au contraire à s’opposer. Il est enfin d’en mesurer l’impact social, écologique, économique, mettant à profit le recul dont bénéficie l’historien pour en évaluer les effets à moyen et long termes et les mettre en regard de ceux que les contemporains avaient prévus. L’historien doit également tenter de dire à qui, à terme, ont profité les aménagements, si profit il y a eu. L’évaluation de cet impact social apparaît particulièrement important. Comme le remarque l’anthropologue M. Cernea, les modèles utilisés aujourd’hui pour l’évaluation de l’impact et des risques liés aux aménagements sont relativement performants sur les plans financier, géologique ou technique. Mais quand ils n’ignorent pas totalement les risques sociaux, ils les évaluent très mal ou les considèrent comme des effets secondaires inévitables auxquels on tentera de remédier a posteriori2. Montrer l’importance de l’impact social des aménagements réalisés par le passé est donc une des tâches de l’historien, une tâche qui pourrait aider à les penser à l’avance et non après que le mal est fait.
6En procédant par comparaison, on peut aussi chercher à identifier des façons de procéder ou des circonstances qui seraient, plus souvent que d’autres, gages de succès ou d’échec de l’aménagement. Quoi qu’on en dise, l’histoire ne donne pas de leçons qu’il suffirait d’appliquer pour bien faire, mais elle donne à penser, notamment en matière de définition et d’usage des « ressources naturelles » ou de mise en œuvre de techniques, décortique les mécanismes à l’œuvre, les effets qu’ils induisent et peut, par ces biais, aider à la prise de décision. Les catégories « succès » ou « échec », « consensuel » ou « conflictuel » ne sont au demeurant pas étanches. D’abord parce que ce qui est échec pour certains protagonistes peut être succès pour d’autres, et que beaucoup dépend donc de l’angle d’observation. Ensuite parce que quantité d’aménagements initialement conflictuels sont devenus plus consensuels au fil du temps. Par accoutumance, par fatalisme, parce que les inconvénients apparus avec eux ont été solutionnés, par reconnaissance que les avantages l’ont finalement emporté sur les inconvénients…
Aménager : quelles motivations, quels enjeux ?
7Ces quelques remarques méthodologiques étant faites, que nous apprennent les contributions réunies ici – et les autres cas connus, que l’on n’hésitera pas à évoquer si besoin – quant aux motivations des hommes qui entreprirent des aménagements importants, tout d’abord ? Contrairement à ce que l’on pourrait penser spontanément, ces motivations sont d’une grande diversité.
8On peut d’abord, et c’est à l’évidence le cas le plus fréquent, aménager pour tirer le meilleur parti possible de « ressources », ou de ce que l’on a défini comme tel pour la circonstance3. La « mise en valeur » de la terre (terminologie qui rappelle à quel point la terre non exploitée par l’homme fut longtemps considérée comme étant sans valeur), fût-elle pentue et caillouteuse, comme dans la montagne libanaise, excessivement humide, comme dans le Padouan médiéval, ou occupée par un fleuve que l’on espère contraindre à se contenter d’un chenal plus étroit de façon à profiter de l’espace de son lit majeur, réputé superflu, est le cas le plus fréquent ; mais l’on parle aussi de « mettre en valeur » un espace particulier (les alpages, la Guyane) ou une eau, réputés être restés jusqu’alors « vides » ou « inutilisés » (donc gaspillés). Souvent, c’est une nouvelle terre agricole que l’on espère créer ou dont on espère augmenter la productivité. Mais parfois c’est un autre secteur de l’économie que l’on cherche à développer en aménageant : industrie (en lui procurant de l’eau), commerce (en créant des ports, en permettant la remontée des estuaires par les navires, en ouvrant des routes facilitant le transport des marchandises), tourisme (aménagement sportif ou de plaisance dans les Alpes ou sur les littoraux). S’il s’agit parfois de la simple extension d’une activité préexistante à l’aménagement, dans le cas du tourisme il peut s’agir d’une création ex nihilo, comme les stations de sports d’hiver, le port de plaisance de Santa Monica ou les plages de Los Angeles qui, quelques générations plus tôt, n’intéressaient personne. En Guyane, c’est du peuplement que l’on attend la mise en valeur. Dans tous ces cas, la création d’emplois et de richesse est généralement mise en avant, le type d’emplois attendu, la population à laquelle ils s’adresseront ou les bénéficiaires de la richesse à créer n’étant pas toujours précisés.
9On peut également, et c’est un autre cas fréquent, entreprendre des travaux d’aménagement pour se protéger d’un danger récurrent ou simplement menaçant (inondation, érosion, excès ou manque d’eau…), ou pour prévenir le retour d’une catastrophe survenue après que l’on avait repoussé indéfiniment la mise en place de mesures de protection, généralement faute de moyens financiers, de volonté pour en mobiliser ou de capacité juridique à le faire. Dans ce cas, c’est la sévérité de la catastrophe qui contraint à trouver enfin les moyens d’agir4. Le problème en question peut, au demeurant, découler de précédents aménagements, mal conçus ou mal entretenus, comme dans le Calaisis étudié par Raphaël Morera ou sur le Rhône valaisan, dont les endiguements antérieurs à la période étudiée ici par Dominique Baud-Sadier n’avaient pas eu les effets escomptés mais avaient, au contraire, aggravé la situation, ou encore à Los Angeles, où la création du port de Santa Monica eut des conséquences néfastes sur les plages environnantes. Il peut aussi provenir du non-respect des règles déjà définies, faute d’autorité ad hoc pour s’assurer de leur application. Mais le problème à résoudre peut découler aussi d’éléments indépendants du milieu à aménager, comme la croissance démographique (rivière Los Angeles).
