Introduction : mettre en dialogue économie sociale et solidaire, territoires et innovations
p. 9-14
Texte intégral
1Comment considérer les rapports et les apports aux dynamiques des territoires des entreprises d’ESS ? Tout comme le stipule le texte de la loi cadre du 31 juillet 2014, nous incluons comme faisant partie de l’ESS les entreprises dont les activités sont d’utilité sociale sous le statut ESUS tout comme les structures historiques que sont les associations, les coopératives, les mutuelles et les fondations1.
2 Hormis des études menées au Canada (Fontan, Klein et Lévesque, 2003 ; Comeau, 2009 ; Fleuret et Skinner, 2010), il existe peu de travaux d’envergure sur le sujet en géographie ou considérant les territoires de l’ESS (Demoustier, 2004). À notre connaissance, aucune étude n’a été menée à l’échelon national en France sur l’ESS en procédant d’une démarche géographique. Seul peut être recensé à ce jour un Atlas commenté de l’économie sociale et solidaire produit par l’Observatoire national de l’ESS (au sein du Conseil national des chambres régionales d’ESS) en 2012 et depuis renouvelé annuellement.
3Quelques analyses ont porté sur les territoires produits ou co-produits par l’ESS en Pays de la Loire : donnons pour exemples, le programme ESSTER (économie sociale et solidaire et territoires, 2007-2008) ou différents rapports issus du programme de recherches sur l’ESS dans les régions françaises de la DIIESES (2003-2005)2. Des travaux considérant des entrées sectorielles comme la finance solidaire (Glémain et Bioteau, 2010), l’ESS en santé (Fleuret, 2006), les coopératives agricoles (Pierre et Thareau, 2011), ont pu être conduits récemment. De même manière, des atlas régionaux existent aujourd’hui dont l’Atlas de l’ESS en Pays de la Loire (Bioteau, Fleuret et al., 2010, document en ligne).
4De ces mêmes études, il ressort que la dimension spatiale est essentielle en ESS. Pour ses promoteurs, l’ESS constitue l’une des clefs de voûte de l’organisation et de l’animation territoriale dans la mesure où elle produit des résultats objectifs, visibles et utiles, et où elle reflète également la capacité de mobilisation collective d’acteurs dans un projet de territoire. De ces études, il ressort également que l’ESS, par les dynamiques de ses établissements et par ses choix de localisation, donne à voir des spécificités zonales. L’enjeu de la co-construction est ainsi essentiel, permettant de mieux comprendre les mécanismes de contribution de l’ESS aux dynamiques de développement local et la capacité d’ancrage de l’ESS dans les territoires.
5Ainsi, la première partie de l’ouvrage (« Dynamiques territoriales de l’ESS et de l’emploi en ESS dans les Pays de la Loire ») a pour objectif de rendre compte de l’intérêt d’une observation de l’ESS (de la diversité de ses formes, de son évolution et de ses rapports aux territoires) pour la compréhension des dynamiques des territoires (Bioteau, Fleuret et Glémain). Elle vise également à expliciter la portée des données produites sur l’ESS, prolongeant les travaux du programme UCAP (usage des chiffres dans l’action publique territoriale) menés de 2010 à 2014 en Pays de la Loire (programme soutenu par la région), dont l’un des axes portait sur les données chiffrées relatives à l’ESS. Un panorama des dynamiques des associations (loi 1901) est ainsi utile à la compréhension d’un secteur en mouvement qui, s’il recouvre la très grande majorité des établissements en région, est présent dans tous les secteurs d’activités (Féniès-Dupont, Durey et Malet). À ce titre, au-delà des seules associations, il est nécessaire de mieux appréhender la diversité du secteur (Prouteau et Nirello), comme piste de connaissances et de réflexions à conduire dans le champ de la recherche en sciences sociales : « En matière d’emploi et de salaires, la compréhension des disparités internes à l’ESS constitue un champ fort riche d’investigations pour les chercheurs qui s’intéressent à l’économie sociale. »
6Les pistes ouvertes par ces réflexions conduisent à interroger les capacités des initiatives en ESS à porter des innovations, sur le plan économique, technique et sociétal. De même, de par leur ancrage aux territoires et leur volonté de faire avec les territoires, les promoteurs de ces initiatives, ou les dirigeants d’établissements, deviennent co-contributeurs des projets de territoires. À ce double titre (innovations et co-constructions territoriales), la dernière contribution de cette partie (Féniès-Dupont, Durey et Malet) se veut également un pont vers les deux autres parties de cet ouvrage.
