Impacts et enjeux des aménagements militaires : l’exemple de Rochefort, arsenal de Louis XIV
p. 207-218
Texte intégral
1De l’exploitation de l’estran à la guerre, sans compter les échanges commerciaux et la pêche, les espaces côtiers portent la marque des sociétés humaines1. Le littoral offre un catalogue fourni d’aménagements et d’infrastructures, entamés de longue date par les hommes à différentes échelles. D’abord sans grande ampleur, ces artefacts ont fini par atteindre des proportions qui entrainent de profondes modifications du milieu. Dans certains cas, il peut même être relevé l’intention de modifier l’environnement pour investir un territoire, et ainsi mieux servir les intérêts politique, économique ou militaire. Les grands ensembles industrialo-portuaires que l’on connaît aujourd’hui en sont un exemple2.
2La question de l’impact de ces aménagements sur l’environnement se pose depuis de nombreuses années. Elle est d’ailleurs devenue cruciale pour les sociétés actuelles, et il n’est pas de nouvelles installations qui ne la soulèvent. Les sites militaires n’échappent pas à la règle. À Toulon, par exemple, les transformations nécessaires à maintenir opérationnelle la plus grande base navale de Méditerranée s’entendent avec une attention particulière pour ces problématiques. L’imbrication du tissu urbain et du site militaro-industriel, comme la présence toute proche de zones naturelles classées, rendent nécessaire la prise en compte des impacts environnementaux et sociaux3.
3À l’aube du règne personnel de Louis XIV, le dialogue entre les hommes et l’environnement est bien différent. Comme toute chose, la nature doit aussi obéissance au Roi-soleil. Le château de Versailles est sans doute l’une des plus brillantes expressions de cet idéal4. L’heure n’est pas à s’interroger sur les conséquences des aménagements. Loin s’en faut. Sur les côtes, les interventions de l’État, qui investit progressivement ce « territoire du vide » où son autorité peine à s’affirmer, suivent la même logique. La mer est alors un front qui invite à la transgression.
4L’ambition maritime de Colbert s’inscrit dans ce contexte. À partir de 1664, « année décisive » selon Martine Acerra5, l’environnement littoral devient le support du redressement de la marine de guerre. L’ordre du jour est la reconstruction d’une flotte, composée d’une centaine de vaisseaux, capable de soutenir la comparaison avec celle de l’Angleterre et celle des Provinces-Unies. Un tel outil naval implique de disposer d’infrastructures permettant sa construction, son entretien et son armement. Or, à l’époque, la France est plutôt démunie en la matière. En 1664, elle ne dispose que de quelques installations pouvant s’apparenter à un arsenal : Le Havre, Brouage, Toulon et Brest. Chaque site présente des inconvénients, qu’ils soient hérités du passé, liés aux limites techniques du temps, ou fruits d’un sous-investissement chronique depuis la mort de Richelieu. Rien qui ne s’approche des nouvelles installations de la Royal Navy sur la Tamise ou de l’arsenal modèle qu’est encore Venise dans tous les esprits.
5La décision de moderniser l’un des anciens ports militaires, ou de créer ex-nihilo un arsenal – l’option définitive est loin d’être tranchée à l’origine du projet – intervient comme une réponse à ce constat. Pour Colbert, il s’agit d’ériger la pièce maîtresse d’un ensemble militaro-industriel indispensable à toute puissance maritime digne de ce nom, et donc de réaliser un aménagement impactant l’environnement. À l’issue d’un processus minutieux d’inspection du littoral français, le site de Rochefort est choisi pour établir ce qui doit devenir un arsenal de premier rang, digne de la grandeur du Roi-soleil.
6À travers l’exemple de ce projet, qui a tout de grandiose parce que destiné à servir tout autant le redressement de la Marine que la gloire de Louis XIV, il s’agit d’examiner les rapports entre l’homme – acteur de l’aménagement – et son environnement dans la France moderne, spécialement dans la dimension militaire de cette thématique. Une telle étude ne peut se concevoir sans le recours aux archives de la Marine6. La qualité et la diversité de cette documentation offre un solide corpus au sein duquel la confrontation entre manuscrits et iconographie vient enrichir l’interprétation, en même temps qu’elle fait du travail de l’historien un réel bonheur.
7Sa genèse et sa naissance font de l’arsenal de Rochefort un observatoire privilégié des enjeux et des limites d’un aménagement militaire, comme aussi de l’adaptation de l’action des aménageurs à un environnement qui présente atouts et contraintes.
