Société villageoise et vie communale
p. 421-439
Texte intégral
La société villageoise aujourd’hui
1À la différence des faits directement observables, susceptibles de descriptions précises ou de comptage, les processus à l’œuvre dans la société et dont ceux qui les vivent eux-mêmes n’ont pas toujours une conscience claire sont difficiles à saisir dans toute leur ampleur sans un séjour prolongé sur le terrain. Que j’aie pu les percevoir moi-même dans le peu de temps dont j’ai disposé pour mes enquêtes témoigne bien de l’importance des changements survenus au cours des dernières décennies, à Goulien, dans les comportements et dans la façon dont s’expriment les relations sociales, reflets des changements plus profonds concernant les structures sociales elles-mêmes. Mais l’analyse que j’en propose reste provisoire et pourra sans doute être contestée ; pour la pousser plus avant et pouvoir l’affiner, il aurait fallu de plus longues recherches.
Sociabilité et individualisme
2Lorsque je demande à mes interlocuteurs adultes de m’indiquer quels sont, pour eux, les principaux changements qui se sont produits dans les mentalités au cours des 30 dernières années, ce qu’on me cite presque toujours en premier c’est « le développement de l’individualisme » : Maintenant, dit-on, c’est « chacun pour soi » : « Dans le temps », me dit-on, « quand on travaillait avec les chevaux, on les laissait se reposer au bout du champ et pendant ce temps, on discutait avec le voisin » ; ou bien « Quand on se rencontrait sur le chemin, on s’arrêtait pour causer » ; ou bien « on bavardait “au bout de la route” à l’entrée du village, mais maintenant on ne le fait plus : les machines et la voiture ont cassé tout ça ». Dans certains villages, d’autres lieux de convivialité étaient les lavoirs, où les femmes échangeaient les nouvelles tout en faisant leur lessive côte à côte ; mais la machine à laver a rendu les lavoirs inutiles, de même que la télévision a enfermé chacun chez soi le soir : à la belle saison, on ne sort plus pour rencontrer les voisins « au milieu du village » ; à la mauvaise saison, on se visite moins le soir.
3Maintenant, « on reste chez soi », et « les gens ne se rassemblent plus », me dit-on. On continue un peu à se voir entre amis et à boire « l’apéro » ensemble de temps en temps, mais souvent ça s’arrête là, sauf en cas de nécessité. Quelques groupes d’amis en font certes un peu plus et se retrouvent l’été pour des grillades au barbecue, ou organisent ensemble des réveillons de nouvel an, le soir du 31 décembre ; parfois aussi on s’imite pour des goûters (dits « cafés améliorés ») ; mais maintenant, c’est surtout en famille qu’on se retrouve pour des repas réunissant grands-parents, parents, enfants, et belle famille, par exemple à Noël ainsi qu’à l’occasion des premières communions et professions de foi, de plus en plus aussi à l’occasion des anniversaires, mais moins qu’autrefois à l’occasion des pardons.
4À l’échelle de la commune, aussi, les occasions de se rencontrer se sont faites plus rares : comme on va moins à la messe, on ne profite plus de « l’après-messe », quand on se retrouvait dans l’un des cinq débits de boisson du Bourg pour « boire un coup » ensemble. Là, on pouvait discuter avec des gens d’autres villages qu’on ne rencontrait pas en temps ordinaire, faire circuler des informations, parler du travail, échanger des nouvelles et parfois aussi des semences. On avait le temps : c’était dimanche ; on avait toute la journée devant soi. Maintenant, même pour ceux qui vont encore à la messe, ce n’est plus comme avant : on sort de l’office à 19 h 30, et c’est le samedi soir ; il faut se dépêcher de rentrer pour le dîner et le journal télévisé ; d’ailleurs il n’y a plus au Bourg que deux débits de boisson et l’un d’eux, le samedi soir, est plutôt fréquenté par les jeunes. Si les aînés se rencontrent, maintenant, c’est plutôt dans les supermarchés, à Audierne ou à Pont-Croix.
5Entre agriculteurs, l’entraide généralisée d’autrefois a fait place à une grande concurrence, et entre voisins, il y a moins de solidarité : dommage pour les personnes qui vivent seules et qui n’ayant pas de voiture ont du mal à aller faire leurs courses. Certaines d’entre elles, me dit-on, sont dans le besoin sans que personne ne le sache. D’autres, manquant de contacts et enfermées dans leur isolement, sombrent dans l’alcoolisme. Dans quelques villages, il subsiste cependant une certaine entraide. Par exemple, il y a des femmes qui font les courses pour leur voisine en même temps que les leurs ; mais maintenant, même cela, c’est de plus en plus l’aide ménagère qui s’en occupe – la solidarité organisée prenant peu à peu la place des solidarités spontanées.
Groupements et sociétés, facteurs de cohésion sociale
6Face à la montée du « chacun pour soi » et du repli individuel sur le noyau familial et sur un cercle formé par quelques proches, parents ou amis, pas forcément de Goulien, on note cependant une certaine renaissance voire l’éclosion, soit de structures organisées selon le principe des classes d’âge, soit de sociétés sportives ou de loisirs (club de foot-ball, sociétés de chasse, groupe de danse bretonne), qui ont en commun de créer des liens à l’échelle communale, même si certaines d’entre elles, recrutent en partie en dehors de Goulien.
Les classes d’âge
7Dans ma thèse de 1966, je considérais les associations d’anciens combattants et la JAC comme des « substituts de groupes d’âge ». Dans la pratique en effet la section des anciens combattants de la guerre de 1914-1918 regroupait pratiquement tous les hommes nés entre 1874 et 1900, et celle des anciens combattants de la guerre de 1939-1945 la plupart des hommes nés entre 1899 et 1927. Cependant, il n’existait pas encore de section pour les anciens combattants d’Afrique du Nord ; il n’y avait pas non plus d’association regroupant les femmes appartenant à ces catégories d’âge. Pour sa part, ce qu’on appelait encore la JAC (« Jeunesse Agricole Chrétienne ») était déjà devenue le « Mouvement Rural de la Jeunesse Catholique » et ne recrutait plus ses membres uniquement chez les jeunes agriculteurs ; elle regroupait en fait une grande partie des jeunes gens et des jeunes filles nés entre 1942 et 1947, à l’exception de la minorité de tendance « laïque ». J’aurais pu aussi considérer comme un groupe de classe d’âge le groupe des enfants du catéchisme, qui réunissait la quasi totalité des garçons et des filles de la paroisse âgés de 8 à 13 ans, par ailleurs dispersés dans une multitude d’établissements scolaires.
8Actuellement, si aucune structure n’a plus vocation à réunir à Goulien l’ensemble des enfants ou des jeunes d’une classe d’âge donnée, on a vu apparaître depuis quelques années l’habitude d’organiser des « repas de classes » réunissant l’ensemble des hommes fêtant dans l’année leurs 30 ans, 40 ans, 50 ans et 60 ans. Ces repas, auxquels les épouses sont également conviées, sont parfois accompagnés d’une sortie. La municipalité offre aussi un repas (mais sans les conjoints cette fois) à tous ceux, hommes et femmes, qui ont atteint 70 ans dans l’année. Enfin, il existe deux groupements permanents s’adressant à des classes d’âge particulières à savoir, toujours, l’Association des anciens combattants et une nouveauté par rapport aux années 60, le « Club du Troisième Âge ».
9Les anciens combattants constituent en fait deux groupes distincts : ceux d’Afrique du Nord – des hommes de 58 à 69 ans – et ceux de la deuxième guerre mondiale – des hommes de 80 à 87 ans. La section locale de l’Association des anciens combattants d’AFN ne se limite pas à Goulien mais elle s’étend sur tout le « Cap profond », c’est-à-dire sur les quatre communes de Goulien, Cléden, Plogoff et Primelin et son président habite Pont-Croix. Affiliée à la FNACA et commémorant chaque année le cessez-le-feu du 19 mars 1962, elle réunit une bonne partie des hommes nés entre 1931 et 1942 (ils sont environ 35 de cette classe d’âge à Goulien). Quant aux anciens combattants de la deuxième guerre mondiale, ils ne sont plus guère maintenant que sept ou huit, nés de 1913 à 1920. Ils ne sont plus constitués en section locale et faute d’avoir un président, c’est un ancien d’Afrique du Nord qui collecte leurs cotisations, d’ailleurs modestes, et qui se charge de retirer le drapeau à la mairie pour conduire les obsèques lorsque survient le décès d’un de ces anciens, ou pour la cérémonie au monument aux morts des deux guerres mondiales commémorant l’armistice de 1918, célébrée en commun par les deux groupes, reportée désormais au dimanche suivant le 11 novembre.