10L’aménagement peut aussi avoir pour but de recréer un milieu ou un paysage existant antérieurement, ou ce que l’on croit avoir été le milieu ou le paysage antérieur. Ce type d’aménagement peut se doubler d’un discours sur la protection de la nature ou sur l’embellissement des lieux. À l’exception peut-être de la création de jardins – mais ils ne furent guère publics avant le XIXe siècle – l’embellissement par principe paraît moins fréquent que l’embellissement par retour à une situation antérieure ayant fait l’objet de dégradation, généralement par exploitation inappropriée ou par négligence. Il est cependant fréquent dans les villes de la seconde moitié du XIXe siècle, comme le rappelle la contribution d’Odile de Bruyn. L’embellissement a ici une fonction sociale et vise à permettre l’accès à l’agrément de catégories peu favorisées, mais les conditions de sa création aggraveront par ailleurs les inégalités sociales.
11Si beaucoup d’aménagements surviennent après une catastrophe ou en réponse à un problème patent, il arrive aussi qu’ils aient lieu avant qu’il ne soit trop tard, comme à la Sainte-Baume, pour laquelle Martine Chalvet montre bien que le maintien d’un écosystème exceptionnel en Provence est dû aux mesures de protection dont la forêt a fait très tôt l’objet.
12Plus rarement, on aménage pour se débarrasser d’un élément naturel jugé inutile (les dunes d’Hyperion à Los Angeles, dont on prétend avoir enfin trouvé la « vocation » en les transformant en carrières de sable), voire encombrant car incapable de satisfaire les besoins humains, comme le fleuve Los Angeles, réputé sans intérêt dès lors qu’il n’était plus suffisant ni pour alimenter la population de la ville en eau ni pour servir d’exutoire.
13Les aménagements peuvent aussi être justifiés par des raisons religieuses, potentiellement associées à une volonté de développer le tourisme, ou encore par un désir de prestige (Rochefort pour la royauté française, Liban pour les communautés locales) parfois doublé d’un discours d’utilité économique ou se cachant derrière lui.
14Les motifs invoqués sont donc divers : inutilité supposée, création de richesses nouvelles, réparation de dommages, « mise à disposition du public » pour le loisir ou l’accomplissement de rituels religieux… L’argumentation justifiant un aménagement fait le plus souvent appel à plusieurs de ces motifs à la fois. Il faut ajouter que la ou les raisons officiellement avancées pour justifier l’aménagement peuvent parfois en cacher d’autres, moins avouables. Le subterfuge n’est pas toujours avéré, mais la présomption peut être forte, et dans certains cas l’historien dispose de documents qui l’attestent. Ainsi l’aménagement d’un canal de décharge de l’Ill, à Mulhouse, fut-il suspecté d’avoir été pensé davantage pour répondre aux besoins des industriels et des propriétaires fonciers que pour protéger les Mulhousiens dans leur ensemble des inondations — sans que Marie Fournier et Nicolas Holleville se risquent cependant à l’affirmer. Dans le cas de Nantes, étudié ailleurs par Geneviève Massard-Guilbaud, on dispose de la preuve écrite que les travaux de comblement des bras nord de la Loire dans la traversée de Nantes, officiellement effectués pour protéger les Nantais des inondations et de l’insalubrité, avaient en fait un autre but : récupérer gratuitement des terrains qui permettraient de faire passer le nouveau tracé de la ligne de chemin de fer. Dans ce dernier cas, l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées écrit lui-même dans un document interne à son administration que cet aspect des choses doit rester confidentiel et que l’argument ne doit pas être utilisé publiquement5.
Acteurs et échelles de l’aménagement
15Le concept moderne d’aménagement du territoire, c’est-à-dire une opération d’une certaine envergure, décidée de façon centralisée à l’issue de propositions faites par un corps technique de l’État ou par des experts ad hoc, donne à tort l’impression que les décisions concernant des opérations d’aménagement importantes ont toujours été prises de cette façon, en une seule fois et par une autorité nationale. C’est pourtant l’inverse que montrent beaucoup des cas étudiés ici. L’aménagement des ports languedociens ou celui de la Vilaine, par exemple, sont des cas où la demande vient de particuliers qui éprouvent le besoin de voir transformer un environnement qui handicape leur activité sans qu’ils puissent, évidemment, effectuer seuls les transformations nécessaires. Bien souvent, l’aménagement ne résulte pas d’un projet conçu globalement, en amont et en une seule fois. Ainsi celui du littoral californien ne résultait-il pas, initialement, d’un plan d’ensemble. Il est le fruit de l’initiative de municipalités qui ne s’intéressaient guère aux conséquences de leurs travaux sur leurs voisines. Ce n’est que plus tard qu’un plan d’ensemble vit le jour, censé prendre en compte l’ensemble des problèmes et des intérêts. L’aménagement est donc souvent le fruit de l’interaction de forces sociales variées, dont les intérêts peuvent concorder ou diverger, on reviendra sur ce dernier point.
16L’aménagement d’un territoire peut se faire de façon progressive et lente, parfois pluriséculaire, comme la construction des murets de la montagne libanaise, qui ne s’est pas faite en un jour mais qui constitue bien, in fine, une forme d’aménagement de l’ensemble d’un territoire, ou dans le cas de la Reyssouze dont l’aménagement fut un processus très progressif. Dans certains cas, comme ceux de Los Angeles ou de Rochefort, le projet peut être bien antérieur à sa réalisation mais avoir été sans cesse repoussé, faute de moyens financiers, de volonté ou de capacité à les réunir. En Guyane, sur vingt-cinq projets d’envergure recensés par Jean-Yves Puyo pour la période 1817-1835, seuls quatre connaissent un début d’application. Souvent aussi, l’aménagement ne se fait pas de façon linéaire mais par étapes, entrecoupées de phases de stagnation, de repli ou d’abandon qui peuvent être dues à l’absence d’une institution en charge de la maintenance, comme dans le Calaisis, à sa défaillance, à l’incohérence des décisions successives, comme dans le cas des sucreries étudiées par Gaëlle Caillet, ou encore à des difficultés financières ou techniques importantes, voire à des événements sans rapport avec l’aménagement lui-même.
