Évolution de la pratique religieuse, des comportements et des mentalités
p. 403-420
Texte intégral
La religion à Goulien
1Lun des plus grands changements qui se soient produits depuis les années 60 à Goulien, sans peut-être que les gens s’en soient clairement rendus compte, c’est à mon avis la laïcisation de la société. Ce terme surprendra peut-être, à Goulien, en Bretagne ou ailleurs, tous ceux qui pensent encore la Bretagne en termes d’opposition entre « laïques » et « cléricaux ». Certes, cette opposition n’est pas morte, elle règne même encore dans beaucoup d’esprits, elle domine encore le débat scolaire, elle informe encore les options politiques. Mais cela n’empêche pas que, dans les faits, la société soit devenue une société laïque, dans le sens où la dimension religieuse n’y est plus une dimension indissociable du social.
2Autrefois à Goulien comme dans bon nombre de communautés rurales, il y avait en effet coïncidence entre la communauté « politique » (la commune) et la communauté « religieuse » (la paroisse) ; d’ailleurs l’une et l’autre se désignent en breton d’un même mot : parrez. D’où les rapports souvent conflictuels entre le « recteur » – le prêtre en charge de la paroisse, désigné par l’évêque – et le maire de la commune – élu par le conseil municipal. Mais le « religieux » ne se limitait pas au culte : il dominait tous les actes de la vie, il imprégnait toutes les activités. Les travaux des champs, le rythme des saisons, étaient marqués par le cycle liturgique ; cela se voit bien dans le film que j’ai tourné en 1962-64, ponctué de processions et de cérémonies religieuses se succédant tout au long de l’année. Cependant, ce « religieux » ne se confondait pas purement et simplement avec le catholicisme : de nombreuses survivances dont certaines, remontant à l’époque pré-chrétienne, continuaient d’imprégner les croyances et les pratiques populaires de toute la société, parfois même chez les moins pratiquants. Mais elles s’entremêlaient inextricablement avec les pratiques chrétiennes, qui étaient celles de la grande majorité des habitants.
3Aujourd’hui, la sphère religieuse relève du choix de chaque individu ; il n’est plus question qu’une famille soit pratiquante par simple voie d’héritage et même à l’intérieur des familles, grands parents, parents, enfants, frères et sœurs peuvent adopter des choix religieux différents ; même des parents pratiquants, qui ont fait baptiser et catéchiser leurs enfants ne leur imposent plus de persévérer dans la pratique religieuse après leur première communion ou leur confirmation s’ils n’en ont pas envie – une liberté de choix qui est bien la marque d’une société laïque.
La pratique religieuse
4Autrefois, la messe rassemblait au Bourg la majorité des habitants de Goulien. En 1957, date de la dernière enquête diocésaine sur la pratique religieuse dont je disposais lors de mes recherches de 1962-1964, sur une population de 531 baptisés de 15 ans et plus, on comptait 411 pratiquants réguliers, soit plus de 77 % des baptisés (dont 55 % de femmes et 45 % d’hommes) présents habituellement à l’une ou l’autre des deux messes dominicales. Aux grandes fêtes d’obligation le pourcentage de personnes présentes à la messe montait à 87 %. Ces chiffres étaient considérables, même par comparaison avec les chiffres enregistrés dans les paroisses catholiques de régions considérés comme fortement pratiquantes du Rouergue ou de l’Alsace ; à plus forte raison si on les comparait avec la moyenne nationale française de l’époque. Le contraste avec la situation actuelle en est d’autant plus frappant.
5Jusqu’à 1991, il y avait encore deux messes dominicales. Il n’y en a maintenant plus qu’une, qui n’a plus lieu le dimanche mais qui est anticipée au samedi soir à 18h 30. Les dimanches sont donc devenus pour beaucoup comme des jours ordinaires. Il y a cependant des agriculteurs qui font leur possible pour ne travailler que le strict nécessaire ce jour-là. C’est resté aussi par excellence le jour des retrouvailles familiales.
6À ces messes dominicales, actuellement, on ne compte habituellement qu’entre cinquante à soixante-dix fidèles — davantage en cas de messe anniversaire pour un défunt – soit 1/5e d’hommes pour 4/5es de femmes – dont dix à quinze viennent de paroisses voisines ; mais à l’inverse on peut estimer qu’une quinzaine de paroissiens de Goulien vont assister à la messe dans des paroisses voisines (à Beuzec, Pont-Croix ou ailleurs) : il ne faut en effet qu’1/4 d’heure pour se rendre en voiture à l’église de Pont-Croix, alors qu’il fallait autrefois 1/2 heure pour aller à pied depuis certains villages de Goulien jusqu’au Bourg.
7D’autre part, si les agriculteurs, autrefois les plus pratiquants, sont très rarement présents à la messe dominicale, c’est qu’il n’y a pour eux pas plus mauvaise heure que celle-là car à ce moment de la journée ils sont en majorité occupés à la traite ; mais la messe du samedi soir avait été fixée à 18h 30, m’a-t-on dit, parce qu’à l’époque, la paroisse de Goulien étant regroupée avec celle d’Esquibien, et que c’était l’horaire qui arrangeait le mieux les gens de cette paroisse dont le mode de vie serait plus citadin. Depuis lors, Goulien et Esquibien ne sont plus ensemble, mais l’horaire a été conservé parce qu’il convient maintenant à la majorité des fidèles, qui sont désormais surtout constitués de retraités.
8D’ailleurs, à Goulien comme dans le reste de la France, l’assistance à la messe chaque dimanche n’est plus ressentie comme une obligation par beaucoup de catholiques, dont beaucoup se considèrent comme pratiquants « réguliers » même s’ils n’y viennent qu’une fois sur deux ou sur trois. En fait, la pratique religieuse est devenue difficile à cerner, car la plupart des gens pratiquent « à la carte », suivant les horaires qui les arrangent, à Goulien et dans les paroisses d’alentour comme partout ailleurs.
9Si le nombre des pratiquants a diminué, ceux qui pratiquent paraissent plus concernés : les fidèles communient presque tous, contre 5 % seulement en 1957, et ils participent beaucoup plus à la liturgie qu’ils ne le faisaient autrefois, même en 1963-64. À cette époque, il y avait bien déjà eu une ébauche de réforme liturgique, mais le Concile Vatican II était encore en cours et c’est seulement en 1970 qu’a été promulguée par le pape Paul VI la liturgie suivie aujourd’hui, dans laquelle le « peuple » a une beaucoup plus grande part qu’autrefois. Certains membres de la communauté paroissiale y ont une part encore plus active, puisque c’est une équipe liturgique constituée de deux hommes (un enseignant du secondaire et un artisan électricien) et de deux femmes (une épouse d’artisan et une infirmière) qui animent les offices – avec beaucoup d’autonomie par rapport au prêtre en charge de la paroisse ; enfin, certains paroissiens (et surtout certaines), bien que parfois peu présents aux messes dominicales, s’impliquent ou se sont impliqués à un moment ou à un autre dans la formation religieuse (« catéchèse ») des enfants. La baisse de pratique et la grande diminution du nombre de prêtres s’accompagnent donc d’une plus grande implication des laïcs qui restent ce qui, en Bretagne comme ailleurs en France, entraîne dans les faits une « décléricalisation » de la communauté catholique.