Les enjeux de la création d’un arsenal
8Pour bien comprendre ce qui se joua avec l’aménagement de Rochefort, il convient de revenir sur les projets de création d’un arsenal à l’aube du règne de Louis XIV. Reprenons donc le dossier, un peu comme le fit Colbert en son cabinet à partir de 1664.
9Dans le cadre du grand rattrapage pour affirmer la puissance française sur mer, disposer d’installations militaires de qualité se révèle crucial. Comment en effet construire, entretenir et armer une flotte de guerre sans infrastructures spécialement dédiées à cela ? Si les ports marchands peuvent apporter leur soutien pour la construction navale, à l’instar de ce que pratique la Royal Navy, il apparaît d’emblée qu’ils ne suffisent pas à eux-seuls à soutenir l’effort, et encore moins le poids de la guerre le moment venu. En ces termes s’impose à la monarchie française la nécessité de se doter d’un arsenal conforme à l’ambition militaire du moment. Sur le papier, l’affaire semble plutôt simple, comme en témoigne la définition livrée par Furetière qui, s’appuyant sur le modèle vénitien, évoque « un lieu où se fabriquent et se conservent les galères7 ». Or un arsenal se révèle d’une tout autre complexité.
10Celui de Venise en offre justement un exemple8. Le site est composé de bassins à flots, de cales de construction, de bâtiments de productions, de magasins de stockage, le tout ceint d’un imposant mur d’enclos destiné à isoler l’espace militaire du reste de la ville. Des aménagements importants sont donc à prévoir pour ériger un nouvel arsenal en France. La corderie de La Tana, par exemple, mesure 315 m de long. S’ajoute à cela un nécessaire ordonnancement des lieux, correspondant au fractionnement des activités et aux circulations inhérentes au fonctionnement de l’ensemble. L’on devine aussi la nécessité d’adosser l’aménagement à un arrière-pays susceptible de fournir les meilleures matières premières et une main-d’œuvre qualifiée, capable de mener à bien des opérations de premier ordre comme la construction navale, ou celles fort délicates comme le calfatage d’un navire.
11Dans le projet louis-quatorzien, l’enjeu est aussi pour les autorités françaises de localiser cette infrastructure selon des impératifs de site et de situation pour rendre plus aisée la « commodité du service ». Une belle rade, profonde et abritée des vents, propice à accueillir une flotte de guerre, d’où l’on puisse sortir facilement grâce aux vents dominants, est un élément décisif. L’une des représentations de l’Album Colbert illustre aussi la nécessité de trouver un site présentant suffisamment d’espace pour accueillir le savant désordre des chantiers de construction9. Les dimensions du Royal Louis, construit en 1662, procurent justement la possibilité d’appréhender le gigantisme des installations nécessaires à l’entretien d’une flotte de guerre10. À lui seul, ce vaisseau de 1er rang représente une surface au sol de plus de 1 000 m². Plusieurs cales de construction, comme le souhaite alors la France, nécessitent donc de vastes espaces disponibles. La réalisation d’une forme de radoub, susceptible d’accueillir ce type de navire, demande une excavation de 9 m de profondeur sur 58 m de long et 22 m de large, soit au minimum 11 484 m3 de déblaiement par forme11. Pour y accéder, notre navire devrait pouvoir disposer d’une profondeur d’eau de 9 m minimum, son tirant d’eau lège étant de 8,58 m à la poupe. À côté des installations techniques, l’aménageur doit aussi considérer la possibilité d’ériger une ville, élément consubstantiel d’un arsenal où se regroupent les milliers de personnes nécessaires à son fonctionnement, sans compter les équipages de levée qui s’y rassemblent. Pour la France, la localisation de l’arsenal projeté obéit en outre à des impératifs stratégiques et économiques. Lorsque Colbert pose son regard sur la question, il s’agit de protéger le commerce français, et plus particulièrement le trafic de Nantes et Bordeaux qui subit alors les attaques de corsaires de tous poils. L’arsenal rêvé doit aussi pouvoir bénéficier d’un arrière-pays, ou pour le moins d’un réseau routier, fluvial et maritime, pourvoyeur de matières premières et de produits d’avitaillement.