7Les acteurs de l’ESS, du fait de leur statut valorisant le fonctionnement démocratique, ont une place privilégiée pour identifier les projets d’innovation sociale. C’est pourquoi, la loi du 31 juillet 2014 aborde cette question dans l’article 86 qui s’intéresse aux dispositions relatives au développement des entreprises concourant à l’innovation sociale. Il résume les deux définitions évoquées précédemment :
« I. L’innovation sociale est caractérisée par le projet d’une entreprise ou l’une de ses activités économiques, qui est d’offrir des produits ou services : 1o Soit répondant à une demande nouvelle correspondant à des besoins sociaux non ou mal satisfaits, que ce soit dans les conditions actuelles du marché ou dans le cadre des politiques publiques ; 2o Soit répondant par un processus de production innovant à des besoins sociaux déjà satisfaits. »
8La loi française intègre le fait que l’innovation sociale est portée par une entreprise qu’elle soit associative, coopérative ou autre et ayant des difficultés à financer ses projets innovants. C’est pourquoi, un volet est consacré au financement :
« II. Pour bénéficier des financements publics au titre de l’innovation sociale, le caractère innovant de son activité doit, en outre, engendrer pour cette entreprise des difficultés à en assurer le financement intégral aux conditions normales de marché. Cette condition ne s’applique pas aux financements accordés au titre de l’innovation sociale par les collectivités territoriales. »
9Mais la difficulté d’identifier un projet d’innovation sociale reste entière car la loi prévoit
« III. Un conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire [qui] définit des orientations permettant d’identifier un projet ou une activité économique socialement innovant au sens du I ».
10Ainsi, le législateur prend en compte les organisations de l’ESS comme des entreprises à part entière bien que le contenu de l’article 2 de la loi ESS montre qu’elles ne sont pas les seules à générer de l’innovation sociale. En effet, cette dernière pose la définition d’une entreprise recherchant une utilité sociale :
« Considérées comme recherchant une utilité sociale au sens de la présente loi les entreprises dont l’objet social satisfait à titre principal à l’une au moins des trois conditions suivantes : (1) ont pour objectif d’apporter, à travers leur activité, un soutien à des personnes en situation de fragilité, soit du fait de leur situation économique ou sociale, soit du fait de leur situation personnelle et particulièrement de leur état de santé ou de leurs besoins d’accompagnement social ou médico-social. Ces personnes peuvent être des salariés, des usagers, des clients, des membres ou des bénéficiaires de cette entreprise ; (2) ont pour objectif de contribuer à la préservation et au développement du lien social, à la lutte contre les exclusions et inégalités sanitaires, sociales et économiques, ou au maintien et au renforcement de la cohésion territoriale ; (3) concourent au développement durable, sous réserve que leur activité soit liée à l’un des objectifs mentionnés aux conditions (1). »
11La deuxième partie de l’ouvrage (« Innover socialement. Un rôle à jouer pour l’ESS ») s’attache donc à cibler les leviers ou les freins posés à l’innovation sociétale par les initiatives d’ESS (Billaudeau et Dewynter), proposant de rendre compte de l’amorce d’un réseau d’observation et d’échanges, d’autres diront de partage de connaissances, sur les innovations portées ou co-portées par l’ESS en région. Parmi ces leviers et ces freins subsistent également, outre la connaissance fine du champ, des contributions de l’ESS à différents secteurs économiques, et les problématiques d’accès aux financements de ces organisations. La loi de l’ESS propose ainsi des modalités de renforcement du financement des associations, des fondations et des mutuelles à partir d’instruments financiers adaptés. Elle met en œuvre une palette de financements divers pour les acteurs de l’ESS afin de créer des alternatives au prêt bancaire et assurer leur développement : amélioration de l’attractivité du titre associatif, création des certificats mutualistes et paritaires, etc. Partant de ces évolutions, et de ces besoins de connaissances sectorielles, différentes analyses de cas d’études sont proposées : sur les écofilières (Roquebert et Féniès-Dupont), sur les services aux personnes (Dussuet), sur les microcrédits (Billaudeau et Poutier) ainsi que dans les champs de la culture, des musiques actuelles et du spectacle vivant, à partir de l’exemple du Pôle, acteur régional dans ces domaines (Hannecart et Marzin).