10En même temps, de nombreux membres de familles autrefois pratiquantes, voire considérées comme des « piliers d’église », ne viennent plus du tout à la messe dominicale, ou bien très exceptionnellement – par exemple pour une messe anniversaire à la mémoire d’un défunt. Il n’est pas possible, naturellement, de savoir quelle a été leur évolution intérieure et dans quelle mesure leurs convictions ont changé ; je n’ai entendu personne s’exprimer là-dessus. Mais un facteur important est sans doute le fait qu’autrefois la pratique religieuse était aussi, pour une bonne part, une pratique sociale. C’est ce qu’expriment indirectement certaines personnes auxquelles les horaires de l’église de Goulien ne conviennent pas, quand elles disent qu’elles préfèrent ne pas aller à la messe du tout plutôt que d’aller y assister dans une autre paroisse, parce que « quand on va à sa paroisse, on sait les nouvelles ». Un autre facteur est la disparition de la pression sociale dans une société où la religion était un facteur d’appartenance à la communauté – ce qu’elle n’est plus. « Si on n’était pas allé à la messe, qu’est-ce que les autres auraient dit » me dit une interlocutrice sexagénaire, cependant que des quadragénaires disent que s’ils ne vont plus à la messe, c’est « parce qu’on les y a trop obligés dans leur jeunesse ».
11Quelle sera maintenant l’évolution future ? Certains considèrent l’avenir avec pessimisme : « On est les “derniers des Mohicans” », m’a dit quelqu’un. En effet, les pratiquants sont de plus en plus âgés, la majorité des fidèles est constituée par des retraités, il y en a très peu de moins de 40 ans et on n’en voit pratiquement jamais de moins de 25 ans – ce qui est paradoxal quand on pense que les deux tiers de ceux qui ont grandi ici ont été éduqués dans des écoles privées catholiques. Même les deux ou trois jeunes gens qui continuaient de pratiquer il y a peu encore ont maintenant cessé de le faire, me dit-on.
12Sur cette désaffection vis-à-vis de la pratique religieuse de la part de jeunes grandis dans un climat catholique, les raisons avancées par les adultes sont diverses : « On les a trop forcés à aller à la messe quand ils étaient petits », « Ils se demandent à quoi ça sert » ou bien « C’est peut-être parce que ça fait “ringard” ». Pourtant, m’ont dit des jeunes et des parents de jeunes, dans certaines paroisses, quand des messes sont organisées pour les jeunes et par des jeunes, beaucoup y viennent. Mais « ces messes ne résolvent aucun problème », me dit un animateur laïc de la paroisse engagé depuis plus de trente ans dans la « pastorale des jeunes ».
Les jeunes et la religion
13Pour en savoir plus j’ai posé aux jeunes de 18 à 20 ans la question de la pratique religieuse dans leur classe d’âge, en restant d’ailleurs sur un plan général car je ne voulais pas me montrer indiscret en les interrogeant sur leurs convictions personnelles. Mais la plupart d’entre eux m’ont répondu en partant de leur cas particulier.
14Une fille de 19 ans (GH) estime qu’il y a dans sa génération 50 % d’indifférents à la religion et 50 % de croyants non-pratiquants. Mais ces non-pratiquants ne s’en considèrent pas comme moins catholiques pour autant. Elle-même, au moment de l’entretien, était active dans l’« Association pour la Pastorale des Jeunes du Cap Sizun » au sein de laquelle un petit groupe de jeunes catholiques se préparait à faire le pèlerinage de Rome et à participer aux Journées Mondiales de la Jeunesse organisées à l’occasion du Jubilé des 2000 ans de l’Église Catholique. Mais je ne l’ai pas vue à la messe à Goulien.
15Une fille de 18 ans (VQ), qui se qualifie de pratiquante, dit qu’elle va à la messe une fois par mois. Elle et un garçon de son âge seraient les seuls à le faire, peut-être parce qu’ils ont été tous deux enfants de chœur, ajoute-t-elle. Je dois dire que je ne les y ai pas vus non plus – ils n’y vont en fait peut-être pas aussi souvent que cela – à moins qu’ils y aillent ailleurs qu’à Goulien.
16Une fille de 20 ans (PS) a été à la messe tous les dimanches jusqu’a l’âge de 16 ans ; maintenant, elle n’y va qu’aux grandes fêtes et alors elle y est la plus jeune, dit-elle – ce qui est un peu en contradiction avec la déclaration précédente. « Mais je ne me sens pas vraiment interpellée ; je n’en ai pas besoin pour l’instant », ajoute-t-elle.
17Une fille de 20 ans (GL), qui se dit croyante, a été à la messe jusqu’à sa première communion ; ensuite elle a eu « la flemme » d’y aller ; elle y va aux grandes occasions. Elle pense que ses enfants seront baptisés ; ensuite ils feront ce qu’ils voudront.
18Un garçon de 20 ans (RL), qui a été entant de chœur, se dit croyant non pratiquant mais précise qu’il aime bien retourner à la messe de temps à autre.
19Un garçon de 20 ans (IL) se dit lui aussi croyant mais non-pratiquant, bien qu’au dernier pardon de St Goulien, il ait porté une bannière. Il a été à la messe jusqu’à sa confirmation ; lui et ses cousins y accompagnaient leurs grands-parents. Sa mère, venue se joindre à la conversation, intervient : « C’est bien d’avoir une éducation religieuse ». Lui : « La messe n’est pas intéressante ». Elle : « Ca dépend des prêtres. [L’abbé] Corfa, à Esquibien [du temps où Goulien et Esquibien appartenaient au même “ensemble paroissial”], était bien ». Lui : « Peut-être que ça me reviendra après 40 ans. Mes oncles n’y allaient pas et ils y vont maintenant ». Elle : « On ne prend pas le temps. Et puis, on a eu une éducation assez vieillotte ». Lui : « Ailleurs, c’est plus vivant ». Elle : « Ça devrait être plus convivial ».
20Un garçon de 19 ans (HF) dit qu’il y a eu de sa part une certaine rupture avec la religion, qui lui paraît « démodée » face au progrès, à la télévision, etc. « Mais c’est peut-être une rupture momentanée », dit-il ; « quand on est jeune, on n’est pas assez mûr pour peser le pour et le contre ». Il y reviendra peut-être, ajoute-t-il, quand il sera plus âgé ; pour l’instant, il se contente d’aller à l’église pour les grandes cérémonies. « Mais si on allait davantage à l’église » dit-il, « il y aurait plus d’égalité, moins de violence ».
21Une fille de 19 ans (EH) va aux pardons pour porter la bannière, mais elle n’irait pas toutes les semaines à la messe. « Les jeunes n’ont pas envie d’y aller – ils ont peut-être autre chose à faire », déclare-t-elle.
22Un garçon de 18 ans (GN) qui allait à la messe encore récemment n’y va plus. Il s’explique : « Il n’y a que des vieux, ça ne donne pas envie d’y aller. D’ailleurs on n’y oblige plus ».
