La correction du Rhône valaisan au xixe siècle : un aménagement à fort impact environnemental
p. 137-148
Texte intégral
1Dans le canton du Valais en Suisse (cahier couleur, Fig. 1 A, B) coule un fleuve – le Rhône – qui a profondément marqué ses riverains par ses nombreux débordements au cours des siècles1, avec des conséquences parfois dramatiques. Le Rhône valaisan, comme la plupart de ses voisins alpins2 et comme lui-même à l’aval du Léman3, a été largement domestiqué afin de prémunir les populations locales des inondations. Des aménagements de grande ampleur ont été réalisés dans la plaine valaisanne durant la seconde partie du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle4, transformant en profondeur les territoires environnants5. Ces grandes phases de travaux visant à garantir la sécurité des personnes et à développer l’exploitation de la plaine sont maintenant regroupées sous les termes de première et deuxième correction du Rhône (respectivement entre 1863 et 1894 et entre 1930 et 1960). Ces travaux d’endiguement systématique font suite à de multiples tentatives, plus ou moins ambitieuses, menées principalement par les communautés riveraines6. Dans le contexte du Petit Âge Glaciaire, le fleuve s’exhausse et développe des bandes de tressage qui favorisent les débordements, notamment en 1545 et en 1782. Après ces catastrophes, durant lesquelles le Rhône établit de nouveaux tracés, les riverains n’eurent de cesse d’essayer de le repousser dans son lit initial. Ce n’est toutefois qu’après les inondations catastrophiques de 1860 qu’est établi un projet d’endiguement systématique du fleuve et que le terme « correction » semble émerger dans les documents, remplaçant progressivement « diguement » ou « limitation » utilisés jusque-là7. Il reste toutefois à réaliser un historique et une analyse textuelle de l’émergence de ce terme et de la persistance de son usage dans les documents d’aménagement, y compris pour qualifier le vaste projet actuel d’aménagement du fleuve, visant partiellement à renaturer le Rhône, et connu sous le nom de Troisième correction du Rhône.
2La mise en valeur de la plaine du Rhône est l’aboutissement de près d’un siècle d’aménagements planifiés et de plusieurs siècles de lutte pour la maîtrise de l’eau8, avec tout ce que cela implique sur le plan culturel, en termes de perception du fleuve et de son environnement. Aujourd’hui, le paysage géométrique de la plaine9 façonné par des cultures intensives et le développement de l’urbanisation et des réseaux de transport (cahier couleur, fig. 1 C et D), laisse à peine apercevoir le tracé rectiligne du Rhône. À l’exception de trois secteurs, le fleuve a été totalement canalisé, permettant ainsi l’expansion des activités économiques dans les anciennes zones inondables10.
3Toutefois, les inondations récentes de 1987 et 1993 ont démontré les limites d’un endiguement trop rigide et ont débouché sur la mise sur pied d’un projet de troisième correction du Rhône voté par le Grand Conseil le 27 septembre 2000, quelques semaines avant un nouvel épisode d’inondation, qui a particulièrement touché le Valais les 14 et 15 octobre 200011. Ces nouveaux travaux, qui n’ont pas encore débuté dans le secteur d’étude, visent cette fois-ci à redonner de la liberté au fleuve en lui redéfinissant un espace propre de part et d’autre de son cours, tout en intégrant les nouveaux enjeux socio-économiques et environnementaux12. À l’heure de cette troisième correction, il y a là un héritage perceptif des relations aménagements/environnement qu’il faut impérativement prendre en compte.
4Notre propos vise à analyser les impacts environnementaux d’un aménagement tel que les corrections du Rhône valaisan13. Ces travaux de grande envergure cherchant à maîtriser le cours d’eau ont entraîné la modification des caractéristiques hydro-géomorphologiques de la plaine et de l’utilisation du sol par les sociétés riveraines. C’est précisément cet impact que nous étudions d’un point de vue qualitatif et quantitatif en faisant appel essentiellement à des sources cartographiques14 et textuelles. Sont utilisés les levés originaux et les cartes Dufour (1839 et 1865), l’atlas Siegfried (entre 1879 et 1926), les premières cartes nationales de Suisse (193815), les archives de l’Office des améliorations foncières et du département des Travaux publics du Canton du Valais, ainsi que diverses lois fédérales. Ce chapitre se focalise sur l’impact environnemental de la première correction du fleuve dans la région comprise entre Sion et Martigny, c’est-à-dire principalement sur les transformations de la couverture du sol et sur les modifications paysagères qu’elles ont entrainées (cahier couleur, fig. 1 C, D). Une autre publication traite de l’évolution paysagère depuis le milieu du XIXe siècle16.