10Quant au « Club du Troisième Âge » (officiellement : « Mouvement des Aînés Ruraux »), il concerne en principe tous les retraités à partir de 65 ans. La présidente en est une retraitée de 74 ans et le trésorier un agriculteur à la retraite de 72 ans. Le club se réunit tous les quinze jours le mardi après-midi. La moyenne des présences est de 35 personnes sur 60 inscrits, très majoritairement des femmes. Elles y viennent pour « tricoter et papoter » (c’est ce qu’elles m’ont dit lorsque je leur ai rendu visite), tandis que les hommes jouent aux cartes de leur côté. Pour clôturer l’après-midi, on sert un café avec tartines pour les femmes, précédé, en plus, par un verre de vin pour les hommes. Le club organise un repas annuel – la dernière fois, il y avait 30 convives – ainsi qu’une sortie annuelle, pour l’instant toujours en Bretagne : le plus loin qu’on ait été a été le Mont Saint-Michel.
11Le club organise aussi de temps en temps des parties de loto ou des concours de belote ouverts à tous et il participe tous les ans aux opérations de la journée du « Téléthon », consacrée au recueil de fonds en faveur de la recherche sur les myopathies. Cette journée annuelle de bienfaisance, orchestrée par l’ensemble des chaînes de télévision françaises, est coordonnée dans le Cap Sizun par l’Association « Force T ». À Goulien, où le centre des opérations se situe à la salle polyvalente, les dames du Club participent à la collecte de façon diverse : confection des crêpes à emporter, avec dégustation à l’heure de midi, vente de petits objets (bougeoirs faits dans des coquilles d’huîtres, « pots-pourris », bouquets de lavande, etc.) fabriqués par des bénévoles, enregistrement des promesses de dons, etc.
12Les deux problèmes de ce club sont, l’un le manque d’hommes, qui ne comptent actuellement que trois « fidèles » (le trésorier, son beau-frère et le frère de ce dernier) alors qu’ils sont une quarantaine de 70 ans et plus ; l’autre est sa moyenne d’âge – trop élevée pour attirer les plus jeunes retraités, qui se font tirer l’oreille pour y venir. Pour les attirer, il faudrait sans doute que le club étende un peu plus le champ de ses activités.
13Pour les jeunes, il n’existe plus d’association spécifique. Même rebaptisé « Mouvement rural de la Jeunesse Chrétienne » la JAC intéressait en priorité le milieu agricole et touchait surtout des catholiques pratiquants ; il n’est pas étonnant que ce mouvement ne soit plus actif à Goulien quand on voit que, même chez les agriculteurs plus âgés encore en activité, tout militantisme organisé semble avoir disparu, et que d’autre part même les jeunes qui se disent catholiques ne pratiquent plus. Aujourd’hui, les jeunes préfèrent se retrouver en bandes ou en petits groupes constitués d’amis, pas forcément de Goulien. D’après ce que m’ont dit les jeunes de 18 à 20 ans que j’ai interrogés, ainsi que d’autres jeunes adultes que j’ai rencontrés ici ou là, le cercle de leurs relations au sein de leur tranche d’âge s’étend, pour beaucoup, largement en dehors de Goulien, incluant souvent des camarades d’études de Plogoff, Cléden, Audierne, Pont-Croix, Beuzec, Douarnenez, Quimper, voire Brest ; certains ne fréquentent à Goulien qu’un ou deux amis ou cousins. Il y aurait cependant dans la commune deux groupes de copains surtout constitués de fils d’agriculteurs ou d’anciens agriculteurs ; une bande que j’appellerai la « bande du Tamaris », du nom de la discothèque de Plouhinec que fréquente cette dizaine de garçons et de filles de Goulien et un groupe de copains qui jouent ou ont joué ensemble au football.
Le club de football
14À Goulien, le football est un important facteur de rassemblement. On m’a dit plusieurs fois que « les deux choses qui rassemblent le plus ici, c’est le “foot” et les enterrements ». Lors de mon premier séjour en 1962-1964, on se plaignait pourtant de ne pas arriver à relancer ce sport, alors que le cyclisme était très actif. Aujourd’hui c’est la situation inverse : le football est florissant tandis que le cyclisme a disparu, car il n’y avait pas assez d’éléments dans la commune même pour constituer un club autonome ; et on n’a pas pu arriver à fusionner avec d’autres communes du Cap.
15Si en 1964 on ne pensait pas voir revivre un jour à Goulien le club de football qui avait existé entre 1940 et 1952 et qui s’était dissous ensuite, c’est qu’on désespérait de faire jouer dans une même équipe des joueurs du « Sud » et des joueurs du « Nord » de la commune. C’est ce qui est arrivé pourtant. À l’initiative et grâce aux efforts de Jean Thalamot, le secrétaire de mairie de cette époque qui en a aussi assuré la présidence dans les premières années, « Goulien-Sports » a été relancé en 1967, rassemblant une douzaine de joueurs des deux « côtés » de Goulien, et autant de joueurs venus de l’extérieur de la commune ; et le club s’est maintenu depuis, contrairement aux pronostics pessimistes, grâce au soutien des municipalités successives. On a aménagé le terrain de sports, on y a construit les vestiaires et on y a établi une buvette. Jean Coader en était le secrétaire jusqu’en 1975, et « c’est ça qui l’a fait élire maire en 1977 », disent certains.
16Le club comporte actuellement deux équipes (« A » et « B »), et regroupe une trentaine de licenciés (de 18 à 30 ans), dont en fait seulement 12 à 15 habitent Goulien. Les autres viennent (selon les années) de Cléden, de Plogoff, de Plouhinec, de Beuzec, de Mahalon, voire de Poullan-sur-Mer ; le président actuel de club est lui-même de Beuzec. Inversement, plusieurs jeunes de Goulien sont partis jouer dans d’autres clubs, entre autres à Cléden – le club du Cap avec lequel la compétition paraît la plus vive. Les petits sont formés à l’école de foot d’Esquibien. À côté de l’équipe proprement dite existe aussi un « Club des supporters », qui organise de temps à autre des activités extra-sportives (concours de belote par exemple).
17Signe que le football est un important facteur de la vie communale, les deux tiers des conseillers municipaux (10 sur 15) sont soit dans l’équipe dirigeante soit au club des supporters, et les matches joués à Goulien comme ceux disputés à l’extérieur attirent, non seulement une bonne partie de la population masculine de la commune, mais aussi quelques femmes et jeunes filles – plus que dans d’autres communes du Cap, m’a-t-on dit. Les femmes viennent même au bar du terrain de sports. « Il n’y a qu’à Goulien qu’on voit ça ! » me dit-on. Ce sport reste néanmoins majoritairement une affaire d’hommes et il n’existe pas de groupement sportif équivalent pour les femmes. Pendant quatre ans, il y a bien eu une association féminine de gymnastique, qui avait suscité beaucoup de demandes au début, mais cela n’a pas duré.
Les société de chasse
18Comme le club de football, à Goulien les sociétés de chasse sont plutôt une affaire d’hommes. J’écris « les sociétés » au pluriel parce que, dans cette petite commune, elles sont maintenant trois alors qu’il n’y en avait qu’une seule autrefois : « La Perdrix ». En 1987, alors que, depuis quatre ans, le conseil municipal était divisé entre une faible majorité municipale et une forte minorité d’opposition, et comme cela provoquait des tensions même au sein de la société de chasse, on avait élu à sa tête un président de compromis, un enseignant à la retraite Mais à la suite des élections municipales de 1989, donnant la victoire totale à l’un des deux camps, les tensions reprirent au sein de la société, entraînant une sécession des partisans du camp battu, qui ont alors fondé une société rivale, « La Mordorée ».
19« La Perdrix » a élu comme nouveau président, un artisan électricien (un ancien militant de la lutte anti-nucléaire à Plogoff), tandis que « La Mordorée » mettait à sa tête un agriculteur. Les deux sociétés se distinguent l’une de l’autre par leurs jours de non-chasse, qui sont le dimanche et le mercredi pour « La Mordorée », le dimanche et un autre jour au choix pour « La Perdrix ». « Ce ne sont que des “viandards”, ils veulent pouvoir chasser n’importe quel jour de la semaine », disent d’eux ceux de « La Mordorée » (14 membres). Mais, avec ses 19 membres, « La Perdrix » reste tout de même la société la plus importante, et elle organise tous les ans en juillet une « Fête de la chasse », avec buffet campagnard, ball-trap, concours de chiens d’arrêt, etc., qui attire beaucoup de monde.
20Il existe encore une troisième société, appelée « Les Colonies » – du nom de ce quartier à cheval sur Goulien (Lannourrec, Kerlan) et Beuzec (Mesgal, Kerzoal), correspondant au « quartier » de Notre-Dame de Lannourec ; elle a pour président un agriculteur de Mesgal en Beuzec ; un chasseur habitant Goulien a choisi de s’y inscrire. Il semblerait enfin, qu’un individualiste, trouvant cette division en associations concurrentes « trop bête pour une petite commune », chasse en dehors de toute association.
21Les trois sociétés ont été cependant unanimes, aux dernières élections européennes et en réaction justement contre les directives de Bruxelles concernant la chasse, pour faire voter en faveur du parti « Chasse, Nature, Pêche et Tradition », dont la liste est arrivée en tête à Goulien – ce qui montre s’il en était encore besoin combien sont éloignées les considérations de politique « locale » et les considérations de politique « globale ».