23Une fille de 20 ans (FH) se dit croyante non pratiquante. Il y a dix ans, elle allait à la messe chaque semaine, et au catéchisme le mercredi. Maintenant elle ne va même pas à l’office de Noël. Elle a suivi l’exemple de sa mère qui n’y va plus non plus.
24Un garçon de 19 ans (VQ) dit simplement qu’il n’est « pas trop porté sur la religion ».
25Un garçon de 19 ans (RF) qui a fait communion et confirmation déclare qu’il ne croit plus et que ça ne le préoccupe pas ; il est devenu athée.
26Sur 13 jeunes interrogés, huit s’affirment donc croyants, trois paraissent indifférents, un se déclare athée et un ne s’est pas exprimé. Mais qu’en sera-t-il demain ? Ceux qui se disent encore croyants vont-ils continuer à s’éloigner de toute religion, y revenir lorsqu’ils auront des enfants, ou bien être tentés par les nouvelles formes de religiosité qui se manifestent de plus en plus en ville, mais peut-être moins les zones rurales bretonnes – pour le moment du moins ? Nul ne peut encore le dire, pas même eux.
L’éducation religieuse
27En raison de la diminution du nombre des prêtres en France, l’enseignement religieux est maintenant de plus en plus confié à des laïcs. Les écoles privées catholiques du Cap dispensent à leurs élèves un minimum d’éducation religieuse, mais la catéchèse proprement dite, de même que la préparation à la première communion, à la profession de foi et à la confirmation, sont assurées au niveau des paroisses ou des ensembles paroissiaux par des catéchistes bénévoles – en général des mères de famille. Mais à Goulien comme ailleurs en France, des enfants de familles anciennement pratiquantes ne sont plus catéchisés.
28Jusqu’en 1999, c’est une commerçante maintenant retirée qui avait en charge l’animation d’un groupe de catéchèse de huit ou neuf enfants à Goulien même. Maintenant, ils ne sont plus que trois ou quatre et ils vont à Beuzec, paroisse voisine qui appartient au même ensemble paroissial ; mais elle y participe toujours à la catéchèse avec d’autres catéchistes.
29Cette dame fait aussi partie d’un cercle d’études bibliques qu’anime à Pont-Croix l’abbé Pallier, désormais chargé de l’ensemble paroissial dont font partie Goulien, Beuzec et Pont-Croix, et qui a été pendant de nombreuses années membre de l’École Française de Jérusalem. Ce cercle réunit une douzaine de personnes venues de diverses paroisses du Cap, mais aussi de Quimper et de Crozon. Je ne suis pas sûr que toutes les catéchistes aient bénéficié de la même formation religieuse. Le catholicisme latin traditionnel était plus affaire de piété et de morale que de connaissances théologiques et les catholiques moyens, en France notamment, sont souvent très mal instruits de leur propre religion : ils lisent peu d’ouvrages ou de revues spécialisés et ne connaissent souvent des enseignements de l’Église et des déclarations du Pape guère plus que ce que croient en savoir les non-chrétiens sur la foi des médias, eux-mêmes souvent très mal informés des choses de la religion. C’est un sérieux problème, à terme, pour la transmission de la foi.
Le cycle liturgique
30À l’heure actuelle, cinq fêtes religieuses voient l’assistance aux offices augmenter notablement à Goulien : la Toussaint, Noël, les Rameaux, la veillée de Pâques et le pardon de St Goulien. Pour ces quatre dernières fêtes, on peut estimer à entre 80 et 100 le nombre des fidèles présents, tandis qu’aux vêpres de la Toussaint, même si l’affluence moyenne a régulièrement diminué au cours des quatre ou cinq dernières années, les 200 chaises sont encore presque toutes occupées ; il y en a un peu moins lors de la messe de ce jour, mais ce ne sont pas forcément les mêmes personnes qui assistent à la messe et aux vêpres. Ces 200 personnes ne sont certes pas toutes de Goulien, mais au même moment des gens de Goulien vont assister aux offices dans les paroisses voisines où ils ont de la famille et où sont souvent enterrés certains de leurs proches. Deux cents personnes, voire un peu plus, venant à l’église pour cette fête, cela représente environ la moitié de la population adulte de Goulien, où le pourcentage de non baptisés, difficile à évaluer, est sans doute plus élevé qu’autrefois.
31L’importance de la Toussaint, qui pour l’Église catholique commémore la foule de tous les saints connus et anonymes, mais que les simples fidèles à Goulien comme partout en France considèrent comme la fête de tous les morts de leurs familles (saints ou non) mérite d’être remarquée. Le fait qu’elle soit devenue maintenant la fête religieuse la plus importante de l’année au détriment de Pâques semble indiquer que l’affaiblissement du catholicisme à Goulien s’accompagne de la persistance d’une religiosité où des éléments de tradition celtique antérieure à la christianisation gardent une place importante. Le 1er novembre marquait en effet chez les anciens Celtes le début de l’année et, ce jour-là, les morts venaient, invisibles, se mêler aux vivants. En Bretagne, on croyait autrefois que la descente des morts sur la terre avait lieu l’après-midi, pendant l’office des vêpres ; il est significatif que ce soit justement cet office qui, de toute l’année, rassemble le plus de monde à l’église.
32À Goulien, autrefois, la fête de Noël n’attirait pas à l’église beaucoup plus de fidèles que les dimanches ordinaires. Le fait que l’assistance à la messe augmente ce jour-là pourrait indiquer chez les pratiquants occasionnels une volonté de réaffirmer leur appartenance religieuse. En revanche, le fait qu’ici aussi se soit répandue la coutume, qui commençait tout juste à faire une apparition timide dans les années 60, d’ériger pour les enfants des « arbres de Noël » sous lesquels on dépose leurs cadeaux, paraît plutôt relever de l’emprunt à la culture contemporaine euro-américaine d’un trait sans grande signification religieuse.
33La fête des Rameaux, le dimanche avant Pâques, a gardé à Goulien la connotation spécifique de commémoration des défunts qui est la sienne en Bretagne, par contraste avec d’autres provinces. Après la messe, il est de coutume que les fidèles aillent déposer sur les tombes de leur famille quelques brins du rameau de buis bénis au début de l’office. Cette pratique reste bien vivante ; quelqu’un a même observé que des brins de buis ornaient beaucoup de tombes de familles non pratiquantes, déposés là par des voisins, amis ou parents pratiquants, soit de leur propre initiative soit parce que ces familles leur avaient demandé de le faire en leur nom.
34Dans les années 60, Pâques était la plus grande fête de l’année liturgique. Ce jour-là, le nombre de fidèles présents à l’église augmentait, par rapport aux dimanches ordinaires, de 16,5 % contre 12,5 % les autres jours de grandes fêtes (dont la Toussaint). C’est qu’à cette époque pré-conciliaire, la communion était d’obligation pour les catholiques au moins une fois par an, à Pâques, alors qu’elle est devenue une pratique hebdomadaire pour la plupart des pratiquants réguliers. « Faire ses Pâques » était le minimum requis de tout catholique. C’était le jour de rassemblement de toute la communauté paroissiale – un rassemblement dont, sauf cas de force majeure, on ne pouvait se soustraire sous peine de se mettre en marge d’elle. Il s’agissait donc aussi d’un acte à caractère socio-religieux. Actuellement, le nombre des fidèles présents à l’office de Pâques est le même que pour les autres grandes fêtes à l’exception de la Toussaint, soit environ entre 80 et 100.