Aménager le Rhône valaisan : une nécessité pour se prémunir contre les inondations (avant 1863)
Le fleuve sur son territoire
5Le Rhône alpin a un régime hydrologique naturel de type glacio-nival à nivo-glaciaire, caractérisé par de grosses fluctuations des débits et une période de basses eaux en hiver et de hautes eaux en été17. Avant les deux grandes phases d’aménagement qui façonnèrent la physionomie actuelle de la plaine, le Rhône divaguait librement entre les cônes de déjection des torrents latéraux. Il rythmait la vie de ses riverains en débordant régulièrement, quasiment chaque année18, et en menaçant leurs activités de part et d’autre de son cours. D’anciens bras du fleuve pouvaient être réactivés, modifiant ainsi les pratiques mais également les frontières communales car le Rhône était déjà garant à l’époque de limites territoriales entre communes. Ce tracé fluctuant est à l’origine de nombreux conflits entre les communes riveraines19.
6La figure 2 (cahier couleur) a été réalisée à partir des informations représentées sur les levés de la carte Dufour datant de 1840 et 1856. Elle donne un état de la plaine quelques années avant le commencement des travaux systématiques de correction. Concernant le tracé du Rhône, dans le secteur à l’aval de Saillon, on observe des chenaux qui se déconnectent progressivement du cours du Rhône, témoignant d’un ancien système de tresses, encore bien présent au début du XIXe siècle. Dans une étude combinant des méthodes de prospection géophysique, la réalisation de forages et l’analyse de cartes historiques, L. Laigre a pu démontrer que tout le secteur nord de la plaine, entre Saillon et Fully, a été concerné par une large bande de tressage durant le Petit Âge Glaciaire20. Au moment des levés pour la Carte Dufour, cette bande de tressage a presque complètement disparu. Un bras secondaire du Rhône – appelé le « Petit Rhône » – est visible dans le secteur de Charrat. Selon L. Laigre et ses co-auteurs, ce chenal est également le reste d’une ancienne bande de tressage, plus limitée que celle du nord de la plaine, active durant le Petit Âge Glaciaire. Au final, le réseau hydrographique, bien qu’encore largement naturel, semble déjà passablement simplifié au milieu du XIXe siècle si on le compare à ce qu’il a pu être durant le Petit Âge Glaciaire. Il faut y voir principalement des causes naturelles, notamment une accalmie hydrologique durant les trois premières décennies du XIXe siècle21, mais également les effets des aménagements ponctuels réalisés de part et d’autre du fleuve par les communautés riveraines.
7La carte montre également qu’une large partie de la plaine est occupée par des secteurs boisés et des zones humides, ce qui a incité certains voyageurs du XIXe siècle à comparer ce territoire rhodanien à la Camargue provençale en regard du climat et de l’humidité des marais22. Les forêts sont situées essentiellement le long du Rhône, sur l’ancienne bande de tressage (Saillon-Fully) ou sur un secteur en tresses encore actif (Aproz). La présence de zones boisées à proximité immédiate du cours d’eau et dans les tresses (secteur d’Aproz) semble indiquer que le fleuve a suivi un tracé similaire pendant plusieurs années pour que la végétation puisse coloniser de vastes étendues. Il s’agit certainement d’un effet de la période d’accalmie relative débutée peu après des débordements catastrophiques advenus en 1782 et qui a duré jusqu’à la crue de 183423.
8Les zones humides sont localisées pour la plupart dans des bas-fonds isolés par les cônes de déjection et les bandes de tressage du Rhône (à Conthey-Vétroz24 et entre Riddes et Saxon, par exemple). La vaste zone humide de Charrat peut également être expliquée par le barrage du cône de la Dranse (Martigny) et de l’ancienne bande de tressage du Rhône (Fully).