Le groupe de danse bretonne
22Si la chasse a mis en évidence la persistance de certaines divisions anciennes, une opération particulièrement consensuelle a été la création de l’association « Avel Dro ». Cette association est née en 1999 d’une simple conversation entamée dans l’épicerie du Bourg entre le commerçant et quelques clients, sur la nécessité de faire quelque chose pour mettre un peu d’animation dans la commune. Un des clients, un enseignant retraité qui avait fait un peu de danse bretonne au cours de ses années d’école normale, a suggéré la création d’une association d’initiation aux danses traditionnelles. La suggestion a provoqué l’enthousiasme de plusieurs personnes présentes, qui se sont réunies en bureau pour mettre en œuvre ce qui aurait pu en rester au stade de vœu pieux. Le commerçant – qui ne connaissait encore rien à la danse bretonne – a accepté la présidence de l’Association, dont le retraité est devenu trésorier, et en peu de temps ont été réunis grâce au bouche à oreille une cinquantaine de cotisants, dont certains venus aussi de communes voisines.
23Rapidement, une animatrice a été trouvée et les premières séances ont commencé à la salle polyvalente du Bourg, à raison de deux par semaine, dont une plus particulièrement réservée aux débutants, mais beaucoup de participants viennent à l’une et à l’autre, à raison d’une moyenne de 35 personnes par séance. L’assistance, à vrai dire, est surtout composée de femmes ; on n’y voit en général que cinq ou six hommes : c’est peut-être, m’a dit l’un d’entre eux, parce que les autres ne considèrent pas la danse comme une activité assez virile. En revanche, l’éventail des âges représentés allait, dans les séances auxquelles j’ai assisté, de 8 à 66 ans. L’ambiance y était très enjouée et conviviale, au point qu’elle a débordé au dehors : certains participants, dont quelques musiciens, ayant pris d’abord l’habitude d’aller clôturer la séance au « P’tit Bar » ont fini par se retrouver pour des soirées improvisées de danse bretonne fort sympathiques dans la grande maison de l’un des couples de l’association.
Effacement des structures traditionnelles
24Lorsque mes interlocuteurs regrettent le temps où tout le monde parlait avec tout le monde et ou chacun s’entraidait, évoquant par là une société villageoise conviviale et solidaire dans laquelle l’harmonie aurait régné sans nuages, ils savent bien qu’il s’agit là d’une image idéale et que la réalité était bien plus complexe. À cela d’ailleurs rien d’étonnant, s’agissant d’une société où les mêmes familles ont coexisté depuis des générations dans un espace restreint, dans lequel elles ont forcément développé les unes avec les autres des relations de concurrence, ont été divisées par des conflits d’intérêt, ont engagé des compétitions pour le prestige ou se sont livré des luttes pour le pouvoir local. Mais il leur fallait cependant, dans ce même cadre restreint, conjuguer aussi leurs efforts pour être plus efficaces dans leur travail, conclure des alliances matrimoniales ou autres, faire en sorte que soit maintenu l’ordre, créer un climat social supportable et assurer la pérennité de la communauté. Pour cela, il fallait qu’existent des structures et des mécanismes concourant au maintien de la cohésion sociale en dépit des divisions héritées des générations antérieures.
25Mes recherches d’il y a 36 ans m’avaient révélé l’existence de telles structures, d’origine apparemment très anciennes, les unes territoriales, les autres non territoriales. Ainsi, le territoire de la commune était-il subdivisé en un certain nombre d’unités spatiales (villages, moitiés géographiques, quartiers) qui généraient en leur sein diverses formes de solidarité, et qui entretenaient les unes avec les autres des relations faites à la fois d’opposition et de complémentarité : deux de ces unités (les quartiers de Lannourec et de Langroaz) étaient d’ailleurs à cheval sur Goulien et sur les deux communes voisines avec lesquelles les gens de Goulien se mariaient le plus – respectivement Beuzec et Cléden. Indépendamment, l’ensemble des familles de la commune se répartissaient en deux couches sociales – on aurait presque pu dire deux classes sociales : les paysans ou pochou gwiniz (littéralement les « sacs de froment », c’est-à-dire « les gros »), constituaient la couche dominante ; et les autres, les porkez ou paour kez (littéralement les « pauvres gueux », c’est-à-dire « les petits » ou « les pauvres »), la couche dominée – des gens exerçant des professions non agricoles, ou bien des tout petits fermiers aux terres insuffisantes pour nourrir à elles seules une famille et qui devaient pour vivre avoir recours à une source de revenu complémentaire.
26Cependant, les familles paysannes ne constituaient pas un ensemble homogène : elles formaient au contraire au moins deux réseaux, on aurait pu dire deux « clans », fondés sur l’alliance et l’interdépendance, et entretenant l’un avec l’autre des relations de concurrence qui s’exprimaient souvent en termes d’opposition politique à l’échelle municipale. Les membres de chacun de ces réseaux, à leur tour, entretenaient d’autre part, individuellement, avec une partie des « petits », des relations de « patrons » à « clients » s’exprimant par des échanges de prestations de travail (chevaux ou machines contre main-d’œuvre bénévole).
27Par-dessus cet ensemble complexe de structures imbriquées les unes dans les autres, venaient se superposer la municipalité et la paroisse, constituant l’une l’aspect profane et l’autre de l’aspect religieux de la communauté et assurant sa cohésion, à laquelle contribuaient encore toute une série de groupements fonctionnels et d’associations venues s’y surajouter à l’époque moderne.
28La description que j’avais donnée dans ma thèse du système ci-dessus résumé était fondée sur une progressive prise de conscience de la complexe organisation de rapports sociaux entre familles, d’abord à travers les multiples conversations que j’avais eues au cours de deux années de séjour sur le terrain, puis par leur confirmation à travers mes observations et par l’exploitation de données sur l’entraide agricole, sur les clientèles commerciales, sur les divers groupes constitués, sur les relations matrimoniales existantes et sur une ébauche d’histoire politique locale – données qui n’ont été que partiellement publiées car je me réservais d’y revenir de façon plus détaillée dans le futur. Lorsque j’ai découvert plus tard son existence, j’ai donc été particulièrement intéressé par le travail de Delroeux, fondé sur l’étude des généalogies de Goulien de 1800 à 1970 et sur une analyse détaillée de la vie politique de la commune de 1830 à 1969, qui confirme largement mes intuitions.
29Ayant reconstitué en totalité, sur 170 ans, 852 « ensembles généalogiques » répartis par tillages, quartiers et « moitiés » nord et sud, Delroeux a pu mettre en évidence le rôle spécifique de 109 « couples originaires » (couples ancestraux de cultivateurs-propriétaires, présents à Goulien en 1800) dont les héritiers ont constitué par la suite le noyau de la communauté. L’étude de l’échange des femmes dans les mariages entre les lignages qui en sont issus (937 alliances étudiées sur la période 1843-1973) a mis en évidence l’existence entre ces familles d’un véritable système d’« échange généralisé »1.Six « couples originaires » (trois du Nord et trois du Sud) dont les descendants, qui étaient en même temps les plus gros propriétaires, assuraient 21 % des échanges et jouaient un rôle central dans ce système de réseaux matrimoniaux, qui coexistait avec un système d’« échanges restreint » concernant ce que l’auteur appelle des couples « relais ».
30Selon la nonne qui paraît se dégager de cette analyse, chaque famille paysanne faisait évoluer deux lignes : une ligne qui assurait la continuité de la maison en y accueillant une bru (et je dirais aussi, parfois un gendre), et une autre ligne passant par le mariage d’une fille (et je dirais aussi, parfois d’un fils) à une autre maison. Delroeux a pu noter ainsi le maintien du même nom, la succession dans la même profession agricole et le passage d’une génération à l’autre du même patrimoine foncier, dans 40 maisons issues de 40 « couples originaires ».
31Quant aux enfants surnuméraires ne participant pas au système d’échanges matrimoniaux entre familles d’agriculteurs, ou bien ils restaient célibataires – devenant dans le meilleur cas prêtres ou religieuses – ou bien ils émigraient vers les villes, ou bien s’ils restaient là ils devenaient les fondateurs d’une branche « cliente » de la maison d’origine. C’est de ce dernier groupe qu’était issue, semble-t-il, en grande partie, la classe des professions non agricoles.
32Au niveau de la communauté dans son ensemble, Goulien témoignait d’une forte tendance endogame, avec une tradition d’échanges matrimoniaux entre la moitié nord et la moitié sud. Delroeux note cependant sans l’avoir étudié de façon aussi détaillée qu’il l’a fait pour le système d’échanges matrimoniaux à l’intérieur de Goulien, que cette endogamie dépassait les limites de la commune et s’étendait aux communes capistes limitrophes – avec des apports de femmes de Beuzec, Esquibien et Primelin, et des apports d’hommes de Cléden.
33Le système, tel qu’il était, assurait une grande stabilité à la société communale. Aucun propriétaire foncier n’était extérieur à la commune, il n’y avait pratiquement pas de descendants de « familles originaires » sans terre, et inversement la possibilité d’accumulation de terres était limitée, même si dans chaque « village » il y avait toujours un propriétaire dominant, possédant 40 % à 90 % des terres du village.