35La fête du Saint Sacrement ou « Fête-Dieu », deux dimanches après la Pentecôte, était à Goulien dans les années 60 une grande solennité. Elle était marquée par une procession du Saint Sacrement1 que le prêtre portait solennellement sous un dais depuis l’église jusqu’à un « reposoir » aménagé dans la cour du presbytère. Là avait lieu la cérémonie du « Salut au Saint-Sacrement ». Le chemin autour de l’église, et de l’église au presbytère, était jonché de pétales de fleurs disposées sur le sol par les femmes du Bourg, qui rivalisaient d’imagination dans la réalisation de figures colorées. Il s’agissait d’une manifestation de piété typiquement pré-conciliaire à une époque où le Saint Sacrement était l’objet d’un culte d’adoration alors que très peu de gens communiaient en dehors de Pâques. L’habitude de la communion fréquente l’a rendue désuète. La dernière procession du Saint Sacrement organisée à Goulien a eu lieu en 1984, au départ du dernier recteur à avoir résidé dans la paroisse, M. Guillaume Sergent.
36Le « pardon » de St Goulien, célébré le dernier dimanche de juillet, est la fête du saint patron de la paroisse qui est aussi, croit-on, son fondateur éponyme. C’était en quelque sorte le jour anniversaire de la paroisse et à une époque où paroisse et commune étaient les deux faces, religieuse et profane, d’une même communauté, ç’avait été au dire des anciens une de ses plus importantes fêtes.
37Bien qu’aujourd’hui la communauté locale ne se confonde plus avec la paroisse, c’est encore une tradition héritée de ce passé qui se maintient ce jour-là et qui en fait encore un dimanche pas comme les autres : au cours de la messe, par exemple, on sort encore du trésor paroissial la « cloche de St Goulien », une cloche de procession d’époque mérovingienne réputée avoir appartenu au saint fondateur, et on l’impose sur le front de chacun des fidèles ; et l’après-midi a toujours lieu une procession, dans laquelle des représentants des jeunes gens, des jeunes filles, des hommes mariés, des femmes mariés, etc., portant les bannières de leurs saints protecteurs. Actuellement, la plupart des pratiquants réguliers étant trop âgés pour remplir ces fonctions, autrefois considérées comme plus ou moins héréditaires par certaines familles, il faut faire appel aussi à des catholiques non pratiquants, qu’on sollicite par courrier personnel ; il est rare que les personnes ainsi sollicitées ne répondent pas à l’appel.
38Certaines familles paraissent encore fidèles au « repas de pardon » de la St Goulien, mais c’est une tradition qui se perd. C’est semble-t-il, également le cas pour le repas qu’organisaient les familles du quartier de Lannourec pour le pardon de la chapelle St Laurent, le dimanche de Pentecôte.
39Un autre rite de l’été, le feu de la St Jean, rite calendaire mais non liturgique, avait lieu autrefois le 23 juin au soir dans chacun des villages de la commune. Ce rite-là n’a plus lieu. Dans l’un des villages, il y a quelques années, on avait essayé de le relancer en organisant un barbecue entre voisins, mais ça n’a pas trop marché.
40En résumé, les changements d’importance des grandes fêtes de l’année liturgique témoignent à la fois d’un fait religieux et d’un fait social : le fait religieux, c’est que d’une Église pré-conciliaire fondée sur la pratique de formes de piété individuelles (récitation du chapelet, assistance à la messe sans y participer autrement que par des cantiques indépendants du déroulement du rituel, salut du Saint-Sacrement) et par une appartenance collective (familiale, communautaire) on est passé à une Église post-conciliaire fondée sur une liturgie collective active et sur une adhésion individuelle, dont la pratique de la communion fréquente est le symbole renouvelé chaque dimanche. Le fait social, c’est la dissociation entre communauté paroissiale et communauté civile.
41Le noyau paroissial comprend donc les pratiquants plus ou moins réguliers, soit au maximum soixante-dix personnes, ce qui pour une population de 388 personnes âgées de 15 ans et plus, donne une proportion de 18,04 % – un peu plus que la moyenne nationale qui était de 16 % en 1997. En y ajoutant la trentaine de personnes qui se joint aux grandes fêtes, on atteint un pourcentage de pratiquants, réguliers et irréguliers, de 25,77 %. Autour de ce noyau paroissial élargi gravitent trois cercles concentriques de personnes ayant un rapport de plus en plus lointain avec la religion : un premier cercle regrouperait les pratiquants saisonniers – ceux qui sont présents à l’église le jour de la Toussaint, peut-être 110 personnes de plus, soit 28,35 % des 15 ans et plus (la moyenne nationale est d’environ 26 %) ; un deuxième cercle concernerait les non pratiquants ayant gardé avec la religion catholique quelques attaches, marquées par le recours à trois rites de passage : baptême des enfants, mariage religieux, funérailles religieuses ; un quatrième cercle serait constitué par ceux qui ont plus ou moins complètement rompu avec l’Église. L’importance relative de ces deux derniers cercles est cependant difficile à chiffrer.
42Les pourcentages avancés ci-dessus ne sont donnés qu’à titre indicatif, pour comparaison avec ceux relevés dans les années 60 : ils ne font évidemment que traduire des pratiques extérieures, qui ne préjugent que très imparfaitement des convictions profondes des uns et des autres.
Les âges de la vie : rites de passage, comportements
Baptêmes
43Dans les années 60, le baptême des nouveaux-nés avait lieu aussi tôt que possible. Il n’en est probablement plus ainsi, comme on l’observe ailleurs en France, où les enfants ne sont souvent pas baptisés avant deux ou trois ans, ou ne le sont qu’après leur entrée au catéchisme. On m’a même cité le cas d’enfants baptisés fois lors du mariage religieux de leurs parents, ce que mes interlocuteurs considéraient d’un œil critique2. Depuis 1999, une telle pratique a été interdite dans le diocèse de Quimper. Plusieurs personnes m’ont dit que maintenant « beaucoup » d’enfants ne sont pas baptisés du tout. En fait, cela semblerait surtout concerner les enfants de personnes venues s’établir récemment à Goulien.
44Dans l’Église catholique tout chrétien baptisé, même non catholique, est habilité à baptiser en cas de nécessité. On peut s’attendre à ce que dans l’avenir, faute de prêtres, les baptêmes en viennent à être célébrés par des laïcs, mais on peut se demander si ce ne sont pas les pratiquants les plus convaincus qui auront recours à cette procédure. Ceux du « deuxième » et du « troisième cercle » pourraient bien renoncer complètement à faire baptiser leurs enfants, plutôt que d’accepter ce qu’ils considéreraient comme un baptême « au rabais ».