Les dispositions réglementaires précédant les aménagements du Rhône
9Au début du XIXe siècle, les communes géraient seules les ouvrages de protection contre le Rhône et les réparations des dommages occasionnés lors des débordements. Ces ouvrages visaient essentiellement à préserver les terres à vocation agricole, en particulier pour la pâture. Malgré quelques travaux collectifs, comme la construction ou l’entretien des ouvrages de défense, les communautés restaient dans un jeu d’opposition d’une rive à l’autre. « Le Rhône est plutôt perçu comme un outil de l’agressivité des voisins. Si la crue détruit les cultures sur l’île de telle communauté, c’est parce que, en amont, telle autre a construit une digue offensive pour expédier le fleuve vers les voisins d’en face, à l’aval25. »
10L’année 1833 a marqué le début d’une réflexion globale et rationnelle sur l’aménagement du fleuve ; c’est alors que furent ordonnés les travaux de manière cohérente et homogène sur l’ensemble de la plaine avec la Loi cantonale sur le diguement du Rhône, des rivières, des torrents, et le dessèchement des marais26. Une commission – la Commission rhodanique – fut chargée d’inspecter le cours du Rhône chaque automne pour déterminer les travaux à effectuer. Cependant, les aménagements restaient à la charge des communes et le canton, n’ayant pas suffisamment de ressources, n’avait pas de levier pour exiger leur réalisation. De ce fait, les travaux de protection étaient difficiles à faire exécuter par les communes riveraines27.
11La période qui suivit la mise en vigueur de cette loi connut une recrudescence du nombre de crues jusqu’à celle catastrophique de 1860. La quasi-totalité de la plaine valaisanne fut inondée lors de cet événement. Le constat était sans appel : le système d’endiguement mis en place lors de cette première moitié du XIXe siècle avait montré ses limites. Le canton du Valais demanda alors une aide technique et financière à la Confédération qui la lui accorda par arrêté fédéral du 28 juillet 1863. Ce dernier prévoyait les travaux de la première correction générale et systématique du Rhône sous la supervision des ingénieurs-experts de la Confédération. Le canton avait à sa charge la direction de l’exécution des aménagements et les communes supportaient plus de la moitié des coûts de cette correction.
Les actions d’aménagement sur le Rhône et leur impact sur les territoires environnants
Une démarche géohistorique pour révéler les dynamiques territoriales
12Nous avons retenu l’approche géohistorique qui tente, à travers une perspective diachronique, de restituer les dynamiques d’un territoire ou d’un paysage à partir de l’exploitation de sources iconographiques ou textuelles. La figure 3 (cahier couleur) présente les différentes cartes utilisées28. Dans ce chapitre, nous nous appuyons essentiellement sur les cartes Dufour et Siegfried.
13Cette utilisation des archives contemporaines pour restituer des états passés de l’occupation du sol ou des formes de terrain est une pratique courante depuis la généralisation des Systèmes d’information géographique (SIG29). À l’aide de cet outil, il est possible de reconstituer des états de référence au moyen de cartes synchroniques (cahier couleur, Fig. 2) mais également des évolutions de l’utilisation du sol au moyen de cartes diachroniques (cahier couleur, fig. 4 et 530). Ces dernières permettent d’envisager les trajectoires d’occupation du sol (les transitions d’une catégorie d’usage vers une autre) entre les états de référence retenus.
14Avant de nous concentrer sur les modifications environnementales engendrées par la correction, nous détaillons les principales opérations effectuées sur ce territoire.
Les travaux réalisés lors de la première correction du Rhône
15Une des principales opérations d’aménagement a consisté à endiguer le cours du fleuve et s’est déroulée entre 1866 et 187631 sur notre zone d’étude. Le système utilisé pour l’endiguement combine des digues longitudinales insubmersibles32 et des épis transversaux, chargés de diriger les eaux vers la partie centrale du fleuve afin de protéger les digues longitudinales et d’accentuer le transit de la charge sédimentaire. Le résultat a été la création d’un profil double, avec un lit majeur et un lit mineur. Les embouchures des cours d’eau latéraux n’ont souvent pas pu être réalisées directement, faute de moyens, provoquant la formation de nouveaux tracés au débouché des cônes de déjection. C’est le cas à l’embouchure de la Morge dans le Rhône. Sur la carte de 1880 (cahier couleur, fig. 3), la Morge s’écoule parallèlement au Rhône pour aller se jeter dans le fleuve bien plus en aval, au niveau d’Ardon et de la Lizerne33. Il s’en est ainsi suivi, paradoxalement, une augmentation des zones humides durant les premières années qui ont suivi l’endiguement du Rhône.