34Bien que mes investigations de l’an 2000 aient été trop courtes et que je puisse me tromper, je crois pouvoir affirmer que le système que j’ai décrit pour les années 60 et dont Delroeux a mis en évidence la longue histoire très brièvement résumée ci-dessus, n’existe plus en tant que tel, bien que certains de ses éléments survivent et qu’il se puisse qu’ils continuent à marquer la vie locale encore un certain temps. C’est peut-être la nostalgie de cet ancien ordre des choses qu’expriment mes interlocuteurs lorsqu’ils regrettent d’anciennes formes de sociabilité aujourd’hui disparues.
35S’agissant des anciennes unités territoriales, il semble qu’elles aient grandement perdu leur fonction d’agents de la cohésion sociale, cependant que d’autres, si elles n’ont pas totalement disparu, sont complètement ignorées par les plus jeunes.
36Les « villages » – et ceci est particulièrement sensible dans les plus gros d’entre eux comme Trévern, Kergonvan, Kevéguen, Lézoulien, etc. – subsistent maintenant moins comme des unités sociales où s’exerçait une certaine convivialité et une certaine solidarité, que comme des unités de résidence où les gens ne font qu’habiter les uns à côté des autres sans beaucoup se fréquenter. C’est pourquoi, alors qu’autrefois lorsqu’on les traversait on y voyait toujours des gens en train de converser, il arrive souvent qu’on n’y trouve aujourd’hui même plus personne à qui demander son chemin.
37Certains de mes interlocuteurs estiment qu’il y a maintenant dans les villages plus de querelles de voisinage qu’autrefois ; ce n’est peut-être pas certain, mais c’est peut-être surtout qu’elles ne sont plus compensées par d’autres mécanismes. De plus ces conflits de voisinage ne surgissent plus seulement entre voisins de longue date – unis malgré tout par de mêmes occupations et préoccupations, par de mêmes façons de vivre et de penser, par tout un passé et par une même culture partagés en commun ; mais il en surgit aussi maintenant entre habitants anciens et néo-résidents ou résidents secondaires, qui ne se rendaient peut-être pas bien compte en venant habiter à la campagne que leur maison y serait à proximité de fermes, et que ce qu’ils considèrent parfois comme des nuisances ne sont que la continuation par leurs voisins agriculteurs d’activités menées en ce même lieu depuis de nombreuses générations ; et que sans cette longue histoire, ce qu’ils apprécient dans leur nouveau village – l’aspect bucolique de l’habitat et du paysage – ne serait pas ce qu’il est à présent !
38En ce qui concerne les deux « moitiés » qui partageaient autrefois le territoire communal, une moitié « nord » (en fait : nord-ouest) dite kosté gwalorn ou tu d’an aod, et une moitié « sud » (en fait : sud-est) dite tu d’an heol, les gens d’une quarantaine d’années et au dessus en parlent encore et certains y restent très attachés. Les gens du « Sud », m’a-t-on encore dit au « Nord », « ne connaissaient pas la mer ». Encore aujourd’hui, m’a confirmé un homme du « Sud » âgé de 45 ans, il y a des villages du « Nord » qu’il ne connaît pas, d’autres où il n’est allé qu’à trente ans passés ; et même, avant 1990, il n’était jamais allé à Berrivanel, un village du « Nord » à la limite de Beuzec. Quand il était enfant et qu’il allait « chanter Noël », passant de maison en maison avec un petit groupe de camarades pour y faire la quête, il ne le faisait jamais au « Nord ». Inversement, un homme du « Nord », octogénaire, m’a dit n’avoir encore jamais mis les pieds à Kergonvan, un village du « Sud ». D’autres m’ont dit que « s’il y a quelqu’un du “Sud” qui pêche, c’est qu’il s’agit d’une “pièce rapportée” », c’est-à-dire, originaire de l’extérieur de Goulien ; et c’est vrai que tous les pêcheurs que j’ai pu identifier habitent du côté « nord ». Mais les jeunes, apparemment, ignorent ces différences ; il y en a même qui n’en ont jamais entendu parler. Le temps est loin où les gamins du « Nord » et du « Sud » se livraient à des bagarres homériques près du Bourg, terrain neutre, et où on estimait qu’il serait impossible de faire revivre le club de football, faute de pouvoir faire jouer ensemble des jeunes du « Nord » et des jeunes du « Sud ».
39Il y avait aussi autrefois à Goulien une division en trois quartiers (anciennement appelées « trêves ») en fonction de la célébration des « pardons » : celui où on fêtait le pardon de St Laurent, à l’est et débordant sur Beuzec ; celui où on fêtait le pardon de St Goulien, au centre ; et le quartier de l’ouest où on fêtait le pardon de Notre-Dame de Langroaz en Cléden. Ces quartiers ont perdu leur visibilité du fait de la moindre importance des pardons, qui ne donnent plus lieu à de grands repas de famille et personne, dans toutes les tranches d’âge que j’ai interviewé ne les a mentionnés. Il est toutefois intéressant de noter que Lannourec se distingue par l’existence d’une société de chasse dite « des Colonies » couvrant à la fois les villages de ce quartier appartenant à Goulien et ceux qui appartiennent à Beuzec et qu’on appelle, justement, « les Colonies » (Koloniou).
40À la différence des anciennes structures territoriales que je viens d’évoquer, et qui paraissent en voie d’effacement au moins en tant qu’entités sociales, les anciens clans ou réseaux d’alliance ont perduré jusqu’à aujourd’hui ; mais ils ont perdu leur aspect peut-être le plus positif, celui de réseaux d’entraide agricole, du fait que beaucoup de leurs membres agriculteurs ont cessé leur activité et que leurs enfants n’ont pas repris leur suite. Quant à ceux qui sont toujours dans l’agriculture, ils n’ont désormais plus guère besoin de main-d’œuvre bénévole et pour les gros travaux ils font surtout appel à des entreprises agricoles. Quant à l’autre fonction de ces réseaux en tant que réseaux d’alliance matrimoniale, si bien explicitée par l’étude de Delroeux, tant que quelqu’un n’aura pas poursuivi celle-ci jusqu’à l’époque présente, il est difficile de porter un pronostic précis sur ce qu’il en est actuellement. Mais comme ces anciennes stratégies matrimoniales concernaient surtout des familles d’agriculteurs socialement dominantes, et comme ces cycles d’échanges étaient circonscrits dans un espace restreint à Goulien et à ses marges proches, on peut présumer que la perte d’importance de l’agriculture dans l’économie locale, l’ouverture de l’espace social, et les nouveaux comportements des jeunes dans la recherche d’un partenaire de vie ont rendu cette fonction désuète, même si l’on peut supposer que certaines familles continuent par tradition de rester proches les unes des autres ou antagonistes les unes aux autres.
41La troisième fonction, liée à la précédente, était politique au sens local du terme, les deux réseaux étant en compétition constante pour le pouvoir municipal dont ils étaient, alternativement, les détenteurs. Bien que le contexte actuel soit différent, cette fonction paraît être la seule qui soit restée encore active. C’est dans ce cadre-là, sans doute, que se maintient l’existence de ces réseaux même si c’est avec une certaine souplesse. Cependant les nouvelles générations ne paraissent pas bien percevoir ce dernier aspect des choses et il ne m’a pas été possible de savoir si les bandes de jeunes s’inscrivent dans ce même schéma. « Entre jeunes de Goulien, c’est convivial ; tout le monde s’entend bien » m’a dit l’un d’eux ; mais « les divisions anciennes jouent encore ; les jeunes se regroupent un peu en fonction des affinités de leurs parents, mais ils sont plus tolérants que leurs aînés » m’a dit un autre. C’est peut-être vrai tant qu’il n’y a pas d’enjeu. Mais qu’en sera-t-il plus tard ?
42Quant à la séparation de la société villageoise en deux couches sociales – paysans au dessus, « petits » au dessous – on peut dire que la structure socio-économique ayant été modifiée de fond en comble, elle a dû bien s’estomper. Toutefois, s’il est vrai qu’elle n’a plus lieu d’être, il semble qu’elle reste néanmoins encore bien présente dans les mémoires. C’est ainsi qu’une octogénaire m’a encore raconté comment, dans les années 30, à l’occasion des pardons, c’était à elle et à ses amies, les jeunes filles pauvres qu’on faisait porter les bannières des saints pendant tout le temps de la procession, et comment, en arrivant près de l’église, elles devaient les repasser aux filles de paysans, vêtues de leurs plus beaux atours, lesquelles se voyaient réserver l’honneur de les porter dans la nef ; et comment, lorsqu’elle demandait à sa mère de lui expliquer pourquoi il en était ainsi, celle-ci lui répondait sur le ton de l’évidence : « Mais c’est comme ça ; c’est parce que nous, nous sommes “les pauvres”... ». Quant à savoir d’où venait cette distance entre les uns et les autres, il n’y avait pas d’explication.