12Pour l’État aménageur, il s’agit donc de trouver, en 1664, un emplacement dont les caractéristiques répondent, en tous points, à ce cahier des charges dressé par Colbert, pour « rétablir la gloire et l’honneur du royaume sur mer ». Le premier acte de ce projet est l’envoi de cinq commissaires ayant pour mission de reconnaître les côtes ponantaises, « depuis Dunkerque jusqu’à Bayonne », comme l’écrit François Blondel12 ; un littoral sur lequel vont se concentrer les recherches, puisqu’en Méditerranée, Toulon présente toutes les qualités requises pour être un bon arsenal, pourvu qu’on lui consacre quelques attentions. Après avoir inspecté le moindre havre, trois lieux retiennent l’attention : Brest, Port-Louis, et les rivières de Seudre et de Charente, là où la Marine a déjà ses habitudes13. La fin de l’année 1665 voit la géographie du choix se préciser. Entre Loire et Garonne, la « rivière de Charente » recueille tous les suffrages, spécialement entre Soubise et Tonnay-Charente14. Mais se pose alors la délicate question de la propriété de la terre : Soubise appartient aux Rohan, qui ne sont pas vendeurs, et plus en amont, Tonnay-Charente est la terre du duc de Mortemart, qui en réclame un prix trop élevé15. À cet instant, le souci de l’aménageur n’est plus seulement technique, ni militaire. Il est politique et financier. À défaut de pouvoir disposer des meilleurs sites, le choix est donc fait de prendre possession de la terre de Rochefort, propriété du petit seigneur protestant, Jacques-Henri de Cheusses16.
Rochefort, le grand projet de Louis XIV
13Qu’est-ce que Rochefort en 1666 ? Pour le capucin Théodore de Blois, fin connaisseur des lieux, ce n’est « qu’un assemblage de marais remplis par les inondations de la Charente, qui form[e] un lieu malsain, désagréable, stérile17 ». Les « quelques misérables chaumières18 » qui s’y trouvent alors sont loin de la ville-champignon, de plus de 15 000 habitants, qui va bientôt voir le jour. La terre dont prend possession Colbert de Terron, le 5 mai 1666, a tout d’un bout du monde. Elle est isolée au cœur d’une vaste plaine alluviale, où la Charente se fraie lentement un chemin jusqu’à son embouchure à Port-des-Barques. En écho à la première question, se pose celle des raisons d’un tel choix. Si le lieu est un désert, et qu’il a été choisi par défaut, il reste néanmoins envisagé comme le meilleur support au projet d’arsenal porté par Colbert. À l’emplacement choisi par les autorités, au droit de la demeure du seigneur de Cheusse, la rivière présente une belle largeur de près de 100 m, soit un peu plus qu’aujourd’hui. En outre, elle offre au même endroit une profondeur d’eau de près de 9 m en son milieu, deux fois par jour lors de la marée, ce qui est suffisant pour accueillir les vaisseaux de 1er rang des années 166019. L’éloignement de la mer – 24 km séparent Rochefort de l’océan – est vu, quant à lui, comme une excellente défense naturelle contre les ennemis du roi, mais également contre les Toredo navalis, les fameux tarets, friands du bois des coques de navire. Ces vers n’apprécient guère l’eau douce et boueuse de la rivière charentaise. À son embouchure, la Marine peut disposer d’une belle rade, profonde et abritée des vents. Le site est en effet protégé par les îles d’Oléron et de Ré des vents de norois en hiver et des vents de sud-ouest en été.
14À partir de 1666, les travaux vont bon train pour faire sortir de terre ce qui a tout d’un grand projet. En quelques mois, sur près de 2,5 km de long, l’environnement se modifie. L’on assiste à la prolifération des ouvrages20. La corderie, l’étuve et la fonderie ont été lancées bien avant la prise de possession. Viennent ensuite les magasins, une halle aux mâts, une petite forge, des quais, une fosse aux mâts et des casernes. En 1669, le chantier d’une forme de radoub s’engage. L’année suivante voit le lancement du somptueux magasin aux vivres. Par la suite, pour mettre en défense le site militaire, les travaux gagnent progressivement tout l’estuaire. Tant est si bien qu’en une poignée d’années, l’arsenal de marine voulu par Colbert est une réalité (cahier couleur, fig. 9). Le plan dressé par Clerville, en 1674, livre un état au réel des aménagements réalisés au cours des premières années21. En dépit d’une facture malhabile, qui mêle vue cavalière et vue de plan, il dévoile un ensemble plutôt conforme au cahier des charges d’origine. La Marine dispose désormais à Rochefort d’un établissement où elle peut construire, entretenir et armer ses vaisseaux. L’ensemble n’est cependant pas complet, car, en dépit du figuré utilisé sur le plan, la ville n’est tout au plus qu’un parcellaire jalonné de piquets, entre lesquels les premiers habitants ont installé un habitat de bois22. Autour de la ville-arsenal, les marais, la forêt, et les quelques champs, permettent de mesurer l’ampleur des transformations