16Dans le même temps, les travaux se sont employés à redresser le lit du fleuve pour rendre son tracé plus droit et plus régulier. Certains méandres ont été coupés aux endroits les plus sinueux dans le but d’augmenter la pente et donc la vitesse et la puissance de charriage du Rhône. C’est le cas du secteur des Îles à l’aval de Sion qui a bénéficié de cet aménagement comme nous pouvons le constater sur la figure 3 (cahier couleur) : sur la gauche de l’extrait, le méandre du Rhône lié à la présence d’un cône de déjection a été clairement recoupé.
17En parallèle à la correction du Rhône, il était prévu des mesures complémentaires telles que l’endiguement des torrents et le reboisement des versants afin de garantir l’efficacité des travaux sur le fleuve34. L’objectif était surtout de diminuer le matériel charrié vers la plaine et de limiter ainsi l’exhaussement du lit du Rhône. Essentiellement par manque de ressources financières, ces actions durent attendre l’adoption des premières lois fédérales sur la police des forêts et des eaux, respectivement en 1876 et 1877, pour bénéficier de subventions.
18Enfin, des travaux de drainage permettant d’exploiter les terrains gagnés sur les zones humides grâce à l’endiguement auraient dû débuter à la fin de la première correction. Cependant, c’est surtout après 1873 que les canaux furent creusés et il fallut attendre la Deuxième Guerre mondiale et la nécessité d’étendre les terres agricoles pour que les opérations d’assainissement fussent terminées.
Principaux changements observés dans la plaine (1840-1880)
19Afin de visualiser les effets de la correction du fleuve sur la plaine, nous avons établi deux cartes diachroniques pour la période comprise entre 1840 et 1880. Les principales modifications résident d’une part dans la transformation de la morphologie du fleuve et d’autre part dans la diminution significative de surfaces boisées pour l’ensemble de la plaine. Sur la figure 4 (cahier couleur), on distingue clairement le nouveau tracé du Rhône endigué et redressé de celui de l’ancien cours divaguant et sinueux. Même s’il persiste encore quelques chenaux isolés, à la suite des travaux de la première correction, le lit du fleuve est fortement contraint. Son tracé est d’ailleurs resté identique jusqu’à aujourd’hui. On note également qu’une partie du Petit Rhône est asséchée, entre Charrat et son embouchure dans le Rhône. Concernant les forêts alluviales, une part importante de leur surface a disparu, notamment à proximité du cours d’eau (par exemple à l’amont de Riddes). Afin de connaître quel type d’occupation du sol a remplacé les zones boisées sur ces différents secteurs, nous avons généré une matrice de transition (tabl. 1) à partir de la carte diachronique. Elle informe des changements d’utilisation du sol intervenus entre les deux époques, ainsi que des espaces qui sont restés stables. La diagonale en grisé désigne les surfaces qui subsistent dans le même usage du sol. La lecture de gauche à droite permet de repérer les transformations opérées entre 1840 et 1880 pour chaque type d’occupation. Ainsi, 693 hectares de forêt sont restés stables. En revanche, les zones boisées ont perdu 30 % de leurs surfaces, dont 748 hectares au profit des terres ouvertes. L’expression « terres ouvertes » regroupe les prés et les cultures représentés de manière indifférenciée sur les cartes anciennes. Cette progression des terres ouvertes au détriment de la forêt alluviale correspond au commencement de la mise en valeur de la plaine permise par l’endiguement récent du Rhône. Un tiers des zones boisées furent ainsi récupérées par les riverains pour l’exploitation de nouvelles cultures ou la création de prairies.
Tableau 1. Matrice de transition.
Un bilan mitigé des aménagements sur la plaine ou l’émergence de dynamiques imprévues
20Les travaux de la première correction ont fortement contraint le lit du Rhône afin de prémunir les riverains des débordements. Toutefois, les ingénieurs n’avaient certainement pas envisagé certaines réponses du milieu suite à ces nouveaux aménagements, notamment l’intensification des zones humides.
L’augmentation de l’humidité dans la plaine
21La figure 5 (cahier couleur) représente l’évolution des zones humides entre 1840 et 1880. Nous pouvons identifier trois espaces : les Îles à l’aval de Sion ainsi que la zone humide voisine des « Praz-Pourris35 » à Conthey, le secteur situé entre Riddes et Saillon et les « gouilles de Guercet » entre Charrat et Martigny. Dans ces secteurs, on constate tout d’abord que la majeure partie des zones marécageuses a persisté dans ce type d’occupation du sol. La matrice de transition (tabl. 1) révèle que seulement 9 % de leur surface ont été requalifiées dans un autre usage, principalement en terres ouvertes (225 ha sur l’ensemble de la plaine), ce qui confirme une faible diminution. Enfin, sur les marges des zones restées stables depuis 1840, on remarque même l’apparition de nouvelles terres humides, cette augmentation de l’humidité se produisant à l’embouchure des affluents comme la Lizerne et la Morge pour le secteur des « Praz-Pourris ».