43En fait, s’il y avait parmi ces « pauvres » quelques descendants de petits fermiers ou journaliers bigoudens venus à Goulien au moment des grands défrichements de la fin du XIXe siècle et quelques descendants d’enfants de l’Assistance Publique, la thèse de Delroeux a bien confirmé mon hypothèse selon laquelle « les petits » et « les gros » descendaient pour une bonne part des mêmes ancêtres. J’avais formulé cette hypothèse en constatant que c’était le même stock de patronymes qu’on retrouvait dans les familles des deux catégories sociales, ce qui je dois le reconnaître n’était pas très probant. Delroeux l’a confirmée en montrant précisément par l’étude des généalogies comment la majorité de ces « petits » tiraient leurs origines de branches cadettes de familles de cultivateurs. Mais il y en avait aussi qui descendaient de paysans tombés dans la pauvreté après s’être endettés et avoir dû vendre leur ferme. Un cas exemplaire est celui de la lignée issue d’Yves Urcun, un des notables de la paroisse au moment de la Révolution française : c’est lui qui avait acquis le manoir de Lézoualc’h lors de la vente des biens nationaux, et dont un descendant, Jean Urcun, toujours propriétaire de Lézoualc’h, fut maire de Goulien de 1830 à 1846 ; puis un fils de ce dernier, aussi nommé Yves Urcun, avait été conseiller municipal jusqu’en 1878. Finalement, cette famille éminente dut se défaire de ses biens à la suite de mauvaises affaires et tomba dans une quasi misère, d’où ses descendants se sont progressivement relevés sans pour autant retrouver leur place dans la classe dominante.
44Dans les années 60, entre descendants de « gros » et de « petits » ou de « riches » et de « pauvres », il n’y avait déjà plus beaucoup de différences du point de vue des revenus ; et même dans certains cas la différence était en faveur d’anciens « petits », qui avaient fait carrière dans la marine ou dans l’armée, et dont les conditions de confort étaient meilleures que celles des paysans. Mais la séparation restait nette, les modes de vie étaient souvent différents, et les mariages entre les uns et les autres étaient encore chose exceptionnelle. Maintenant, me dit-on, « on s’accepte un peu plus entre corps de métiers » et « il y a davantage de mariages entre enfants de paysans et de non-paysans ». Interrogés là-dessus, les jeunes disent qu’il n’y a plus d’écart entre groupes de population.
La communauté locale
45Tandis que certaines des anciennes structures qui, autrefois, sous-tendaient l’existence de la société villageoise sont aujourd’hui en voie d’effacement, et que ce qui en subsiste contribue parfois plus aux divisions qu’à la cohésion sociale, ce pourrait être aux diverses associations et sociétés existantes qu’il reviendrait maintenant de renforcer les liens sociaux là où ils sont distendus ou rompus. Mais cela n’est pas toujours possible, du fait qu’on s’y retrouve selon ses affinités, alors que dans l’ancien système ceux qui étaient divisés par leur adhésion à des réseaux antagonistes pouvaient se trouver en même réunis par leur appartenance à des structures territoriales de type communautaire et dont on ne pouvait s’abstraire, la paroisse et la commune.
Paroisse et ensemble paroissial
46La première de ces structures communautaires, la paroisse, n’est plus comme autrefois la colonne vertébrale de la société locale, se confondant presque avec la commune qui, à sa création sous la Première république, s’était calquée sur elle. En fait quand on disait en breton ar barrez on désignait à la fois l’une et l’autre, sans les dissocier. Mais aujourd’hui, ainsi qu’on l’a vu au chapitre concernant la vie religieuse, même en regroupant l’ensemble des pratiquants réguliers, occasionnels ou saisonniers, la paroisse ne réunit plus guère qu’un peu plus de la moitié de la population adulte, à quoi s’ajoute une nébuleuse, difficile à évaluer, de personnes qui ne s’adressent à l’Eglise que pour des actes rituels marquant les trois grandes étapes de la vie : baptême, mariage et funérailles.
47Comme depuis 1984 il n’y a plus de prêtre résidant à Goulien, le presbytère – une imposante bâtisse fort coûteuse à entretenir – restait vide depuis plusieurs années, et on a décidé de s’en séparer. Il a été vendu pour 59 « millions » anciens – ce que les habitants considèrent comme trop bon marché – et qui plus est à des Allemands (ce qui pour certains constitue un scandale !). Le problème est qu’à part la sacristie, la paroisse ne possède plus de lieu à elle où organiser les réunions et conserver les registres et archives de l’église, lesquels sont momentanément déposés chez une personne privée. En son absence, la clef de l’église est confiée à une dame âgée que l’on contacte aussi quand on a besoin de faire appel au prêtre, c’est-à-dire au curé de « l’ensemble paroissial » dans lequel Goulien se trouve réunie avec d’autres paroisses du Cap.
48La composition de cet ensemble paroissial a d’ailleurs été modifiée trois fois, apparemment sans que l’évêché semble prendre en compte les réalités sociologiques locales et les préférences des paroissiens. De 1984 à 1996, il était centré sur Esquibien et il semble que le courant ne passait pas trop bien entre les gens de cette paroisse et ceux de Goulien. Puis de 1996 à 1999, Goulien a été rattaché à Primelin, dont le curé était aimé et apprécié par ses ouailles malgré quelques défauts qu’eux jugeaient mineurs, mais apparemment pas l’évêché qui l’a mis à la retraite, au grand regret de tous. Ces deux rattachements successifs avec les deux paroisses limitrophes avec lesquelles, de tout temps, les habitants de Goulien ont entretenu le moins de relations paraissaient peu logiques. Si on avait demandé leur avis aux intéressés, ils auraient sans doute préféré un regroupement avec Cléden et/ou Beuzec.
49Ces souhaits sont maintenant exaucés en partie puisque le nouvel ensemble paroissial auquel appartient Goulien depuis 1999 comprend désormais Beuzec et le chef lieu de canton Pont-Croix – mais aussi Confort-Meilars et Mahalon, deux paroisses périphériques par rapport au Cap Sizun proprement dit, avec lesquelles Goulien n’a jamais eu beaucoup de rapports. Cet ensemble était d’abord animé par deux prêtres : le curé responsable, l’abbé Daniélou, résidant à Confort et l’abbé Pallier, résidant à Pont-Croix ; mais suite à une attaque, l’abbé Daniélou a dû cesser toute activité au printemps 2000 et il ne reste plus pour s’occuper de l’ensemble que l’abbé Pallier, aidé occasionnellement par un prêtre à la retraite. Pour l’instant, les messes dominicales sont encore assurées dans toutes les paroisses, soit le samedi soir, soit le dimanche matin. Mais le jour semble proche où ce ne sera plus possible – d’où le rôle grandissant qui est déjà celui des laïcs.
50Autrefois, il existait bien un « Conseil de fabrique », mais son rôle n’était guère que consultatif, le « recteur » (prêtre en charge de la paroisse) ayant toujours le dernier mot dans les décisions à prendre. Les conseillers en étaient cooptés, souvent dans les mêmes familles paysannes, en prenant en compte les catégories d’âge. Actuellement les membres des différentes instances paroissiales sont toujours cooptés – mais en fonction, cette fois, de leur bénévolat, tandis que l’éventail des professions représentées s’est grandement élargi.
51En fait, un assez petit groupe de paroissiens (neuf au total) se répartit plusieurs fonctions au sein de plusieurs instances ; « Conseil Économique » de la Paroisse (ci-dessous : CE) appelé autrefois « Conseil Paroissial », et plus anciennement « Conseil de fabrique », chargé de la gestion ; « Relais paroissial » (RP), chargé d’assurer le lien entre les paroissiens et le clergé ; équipe d’animation liturgique (EAL), chargé de préparer les lectures et les chants qui seront proposés aux offices et représentation de Goulien au « Conseil pastoral » (CP) de l’ensemble paroissial. Ces laïcs sont : un agriculteur à la retraite de 74 ans (CE) ; un vendeur de matériel et produits de jardinage de 49 ans (CP) ; une infirmière de 53 ans (CP, RP, EAL) ; un artisan électricien de 49 ans (CE, RP, EAL) ; un agriculteur de 45 ans (CE) ; une femme au foyer de 49 ans, épouse d’artisan (CE, RP, EAL) ; une femme au foyer de 44 ans, également épouse d’artisan (CP) ; une femme au foyer de 46 ans, épouse d’un chauffeur de car (CE) ; et un enseignant de 53 ans (RP, EAL, CP). Ce dernier, également premier adjoint dans l’actuelle municipalité, ne peut de ce fait être membre titulaire du Conseil économique, mais il y assiste cependant en tant que trésorier de la paroisse.
52À ma connaissance, les conseils paroissiaux, en France tout au moins, ne sont jamais élus. On peut, soit le regretter en y voyant un déficit démocratique, soit se féliciter de ce que la paroisse se voie épargner des luttes électorales qui pourraient exacerber les divisions au sein de la communauté. Et bien que certaines personnes m’aient dit leur regret de n’avoir pas été sollicitées pour faire partie de ces instances, il me semble au vu de la liste ci-dessus que les deux groupes en compétition à Goulien sur le plan municipal s’y trouvent équitablement représentés.