12La place donnée aux expériences répond ici tout particulièrement à l’objectif de regards croisés entre les contributions de la recherche et les acteurs. Des organisations d’ESS vont tenter de créer, là où elles s’implantent, une dynamique de rassemblement dans un projet de territoire. Ainsi, si on ne peut pas toujours les considérer comme des initiatives locales stricto sensu, elles n’en constituent pas moins un modèle localement ancré et résolument alternatif à la seule recherche du profit économique. C’est là l’objectif poursuivi par la troisième partie de l’ouvrage (« Coopérer, faire ensemble. Vers un développement en commun des territoires ») qui permet de suivre tout d’abord l’exemple de coopératives agricoles construisant des réseaux locaux agro-énergétiques (Pierre) ou opérant dans le secteur vitivinicole (Glémain et Poutier). La dimension spatiale « locale » de l’innovation et de la co-construction dans ces exemples provient de la conjonction de différents facteurs :
d’abord le lien résidentiel des personnes à l’origine de l’initiative, et la possibilité de réinvestir localement ;
par rebonds, à des échelles élargies, l’essaimage des modèles coopératifs et des pratiques, de façon à couvrir l’ensemble du territoire ;
enfin, ces initiatives s’imposent en tant qu’acteurs majeurs de leurs territoires : à partir d’innovations reposant sur des ressources des territoires, elles deviennent elles-mêmes des ressources pour ces territoires.
13Les diffusions des « modèles » ainsi créés témoignent de la mobilisation des trois formes synthétiques de la proximité : spatiale ou géographique, nous dirons « locale » ici, relationnelle, institutionnelle. La dimension de proximité sociale tient au caractère d’action sociale des initiatives : en fournissant à moindres coûts des ressources matérielles pour leurs bénéficiaires, et en permettant le maintien et/ou le développement d’activités au niveau local.
14L’ancrage des établissements d’ESS dans des territoires d’actions « négociés », issus des besoins de territoires prédéfinis et construits en partenariat avec d’autres acteurs de ces territoires, répond à différentes motivations : remédier aux lacunes d’un secteur ou d’un service public local, expérimenter un nouveau service, impulser, expérimenter et coordonner des initiatives locales. Ainsi l’article 9 de la loi du 31 juillet 2014 relative à l’ESS définit un nouveau cadre d’action et de coordination territorialisée à travers les Pôles territoriaux de coopération économique (PTCE), précisant qu’ils
« sont constitués par le regroupement sur un même territoire d’entreprises de l’économie sociale et solidaire au sens de l’article 1er de la présente loi, qui s’associent à des entreprises, en lien avec des collectivités territoriales et leurs groupements, des centres de recherche, des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, des organismes de formation ou toute autre personne physique ou morale, pour mettre en œuvre une stratégie commune et continue de mutualisation, de coopération ou de partenariat au service de projets économiques et sociaux innovants socialement ou technologiquement et porteurs d’un développement local durable ».
15La loi fixe également les modalités de l’intervention de l’État dans le financement des PTCE, mais les décrets d’application se font toujours attendre…
16Hors les PTCE, sur lesquels différentes contributions proposent un éclairage, il vient l’exemple des centres sociaux ruraux en Maine-et-Loire (Prugneau et Bioteau). Le centre social a d’abord été conçu dans ces espaces comme étant à dimension cantonale. Son périmètre d’exercice a ensuite connu une évolution similaire à celle de la construction intercommunale. Enfin, du fait de l’agrément CAF alloué aux associations porteuses, le centre social est en prise directe avec les besoins du territoire intercommunal. Car, selon la Charte fédérale des centres sociaux et socio-culturels de France (FCSF, 2000), un centre social peut être porté par une association ou une institution publique, et est défini comme un « foyer d’initiatives porté par des habitants associés, appuyé par des professionnels capables de définir et de mettre en œuvre un projet de développement social local ». Le champ d’intervention très large du centre social peut être englobé dans les termes de « développement social et sociétal local ». Son rôle consiste « en fonction d’un diagnostic territorial permanent, à mettre en place des services répondant aux besoins locaux ». Il joue ainsi un « rôle d’interface entre les besoins du terrain et les politiques publiques ». Il opère pour ce faire selon deux modes : soit directement, en mobilisant ses propres services, soit indirectement, en apportant son aide (matérielle, financière, ingénierie) à un autre groupement de personnes, qui peut être amené à se créer. De la sorte, le centre social recouvre une fonction indirecte de promoteur de nouvelles associations : qu’il génère de lui-même ou qu’il accompagne dans leur structuration.