22Ainsi, la carte diachronique montre que malgré les premières mesures de correction, les régions basses de la plaine sont restées marécageuses. S’il semble normal que les travaux d’endiguement n’aient pas eu d’influence directe sur le drainage des marais, ici l’endiguement a participé à la hausse de l’humidité de la plaine. Ceci est dû au fait que les eaux d’infiltration et des cours d’eau secondaires ont été piégées entre les digues et les points hauts que formaient les cônes de déjection. Les digues ont bloqué pendant plusieurs années l’écoulement direct dans le Rhône de ces eaux qui ont stagné et continué d’alimenter les milieux humides.
23Toutefois, comme nous l’avons évoqué précédemment, il était prévu d’assainir la plaine afin de pouvoir exploiter les terrains gagnés sur les marais. Les opérations d’assainissement ont été menées de manière systématique à partir de 1873, ce qui explique qu’au moment de la cartographie de l’atlas Siegfried, ce phénomène d’augmentation de l’humidité sur l’embouchure des affluents suite à l’endiguement n’ait pas encore été enrayé et soit visible sur la carte diachronique. Face à une situation parfois plus mauvaise que celle précédant l’aménagement du fleuve, les réactions sociales ne se sont pas fait attendre. Les riverains estimaient que les résultats des aménagements n’étaient pas à la hauteur et manifestaient leur mécontentement à travers la presse locale36.
24Dans la région tout à l’aval de notre zone d’étude entre Charrat et Martigny, l’apparition de nouvelles zones humides est issue de la combinaison de plusieurs facteurs qui sont détaillés ci-dessous.
Le cas particulier des « gouilles de Guercet »
25Ici, le lit du Rhône était corrigé mais il n’existait pas de digue issue des premiers travaux, aucune intervention spécifique n’ayant été réalisée. Pourtant, on note la création de terres humides tandis que d’autres disparaissaient. L’explication se trouve dans la construction de la voie de chemin de fer qui délimitait de manière rectiligne ces « gouilles » parallèlement au pied du versant. La ligne de chemin de fer a été réalisée peu avant la correction – le train arrive en gare de Sion dès 1860 – sur les points les plus bas de la plaine et à l’aide d’un remblayage important pour sécuriser la voie contre les inondations. Ces remblais ont formé une digue qui a joué un rôle déterminant dans ce milieu humide en créant un espace hydrologique fermé. Les eaux d’infiltration se sont retrouvées bloquées et ont continué à stagner. De plus, lors de la construction des remblais, des matériaux ont été prélevés de part et d’autre dans la plaine, sur une largeur de trente mètres de chaque côté des voies37, entraînant un phénomène de creusement des fonds aux alentours. La combinaison de ces deux facteurs – les remblais formant une digue et le creusement des secteurs à proximité – a entretenu et même accentué l’expansion de la zone humide. À l’amont de Sion, les aménagements du Rhône et de la ligne de chemins de fer ont en revanche été coordonnés.
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26La correction systématique du Rhône valaisan durant la seconde moitié du XIXe siècle a sans nul doute permis de réduire fortement les aléas liés à l’activité hydro-géomorphologique du fleuve, puis d’assécher la plaine et de la transformer en une vaste zone d’agriculture intensive, amenant une certaine richesse dans des communes qui, jusque-là, avaient dû faire face avec très peu de moyens aux frasques du fleuve. Ces grands travaux se sont également traduits par des transformations majeures des paysages, non seulement à proximité du fleuve lui-même, mais également dans toute la plaine alluviale. Ces changements ne furent ni uniformes à l’échelle de la vallée, ni linéaires d’un point de vue temporel. Ils méritent donc une analyse détaillée.
27Le repérage d’informations territoriales sur les cartes anciennes et leur numérisation et organisation au sein de bases de données sous SIG permettent de réaliser des cartes thématiques sur l’état de la plaine à un moment donné (cartes synchroniques) et sur son évolution entre deux dates (cartes diachroniques). En ce sens, la cartographie géohistorique est un outil à disposition de l’historien pour reconstituer les dynamiques territoriales anciennes.