Papillonnage, concubinage et mariage
45À Goulien comme ailleurs en France et plus généralement en Europe occidentale, on se marie moins. Si mariage il y a, il a lieu de plus en plus après que le jeune couple ait vécu ensemble pendant un certain temps, cette période de concubinage étant parfois précédée par une période de « papillonnage » sentimental. Ces comportements auraient été impensables dans les années 60 : les relations sexuelles avant mariage faisaient alors l’objet d’un strict interdit moral, social et religieux, et si un bébé naissait dans ces circonstances (il y en avait, bien sûr3) il fallait que les « coupables réparent » en se mariant au plus vite, avec un cérémonial réduit au minimum et sans solennité.
46L’acceptation de ces nouveaux comportements, assez générale même de la part des générations les plus âgées, est tout à fait étonnante. Un homme de 80 ans constate devant moi, comme d’un changement qui ne l’émeut pas outre mesure : « Les garçons et les filles vont passer des week-ends et des vacances en couple » ; puis : « Ce qui a changé les comportements, c’est la pilule ». Il ajoute : « La pilule, c’est quelque chose de bien. Pour les couples mariés aussi. Mais je ne suis pas d’accord pour qu’on la distribue aux plus jeunes ». Sa femme internent, mi-réprobatrice, mi-philosophe : « Maintenant, il n’y a plus de film à la télé sans scène de lit. Est-ce qu’on a besoin de ça ? ».
47Je n’ai pas interrogé les jeunes sur leurs comportements sexuels, mais je leur ai demandé ce qu’ils pensaient du Sida. Une fille de 20 ans (FH) a été particulièrement claire à ce sujet : « Je connais des jeunes de 22-23 ans qui changent de “copine” chaque semaine. Ils ne se rendent pas compte du risque qu’ils courent. Les garçons se contentent de demander aux filles si elles ont fait le test, alors qu’un test négatif n’est pas du tout une garantie. Ces jeunes ne se rendent pas compte : ils pensent que le Sida ce n’est pas ici, que c’est dans les grandes villes. Moi, j’en ai pris conscience pour avoir vu à Brest une jeune mère atteinte du Sida qui avait contaminé son bébé [à la naissance]. Les adultes ne sont pas assez soucieux de ça, sinon ils feraient de la prévention ».
48Les autres jeunes que j’ai rencontrés paraissent pour la plupart conscients du problème, mais reconnaissent en parler peu entre eux : « Tout le monde est concerné ; on en parle et on n’en parle pas » (GH, une fille de 19 ans). « Il faut se protéger ; le préservatif, c’est bien ; c’est mieux que l’avortement. Mais entre copains de mon âge, on n’en parle pas beaucoup. C’est surtout grave dans les pays d’Afrique » (un garçon de 19 ans, RF). « On n’en parle pas beaucoup ; les jeunes savent ce qu’il en est et font plus attention » (une fille de 18 ans, VQ). « Ce n’est pas trop un sujet de préoccupation » (une fille de 19 ans, EH). « On en parle, mais ce n’est pas primordial. Ca touche moins les campagnes. On sait qu’il faut utiliser des préservatifs » (un garçon de 19 ans, HF). Seule une fille de 20 ans (PS) déclare qu’elle ne se sent pas concernée personnellement, mais qu’elle est touchée par l’extension de ce fléau en Afrique.
49Pour les couples qui se stabilisent, vers 20 ans, c’est le concubinage qui s’impose ; il peut s’agir d’ailleurs d’une période transitoire, qui devrait déboucher sur le mariage Le PACS4 n’apparaît pas comme une solution de remplacement. Les quelques couples de concubins qui habitent Goulien sont encore majoritairement originaires de l’extérieur, mais la tendance va certainement se développer, car toutes les familles connaissent des cas semblables, avec des enfants ou des neveux habitant hors de Goulien. Au début, les plus vieux y ont trouvé à redire, et puis tout le monde s’y est fait. C’est maintenant une situation assez largement acceptée – on pourrait même dire que c’est presque devenu la norme.
50PS, une fille de 20 ans : « Vivre ensemble avant de se marier, ça paraît évident » ; elle pense quand même que le mariage est important, mais ne saurait dire pourquoi. RF, un garçon de 19 ans : « Se marier pour divorcer après, à quoi bon ? ». VQ, un garçon de 19 ans : « Le concubinage, je trouve ça bien ; c’est accepté par les parents ; les grands parents, ils acceptent moins bien, mais ils acceptent quand même ». GL, une fille de 20 ans (elle a un « copain », bien accepté par les parents) : « Ma grand-mère trouvait drôle que je veuille m’installer en couple ; pas mon grand-père – pour lui l’important c’était que je sois heureuse ; les enfants de mes oncles et tantes ont fait plus ou moins pareil ». FH, une fille de 20 ans (elle aussi a un « copain », bien accepté par ses parents) : « Le concubinage est accepté, mais je pense que les familles où ce cas existe sont l’objet de ragots ».
51TD, un garçon de 19 ans : « Le concubinage est accepté même pas les grands parents ; le PACS n’a tenté personne par ici ». IL, un garçon de 20 ans : « Le concubinage, ça ne me dérange pas ; un mariage, ça coûte beaucoup d’argent ». Sa mère, présente à cette partie de l’entretien : « Je préférerais que mes enfants vivent en concubinage plutôt que de se marier et de divorcer après. Souvent, aussi, on célèbre mariage et baptême en même temps. Je ne voudrais pas que ce soit en même temps ». Lui : « Je ne suis pas de cet avis ». Le PACS ? « On en a parlé en famille ; ça va faire baisser les mariages ». RL, un garçon de 20 ans (il a une « copine », bien acceptée par ses parents) : « Le PACS, c’est nul ; ma copine et moi, on fera un mariage civil et religieux ».
52HF, un garçon de 19 ans : « Le mariage ? Entre jeunes, c’est un sujet de désaccord, les avis sont partagés ; certains ne souhaitent pas passer par le mariage. Moi je suis pour ; mais commencer d’abord par deux ou trois années de concubinage, ce n’est pas mal : ça réduit les risques de divorce ». GL, une fille de 20 ans (elle a un « copain », bien accepté par ses parents) : « Plus tard, j’aimerais faire un grand mariage, à la mairie et à l’église ; pas de repas au restaurant, mais une fête à la maison autour d’un cochon grillé ».
53VQ, une fille de 18 ans : « Vivre en couple avant d’être mariés ? Je ne m’y sens pas prête. Le mariage ? Je suis pour garder la tradition du mariage en blanc ».
54En général, le PACS homosexuel est rejeté. VQ, une fille de 18 ans : « Ici les gens sont contre le PACS entre deux hommes ou deux femmes ». Seule PS, une fille de 20 ans, déclare qu’elle n’est pas contre le PACS entre homosexuels tant qu’il n’y a pas adoption d’enfants. En fait, je n’ai entendu parler d’aucun cas d’homosexualité. Pourtant, statistiquement, il doit bien y avoir quelques homosexuels dans le Cap Sizun ; mais la plupart doivent garder secrète leur orientation et si, parfois, on doit la soupçonner, on n’en parle pas ouvertement.