La vie municipale
53La vie municipale paraît avoir longtemps fonctionné à Goulien, non pas selon le classique schéma d’une simple opposition dualiste entre « blancs » et « cléricaux » ou « rouges » et « laïques » mais plutôt en fonction d’une concurrence héréditaire entre deux camps regroupant l’un et l’autre des familles d’agriculteurs plutôt conservateurs, que venait appuyer, ou non, de façon plus ou moins fidèle la minorité des « petits » ou des « pauvres » constituant leur clientèle respective : au niveau municipal leurs votes, sauf exception, se répartissait entre les deux camps concurrents.
54Selon des documents d’archives consultés par Delroeux pour le XIXe siècle les candidats qui s’affrontaient aux élections municipales étaient déjà répartis en deux tendances (respectivement qualifiées de « républicains » et « réactionnaires » – ce dernier terme n’ayant rien de dépréciatif sous la plume des représentants des autorités conservatrices de l’époque). Mais les « républicains » n’étaient pas pour autant socialistes ; il s’agissait sans doute plutôt de nuances de ce qui serait considéré de nos jours comme le centre-droit et la droite traditionnelle qui, par la suite, se sont exprimées successivement à travers des politiques diverses. Quant aux « petits », ils ont progressivement évolué, dans leur majorité, vers une gauche plus marquée, un certain nombre d’entre eux restant néanmoins ancrés à droite. Mais en réalité, au plan municipal, ces choix politiques n’étaient qu’un habillage ne faisant que recouvrir des réalités fondamentalement locales.
55L’étude effectuée par Delroeux sur les 27 élections municipales qui se sont succédé de 1830 à 1969 a confirmé que le jeu politique local était bien le reflet de la structure sociale. Mises à part cinq exceptions pour l’ensemble des élections de cette période, soit 130 ans, tous les élus étaient des cultivateurs, issus de 46 « couples originaires » de cultivateurs-propriétaires (17 du Nord, 26 du Sud et 3 du Bourg). Il s’agissait bien de deux groupes de familles liées entre elles par des rapports d’échanges matrimoniaux, qui se sont disputé alternativement les fonctions électives, ces fonctions passant très souvent de père en fils, d’oncle à neveu ou de beau-père à gendre. Sur toute la série, des élections de 1830 à 1959, Delroeux n’a noté que quatre noms d’élus ne descendant pas de « couples originaires ». C’est ce qu’exprimait d’ailleurs sans doute un de mes interlocuteurs quand il m’a déclaré : « Il y a des gens qui en auraient la capacité, mais qui ne seront jamais élus, à cause de leur famille ».
56Aujourd’hui, malgré les nouveaux contextes – démographiques, économiques, sociaux – qui prévalent actuellement aux niveaux local, national et global, la vie municipale continue à être un enjeu important, même dans une petite commune comme Goulien, où les processus décrits plus haut ont continué de fonctionner jusqu’à l’époque présente. En l’an 2000, certes, l’agriculture n’étant plus dans la commune l’activité dominante, cela pouvait se percevoir par la composition socioprofessionnelle du conseil municipal : en effet on n’y comptait plus que cinq agriculteurs actifs de 45, 45, 41, 40 et 37 ans respectivement, plus un agriculteur à la retraite de 71 ans ; les autres conseillers étaient : une aide familiale de 44 ans, fille d’agriculteurs ; une employée de maison de retraite de 46 ans, fille d’agriculteurs ; une femme au foyer de 56 ans, petite-fille d’agriculteurs ; un vendeur de 49 ans, fils d’agriculteurs ; un agent d’assurances de 45 ans, gendre d’agriculteurs ; un chauffeur-mécanicien de 41 ans, fils de commerçants ; un enseignant de 53 ans ; un technicien à la retraite de 63 ans ; et un vétérinaire de 42 ans.
57Sur quinze conseillers s’il n’y avait donc plus que six agriculteurs proprement dits, quatre autres appartenaient à de vieilles familles paysannes, un autre a épousé une fille de paysans et habite l’ancienne ferme familiale, un autre descendait du premier commerçant établi au Bourg au XIXe siècle, conseiller municipal en 1878, et il était aussi issu par sa mère d’une famille d’agriculteurs ayant eu également des fonctions municipales. Et plusieurs de ces conseillers municipaux ont eu aussi un père ou un grand-père conseiller municipal à Goulien. À l’exception de l’un d’entre eux, dont ni la famille paternelle, ni la famille maternelle n’est originaire de Goulien, mais dont le grand-père a été conseiller municipal en 1945, il se pourrait donc bien qu’ils soient tous des descendants de ce que Delroeux appelle les « couples originaires ». Les opposants à cette municipalité (c’est-à-dire les partisans de la précédente) reprochent d’ailleurs à ses membres d’être « tous cousins » – ce qui n’est qu’une autre façon de dire qu’ils appartiennent à un même réseau d’alliance ; mais comme il en est ainsi à Goulien depuis 200 ans, il serait étonnant que ce n’ait pas également été le cas pour au moins une partie des élus de la municipalité précédente.
58En vérité, le plus remarquable dans ce conseil, c’était la présence de trois conseillers, dont le maire lui-même, Henri Goardon, et son premier adjoint, Yves Rozec, issus de familles non agricoles, et qui appartenaient donc autrefois à la catégorie des « petits ». Il s’agit là d’un retournement de situation qui n’était pas encore imaginable il y a 40 ans. Un autre fait nouveau était la place occupée par les femmes, déjà présentes d’ailleurs dans la précédente municipalité. Certes, les femmes à Goulien comme c’était du reste aussi le cas ailleurs en Bretagne étaient loin d’être de simples servantes de leurs maris. Mais même l’introduction du vote des femmes en France en 1946 n’avait pas entraîné leur implication active dans la sphère politique, bien que dès le début elles aient exercé leur droit de vote pleinement et se soient vivement intéressées au déroulement des élections.
59C’est seulement en 1977, avec le précédent maire Jean Coader, qu’à été élu à Goulien la première femme conseillère municipale, avec d’ailleurs le plus grand nombre de voix (244 pour 416 suffrages exprimés) de tous les candidats. Dans le conseil élu en 1983 figurait encore une femme, puis il y en a eu trois en 1989, et encore trois en 1995 – soit 20 % (la moyenne nationale était de 17 %). La présence des femmes a certainement contribué à renouveler les points de vue dans nombre de domaines : mise en place des aides familiales, développement de l’aide sociale, création d’un club du 3e âge, etc.
Trente-six années d’histoire municipale : un survol
60Entre 1962, année de mon arrivée pour mon premier séjour à Goulien, et l’an 2000, trois maires seulement s’y sont succédé : Daniel Goraguer, Jean Coader et Henri Goardon.
Les municipalités Goraguer et Coader
61Les trois mandats (1962-65,1965-71, 1971-77) de Daniel Goraguer, agriculteur à Trévern dans la moitié sud, ont été marqués par l’achèvement du remembrement et de ses opérations connexes (1962), par la création d’un syndicat des eaux (1967), par l’achèvement de l’adduction d’eau pour tous (1970-1972), par la construction de la nouvelle mairie (1970-1971) et par la transformation de l’ancienne mairie en bureau de poste. Daniel Goraguer tenait à être encore là pour les inaugurer, m’a-t-on dit, et c’est pourquoi il se serait à nouveau présenté aux élections de 1971 pour un troisième mandat.
62Aux élections de 1977, deux listes étaient en présence. Lune, soutenue par le maire sortant, était menée par Jean Coader, également agriculteur à Trévern, secrétaire du club de football « Goulien Sports ». L’autre liste était dirigée par Jean Brénéol, agriculteur à Lézoulien (un village du nord de la commune), à l’époque président de la section locale du syndicat agricole. La liste Coader a obtenu 11 sièges, la liste d’opposition quatre sièges mais sa tête de liste n’a pas recueilli suffisamment de voix pour être élu. On appelait cette liste celle des « gars du lisier », parce que bon nombre d’éleveurs de porcs de la commune s’y retrouvaient. Yves Rozec, du Bourg, un de ses membres alors jeune enseignant de 30 ans, avait écrit une chanson humoristique sous ce titre. Quant à savoir sur quels points essentiels les deux listes étaient en désaccord, je n’ai pas réussi à obtenir d’éclaircissements là-dessus – pas plus des anciens conseillers appartenant à un bord que de ceux appartenant à l’autre – et j’ai l’impression qu’ils divergeaient plus sur les méthodes de gestion de la commune que sur le fond.
63Le mandat de Jean Coader (1977-1983) a été marqué par l’élection de la première femme comme conseillère municipale, par la mise en place de l’aide sociale, par l’organisation du ramassage des ordures ménagères (1977), mais aussi par l’irruption dans la vie jusque-là relativement tranquille de la commune d’une affaire aux multiples retombées, d’intérêt à la fois régional et national : l’affaire de la centrale de Plogoff (1977-1981), au sujet de laquelle il est nécessaire d’ouvrir ici une parenthèse.
64Le souvenir de ces événements est resté vivace. Ils occupent un peu la même place que, pour les Parisiens, les événements de mai 68 dans la mémoire et l’imaginaire, aussi bien de ceux qui s’opposaient au projet que de ceux qui y avaient été favorables. Les uns et les autres m’ont montré de nombreuses coupures de journaux ou des livres gardés de cette époque, dont je me suis servi pour ce qui va suivre.