28Le pouvoir explicatif de ces cartes reste par contre assez limité. Les documents cartographiques anciens recèlent très peu d’informations sur les raisons des transformations. C’est donc le croisement des informations cartographiques avec d’autres sources qui permettra de reconstituer et d’expliquer les transformations territoriales. De plus, l’information transmise par ces cartes reste très partielle. Ainsi, dans notre cas, aucune distinction ne peut être faite entre les terres pâturées et cultivées. Par ailleurs, les normes cartographiques anciennes sont peu connues ; ainsi, pour prendre un exemple, nous ne savons rien sur les critères de représentation des forêts alluviales, par essence très dynamiques et formées d’arbres aux caractéristiques diverses, allant de buissons de végétation pionnière à la forêt climacique. Nous ne savons pas non plus si ces critères ont varié d’un cartographe à l’autre. Finalement, le processus même de numérisation introduit toute une série de simplifications, notamment dans le choix des limites. Au final, les résultats cartographiques doivent être appréhendés avec une certaine réserve. Ils donnent les grandes tendances mais on ne saurait leur donner trop d’importance à l’échelle d’un lieu particulier. Malgré tout, nous pensons qu’une exploitation systématique des sources cartographiques vient compléter utilement l’analyse des sources écrites dans cet effort de reconstitution des paysages anciens de nos pays.
Notes de bas de page
1 De Torrenté C., La correction du Rhône en amont du lac Léman, Berne, Département fédéral de l’intérieur, 1964, p. 26-33.
2 Par exemple, sur l’Isère, voir dans cet ouvrage l’article de Girel J., « Les aménagements des plaines alluviales du piedmont alpin au XIXe siècle et leurs impacts environnementaux et sociaux : le cas de l’Isère à l’aval d’Albertville » et Cœur D., La plaine de Grenoble face aux inondations. Genèse d’une politique publique du XVIIe au XXe siècle, Versailles, Éditions Quae, 2008 ; sur l’aménagement des cours d’eau suisses, Vischer D., Histoire de la protection contre les crues en Suisse. Des origines au XIXe siècle, Bienne, Office fédéral des eaux et de la géologie, 2003 ; sur l’Adige, Turri E. et Ruffo S. (éd.), L’Adige. Il fiume, gli uomini, la storia, Verona, Cierre Edizioni, 1992.
3 Bravard J.-P., La Chautagne. Dynamique de l’environnement d’un pays savoyard, Lyon, Institut des Études rhodaniennes, Mémoires et Documents, 18, 1981 ; Bravard J.-P., Le Rhône, du Léman à Lyon, Lyon, La Manufacture, 1986 ; Arnaud-Fassetta G., Quatre mille ans d’histoire hydrologique dans le delta du Rhône. De l’âge du Bronze au siècle du nucléaire, Paris, Grafigéo, 11, 2000 ; Provansal M. et Bravard J.-P., « Le croisement d’approches naturalistes et historiques dans l’étude de l’histoire des fleuves : le cas du Rhône français », Reynard E., Evéquoz-Dayen M., Dubuis P. (éd.), Le Rhône : dynamique, histoire et société, Sion, Cahiers de Vallesia, 21, 2009, p. 17-45.
4 De Torrenté C., La correction du Rhône en amont du lac Léman, op. cit., p. 46-131 ; Bender G., « Corriger le Rhône et les Valaisans : trois siècles de travaux et de débats », Revue de géographie alpine, t. 92, no 3, 2004, p. 51-61.
5 Stäuble S. et Reynard E., « Évolution du paysage de la plaine du Rhône dans la région de Conthey depuis 1850. Les apports de l’analyse de cartes historiques », Vallesia, t. 60, 2005, p. 433-456 ; Zanini F., Zanini E., Weber C. et Schlaepfer R., « Analyse de la dynamique du paysage de la plaine du Rhône de 1850 à 2003 sur la base de cartes topographiques », Bull. Murithienne, 124, 2006, p. 89-98 ; Zanini F., Zanini E., Weber C., « Dynamique des paysages et qualité écologique de la plaine du Rhône en amont du Léman, de 1850 à 2003 », Reynard E., Evéquoz-Dayen M., Dubuis P. (éd.), Le Rhône, op. cit., p. 103-113 ; Stäuble S., « Évolution de la plaine du Rhône suisse du début du XIXe siècle à nos jours : étude cartographique dans le Valais central », ibid., p. 167-176.