55Pour se mettre en ménage comme pour se marier, les jeunes ne demandent plus leur avis aux parents, alors qu’autrefois c’était une démarche obligée. « Même pour acheter une voiture, il fallait que toute la famille soit d’accord ; alors, pour un mariage, vous pensez ! ».
56Encore dans les années 80, on pouvait voir de grandes noces de 200 personnes. Maintenant, les repas de noces sont souvent des lunches avec moins d’invités, organisés dans des restaurants des environs, et la grande époque des « bals de noces » n’est plus. Cependant, les schémas traditionnels ne sont guère bouleversés, pour ceux qui restent à Goulien tout au moins : on se marie encore beaucoup avec des partenaires d’autres communes du Cap. Et s’il y a sans doute quelques mariages uniquement civils, le mariage religieux en robe blanche garde la cote, avec une messe de mariage au cours de laquelle on demande neuf fois sur dix que soit chanté le cantique breton Evit beva gand levenez (« Pour vivre dans la joie »).
57Il semble que la grande majorité des mariages soient durables, même si les gens avec qui j’ai parlé se disent frappés par l’augmentation des divorces chez les jeunes : « Chacun ayant son métier, ils se séparent plus facilement » disent-ils en guise d’explication. En fait, les divorces à Goulien même paraissent rares. Parmi les couples résidant à Goulien dont l’un des membres au moins est originaire de la commune, je n’ai connaissance que de trois cas.
Quatrième âge
58Autrefois, à Goulien, il était habituel que les parents âgés continuent à vivre avec leurs enfants. Non seulement on trouvait cela normal, mais on s’étonnait de la pratique, attribuée aux Bigoudens, consistant, lorsque un des enfants reprenait la ferme de ses parents, que ceux-ci s’installent dans une petite maison indépendante. Pour les gens de Goulien, c’était considéré à l’époque comme un manque de piété filiale. Aujourd’hui pourtant, il n’y a plus beaucoup de vieilles personnes habitant chez leurs enfants. Pour être précis, sur les 37 personnes de 78 ans et plus résidant dans la commune, 28 (soit environ 80 %) vivent de façon indépendante, en couples pour quinze d’entre elles, seules pour les treize autres. Pour le reste, un habite avec une sœur, trois habitent avec un fils, deux avec une fille, une avec une petite-fille, un avec un neveu et un dernier, ancien domestique de ferme issu de l’Assistance Publique, dans une famille d’adoption.
59Si beaucoup de vieilles personnes peuvent rester chez elles, c’est grâce aux soins à domicile prodigués en cas de nécessité par des infirmières, et grâce aux mesures prises par la commune pour aider au maintien à domicile des personnes âgées. C’est sous la municipalité Coader que la première femme élue conseillère municipale à Goulien, alors membre de la commission des affaires sociales, a mis en place les aides ménagères, avec pour mission de s’occuper des personnes dont les enfants n’étaient plus là pour veiller sur elles, ou qui ne le pouvaient pas ou qui, peut-être aussi ne le voulaient pas. Pour commencer, il y a eu une seule aide ménagère, puis une deuxième ; puis, sous l’actuelle municipalité Goardon, ce service s’est développé ; c’est donc qu’il correspondait à un besoin croissant.
60Certes, dans les débuts, il a fallu commencer – et ce fut parfois difficile – par convaincre les vieux eux mêmes, dont beaucoup étaient réticents car ça dérangeait leurs habitudes. Mais maintenant ils auraient peine à s’en passer. Pour prendre un exemple, une personne de 85 ans, handicapée par une attaque d’hémiplégie, vivant seule avec son fils célibataire, a pu être maintenue chez elle grâce au passage d’une aide familiale trois fois par jour (sauf les week-ends, pendant lesquels c’est son fils qui s’en occupe) et d’une infirmière également trois fois par jour.
61Le rôle des aides ménagères n’est pas seulement matériel, il est aussi psychologique ; elles doivent savoir écouter, savoir ce qui se passe. Les personnes quelles visitent se sont occupées autrefois de leurs propres parents âgés, qui à l’époque vivaient avec elles, et elles supportent parfois mal que leurs enfants n’en fassent pas autant avec elles, surtout s’ils habitent à proximité. Il faut un peu les materner, les conduire chez le médecin si nécessaire, faire les courses pour elles ; on envisage maintenant d’organiser pour elles aussi le portage des repas à domicile. Aussi les aides ménagères sont-elles très attendues, et leurs « clients » s’inquiètent-ils dès qu’elles ont cinq minutes de retard.
62Actuellement trois aides ménagères, dépendant de l’association locale d’aide à domicile (une des 2 700 associations appartenant à la Fédération des « Associations d’Aide à Domicile en Milieu Rural » – ADMR), s’occupent des personnes âgées de la commune ; deux sont de Goulien, une autre est de Beuzec. L’ADMR, dont le centre départemental est à Plabennec (Finistère Nord) gère à Audierne un « Centre d’information et de Coordination des Personnes Âgées » qui agit comme intermédiaire entre les aides ménagères et le centre départemental et qui se charge des questions administratives : tout dossier ouvert est en effet soumis aux différents organismes sociaux (Mutualité sociale agricole, Caisse d’allocations familiales, etc.) ; ceux-ci, en fonction des revenus des demandeurs, accordent une participation financière qui permet aux bénéficiaires de n’avoir à payer aux aides à domicile que le complément horaire non couvert pas la subvention. La responsable locale, une bénévole résidant à Beuzec, coordonne les activités des aides à domicile travaillant sur Cléden, Goulien et Beuzec ; c’est elle qui décide combien d’heures il faut consacrer à telle ou telle personne, et qui fixe le montant des honoraires, établis en fonction des revenus de l’intéressé.
63Les soins médicaux à domicile proprement dits sont assurés, soit par des infirmières libérales, soit par des infirmières ou des aides soignantes dépendant de l’« Association pour le maintien à domicile et pour la promotion du développement sanitaire dans le Cap Sizun », dont le centre est à Pont-Croix. Environ dix personnes de Goulien bénéficieraient de ses services.
64Pour les personnes qui ne peuvent plus ou ne veulent plus rester chez elles, plusieurs maisons de retraite se sont créées dans le Cap depuis une vingtaine d’années. Il y en a eu d’abord une à Audierne, qui existe encore mais dont quelqu’un m’a dit, à tort ou à raison, qu’à ses débuts c’était un « vrai mouroir » ; mais peut-être n’exprimait-il là que l’espèce de prévention qui régnait autrefois contre ces maisons, à une époque où il paraissait impensable à beaucoup que des enfants ne s’occupent pas de leurs vieux parents jusqu’à la fin. « On se demande si c’est un bien, ou si c’est un mal », m’a dit quelqu’un.