17Ces exemples choisis révèlent que le champ de l’ESS s’il est territorialisé, apparaît aussi quelque peu atomisé. Un enjeu pour son développement réside dans sa visibilité. Il s’agit notamment de produire de la donnée à des échelons plus locaux et sur des initiatives intersectorielles. Ceci demande que soient développés de nouveaux outils de recension telle l’observation participative et partagée du spectacle vivant mise en œuvre dans les Pays de la Loire dans le cadre de la Conférence régionale consultative de la culture, par l’association Le Pôle (pôle de coopération des acteurs pour les musiques actuelles en Pays de la Loire) (Hannecart, Bioteau, Dewynter et Féniès-Dupont).
18Cette expérimentation d’une enquête co-produite par les acteurs du spectacle vivant en Pays de la Loire montre les apports d’une démarche plus qualitative pour à la fois connaître le poids d’un secteur (nombre d’établissements, emplois, produits) et montrer comment les acteurs de l’ESS conçoivent et perçoivent leurs rapports aux territoires. Ainsi, les questionnements relatifs aux apports mutuels des territoires et des établissements de l’ESS trouveront une plus forte explicitation dans une démarche d’analyse menée au plus proche des acteurs. Les témoignages d’acteurs sont ceux des praticiens, de celles et de ceux qui font l’ESS, qui décident des initiatives et qui orientent les actions. Ils rendent compte de manière fine des dynamiques d’établissements et des adaptations de ces derniers aux problématiques des territoires dans lesquels ils se déploient.
19Le présent ouvrage vient donc en réponse à ces deux suggestions : de considérer au travers de l’ESS, les fondements d’une « économie de la solidarité et de la coopération » dans les territoires (Richez-Battesti, 2012) et par là même d’une « invitation [faite] aux géographes à se saisir de toutes les questions posées par l’ESS pour en faire des objets de recherche » (Bioteau et Fleuret, 2014). C’est là l’esprit de cet effort de capitalisation des travaux engagés ces dernières années par différents collègues, et au sein de différents programmes régionaux en Pays de la Loire, et nationaux. Suivant cette idée, les trois parties et les douze contributions de l’ouvrage ne constituent pas une finalité. Elles sont plutôt un appel à ce que leurs réflexions soient prolongées de prochains travaux abordant l’ESS : à l’entrecroisement de ses ancrages locaux et de ses contributions au maintien ou au développement de solidarités entre habitants dans les territoires.
Notes de bas de page
1 Ce passage et les trois paragraphes suivants prennent appui sur l’entame de l’article de Bioteau E., Fleuret S. et Glémain P., « Dynamiques territoriales de l’économie sociale et solidaire dans les Pays de la Loire. Quels enseignements pour la géographie ? », Les Cahiers nantais, vol. 2013/2, p. 31-44.
2 Qui associe, parmi diverses équipes de recherches, des membres géographes du GREGUM (Le Mans, aujourd’hui ESO), du CERAMAC (Clermont-Ferrand), de MTG (Rouen). La liste peut ne pas être exhaustive. Ce programme de recherche sur l’ESS en régions donnera lieu à la parution d’un ouvrage de synthèse analytique (Chopart J.-N., Neyret G. et Rault D. [dir.], Les dynamiques de l’économie sociale et solidaire, Paris, La Découverte, 2006) dans lequel aucun auteur géographe n’est recensé.
Auteurs
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Le développement solidaire des territoires
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