consécutives à une création ex-nihilo pour laquelle les hommes ont pu tailler en « plein drap », pour reprendre les mots de l’ingénieur Claude Masse23. Si l’on fait grand à Rochefort, l’on fait aussi grandiose. Cela devient presque la marque de fabrique de l’arsenal. Au nord du plan de Clerville, le basculement de l’axe de symétrie de la ville, pour que la perspective soit visible depuis le fleuve, révèle cet aspect du grand projet rochefortais. Pour François Le Vau – frère et fils d’architectes – qui intervient à partir de 167124, il s’agit de mettre en scène le fleuve et les installations militaires pour servir la gloire du roi. Les consignes qu’il reçoit de Colbert ne souffrent d’aucune ambiguïté : « Travaillez à perfectionner le plan que vous avez fait, en sorte qu’il soit conforme à la grandeur, à la magnificence que je me suis proposées25 » (voir cahier couleur, fig. 10). Que dire en effet de l’esthétique produite par la continuité des façades classiques du magasin aux vivres, de la corderie, des magasins particuliers et du magasin général, si ce n’est qu’elle fait de Rochefort une œuvre de propagande. Ici, l’aménagement sert donc aussi des desseins politiques ; une facette de l’arsenal que Martine Acerra qualifie, avec beaucoup de justesse, de « non-dit » d’un projet26. Car avec Rochefort, l’idée est aussi d’imposer la puissance royale à une région toujours soupçonnée d’être acquise à un protestantisme rebelle.
15Par la suite, ce caractère grandiose se retrouvera étonnamment sur tous les projets élaborés pour la ville-arsenal, comme pour exorciser la dure réalité de l’environnement rochefortais.
16Celui de l’intendant Arnoul en est le tout premier exemple27. En 1684, son ambition n’est rien d’autre que de transformer entièrement le site dont le fonctionnement se montre moins prometteur que prévu en raison de la dispersion des installations et de l’éloignement de la mer. Il souhaite ajouter un vaste bassin à flot et un canal d’accès à la mer long de 12 km. Vingt ans après la création, et en dépit de bien des soucis d’aménagement, resurgit le décalage entre ce que l’on veut faire et ce que l’on peut faire, avec une particulière exubérance et un réel mépris pour les aspects matériels de l’aménagement. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à considérer les dimensions du bassin – approximativement 720 m x 360 m – qui auraient nécessité l’excavation de plus de 2 millions de m3 de terre, ce qui est assez irréaliste au regard des capacités techniques et financières de l’époque. Néanmoins, par son souci de la rationalisation de l’espace, le projet préfigure celui qui sera proposé un siècle plus tard, par l’ingénieur Pierre Toufaire en 178528. Cette fois, la leçon sera apprise : il ne sera plus question de domestiquer l’environnement selon l’esprit des aménageurs de la Marine, mais de rationaliser les installations humaines tout en tenant compte des contraintes du milieu. Entre les deux, il faut dire que les autorités ont pris conscience du fait que l’on ne peut disposer de l’environnement comme bon semble. Les belles façades posées le long de la Charente ne doivent donc pas faire illusion. L’homme n’a pas imposé l’arsenal à l’environnement. À l’ombre du projet officiel, la Marine a dû se résoudre à plus de modestie, à un mode d’intervention s’adaptant en permanence aux difficultés posées par l’environnement charentais, et elles furent nombreuses.
Du projet au territoire : les adaptations des aménagements aux contraintes du milieu
17Les premières années de l’arsenal, spécialement celles de la guerre de Hollande, donnent l’occasion aux autorités de jauger leur aménagement à l’aune des nécessités qu’impose un conflit européen. Et rapidement, force est de constater que Rochefort est un « local difficile à vivre29 ». Tout y est plus lent, plus compliqué, plus cher que prévu.
18La Charente, atout majeur du dossier rochefortais lors de l’élaboration du projet, devient un piège pour les vaisseaux de guerre dont le tonnage moyen augmente. Au printemps 1674, par exemple, trois accidents se succèdent en six semaines30, dévoilant une rivière où il faut attendre la marée, voire la maline, pour faire descendre en rade les unités de fort tonnage. À cela s’ajoute la nécessité de haler les navires sur plusieurs kilomètres. Les populations locales sont convoquées pour chaque « cordelle » qui réclame de 50 à 500 personnes, selon qu’il s’agisse d’un petit bâtiment ou d’un navire de 1er rang. L’exercice est d’autant plus délicat que les haleurs doivent traverser de nombreux chenaux naturels – 27 entre Rochefort et le Vergeroux – au-dessus desquels les ponts sont loin d’être toujours en bon état. Le mouvement des navires est une difficulté qui perdurera au XVIIIe siècle, jusqu’à produire de bien tristes records, comme en 1730 lorsque le Dromadaire mettra 30 jours à descendre en rade31.