65Il s’en est créé d’autres depuis à Pont-Croix, à Plouhinec et à Cléden. Pour prendre un exemple, la maison de retraite de Cléden, la plus proche de Goulien, créée en 1988, compte 61 lits. Le prix de la pension y est de 7600 F par mois en chambre simple, mais les pensionnaires bénéficient de l’allocation logement, parfois aussi de l’allocation dépendance. Il y a aussi des chambres à 2 lits pour les couples. Les pensionnaires ont le droit d’en choisir les meubles. Il n’y a pas de conditions posées quant à la résidence : la maison peut accueillir des personnes qui ne sont pas originaires du Cap. Actuellement, elle n’héberge que deux personnes de la commune.
66En règle générale, seules vont dans ces maisons de retraite les personnes très âgées, celles qui sont complètement isolées ou celles qui perdent un peu la tête. Toutes maisons confondues, pour tout Goulien seules six personnes y sont hébergées : deux à Pont-Croix (un homme de 88 ans et un de 81 ans), deux à Cléden (une femme de 95 ans et une de 92 ans) deux à Audierne (une femme de 93 ans et un homme de 77 ans) et aucune à Plouhinec. Toutes ne s’y plaisent pas, cependant. D’après ses visiteurs, une nonagénaire est déçue : elle s’attendait à se retrouver dans une sorte de « Club du 3e âge ». Elle a toute sa tête et ne supporte pas trop de se retrouver avec des personnes qui ne l’ont plus.
Funérailles
67Aujourd’hui, la plupart des décès ont lieu à l’hôpital. Le prêtre qui y fait fonction d’aumônier peut donner aux mourants qui le lui demandent le « sacrement des malades » – ce qu’on appelait anciennement « l’extrême onction ». Dans neuf cas sur dix, les défunts sont ramenés à la maison avant les obsèques. Pour les familles qui le souhaitent, une veillée mortuaire est assurée par l’équipe d’animation liturgique. Autrefois, pour ces veillées, on couchait le défunt, habillé, sur une table garnie de cierges, autour de laquelle on se rassemblait pour passer la nuit à réciter des prières en breton. Par la suite, dans les années 60, on a déposé le corps sur un lit, les femmes vêtues d’une chemise de nuit, les hommes avec chemise, veste et cravate, mais le bas du corps enveloppé dans un drap. Maintenant, on expose le défunt dans un cercueil ouvert – un usage autrefois pratiqué pour ceux qui n’avaient pas d’obsèques religieuses – et du coup se sont généralisés les cercueils coûteux, capitonnés.
68Autrefois, dès qu’on annonçait un décès, ceux qui connaissaient les prières des morts venaient spontanément à la maison mortuaire pour assurer la veillée. Pendant longtemps, c’est une cultivatrice de Kervéguen, Philomène Goujon (Mme Griffon), qui a dirigé ces veillées funèbres5. Elle l’a fait jusqu’en 1958. Ensuite, elle a été remplacée par Marie-Françoise Urcun (Mme Laouénan) que tout le monde appelait « Ti Ma-Fraçoua » (tante Marie-Françoise). Quand l’abbé Auffret est venu comme recteur ici, c’est lui qui a repris la direction des veillées. Après son départ, c’est le fils de Mme Griffon qui a repris la suite pendant un certain temps et depuis 1986, ce service est assuré par Yves Rozec, principal responsable des équipes paroissiales.
69Les obsèques comportent le plus souvent une messe de funérailles, mais avec la raréfaction des prêtres, ce ne sera sans doute plus possible à brève échéance6. Bientôt, il faudra de plus en plus se contenter d’une cérémonie sans messe, entièrement dirigée par un laïc. Déjà, c’est un laïc (en l’occurrence, encore Yves Rozec) qui va procéder à la levée du corps à son domicile et qui accompagne le défunt et sa famille de la maison à l’église, où ils sont accueillis par le prêtre venu célébrer la messe de funérailles, au cours de laquelle, par tradition, même les pratiquants s’abstiennent de communier. Pendant la cérémonie, la famille demande souvent que soit chanté au moins un cantique breton et parfois plus – surtout : « Jezus pegen braz vo… »7, parfois « Eurus an hini… »8, parfois aussi un cantique à la Vierge Marie. C’est généralement à ces occasions que l’assistance à l’église est la plus nombreuse : maintenant, me dit quelqu’un, « seuls les enterrements rassemblent… ou le foot ». Même les non-pratiquants y assistent, ce qui n’était guère le cas autrefois.
70Après la messe, le cercueil est conduit au cimetière, en cortège mais sans l’accompagnement du prêtre ; des laïcs le remplacent. Selon la tradition encore en vigueur, on ne fait généralement pas appel aux entreprises de Pompes Funèbres mais le cercueil est placé sur un chariot appartenant à la commune, poussé par des voisins du défunt. En 1997, le conseil municipal a d’ailleurs voté une motion en faveur du maintien de ces prestations coutumières, « la législation nouvelle allant à l’encontre de la tradition familiale dans les communes rurales du Cap ».
71Bien que l’Église ne s’y oppose plus (elles étaient autrefois surtout demandées par les anticléricaux militants), les incinérations ne sont pas encore très pratiquées. On m’en a cité deux, dont l’une a été précédée par une cérémonie à l’église (mais pas à Goulien), tandis qu’une autre était purement civile.
Les mentalités
72Entre les habitants originels et les néo-résidents, ou les résidents secondaires, il y a parfois dans les villages des frictions dues à des différences de mentalité et d’habitudes ; ces différences existent d’ailleurs aussi avec des personnes nées à Goulien et revenues y vivre après leur retraite, ou après avoir passé plusieurs années en ville ou dans d’autres régions de France ou à l’étranger.
73Quand SJ9, un homme d’une quarantaine d’années, est revenu à Goulien après des années d’absence, c’était parce que la famille lui manquait. Lui et les siens ont été déçus de voir que les autres avaient fait leur vie sans eux. Pour sa part, KD, la soixantaine, se sentait à Goulien « plus étranger qu’un étranger ».
74Ce qui frappe les « retournés au pays », c’est la différence de mentalité qui s’est développée. SJ trouvait que « Goulien, c’était la routine. Il n’y avait rien d’autre comme distraction pour les enfants que le “foot” le dimanche ». Les siens se sentaient à l’écart. Ils n’avaient pas du tout la même façon de voir les choses : pour les gens d’ici, « la voiture, c’était juste pour aller à Audierne ou à Pont-Croix – rarement plus loin. Même maintenant, pour leurs sorties, les jeunes ne sortent pas du Cap. Même pour aller danser, le plus loin où ils vont, c’est à Plouhinec ». La routine, elle est aussi dans la façon de faire ses achats : là aussi, les gens s’en tiennent au Cap, où ils ont leurs magasins et leur jour. Sa femme, elle, a gardé un comportement de citadine : c’est de préférence à Quimper qu’elle va pour faire ses courses ou pour se faire coiffer.
75Pour SJ, « Goulien a vraiment une mentalité particulière. Entre agriculteurs, c’est la concurrence à qui prendra les quotas laitiers du voisin. Voir aussi ce qui s’est passé avec la société de chasse ». Il a l’impression aussi que pour les gens d’ici, Goulien est « comme un petit cocon : toutes les conversations tournent autour de ce qui se passe dans la commune ; on ne lit que les journaux régionaux ». Lui ne les achète pas ; il lit les journaux nationaux. « C’est peut-être un peu prétentieux », dit-il.