17L’aménagement n’est jamais une affaire individuelle. Les parties concernées (volontairement ou non) sont toujours multiples : on n’aménage pas un territoire, si petit soit-il, sans conséquences pour les voisins du site concerné. Comme les raisons qui poussent à l’aménagement, la palette de ceux que l’on pourrait appeler les initiateurs de l’aménagement est variée (autorités publiques de différents niveaux, ingénieurs, hommes d’affaires et industriels, populations voisines, scientifiques et experts en tous genres), la seule constante remarquable étant que l’État apparaît pratiquement toujours à un stade ou à un autre du processus.
18En effet, si l’État national ou fédéral (ici dans le cas de la Suisse ou des États-Unis) n’est pas toujours à l’initiative des aménagements, il est rare qu’il n’apparaisse pas à un stade ultérieur du processus. Il peut le faire à l’appel de populations qui recherchent son appui ou son arbitrage, comme bailleur de fonds, comme législateur susceptible de faire adopter une loi, un plan (plan Neige) ou une réglementation, par préemption des terres (Isère sarde ou alpages), comme maître d’œuvre (sur la Reyssouze) ou encore comme autorité seule capable d’imposer un projet à des communes réticentes, voire franchement hostiles. On pense ici, par exemple, au cas bien étudié de la construction du barrage de Tignes, effectuée en dépit de l’opposition catégorique et répétée des autorités municipales et de la population6. Dans d’autres cas, au contraire, c’est avec le soutien des communes concernées qu’agit l’État, voire même à leur demande expresse, comme dans l’exemple du Calaisis.
19Certains auteurs notent que la réalisation de l’aménagement qu’ils étudient a eu pour conséquence l’appel à une instance gestionnaire de niveau supérieur : passage de la commune à la province ou à la région, par exemple, ou des autorités locales à l’État central. Mais si la réalisation d’un aménagement entraîne souvent une réflexion sur le niveau de gestion approprié, elle n’implique pas forcément le transfert de la gestion à un niveau supérieur. Ainsi Stéphane Durand note-t-il, à propos de l’aménagement du grau d’Agde au XVIIIe siècle, que les divergences quant à la meilleure solution à adopter poussèrent les États de Languedoc à faire préciser par le roi de France à qui incombait la gestion des ports de commerce. Dans le contexte de la réforme du Génie, la gestion des travaux publics revint à l’assemblée provinciale et constitua donc une forme de décentralisation.
Des coûts élevés, des techniques complexes
20Si, comme on l’a dit, les aménagements ne sont jamais une affaire individuelle, ils ne sont jamais non plus une affaire très simple. Sans doute est-ce là encore par construction, puisqu’il ne viendrait à l’idée à personne d’étudier un aménagement mineur, qui n’a posé problème à personne et dont la réalisation a été relativement aisée. Les aménagements étudiés ici sont donc tous des travaux lourds, coûteux, difficiles à mettre en œuvre. Le décalage est souvent grand entre la représentation que les aménageurs se font de leur projet et la réalité de sa réalisation (voir les cas de l’arsenal de Rochefort, des ports du Languedoc, du peuplement de Kourou…).
21Le financement de ces travaux d’envergure pose généralement problème aux États ou aux communautés concernées, qui ne réussissent parfois à les réaliser qu’au prix d’un endettement considérable ou d’une élévation des impôts difficilement supportable par les populations (cas des villages alpins étudiés par A.-M. Granet-Abisset). Lorsque l’État central exerce, par le biais du préfet, son contrôle sur la municipalité et notamment sur les dépenses municipales, comme c’est le cas au XIXe siècle, on peut le voir refuser à une commune l’autorisation d’emprunter des sommes qu’il ne la croit pas capable de rembourser (cas de l’aménagement de l’Ill décrit par Marie Fournier et Nicolas Holleville). Les aménagements sont donc souvent repoussés, parfois pendant très longtemps, ou étalés dans le temps, les travaux jugés les moins urgents étant renvoyés à une date ultérieure – et restant parfois à l’état de projet. Il arrive que des communes aillent rechercher un financement du côté des responsables des problèmes qu’il s’agit de solutionner. Ainsi pour financer le curage de la Reyssouze, le maire de Viriat va-t-il négocier avec son homologue de la ville située en amont. Le plus souvent, la charge est finalement partagée entre divers partenaires, nationaux et locaux, voire particuliers. 50 % des travaux d’aménagement des alpages pour le tourisme sont ainsi mis à la charge des communes. Dans certains cas, cependant, l’État assume la totalité de la dépense : le gouvernement sarde pour l’aménagement de l’Isère, l’État fédéral états-unien dans le cas du fleuve Los Angeles, la confédération helvétique pour le Rhône…
22Les aspects financiers des aménagements sont cependant un sujet qui retient trop peu l’attention des historiens. Nous gagnerions à des études qui chercheraient à évaluer le coût des aménagements, d’une part en prenant en compte les critères retenus par les maîtres d’œuvre mais aussi les coûts « cachés par le temps » c’est-à-dire la répétition des travaux sous des formes différentes (à la recherche de la bonne technique), la restauration ultérieure du milieu, etc. Sans prétendre chiffrer les « services rendus par la nature », les études pourraient aussi tenter d’évaluer avec plus de précision qu’elles ne le font actuellement, et sur le long terme, le « prix écologique » des aménagements.