6 Borgeat-Theler M., Scheurer A. et Dubuis P., « Le Rhône et ses riverains entre Riddes et Martigny (1400-1860). Quatre longs siècles de conflits et de solutions », Vallesia, t. 66, 2011, p. 39-106 et Scheurer A., « Le Rhône et ses riverains entre Riddes et Martigny (1400-1860). Quatre longs siècles de conflits et de solutions. IV. Quarante ans de projets, de travaux, de litiges et de catastrophes (1820-1860) », Vallesia, t. 67, 2012, p. 1-67.
7 Notamment dans la Loi sur le diguement du Rhône, des rivières, des torrents et le dessèchement des marais adoptée le 23 mai 1833, AEV, 1003.7, Abscheids, recès de la Diète, p. 56-61, cité par Borgeat-Theler M., Scheurer A. et Dubuis P., art. cit., p. 102 et 141-143. Dans un rapport présenté au Grand Conseil le 20 novembre 1860, le Conseil d’État (exécutif cantonal) parle de « la nécessité de travaux plus coordonnés, et de corrections majeures au lit du fleuve » (AEV, Protocoles du Grand Conseil, 1001, vol. 61, annexe F, cité par Scheurer A., op. cit., p. 53). Le 19 janvier 1863, le Conseil fédéral (exécutif fédéral) adresse à l’Assemblée fédérale (pouvoir législatif) un Message concernant la correction du Rhône dans le canton du Valais.
8 Borgeat-Theler M., Scheurer A. et Dubuis P., art. cit., et Scheurer A., art. cit.
9 Jean Loup évoque les polders du Haut-Rhône : Loup J., Pasteurs et agriculteurs valaisans. Contribution à l’étude des problèmes montagnards, Grenoble, Allier, 1965, p. 363-367 ; voir également Reynard E., « Les corrections du Rhône et les transformations du paysage », Collage, vol. 6, 2011, p. 10-12.
10 Stäuble S. et Reynard E., art. cit., p. 450-455 et Stäuble S., art. cit., p. 171-173.
11 WSL, BWG, Les crues 2000. Analyse des événements/Cas exemplaires, Berne, Office fédéral des eaux et de la géologie, Rapports de l’OFEG, Série Eaux, no 2, 2002, p. 95 sqq.
12 Arborino T., « Troisième correction du Rhône, sécurité pour le futur », Bull. ARPEA, 212, 2002, p. 31-36 et 214, 2002, p. 15-19 ; Arborino T. et Mettan N., « La troisième correction du Rhône : une nécessité et des opportunités », Collage, vol. 6, 2011, p. 7-9.
13 Ce travail s’insère dans le projet « Reconstitution des paysages fluviaux du Rhône suisse » piloté par l’Institut de géographie et durabilité (IGD) de l’université de Lausanne. Ce projet vise, par le croisement de différentes méthodes, à mettre en évidence et expliquer les principaux changements paysagers depuis l’Holocène.
14 En ce sens, cette recherche s’inscrit dans la continuité des travaux entrepris par F. Zanini, S. Stäuble et E. Reynard et vise à quantifier, au moyen de matrices et de cartes de transition, les transformations paysagères.
15 Pour une description des caractéristiques des différentes cartes utilisée et des difficultés méthodologiques, on se référera aux articles de Stäuble S., Martin S. et Reynard E., « Historical mapping for landscape reconstruction : examples from the Canton of Valais (Switzerland) », Mountain Mapping and Visualisation, Proceedings of the 6th ICA Mountain Cartography Workshop, 11-15 February 2008, Lenk, Switzerland, p. 211-217 et de Reynard E., « Les sources cartographiques pour l’histoire du Rhône valaisan », Reynard E., Evéquoz-Dayen M., Dubuis P. (éd.), Le Rhône : dynamique, histoire et société, Sion, Cahiers de Vallesia, 21, 2009, p. 167-176.
16 Baud D., Bussard J. et Reynard E., « Le paysage du Rhône valaisan : analyse diachronique et cartographie historique (1840-2010) », dans Reynard E., Evéquoz-Dayen M., Borel G. (éd.), Le Rhône, entre nature et société, Sion, Cahiers de Vallesia, 29, 2015, p. 225-258.