19Sur les quais, la situation n’est guère meilleure. L’œuvre de l’eau, l’usage intensif en temps de guerre, et peut-être aussi les malfaçons font que les ouvrages souffrent au point de ne plus pouvoir supporter le poids des grues, des ancres ou encore des pièces de canons. En 1694, à peine vingt ans après la création, l’intendant Bégon se désole de devoir faire réviser, consolider et refaire les quais de l’arsenal ; opération qui restera un rituel pendant l’existence opérationnelle de la base. Ici encore, ce qui a été perçu comme un avantage à Versailles devient un inconvénient sur le terrain. L’eau pose aussi problème. Redoutée et recherchée à la fois32, elle est partout : responsable d’une boue qui rend impossible tout déplacement à la première pluie, responsable d’infiltrations dès que l’on creuse, responsable du pourrissement des installations, responsable encore des « miasmes », auxquels succombent les Rochefortais une fois l’été venu. En même temps, l’eau est également un bien recherché, car les puits de la ville peinent à produire un liquide qui ne soit pas rendu saumâtre par les infiltrations des marées ou pollué par les immondices33.
20Face à la difficulté pour domestiquer un tel environnement, l’esprit démiurgique des premières épures s’est très vite évanoui. De là provient le très net décalage que l’on peut relever entre le discours officiel illustré par d’élégantes représentations et la réalité, entre le Rochefort de la propagande et le Rochefort du terrain. Vu de Versailles, l’arsenal est officiellement conforme au grand projet initial : Rochefort est un aménagement planifié, grandiose, s’imposant à l’environnement. Mais en Charente, pour approcher cette chimère, les hommes de terrain ont dû changer d’échelle d’intervention. Ils ont adopté une pratique territoriale plus pointilliste, plus subtile, obéissant aux contraintes posées par le milieu naturel. Trois exemples permettent d’illustrer ce glissement de l’aménagement : l’organisation fonctionnelle de l’arsenal, la double-forme de radoub, et le fort Lupin.
21Confrontée à la difficulté que représente la descente de la Charente, la Marine adopte rapidement à Rochefort un fonctionnement tout à fait original, consistant en une dispersion réglée des opérations, entre l’arsenal stricto sensu, pôle de production, de commandement, de stockage, et la rade, sorte d’avant-port voué à l’armement des vaisseaux. La rivière n’est alors plus un handicap. Elle devient un élément à part entière de l’arsenal, facilitant la circulation des hommes, des marchandises et le stockage. Né d’une contrainte, ce processus d’élongation de la base navale s’étendra progressivement au XVIIIe siècle, vers Oléron, Ré, La Rochelle, puis vers Saint-Jean-d’Angely, et même Bordeaux. La pratique préfigure indéniablement les évolutions organisationnelles qui vont intervenir ensuite, avec l’ordonnance de 1776 et les plans des années 1784-1785. L’adaptation est ici fonctionnelle34.
22La double-forme permet quant à elle d’illustrer comment d’imposantes installations portuaires ont pu être posées sur un environnement totalement inadapté (cahier couleur, fig. 11). Conçue par l’intendant Arnoul, acteur décidément ingénieux lorsqu’il s’agit d’améliorer l’outil dont il a la charge, cette forme de radoub est entamée en 1683. Très vite, les travaux rencontrent les difficultés habituelles à Rochefort : terrain meuble, présence de sources abondantes, inondation perpétuelle à cause de la marée. En 1728, « ce sont les bassins les plus beaux et les plus commodes qui soient dans le monde », selon Théodore de Blois35. Quelques années plus tard, l’ouvrage est même mis à l’honneur par l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert36. Mais, pour en arriver à un tel résultat, il aura fallu 45 années de travaux, d’efforts, et d’ingéniosité37. Contre la fluidité du terrain, l’on a repris le principe de la paroi maçonnée, déjà expérimenté à Rochefort lors de la réalisation de la première forme de radoub plus au nord. Les infiltrations d’eau sont prétextes à la mise au point d’une machine hydraulique, capable d’évacuer 2 468 muids d’eau à plein rendement en 24 heures, soit plus de 700 m338. La question de la fermeture de la forme suscite l’invention d’un bateau-porte, dont le principe a été repris et modernisé en 2011 lors de la mise à l’eau de la réplique de la frégate l’Hermione. Quelques années auparavant, un processus similaire avait donné naissance à une machine à mâter flottante, inédite réalisation due aux contraintes de l’environnement rochefortais39.