23Les aménagements ne sont pas seulement coûteux, ils sont aussi techniquement complexes. Les mécanismes naturels en jeu ne sont pas toujours compris au moment où l’on entreprend les travaux, les savoir-faire nécessaires pas forcément maîtrisés. Pratiquement tous les exemples le montrent : pendant longtemps, on décida d’aménager avant de savoir comment on s’y prendrait pour ce faire. À Brescou, en Languedoc, on entreprend la construction d’un môle sans même connaître le profil du fond, selon la technique de la jetée en pierres perdues — qui en l’occurrence ne fonctionne pas. Certains mécanismes de l’hydraulique ou de l’ensablement aussi sont inconnus alors même que l’on entend les contrecarrer. Lorsque commencent les travaux d’aménagement de l’estuaire de la Loire, à la fin du XVIIIe siècle, les dynamiques particulièrement complexes de l’estuaire, soumis à la fois au régime du fleuve et à celui de l’océan, sont inconnues des ingénieurs. Les travaux d’approfondissement engagés sont en conséquence réduits à néant en très peu de temps par l’arrivée de nouveaux sédiments charriés par le fleuve, et l’entreprise, qui se poursuit pendant plus d’un siècle, ressemble au travail de Sisyphe (Stéphane Durand se réfère au même mythe pour décrire les travaux d’aménagement languedociens)7. À défaut d’obtenir l’effet souhaité, la construction des épis et des digues latérales et l’approfondissement drastique du chenal central dégradent en revanche considérablement l’écosystème de l’estuaire ligérien et sapent les fondations des infrastructures nantaises, entraînant l’effondrement des ponts, des quais et des cales. Les ingénieurs ne sont pourtant pas les seuls ni même les principaux responsables du gâchis. Les pressions exercées par les armateurs et des négociants du port de Nantes, qui dirigent la chambre de commerce locale et refusent de collaborer avec ceux du port d’embouchure, Saint-Nazaire, sont à l’origine de l’obstination à poursuivre ces travaux aussi coûteux que vains. Le cas de la Vilaine, décrit par Katherine Dana, est analogue : vingt-cinq ans après les premiers travaux, aucune construction n’a résisté, en dépit de dépenses très importantes. Là non plus, la dynamique du fleuve n’est pas comprise quand les travaux sont engagés. Elsa Devienne note, elle aussi, que les dirigeants des municipalités du littoral californien qui plaident pour la construction d’aménagements ignorent tout (comme leurs ingénieurs au demeurant) de la question de l’érosion. Ils ne découvriront le sujet que lorsque leurs plages, ou celles de leurs voisins, commenceront à se réduire comme une peau de chagrin à la suite de travaux imprudents.
24L’habitude, chez les ingénieurs, de faire appel à des confrères ayant pratiqué ailleurs des travaux de même nature que ceux qu’ils ont à effectuer, est ancienne et pratiquement systématique. Mais l’expérience nationale est parfois insuffisante. L’appel à des ingénieurs issus de pays ayant acquis plus tôt l’expérience requise en raison de leur topographie est donc fréquent. Il n’est guère de ville de littoral ou de zone humide qui n’ait fait un jour appel à des Hollandais. À Bruxelles, c’est à des architectes-paysagistes français que fait appel Léopold II pour les grandes opérations d’assainissement et d’embellissement de la capitale belge. Mais les « spécialistes », ingénieurs, scientifiques ou experts autoproclamés, ne sont pas toujours d’accord entre eux. Leurs différentes théories ou méthodes font parfois l’objet de mises en œuvre successives, au fil des échecs. On tâtonne, on improvise, on imagine des solutions sans toujours chercher à comprendre les règles scientifiques qui régissent le problème que l’on entend résoudre ou sans prendre en compte les objections et les critiques. Stéphane Durand croit cependant discerner, dans les années 1780, un tournant consistant à chercher à comprendre les lois de la nature pour mieux s’en accommoder. En dépit de cette évolution qu’avait déjà notée d’autres historiens des techniques hydrauliques8, pendant longtemps encore certains ingénieurs proposeront des travaux ignorant les mécanismes naturels et sous-estimant leurs capacités à réduire à néant les efforts humains.
25Jean-Yves Puyo s’oppose cependant, pour ce qui concerne la Guyane, à l’idée développée par d’autres auteurs d’une « inconscience » des décideurs, et note que les rapports sur les régions à aménager contenaient souvent des informations d’une grande précision. Ses constations rappellent celles que l’on peut faire sur l’Algérie de la période de la conquête, où des militaires comme des religieux, anticipant le travail des anthropologues du XXe siècle, collectaient des informations fort précises et correctes sur la relation des « indigènes » au milieu9. Ceci, au demeurant, n’empêchait pas les entreprises d’aménagement contestables et pas toujours viables. Pas plus que l’absence du savoir-faire approprié n’empêchait la formulation d’un projet d’aménagement, l’existence de connaissances pertinentes n’empêchait la réalisation d’aménagements qui n’en tenaient aucun compte.