Les événements de Plogoff vus de Goulien
65Il faut rappeler qu’à la suite de la crise pétrolière de 1973-74, et afin d’accroître l’autonomie de la France en matière d’énergie, le gouvernement français alors placé sous la présidence de Giscard d’Estaing avait décidé de pousser la construction de centrales électriques utilisant l’énergie nucléaire ; et pour contribuer au désenclavement économique de la Bretagne, il avait été prévu d’y construire une de ces centrales. Parmi les sites possibles avait été retenu celui de Feunteun Aod, non loin de la pointe du Raz, dans la commune de Plogoff, commune du Cap Sizun située à 13 km de Goulien. En 1976, « Électricité de France » annonçait qu’elle allait y entreprendre des sondages, ce qui, sur place, suscita d’emblée quelques oppositions. Mais beaucoup de responsables locaux étaient en faveur du projet, entre autres Jean Sergent, le maire de Beuzec et conseiller général du canton de Pont-Croix, dont deux sœurs étaient mariées à Goulien. En 1978, le choix en faveur de Plogoff était entériné par le Conseil Régional de Bretagne et par le Conseil Général du Finistère.
66Les arguments en faveur de ce choix étaient les perspectives de créations d’emplois et de retombées économiques pendant la réalisation du chantier, dans une région excentrée qui en manquait gravement, et une fois la centrale terminée, l’espoir d’une dynamique de développement local à plus long terme, avec désenclavement routier, créations d’entreprises, relance du commerce, etc. L’opposition au projet, alors minoritaire au sein des instances politiques tant nationales que régionales et locales, était limitée au Parti Socialiste (PS), au Parti Socialiste Unifié (PSU), à l’Union Démocratique Bretonne (UDB – autonomistes bretons de gauche), et à la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR, trotskiste). Néanmoins, le 3 juin 1978, avait lieu sur le site une première manifestation de masse contre le projet, à laquelle, à côté des militants de ces partis de gauche, des « vétérans » du Larzac et des écologistes, participaient également des opposants locaux qui n’étaient pas forcément de la même couleur politique que ceux-ci.
67En novembre 1979 le premier ministre Raymond Barre signait la déclaration d’utilité publique pour la construction d’une centrale nucléaire à Plogoff et les dates de l’enquête préliminaire étaient fixées ; elle aurait lieu du 31 janvier au 14 mars 1980, non seulement à Plogoff mais dans les communes les plus proches, à savoir : Primelin, Cléden et Goulien. Pendant cette période, les habitants pourraient venir consulter les documents qui seraient mis à leur disposition dans les mairies, et porter sur un registre leur avis, favorable ou défavorable.
68Les passions se mirent alors à flamber et l’incendie se propagea depuis Plogoff jusqu’aux autres communes concernées : beaucoup, surtout parmi les plus jeunes, ne voulaient pas entendre parler de cette enquête. Le 30 janvier, lorsque les documents furent apportés dans les mairies, à Goulien, à Cléden et à Primelin comme à Plogoff de vives manifestations s’opposèrent à leur dépôt. À Plogoff, les documents furent brûlés ; à Goulien, le secrétaire de mairie, bien que pas vraiment hostile au projet, mais tenant compte de l’opposition affirmée d’une bonne partie de la population, refusa simplement de les prendre en dépôt. D’après les journalistes, on entendit surgir à nouveau le fameux cantique Da feiz h on tadou koz ni zailc’ho mad atao2 qu’un vicaire de Goulien, l’abbé Abjean, avait composé en 1904, lors des élections municipales opposant la droite catholique à la droite républicaine, mais qu’on avait repris ensuite (déjà !) contre l’intervention de la force publique, venue, en 1906, appuyer l’inventaire des biens des églises dont, en vertu la loi de séparation de l’Église et de l’État, la propriété passait à l’État français !
69L’administration décida alors d’établir dans chaque commune concernée des « mairies annexes », sous forme de camionnettes qui arrivaient le matin avec les documents d’enquête, qu’on pouvait y consulter ; et qui repartent le soir, constamment gardées par des CRS. Ceux-ci étaient 400 pour tout le Cap, cantonnés dans les bâtiments désaffectés du Petit Séminaire de Pont-Croix. Entre le 31 janvier et le 14 mars, le même scénario se renouvela chaque jour : des barrages de troncs d’arbres abattus étaient établis au petit matin sur les routes pour empêcher l’arrivée des camionnettes ; à Plogoff, leur arrivée était accueillie chaque fois par des manifestations hostiles et parfois violentes, qui se renouvelaient à nouveau à leur départ. À cette « messe du soir », qui saluait le départ pour Pont-Croix des documents sous bonne escorte, de nombreux jeunes et moins jeunes de Goulien, agriculteurs et non agriculteurs, allaient participer quotidiennement. « C’était une drôle d’atmosphère, une ambiance de guerre ; on se serait crus revenus au temps de l’occupation par les Allemands » m’ont dit plusieurs personnes.
70Le 3 mars 1980 on arrêta trois hommes qui avaient enlevé dans un bar de Pont-Croix un CRS en civil, l’avaient promené en voiture autour du Cap les yeux bandés et l’avaient abandonné dans un vieux blockhaus, sans lui avoir fait aucun mal mais en lui ayant donné « une bonne frousse ». Il s’agissait de Jean-Yves Colin de Lescoff en Plogoff, de Daniel Donnart de Kerspern en Cléden, établi aujourd’hui à Goulien, et de Jean-Yves Pérennes de Ménez-Bihan en Goulien (décédé depuis). Les murs du Bourg de Goulien comme celui des autres bourgades du Cap se couvrirent d’inscriptions réclamant leur libération. Leur procès, entrecoupé par de nombreux incidents de séance, eut lieu les 6 et 7 mars dans un climat houleux, dans un tribunal de Quimper entouré par des centaines de leurs supporteurs parmi lesquels les gens de Goulien figuraient en bonne place. À la clôture, la mairie annexe de Goulien – commune de droite – avait enregistré seulement 28 avis favorables à la construction de la centrale pour 120 visites (23,33 %) ; à Plogoff – commune de gauche – 108 avis favorables pour 514 visites (21 %).
71Le dernier jour de l’enquête, on « célébra » à Goulien « l’enterrement du Cap » : derrière un drapeau noir (couleur de deuil), aux accents du cantique « Sainte Anne, ô bonne mère, bénis tes Bretons », un faux cercueil fut conduit en cortège de l’église à la mairie annexe, qui était stationnée juste devant le cimetière et entourée par un cordon de CRS prêts à toute éventualité. Un « prêtre » (Yves Rozec, ancien séminariste alors déjà conseiller municipal de l’opposition, aujourd’hui adjoint au maire et membre actif du conseil paroissial) dont les vêtements « sacerdotaux » étaient simulés par un vieux kabig à la capuche relevée et une écharpe violette en guise d’étole, accompagné d’une fausse religieuse (une commerçante du Bourg) et de femmes en coiffes de deuil traditionnelles chanta le « Libera », pria ironiquement pour « les pauvres CRS tenus éloignés de chez eux par les événements », « pour les gendarmes fatigués par six semaines de Cap Sizun », « pour les commissaires [de la mairie annexe] que le diable emporte dans son paradis », etc., et donna « l’absoute » avec un brin de buis.
72Les anciens opposants à la centrale disent que celle-ci leur faisait peur, qu’ils en voyaient le danger et qu’ils ne voulaient pas non plus que des lignes à haute tension (elles ne devaient été enterrées que sur 4 km) et des larges routes défigurent le fond de la vallée médiane du Cap, qui constitue une sorte de réserve naturelle, boisée, giboyeuse, et peuplée d’oiseaux. Sans nier ces préoccupations écologiques avant l’heure, il me semble qu’il faut y voir surtout un sursaut de liberté, une révolte devant la chose imposée d’en haut sans discussion préalable avec les intéressés, à quoi s’ajoutait un grand scepticisme quant aux promesses faites pour vaincre les réticences, et dont on sait bien qu’en politique, elles n’engagent que ceux qui les écoutent.
73Les anciens partisans de la centrale nucléaire, peut-être un peu mal à l’aise pour défendre une position qui a maintenant mauvaise presse, disent plutôt d’eux-mêmes qu’ils « n’étaient ni pour ni contre ». Plusieurs d’entre eux parlent d’un climat de « chasse aux sorcières » : on marquait de croix leurs maisons, ainsi parfois que celles de gens qui, en fait, n’avaient pas d’opinion arrêtée, ou même de ceux que, malgré leurs dires, on soupçonnait de n’être pas vraiment opposés au projet de centrale, simplement parce qu’ils avaient des parents connus comme des partisans affirmés de ce projet. Ces interlocuteurs regrettent les possibilités d’emploi et les retombées économiques qu’on leur avait fait espérer pour le Cap au cas où la centrale aurait vu le jour. Quand on leur demande s’ils ne préfèrent pas les éoliennes d’aujourd’hui, ils font remarquer malignement qu’« il faudrait en aligner depuis Plogoff jusqu’à Nantes pour obtenir la même capacité que la centrale autrefois prévue ». Ils ajoutent que beaucoup des opposants qui manifestaient violemment contre les CRS venaient de l’extérieur, qu’il y avait parmi eux beaucoup d’extrémistes et qu’ils craignaient une dérive gauchiste du mouvement, ou bien le développement d’une situation à l’Irlandaise.