23Plus loin sur la Charente, avec le fort Lupin réalisé en 1685, il ne s’agit plus de s’adapter à l’environnement mais littéralement d’en profiter (cahier couleur, fig. 12). Sans doute est-ce cet aspect qui a conduit à cette réalisation, au détriment du projet initial de l’ingénieur Ferry qui prévoyait un ouvrage de 200 m de long sur 80 m de large, beaucoup plus traumatisant pour le lieu40. D’une élégance rare, ce petit fort de défense côtière, en forme de fer à cheval, profite à plein du milieu naturel pour protéger l’accès de l’arsenal. Judicieusement assis sur un rocher, sa position lui permet de prendre en enfilade la Charente, tant vers l’embouchure que vers l’amont. L’eau de la rivière est, quant à elle, mise à profit pour remplir un fossé défensif sur le front de terre. Faisant corps avec la plaine littorale, la faible élévation de sa batterie hémi-circulaire, presque au niveau de la pleine mer, lui procure la possibilité d’un tir rasant dans les membrures d’un vaisseau ennemi qui souhaiterait remonter la Charente. Si les historiens de l’art s’accordent à y voir un chef-d’œuvre de Vauban41, ce fort résume aussi toute la problématique des aménagements militaires rochefortais et leur relation à l’environnement : conçu avec maestria et prétention pour la gloire du roi, mais réalisé avec humilité, presque en toute discrétion, de peur d’avoir à engager une trop importante domestication de l’environnement, que l’on sait toujours longue et coûteuse à Rochefort.
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24Bâtir un arsenal est une affaire coûteuse et fort complexe. Pourtant, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, l’Europe voit éclore les chantiers : Portsmouth et Plymouth en Angleterre, Amsterdam aux Provinces-Unies, et Rochefort en France. L’inadaptation des anciens sites militaires, et la montée en puissances des enjeux maritimes et coloniaux, expliquent cette floraison d’aménagements toujours plus vastes et audacieux ; une tendance qui se poursuivra jusqu’à Karlkrona, qui boucle la ceinture des arsenaux européens à la fin du XVIIIe siècle. Aujourd’hui encore, ces établissements militaro-industriels demeurent une réalité forte de l’environnement littoral42.
25Parce qu’un arsenal demande de lourds aménagements, il implique un fort impact sur l’environnement. À l’époque moderne, les marines européennes le comprennent, et cherchent conséquemment des sites d’implantation qui soient à même de réduire les travaux nécessaires. Rochefort est incontestablement de ceux-là, lorsque le lieu est désigné comme site idéal par les spécialistes, et non des moindres puisque l’équipe comptait un intendant de marine, un ingénieur hydraulicien, un commissaire des fortifications et un ingénieur du roi. Avec sa rade, propice au mouillage des escadres, son retrait à l’intérieur des terres, protecteur en cas de débarquement ennemi, son espace disponible, nécessaire à un aménagement ex-nihilo, son riche arrière-pays, pourvoyeur de matières premières pour bâtir et entretenir une flotte de guerre, et sa position médiane sur le littoral ponantais, Rochefort présente toutes les garanties pour que se concrétise le projet d’un grand arsenal. Or, cela n’a pas suffi, et l’aménagement idéal s’est mué en un « local difficile à vivre » en une petite décennie. Mal évalué à l’origine, le caractère singulier du marais littoral charentais complique considérablement la tâche de l’aménageur. Il faut reconnaître aussi qu’il n’est pas chose aisée d’édifier un établissement de marine qui soit en même temps une œuvre de propagande, véritable « Versailles sur Charente ». L’immense corderie et le magasin aux vivres prouvent que le projet est possible, et que dépasser l’erreur d’appréciation initiale l’est aussi. Grâce à une solide mobilisation financière, au cours des premières années entre 1666 et 1670, les difficultés posées par l’environnement sont domestiquées, souvent contournées, parfois parfaitement maîtrisées. L’argent permet que s’accomplisse, comme prévu, le grand projet de Colbert. On minimise aussi les inconvénients. On fait taire les critiques montantes quant à la navigation sur la Charente. Rater Rochefort eût été en effet un sérieux revers pour le clan Colbert. Avec les guerres de Louis XIV, l’argent de la monarchie s’est évanoui, et tout s’est compliqué à Rochefort. Dans l’intervalle, l’aménagement d’une autre base navale à Brest, officiellement pour suppléer l’arsenal charentais, montre qu’un passage de relais s’est discrètement opéré dans les années 168043.