17 Pour une synthèse des caractéristiques hydrogéomorphologiques du Rhône alpin, voir Reynard E., Arnaud-Fassetta G., Laigre L. et Schoeneich P., « Le Rhône alpin vu sous l’angle de la géomorphologie : état des lieux », Reynard E., Evéquoz-Dayen M., Dubuis P. (éd.), Le Rhône : dynamique, histoire et société, Sion, Cahiers de Vallesia, 21, 2009, p. 78-79.
18 Summermatter N., « Die erste Rhonekorrektion und die weitere Entwicklung der kantonalen und nationalen Wassserbaupolitik im 19. Jahrhundert », Vallesia, t. 59, 2004, p. 202 ; Pasche L., « Travaux de correction des cours d’eau en Valais et dans la région de Conthey (1860-1900) », Vallesia, t. 59, 2004, p. 227-228.
19 Borgeat-Theler M., Scheurer A. et Dubuis P., art. cit. Ces travaux ont été réalisés dans le cadre du programme « sources du Rhône » qui vise à analyser les relations entre le fleuve et ses riverains entre Riddes et Martigny avant les phases d’aménagement. Ce projet est mené parallèlement avec le programme « Reconstitution du paysage du Rhône valaisan » en partenariat avec les Archives de l’État du Valais.
20 Laigre L., Reynard E., Arnaud-fasseta G., Baron L., Glenz D., « Caractérisation de la paléodynamique du Rhône en Valais central (Suisse) à l’aide de la tomographie de résistivité électrique », Géomorphologie : relief, processus, environnement, no 4, 2012, notamment p. 421-423.
21 Scheurer A., art. cit., p. 32-34.
22 Bender G., De la Camargue à la Californie. La plaine, le Rhône et les riverains, enjeux, débats et réalisation dans la région de Martigny, 1750-1860, mémoire de licence, université de Genève, 1996.
23 Scheurer A., art. cit., p. 32-34. Le fait que plusieurs tresses soient libres de végétation peut être attribué à la recrudescence des crues observée à partir de 1834. En l’absence de connaissances sur les choix cartographiques des levés Dufour, il n’est toutefois pas possible de définir le stade précis de la végétation à cette période.
24 Stäuble S. et Reynard E., art. cit., p. 441 sqq.
25 Scheurer A., art. cit., p. 98.
26 Archives d’État du Valais, 1003.7, Abscheids, recès de la Diète, p. 56-61, cité dans Scheurer A. p. 103.
27 Pasche L., art. cit.
28 Pour toutes les précisons et caractéristiques concernant le corpus cartographique utilisé, Reynard E., art. cit, et Stäuble S., Martin S. et Reynard E., art. cit.
29 Poirier N., Un espace rural à la loupe. Paysage, peuplement et territoire en Berry, de la préhistoire à nos jours, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2010, 233 p. ; Franchomme M., Schmitt G., « Les zones humides dans le Nord vues à travers le cadastre napoléonien : les Systèmes d’Information Géographique comme outil d’analyse », Revue du Nord, t. 94, 2012, p. 661-680.
30 Concernant les aspects techniques du traitement des données sous SIG, Baud D., Reynard E., Bussard J., « Mapping the landscape evolution in the Swiss Rhône River alluvial plain (1840-2010) », to be submitted to Journal of Maps et Stäuble S., Reynard E., op. cit. p. 437-440.
31 De Torrente, op. cit., p. 61.
32 Pasche L., art. cit, p. 231.
33 Stäuble S., Reynard E., art. cit. p. 449, fig. 22.
34 Hartmann et Blotnitzki, Rapports d’expert sur la correction du Rhône (6 avril 1861), cité par Pasche L., art. cit, p. 233.
35 Le cas de la zone humide des « Praz-Pourris » a déjà été plusieurs fois traité : Pasche L., art. cit, p. 239 sqq. ; Stäuble S. et Reynard E., art. cit., p. 440 sqq.
36 « On peut prévoir que l’endiguement du Rhône ne produira point les fruits qu’on en avait fait espérer. Déjà sur plusieurs points, on a observé l’augmentation des marais par suite de la filtration et du défaut d’écoulement des eaux de source », Le Confédéré, 4 août 1867.
37 Hartmann et Blotnitzki, Rapports d’expert sur la correction du Rhône (6 avril 1861), cité par Pasche L., art. cit, p. 234.
Auteurs
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