26En métropole, on renonce rarement à un projet, ou alors après bon nombre d’échecs. De cette obstination découlent des dépenses souvent bien plus élevées que prévu. Il ne semble pas, cependant, que le coût de bien des aménagements ait jamais été évalué sur le long terme, c’est-à-dire en prenant en compte les échecs et les réparations nécessaires. Qui pourrait, par exemple, dire ce qu’a coûté l’ensemble des tentatives d’aménagement de l’estuaire ligérien visant à permettre la remontée des bateaux de fort tonnage jusqu’au port de Nantes, et comment la dépense a été répartie ? Ces travaux s’étendirent sur près de deux siècles avant que ne soit mise en œuvre la seule solution viable, qui ne consistait pas à contrecarrer le fonctionnement du fleuve, mais tout simplement à déplacer les activités portuaires vers l’aval.
Les ambiguïtés de l’utilité sociale des aménagements
27Les promoteurs des aménagements les présentent généralement comme « d’utilité publique », une notion à géométrie éminemment variable. La terminologie varie d’ailleurs au fil du temps et des idéologies en vogue (« nécessité publique », « utilité publique », « intérêt général »…). Anne Dalmasso a montré comment, lors de la construction des grands barrages alpins, au début du XXe siècle, on usait d’une terminologie nationaliste qui ne ferait plus recette aujourd’hui : les projets d’aménagement étaient dits alors « d’intérêt national » et les contraintes imposées aux habitants pour leur construction étaient qualifiées de « sacrifice pour la nation ». Le même discours était tenu par les forestiers qui prônaient le reboisement face aux populations réticentes, notamment à cause de la remise en cause du pastoralisme qu’il entraînait dans les zones de montagne. Dalmasso montre aussi comment les résistances étaient intégrées dans le projet même d’aménagement, ce qui permettait de les désamorcer plus facilement : on annonçait que les partisans de l’aménagement allaient avoir à lutter contre les « archaïsmes » et les « préjugés » de toutes sortes. Ceux-ci étaient non seulement prévisibles mais quasiment automatiques, les populations étant réputées ne pas reconnaître par elles-mêmes où était leur intérêt. Il était donc normal de leur imposer une rationalité et une modernité dont elles se féliciteraient un jour10. Ce discours n’est pas propre au XXe siècle, il est ancien et constitutif de l’optique des ingénieurs des grands corps de l’État : de par sa prestigieuse formation, l’ingénieur est celui qui sait ce qui est bon pour autrui, autrui étant par définition incompétent dans ces matières. Il a encore cours aujourd’hui.
28Le problème que posent les notions d’intérêt général ou de rationalité est qu’elles varient selon que l’on vit dans le territoire concerné par l’aménagement ou qu’on le connaît de l’extérieur seulement, selon que l’on vit en amont ou en aval de l’aménagement prévu sur une rivière, selon que la terre qu’on vous retire au profit de l’intérêt général est votre unique source de revenus ou une possession foncière parmi d’autres, etc. La vérité, c’est bien connu, a tendance à changer d’aspect selon le point d’où on l’observe. Anne-Marie Granet-Abisset montre bien comment l’idée de transformer les alpages en domaine skiable découlait de la vision déjà ancienne de la montagne qu’en avaient, depuis le XIXe siècle, les élites des clubs sportifs qui la fréquentaient : les communaux alpins étaient un « terrain de jeu » tout naturel pour les urbains, puisqu’ils n’appartenaient à personne et qu’ils étaient vides. Il était donc rationnel de les « mettre en valeur » pour le bonheur des sportifs et (disait-on) pour la dynamisation d’une économie locale arriérée. Même si une partie des habitants locaux réussirent par la suite à tirer profit d’aménagements qu’ils n’avaient pas appelés de leurs vœux, cette rationalité-là ne pouvait pas être celle des montagnards pour qui un alpage était un lieu de pâture estivale indispensable à l’entretien des troupeaux, et non un espace vide et inutilisé. Le cas de la Reyssouze fournit un autre exemple. Ici, les aménagements initialement effectués en amont s’avérèrent néfastes pour les riverains situés en aval, un problème récurrent dans l’histoire des rivières, qu’il s’agisse d’aménagements, de détournement de l’eau ou de pollution. Dans certains cas, comme celui du Rhône ou de l’Isère étudiés ici par Dominique Baud-Sadier et Jacky Girel, les aménagements pouvaient faire naître une véritable agressivité entre riverains bénéficiaires de l’aménagement et ceux qui se trouvaient lésés par lui.
29Dans bien des cas, on constate que les aménagements ont un impact négatif conséquent sur le milieu : destruction de la biodiversité endémique, de l’équilibre des fonds fluviaux, modification des courants, érosion, envasement, apparition de marais là où la terre était cultivable… Des conséquences aussi sur le paysage, et ceci bien au-delà du lieu de l’aménagement en lui-même. Ainsi celui des alpages pour le ski n’affecte-t-il pas seulement les alpages, mais bien tout le territoire des villages concernés, par la construction de routes d’accès, de parkings, de logements et de commerces, d’équipements de loisir complémentaires… Les aménagements contribuent donc à la construction d’un nouvel environnement, pour le meilleur ou parfois pour le pire.
30Mais s’ils affectent profondément l’environnement physique, les aménagements affectent aussi la vie sociale de façon significative et souvent sous-estimée, voire ignorée. Tout en contribuant comme prévu lors de leur lancement à la dynamisation de l’activité économique, ils peuvent aussi entraîner urbanisation, lotissement, croissance démographique. Autant de phénomènes qui ne sont, en eux-mêmes, ni positifs ni négatifs, tout dépendant des circonstances. Ainsi l’urbanisation et la construction de logements ouvriers sur les terrains rendus utilisables par la construction du canal de décharge de Mulhouse furent probablement des effets positifs de cet aménagement. De même Elsa Devienne considère-t-elle que l’aménagement de la côte californienne s’avéra finalement positif, bénéfique pour l’ensemble des populations littorales qui profitent toutes de la vitalité du tourisme. L’urbanisation et l’augmentation de la population permanente des anciens villages alpins ou des villes créées de toutes pièces en haute montagne posent en revanche des problèmes quant à la sauvegarde des milieux montagnards en raison de la consommation d’espace ou des besoins en eau (qu’il faut parfois faire monter sur place) qu’elles supposent. Anne-Marie Granet-Abisset met en parallèle, de façon intéressante, l’urbanisation liée aux aménagements sportifs et la création de réserves naturelles, qui apparaissent comme leurs contreparties, comme si la main droite luttait contre ce que faisait la main gauche.