26Alors, dans ces conditions, Rochefort est-il un échec ou une réussite ? Les résultats obtenus sont-ils conformes aux objectifs poursuivis par l’aménageur, pour reprendre l’un des questionnements de cet ouvrage ? Au regard de la complexité de son aménagement, et des imprécisions de son fonctionnement, Rochefort présente tous les aspects d’un échec. L’histoire de l’arsenal résonne des travaux perpétuellement nécessaires à son maintien opérationnel et des multiples retards nés de l’humeur des éléments. Dès la guerre de la Ligue d’Augsbourg, Rochefort souffre de la comparaison avec Brest, dont le site se révèle plus propice au service du roi, en dépit de l’obstacle que forment les vents d’ouest à la sortie de la rade. Mais l’échec est tout relatif, car Rochefort devient malgré tout un arsenal de plein exercice. La Marine va y construire une partie de sa flotte, dont 1/6e des vaisseaux sortis des arsenaux entre 1666 et 1815. Elle va y entretenir en moyenne un tiers de la flotte durant tout l’Ancien Régime. Au XVIIIe siècle, la base charentaise devient aussi l’« arsenal des colonies » de la France, pôle logistique chargé du ravitaillement colonial d’État.
27Que dire encore, si ce n’est que le volet propagandiste de l’aménagement est une vraie réussite. En 1762, lorsque Joseph Vernet immortalise Rochefort, il ne peint rien d’autre que la gloire passée de Louis XIV, inscrite dans les pierres de l’arsenal44. Au final, Rochefort a été une étape de l’histoire des arsenaux, et plus largement des aménagements militaires. La monarchie française a acquis une expérience fondamentale pour comprendre ce qu’implique un ensemble militaire, industriel et portuaire, qui n’a pas d’équivalent à l’époque, rappelons-le. En même temps qu’elle affine le concept d’arsenal, elle apprend aussi à être l’aménageur d’un territoire long de 25 km, et un spécialiste d’ingénierie civile, ce qui n’est pas rien. On peut même parler d’un « brouillon en grandeur nature45 ». Les avatars rochefortais ont en effet servi de leçon. L’expérimentation ainsi menée a contribué à penser l’aménagement ultérieur de Brest et de Toulon, où les questions de circulations et de distribution des infrastructures vont connaître d’importants progrès. Dans son appropriation progressive du littoral, l’État a aussi pu expérimenter, sans en avoir conscience, un processus d’une exceptionnelle modernité, qui ne fait pas de l’aménagement une artificialisation totale du milieu. La physionomie actuelle de la Charente, comparable en de nombreux points à celle des premiers temps, témoigne encore aujourd’hui de cette relation singulière. Car à Rochefort, le fait humain peine à s’imposer à l’environnement. L’homme doit composer. Le résultat est une lente et laborieuse « commodification » du territoire estuarien ; originalité que n’ont pas manqué de souligner les pouvoirs publics en considérant ce paysage culturel évolutif comme digne de figurer sur la liste indicative du patrimoine mondial de l’Humanité46.
Notes de bas de page
1 Le IIe congrès international du GIS Histoire maritime, organisé en juin 2013, a été l’occasion de mesurer que l’exploitation de la mer et du littoral est une thématique féconde, notamment sous l’angle des relations entre aménagements et environnement.
2 Griffaton M.-L. et Cabantous A. (dir.), Ports d’Europe, en quête de nouveaux mondes, Dunkerque, Musée Portuaire, 2013.
3 Cros B. et Baron C., Toulon, l’arsenal et la ville, Paris, Musée national de la Marine, coll. « Carnet de bord », 2012, p. 40.
4 Cornette J. (dir.), Louis XIV, Paris, Chêne, 2009 ; Tiberghien F., Versailles, le chantier de Louis XIV, Paris, Perrin, 2006 ; Quénet G., Versailles, une histoire naturelle, Paris, La Découverte, 2015.
5 Acerra M. et Meyer J., L’Empire des mers, Paris, Nathan, 1990, p. 52.
6 Il s’agit de la correspondance portuaire entre les arsenaux et les bureaux versaillais du Secrétariat d’État à la Marine (service historique et de la Défense et Archives Nationales, fonds Marine) et du Fonds Nivard (service historique de la Défense, Vincennes) constitué d’un très bel ensemble de documents iconographiques relatifs aux arsenaux.