74Même s’il semble qu’il y ait eu davantage de partisans du projet à droite et davantage d’opposants à gauche, à Goulien ces opinions semblent bien avoir transcendé les anciens clivages politiques ou traditionnels. Il y avait des familles profondément divisées entre, par exemple, un père en faveur de la centrale et des enfants qui allaient manifester contre. Néanmoins, ces événements ont eu une influence sur le vote aux élections présidentielles de 1981. En effet, lors de la campagne, le candidat François Mitterrand avait promis, s’il était élu, d’arrêter le projet. Élu Président de la République le 10 mai, il devait dissoudre l’Assemblée Nationale ; aux élections législatives des 14 et 21 juin, la gauche devient pour la première fois majoritaire en Bretagne. À Goulien, la droite resta majoritaire, mais la gauche réunit pour la première fois près de 30 % des inscrits, grâce à un très fort taux de participation.
La municipalité Goardon
75En 1983, les élections municipales, à Goulien comme dans le reste du Cap Sizun, se soldèrent par un « grand chambardement » et certains y ont vu une conséquence des « événements » de Plogoff – « affaire classée mais non oubliée », écrivaient les journaux. À Goulien, deux listes étaient en présence : la liste menée par Jean Coader, maire sortant, et une liste d’opposition menée par Yves Rozec, conseiller minoritaire sortant. La liste comptait dix hommes et cinq femmes. La moyenne d’âge y était de 32 ans, malgré la présence de deux conseillers âgés de 52 ans. Henri Goardon, un des deux plus jeunes candidats, alors âgé de 25 ans, vétérinaire, avait été entraîné sur la liste par son cousin Rozec.
76Entre les deux listes, la compétition fut acharnée. Au premier tour, il n’y eut que neuf élus dont seulement trois pour la liste d’opposition, tandis que la liste sortante en avait six, maire sortant inclus ; il ne lui en manquait donc que deux pour avoir la majorité et ses partisans fêtaient déjà la victoire. Mais comme c’est Henri Goardon qui avait récolté le plus de voix de tous les candidats (257 contre 207 à Jean Coader et 195 à Yves Rozec), pour le deuxième tour ses colistiers firent circuler un texte annonçant que si cette liste remportait le reste des sièges à pourvoir, c’est lui qui serait élu maire. Et c’est ce qui arriva, la nouvelle majorité ayant maintenant huit sièges contre sept à l’ancienne.
77Par rapport à l’affaire de Plogoff, il semble que les deux listes comportaient l’une et l’autre des adversaires et des partisans du projet de centrale nucléaire, avec sans doute un peu plus d’adversaires dans la liste Rozec-Goardon, liste de tendance plutôt « démocrate chrétienne », et peut-être plus de partisans de la centrale ou d’avis partagés dans la liste Coader, politiquement plus diversifiée et un peu moins marquée à droite. La nouvelle municipalité se trouvait maintenant dans la situation inverse de celle de la municipalité Coader six ans auparavant, avec une opposition menée par le maire sortant. Mais là non plus je n’ai pas réussi à savoir sur quels points fondamentaux elles divergeaient l’une de l’autre.
78Quand elle a été élue en 1983, la nouvelle municipalité n’avait pas réellement de programme : interrogé sur ses projets par la presse locale, le jeune maire se fixait simplement comme objectifs de créer un « club des anciens », d’aménager un terrain de camping municipal, de remettre sur pied un comité des fêtes, et de jouer la carte de l’intercommunalité afin de sortir la commune de son isolement. Sauf sur le troisième point (un comité des fêtes), ces objectifs ont été atteints.
79La fin de cette première mandature a cependant été marquée par un sérieux revers : la fermeture en 1988 de l’école communale. Cet événement continue toujours de susciter la polémique, entre les opposants – qui accusent cette municipalité, dont tous les conseillers avaient leurs enfants scolarisés dans des écoles confessionnelles, de n’avoir pas eu la volonté suffisante ni fait le nécessaire pour que reste ouverte cette école laïque – et les partisans de la municipalité – qui font porter les torts à une inspection académique sectairement laique, qui n’aurait pas trouvé de mauvaise guerre de faire porter le chapeau de la fermeture à une commune considérée comme « cléricale ». Cela n’empêcha pas cependant la municipalité Goardon d’être réélue aux élections municipales suivantes (1989).
80À ces élections Henri Goardon avait présenté une liste légèrement renouvelée, où figuraient plusieurs conseillers qui avaient été élus en 1983 sur la liste adverse et qu’il s’était gagnés entre-temps. De son côté Jean Coader présentait une liste où ne figurait aucun de ses anciens colistiers et qui n’eut aucun élu. Mais la compétition électorale entraîna la scission de la société de chasse « La Perdrix » et la création de la société « La Mordorée », qui a accueilli bon nombre de partisans de Jean Coader. Aux élections de 1995, il n’y a pas eu de liste d’opposition, mais les opposants à la municipalité Goardon lui ont exprimé leur désaccord en éparpillant leurs votes sur 75 noms de non candidats. Cependant, ce désaccord paraît être plus affaire de personnes que de choix réellement politiques.
81Un certain nombre d’initiatives prises depuis 1989 par cette municipalité s’inscrivent en effet dans la continuité de celles engagées par les précédentes. C’est ainsi que la réfection d’une partie des anciens locaux scolaires, qui a permis, en 1990, d’y installer une salle polyvalente, une salle de ping-pong et la bibliothèque municipale, poursuit l’action entreprise par Daniel Goraguer avec l’aménagement de la nouvelle mairie et de l’agence postale ; de la même façon, l’instauration d’un tri sélectif complète la mise en place du ramassage des ordures ménagères inauguré par Jean Coader, tandis que l’installation d’un éclairage au Bourg et l’illumination de l’église ainsi que l’enfouissement des lignes électriques et téléphoniques constituait l’achèvement des travaux entrepris depuis de longues années pour l’électrification puis pour l’installation du téléphone. Finalement, il est assez réconfortant de voir que les luttes électorales qui aboutissent, de temps à autre, à remplacer une ancienne équipe municipale par une autre en général plus jeune, ont pour effet, non pas de « tout chambouler », mais de relancer un mouvement déjà engagé.
82Là où la municipalité Goardon a réellement innové, c’est en prenant certaines initiatives sans précédent. D’abord, l’aménagement de lotissements et la construction de pavillons HLM, voulus pour infléchir l’évolution démographique préoccupante de la commune : six ont été construits à Pen ar Ménez en 1988, puis deux autres en 1994 et deux à nouveau au Parou en 1998. À vrai dire, on pensait que ces pavillons intéresseraient plutôt des retraités ; en fait, ceux qui y habitent sont surtout des jeunes. Puis il y a eu deux sauts dans la modernité : le passage au téléphone hertzien, porteur de potentialités encore inédites, et l’accueil de la centrale éolienne, productrice de futurs revenus communaux et d’une énergie électrique en provenant d’une source renouvelable, en même temps que petit clin d’œil en souvenir des combats passés contre la centrale de Plogoff.
83En janvier 2000, une initiative consensuelle a réuni une bonne partie des habitants de Goulien : la « photo de l’an 2000 » qui a vu poser devant l’église près de 200 personnes, jeunes et vieux, « cléricaux » et « laïques », habitants de longue date et récents locataires des pavillons HLM, avec le maire actuel et ses trois prédécesseurs. Cependant, les oppositions traditionnelles perdurent : « Ailleurs, une fois les élections passées, m’ont dit plusieurs personnes, les oppositions se calment. Ici, on n’arrive jamais à se mettre d’accord ». Mais, m’a dit un membre de l’actuelle municipalité, « les oppositions n’empêchent pas la cordialité des relations humaines, même entre anciens adversaires ; la situation est plus apaisée à Goulien que dans les communes voisines ». Ces deux points de vue divergents tiennent sans doute à la différence des expériences personnellement vécues par chacun3.
Notes de bas de page
1 Une des critiques que l’on peut faire à ce travail c’est de ne pas s’être davantage départi de l’approche traditionnelle des anthropologues, en faisant porter son analyse surtout sur l’échange des femmes entre « lignées » plutôt perçues comme patrilinéaires, alors qu’à Goulien comme sans doute plus largement en Bretagne, il y a aussi échanges d’hommes et que ces échanges se font entre « maisons » où la succession peut aussi passer par les femmes.
2 « À la foi de nos ancêtres nous tiendrons bon (= nous resterons attachés) toujours ».
3 Aux élections de mars 2001, la liste Goardon a été reconduite pour 6 ans. Le conseil municipal n’ayant plus que 11 membres, pour cause de baisse de la population recensée, quatre sortants ne se sont pas représentés dont le doyen du précédent conseil et deux femmes (il n’en reste plus qu’une). Il n’y avait pas de liste concurrente, mais des électeurs ont encore choisi, comme en 1995, d’exprimer leur contestation en donnant leurs voix à plus de 100 non candidats.
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