31La question foncière est toujours centrale. En amont du processus, par l’impact du prix du terrain sur le choix du lieu de l’aménagement, qui peut empêcher de le réaliser à l’endroit le plus favorable (Rochefort). En aval, par la valorisation du lieu aménagé. L’aménagement a généralement pour effet une modification importante du régime de propriété et un accroissement du prix du foncier, avec les conséquences très importantes de ces deux phénomènes : vente de terrains pour réaliser le profit issu de la hausse du prix de la terre, spéculation (Bruxelles), incapacité des habitants antérieurs à se maintenir dans la zone (loyers trop élevés) donc modification de la nature de la population, etc. Même si l’aménagement concerné a des effets positifs par ailleurs, cet effet-là est particulièrement négatif pour les anciens habitants auxquels on avait auparavant fait miroiter les avantages qu’ils tireraient, en principe, de l’aménagement. Cet effet de fuite des habitants est désormais anticipé et pris en compte dans les opérations de réhabilitation urbaine. Il peut être contrecarré par une maîtrise du foncier par les autorités publiques. Mais parfois aussi, comme à Santa Monica, la hausse du prix de l’immobilier est un effet consciemment recherché et l’aménagement produit l’effet souhaité.
32L’utilité publique étant la seule exception constitutionnelle à la règle de l’inviolabilité de la propriété privée, la question de l’expropriation par l’État est évidemment au cœur de toutes les opérations d’aménagement. Le cas le plus extrême est celui des expropriations visant tout un village dont le territoire est ensuite ennoyé dans le cadre de la construction d’un grand barrage. Virginie Bodon ou Fabienne Watteau ont montré le choc psychologique que constitue le déplacement de tout un village, même lorsqu’une grande attention est prêtée à la question et que tout est fait pour que le relogement des habitants constitue théoriquement une amélioration de leurs conditions de vie11. Les dimensions anthropologiques, les « façons d’habiter », les usages, l’attachement à un lieu chargé de souvenirs ont été longtemps ignorés et leur invocation réduite à un égoïsme borné. On ne s’étonne pas, dans ces conditions, de voir les habitants relogés détourner, à leur façon, ce que l’on a construit pour eux mais sans eux12. Tous les cas ne sont certes pas aussi drastiques que les ennoiements, mais les lieux contribuant de façon significative à la construction des identités, leur modification peut entraîner une rupture de l’osmose antérieure difficilement acceptée par les habitants comme elle peut, au contraire, contribuer à la naissance d’un nouvel équilibre.
33Autre effet social bien connu parce qu’il a concerné la plupart des villes à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la ségrégation induite par le passage des lignes de chemin de fer au travers du tissu urbain. Lorsqu’elles ne sont pas conçues comme celles qui entrent dans Paris, c’est-à-dire terminées par une gare en cul-de-sac – et même parfois dans ce cas lorsqu’elles entaillent profondément le tissu urbain – les lignes de chemin de fer, si elles ne passent pas en tunnel, contribuent toujours à créer une barrière non seulement physique mais aussi sociale entre les deux côtés de la voie13. Le fossé ou la ligne à niveau engendrent des difficultés de circulation, le territoire situé à l’arrière de la ligne de chemin de fer par rapport au centre-ville perdant de sa valeur et devenant parfois un lieu mal famé, peu fréquentable. D’autres aménagements peuvent avoir le même effet : le canal de décharge de l’Ill est dans ce cas. À Los Angeles aussi, la canalisation de la rivière a également eu pour effet la création d’une « zone » réputée peu fréquentable et utilisée comme décor pour films noirs, nous dit Hélène Schmutz.
34La dimension institutionnelle de la gestion de l’aménagement apparaît également importante. Plusieurs auteurs constatent que l’absence d’une autorité généralement nouvelle, spécifique, adaptée à l’échelle naturelle (dans le cas d’une rivière, d’un bassin, d’un littoral) et non aux divisions administratives, en charge de l’élaboration d’un plan d’ensemble puis de la gestion de l’aménagement réalisé, est une garantie d’échec. L’aménagement doit être entretenu et les responsabilités dans ce domaine clairement définies. Si les études d’histoire urbaine ont démontré depuis longtemps la supériorité de la gestion en régie par rapport à la gestion en concession en matière de distribution d’eau, de gaz, de transports publics, les études réunies ici insistent surtout sur l’unicité de l’organisme gestionnaire comme gage de réussite.
35Si bien souvent, l’homme paraît n’accorder aucune importance a priori aux conséquences sur le milieu des travaux qu’il entend mener à bien, celui-ci se charge parfois de faire réaliser aux hommes que l’on ne peut le modifier impunément ni nier ses capacités à mettre en échec les projets des hommes, le cas le plus flagrant de notre corpus étant celui de la Guyane, où après l’échec de la colonisation de Kourou les aménageurs acceptent l’impossibilité à survivre dans les terres basses. L’impact de la déforestation sur la pluviosité et le climat est aussi acté en 1851. En revanche, la végétation luxuriante des basses terres entretient encore largement à cette date les illusions sur leurs capacités agronomiques.