7 Furetière A., Dictionnaire universel, Paris, Arnout et Reinier Leers, 1690, article « Arsenal ».
8 Di Natales A., Arsenalle di Venezia, dessin à la plume et aquarelle, 80 x 111 cm, Musée Correr, Venise.
9 Album Colbert, Service Historique de la Défense, Vincennes (ensuite SHD Vinc.), SH 140, Planche 1.
10 Le Royal Louis mesurait 176 pieds de long, 68 pieds de large et 26 pieds de creux (58 m x 22 m x 8,58 m).
11 Estimation dressée à partir de SHD Vinc., DD2, 708, 5.
12 Blondel F., Cours d’architecture enseigné dans l’Académie royale d’architecture, Paris, Lambert, 1685, p. 656.
13 Mémain R., La marine de guerre sous Louis XIV, le matériel. Rochefort arsenal modèle de Colbert, Paris, Hachette, 1937, p. 35-52.
14 Blois T. (de), Histoire de Rochefort contenant l’établissement de cette ville, de son port et arsenal et les antiquités de son château, Paris, Chez Briasson libraire, 1733, p. 47.
15 Mémain R., op. cit., p. 44 et 45.
16 Ibid., p. 51.
17 Blois T. (de), op. cit., p. 2.
18 Ibid., p 4.
19 Mémain R., op. cit., p. 56.
20 Acerra M., op. cit., p. 50.
21 SHD, Vinc., Fonds Nivard, Ms 144, f. 5.
22 Le fait est repris par Mémain R., op. cit., p. 56.
23 Selon Acerra M., op. cit., p. 60.
24 Le Blanc F.-Y., « Rochefort, arsenal modèle ? », dans Vidal L. et d’Orgeix E. (dir.), Les villes françaises du Nouveau Monde, des premiers fondateurs aux ingénieurs du roi (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Somogy, 1999, p. 45.
25 Mémain R., op. cit., p. 50.
26 Acerra M., op. cit., p. 36.
27 SHD, Vinc., Fonds Nivard, Ms 144, f. 150.
28 Archives Nationales, fonds Marine (ensuite AN, Marine), D2 35, f. 368.
29 AN, Marine, D2 33, f. 50.
30 Acerra M., op. cit., p. 68.
31 Martin S., Rochefort, arsenal des colonies (1723-1792), thèse pour le doctorat d’histoire, université de Nantes, 2012, p. 147.
32 Acerra M., « Rochefort : l’arsenal, l’eau et les vaisseaux », dans Acerra M., Mérino J. et Meyer J. (dir.), Les Marines de guerre européennes, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 1985, p. 51.
33 Gabet C., La naissance de Rochefort sous Louis XIV (1661-1715), Rochefort, CALCR, 1985, p. 25.
34 Martin S., op. cit., p. 229.
35 Blois T. (de), op. cit., p. 232.
36 Encyclopédie ou Dictionnaire Raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome 3, planche 9.
37 AN, Marine, D2 34, f. 99.
38 AN, Marine, D2 34, f. 54.
39 AN, Cartes et Plans, 6 JJ 89 I, f. 106.
40 Fauchère N., Prost P. et Chazette A., Le Blanc F.-Y., Les fortifications du littoral, la Charente-Maritime, Paris, Éditions Patrimoine et Médias, 1996, p. 102.
41 Le Blanc, F.-Y., La route des fortifications en Atlantique. Les étoiles de Vauban, Paris, Éditions du Huitième jour, 2007, p. 86 et 87, et Fauchère N., Prost P., Chazette A. et Le Blanc F.-Y., op. cit., p. 106.
42 Bellec F., Arsenaux de Marine en France, Grenoble, Glénat, 2008, p. 20.
43 Lécuillier G., Les fortifications de la rade de Brest. Défense d’une ville-arsenal, Rennes, PUR, 2011, p. 28.
44 Vue du port de Rochefort, Joseph Vernet, huile sur toile, 165 x 263 cm, Musée national de la Marine, no 5 OA 12D, dépôt du musée du Louvre, département des peintures, inv. 8306.
45 Acerra M., « La création de l’arsenal de Rochefort », Revue XVIIe siècle, no 253, 2011, p. 676.
46 L’arsenal de Rochefort et les fortifications de l’estuaire figurent sur la liste indicative des biens français susceptibles de faire l’objet d’un classement au titre du patrimoine mondial depuis 2000.
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