36On n’a pas abordé non plus de façon détaillée, dans cet ouvrage, les contestations des aménagements. Elles n’étaient pas au cœur des questionnements proposés aux auteurs. On voudrait simplement faire ici une remarque de méthode les concernant. Si les conflits sont souvent un angle d’approche intéressant en sciences sociales, une question comme celle des aménagements ne peut être abordée de façon satisfaisante uniquement par ce biais. Plusieurs études révèlent en effet que les conflits, sous leur forme contemporaine c’est-à-dire publique et médiatisée, ne sont pas les seuls révélateurs possibles d’un désaccord à propos d’un aménagement. Pour des raisons qui relèvent de la culture politique, les désaccords ont dû pendant longtemps s’exprimer sous d’autres formes. Anne Dalmasso le notait à propos des barrages hydro-électriques alpins, dont la construction s’est faite, pour l’essentiel, il y a un siècle environ : les conflits mettant en cause le principe même des barrages sont très rares, mais ceux qui concernent les indemnisations liées à la construction de ces barrages, et les conflits sur l’usage de l’eau, sont très nombreux, du moins jusqu’à la loi de 1919 sur le statut de l’énergie de l’eau14. La raison en est qu’ils ne portent pas sur la défense d’une « nature à protéger » mais sur celle d’une « nature ressource » dont vivent les plaignants. Il en va de même, au XIXe siècle, pour les conflits concernant les implantations industrielles polluantes. Les conflits ne portent pas sur la pollution elle-même mais sur l’opportunité qu’elle se produise hic et nunc et l’on chercherait donc en vain des manifestations d’opposition du type de celles de la fin du XXe ou du début du XXIe siècle15. Les oppositions peuvent au demeurant prendre des formes diverses que l’on ne peut qualifier de « contestation » à proprement parler. On peut ainsi montrer que les Nantais des années 1930 étaient très majoritairement opposés aux comblements des bras nord de la Loire dans la traversée de leur ville, contrairement à ce que la vulgate en dit aujourd’hui. Mais les menaces que l’on faisait peser sur eux, le fait que leur avis n’était même pas sollicité par les pouvoirs publics, l’absence d’information objective, tout concourait à ce que leur opposition ne s’exprime que mezzo voce mais pourtant très clairement16.
En guise de conclusion : étudier l’histoire de l’aménagement ?
37On l’a dit en introduction, le rôle de l’historien ne peut pas consister à évaluer quels aménagements ont été des succès, lesquels ont été des échecs. Il est évident que dans certains cas, le but initialement visé par les aménageurs n’a pas été atteint ou que les travaux effectués se sont avérés – ou s’avèrent aujourd’hui – contraires à l’effet recherché, voire néfastes. Il en va ainsi de l’aménagement, au Moyen Âge, de la plaine padouane, de l’aménagement du Rhône valaisan, de l’aventure guyanaise, de l’aménagement de l’Isère ou de la Reyssouze. L’échec est plus patent encore lorsque l’autorité responsable de l’aménagement reconnaît elle-même, après-coup, son erreur. Ce type de cas est devenu fréquent aujourd’hui, même si la reconnaissance de l’erreur ne se voit pas forcément donner une grande publicité en dehors des milieux directement concernés. Ainsi de nombreux fleuves et rivières sont-ils aujourd’hui l’objet de coûteux travaux de « renaturation » ou de « restauration écologique ». Des sols sont nettoyés des polluants accumulés au cours de décennies d’incurie. Des lieux auparavant sacrifiés sont restaurés, des rivières couvertes pendant un ou deux siècles sont découvertes et rendues à un public en quête de nature et d’esthétique (rivière Los Angeles, Reyssouze), d’autres sites sont patrimonialisés au nom de la protection de l’environnement mais, du même coup, pratiquement muséifiés. Ainsi le canal de la Martinière, un des multiples avatars de l’entreprise de maintien en fonction du port de Nantes, est-il aujourd’hui transformé en lieu de pique-nique dominical avec piste cyclable, « parcours de santé », etc. Les pancartes d’information ou les sites web qui rappellent son histoire mentionnent généralement que « malheureusement », il ne servit qu’une vingtaine d’années. Mais ils ne s’attardent pas sur les causes de ce « malheur », ne disent rien de l’investissement financier considérable que la construction de ce canal exigea, des difficultés techniques énormes et des pertes humaines que sa construction rencontra ni du gâchis que représenta globalement cette opération. Ils ne disent rien non plus du cycle de travaux d’aménagement de la Loire dans lequel s’inséra le percement de ce canal. Sur le site de la DREAL17, on peut pourtant lire noir sur blanc la liste de toutes les erreurs commises dans ce cadre. Mais les promeneurs du dimanche ne vont généralement pas chercher leur information à la DREAL. À publics différents, donc, bilans différents de la part des pouvoirs publics.
38Dans la plupart des cas cependant, les choses se présentent sous une forme plus complexe qu’une simple dichotomie échec/succès, pour les raisons que l’on a dites : les notions de succès et d’échec sont ambiguës, relatives. Elles dépendent du point de vue adopté, du rapport que l’on entretient avec cet aménagement, de l’intérêt que l’on en tire. Peut-on parler de réussite lorsque celle-ci ne concerne qu’une partie des protagonistes et que d’autres ont dû payer un prix matériel, symbolique, affectif, pour cette réussite ? Comment évaluer à sa valeur la perte d’un paysage ? Sur quelle durée, et à quelle échelle, évaluer une réussite ? Un aménagement du littoral attirant les vacanciers sera qualifié de succès par les promoteurs immobiliers ou les commerçants qui vivent du tourisme. Mais ce même succès peut s’avérer, à terme, désastreux, si cette activité, devenue mono-activité, fragilise l’économie en la rendant dépendante d’éléments sans rapport direct avec le tourisme lui-même (situation politique, monétaire, climatique, modes, etc.). Il peut aussi s’avérer désastreux pour des populations a priori non concernées mais qui vont faire les frais de l’empreinte écologique de la zone littorale concernée18 ou, bien sûr, désastreux pour les écosystèmes littoraux mis à mal par l’urbanisation et la sur-fréquentation. Les dégâts environnementaux ne sont au demeurant pas toujours visibles immédiatement, ils ne peuvent être évalués que sur le long terme et sur une zone qui dépasse largement celle de l’aménagement lui-même.
39C’est donc à un autre niveau que se situe la fonction de l’historien. Elle ne consiste pas à décerner des brevets de réussite mais, en posant des questions pertinentes — que les décideurs actuels ne savent pas forcément poser parce que leur formation ne les y a pas préparés — à réunir des connaissances susceptibles d’éclairer les décisions à prendre. L’utilité du travail de l’historien n’est pas, et ne doit pas chercher à être sous peine d’y perdre sa spécificité, immédiate. En mettant en lumière la façon dont furent prises, par le passé, les décisions, leur rapport avec les connaissances disponibles alors, le rôle des différents niveaux de pouvoir, la place, ou l’absence de place, accordée dans les débats et les décisions aux non-spécialistes, la place accordée aux questions sociales par rapport aux questions techniques, l’histoire est utile. Mais elle ne fournit jamais de solution « clés en mains » et elle exige un effort de la part de ceux qui cherchent à s’appuyer sur elle, car les choses complexes ne se laissent pas résumer en quelques mots ni en quelques formules.
Notes de bas de page
1 Voir aussi, sur cette question de définition, la mise au point de Jean-Yves Puyo au début du chapitre qu’il signe dans ce livre.
2 Cernea M., « Penser les risques sociaux du développement », dans Blanc N. et Bonin S. (dir.), Grands barrages et habitants, Les risques sociaux du développement, Versailles, Quae et Maison des Sciences de l’Homme, 2008, emplacements (par la suite : emp.) 826 à 1 215 de la version numérique de l’ouvrage.
3 Sur la construction des « ressources naturelles », voir Ingold A., « L’eau entre savoirs locaux et savoirs d’experts », dans Blanc N. et Bonin S. (dir.), Grands barrages…, op. cit., emp. 2868 à 2792. Voir aussi le chapitre dû à A.-M. Granet-Abisset dans le présent ouvrage.
4 Sur l’impact des catastrophes en termes d’aménagement, je me permets de renvoyer à Massard-Guilbaud G., « The urban catastrophe, challenge to the social, economic and cultural order of the city », dans Massard-Guilbaud G., Platt H. et Schott D. (ed.), Cities and Catastrophes: Coping with Emergency in European History. Villes et catastrophes. Réactions face à l’urgence dans l’histoire européenne, Frankfurt am Main, Peter Lang Verlag, 2002, p. 9-42.
5 Recherche en cours, dont on trouvera un premier aperçu dans Massard-Guilbaud G. « Du risque “naturel” comme outil de légitimation de l’aménagement territorial. Nantes 1850-1950 », dans Granet-Abisset A.-M. et Le Gal S. (dir.), Les Territoires du risque, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2015, p. 69-98.
6 Varaschin D., Tignes, la naissance d’un géant, Arras, Artois Presses université, 2001 ; Bodon V., La modernité au village. Tignes, Savines, Ubaye. La submersion des communes rurales au nom de l’intérêt général, 1920-1970, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2003.
7 Massard-Guilbaud G., « Du risque “naturel”… », art. cit.
8 Voir Guillerme A., Les Temps de l’eau. La Cité, l’eau et les techniques, Seyssel, Champ Vallon, 1993 ; Picon A., Architectes et ingénieurs au Siècle des Lumières, Marseille, éd. Parenthèses, 1988.
9 Massard-Guilbaud G., Des Algériens à Lyon, de la Grande Guerre au Front populaire, Paris, Ciemi-L’Harmattan, 1995.
10 Dalmasso A., « Ingénieurs et habitants », dans Blanc N. et Bonin S., Grands barrages…, op. cit., emp. 2372.
11 Wateau F., « Reproduire un village à l’identique : Alqueva », dans Blanc N. et Bonin S., Grands barrages…, op. cit., emp. 1216 à 1585 ; Bodon V., La modernité… op. cit.
12 Wateau F., ibid.
13 Massard-Guilbaud G., « The Genesis of an Urban Identity. The Quartier de la Gare in Clermont-Ferrand, 1850-1914 », Journal of Urban History, Sage publications, vol. 25, no 6, sept. 1999, p. 779-808.
14 Dalmasso A., « Ingénieurs et habitants », op. cit., emp. 2492 à 99.
15 Massard-Guilbaud G., Histoire de la pollution industrielle. France 1789-1914, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2010.
16 Massard-Guilbaud G., « “Les Nantais n’ont pas protesté.” Ré-écriture de l’histoire et inversion des responsabilités, le comblement des rivières de Nantes », Communication au colloque « Aménagement des villes et mobilisations sociales », actes à paraître sous la direction de Backouche I., Fourcaut A. et alii.
17 Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement.
18 Sur ce point voir par exemple Corral Broto P., ¿Una sociedad ambiental? Historia de los conflictos ambientales bajo la dictadura franquista en Aragón (1939-1979), thèse EHESS, 2014.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008