76Inversement, ceux qui ont toujours habité Goulien – même si leur profession les a amenés à travailler à Quimper, à Douarnenez ou à Brest, trouvent que les « retournés au pays » n’ont plus la mentalité d’ici. « Certains d’entre eux », disent-ils, « voudraient que tout soit tiré au cordeau ; il ne faudrait pas qu’il y ait de mauvaises herbes et ils mettent dans leur cour des pavés auto-bloquants. Ils ont la mentalité de la ville, et les habitudes d’une société de consommation : ils voudraient être servis tout de suite ; comme ils paient leurs impôts locaux, alors ils veulent en avoir pour leur argent ».
77Une jeune fille qui a passé plusieurs années hors de Goulien déclare qu’elle a retrouvé en y revenant tout ce qu’elle avait quitté. « La société n’a pas beaucoup changé ; elle est restée fermée. Il n’y a plus beaucoup d’habitants, mais ce n’est pas pour ça que les gens se rencontrent davantage. Chacun reste chez soi, mais dès qu’il y a un bruit qui court, tout le monde est au courant. Ils ne parlent que pour critiquer l’un, critiquer l’autre. La génération des 40 ans est tout de même plus ouverte d’esprit et les jeunes de moins de 30 ans le sont encore un peu plus. Mais avec eux, dans les conversations, on n’aborde pas de sujets sérieux. Ca m’a choquée à mon retour : ils ne parlaient que de leur monde agricole, de porcheries, etc., ou bien alors, de leurs beuveries ».
78Le temps m’a malheureusement manqué pour m’intéresser de plus près aux habitants des nouveaux quartiers, ceux des pavillons HLM. Il aurait fallu pouvoir aller leur rendre visite afin de les interroger sur leur perception de Goulien et de ses habitants originels. En revanche, ces derniers m’ont quelquefois fait part de leurs opinions sur ces nouveaux concitoyens, qui paraissent souvent perçus comme des gens « de passage », avec des comportements plutôt citadins, attendant d’acheter ou de construire une maison dans une autre commune avant d’y déménager ; on pense aussi qu’il s’agit surtout de jeunes couples non mariés, alors qu’à ma connaissance, sur onze maisons HLM, il n’y a que deux couples dans ce cas et que cette pratique, on l’a vu plus haut, est en train de devenir la norme pour les jeunes originaires de Goulien eux-mêmes.
Différences entre générations
79En fait, les différences de mentalité n’existent pas seulement entre « ceux du dedans » et « ceux du dehors » ; elle existe aussi entre générations surtout entre les jeunes, disons les 16-30 ans, et les adultes – les plus de 30 ans pris en bloc ; mais elle existe également, et cela m’a surpris, entre ces jeunes-là et les adolescents, disons les 13-15ans.
Les jeunes vus par les adultes
80Parlant des jeunes, les adultes constatent les différences existant entre leurs comportements et ceux qu’ils avaient eux-mêmes quand ils avaient leur âge, mais ils les acceptent avec une certaine philosophie. Un des dirigeants du club de football (40 ans) : « Les jeunes d’aujourd’hui, même ceux du club, ne sont pas très motivés. À 20 ans, ils ont leur permis de conduire et des voitures ». Une femme de 57 ans : « Les jeunes d’aujourd’hui ont des voitures très tôt et sortent plus ». Un retraité de 74 ans : « Il y a beaucoup plus de liberté d’expression entre les générations. Les rapports parents-enfants sont de type plus amical qu’autrefois. Les personnes nées dans les années 30 vouvoyaient leurs parents, tandis que leurs enfants les tutoient. Je préfère ça : j’aime qu’on me tutoie quand on a avec moi des relations suivies ». Un couple de septuagénaires : « Les jeunes sont plus libres. Ils ne viennent plus demander leur avis aux parents ». Un homme de 79 ans : « On est la génération sacrifiée : on a dû obéir aux parents, et maintenant c’est tout juste si on ne doit pas obéir aux enfants ».
Les adultes vus par les jeunes
81Pour leur part, même si les jeunes jugent parfois les adultes un peu démodés, ils les considèrent, finalement, avec indulgence, sympathie et respect.
82Une fille de 19 ans (GH) : « Il y a des différences entre eux et nous, mais ils ont tout de même évolué, et sur tous les sujets. Ils sont plus ouverts ». Un garçon de 19 ans (RF) : « La génération d’avant connaissait tout sur tout le monde – les affaires de famille, de voisinage. Ça ne m’intéresse pas du tout. Mais j’aime bien bavarder avec eux pour parler de la vie d’avant. Autrefois, les gens allaient beaucoup plus tôt au travail ; les jeunes actuels sont beaucoup plus feignants – moi compris ». Une fille de 18 ans (VQ) : « Les générations précédentes sont un peu démodées – mes parents moins que d’autres. On a des différences de goût du point de vue culturel, artistique, en matière d’habillement, de couleurs. En matière de sorties, ma grand-mère trouve toujours que je rentre trop tard la nuit ; mes parents sont plus tolérants ». Une fille de 20 ans (GL) : « J’aime bien discuter avec les vieux ; par exemple, j’aime bien écouter parler Jean-Yves Bonis (un agriculteur à la retraite de 87 ans, ancien combattant, ancien séminariste). Si j’ai quelque chose à reprocher aux anciennes générations, ce serait d’être un peu “coincés” : par exemple, ma grand-mère ne voulait pas se mêler à la “fête de la musique”. Dans les anciennes générations, tout le monde regarde un peu tout le monde pour critiquer ».
83Un garçon de 19 ans (HF) : « Nos parents sortaient moins le samedi soir ; ils mangeaient un peu de tout ; nous, on ne mange que des gâteaux, que ce qu’on veut ; on a une alimentation beaucoup moins fiable que la leur. Il n’y a plus autant de respect pour les aînés. Pourtant, c’est important. C’est dommage, si on les respectait vraiment, il n’y aurait pas un aussi grand fossé entre eux et les jeunes. La famille ne joue plus un rôle aussi important qu’avant ; il y a une montée de l’individualisme, plus importante encore chez les jeunes ; pourtant, la famille aussi c’est important. Moi, j’aime bien discuter avec les personnes âgées ».
84Un garçon de 18 ans (GN) : « Les aînés sont plus tristes que nous ; ils ne sortent jamais. Ils n’ont pas le temps ». Un garçon de 20 ans (IL) : « Nos aînés avaient des conditions de vie plus dures ; mon père, né en 1950, a encore mis les sabots pour aller à l’école.
85Ceux de cette génération-là ont dû aller travailler dès qu’ils ont eu leur "certif". Il nous a fait comprendre ça, à moi et à mes frères ». Un garçon de 20 ans (RL) : « Mon grand-père se souvient de tout ce qu’il a fait quand il avait 13 ou 14 ans, quel temps il faisait tel jour, avec qui il était. Les aînés sont plus près de la nature. Ils étaient plus courageux que nous ; maintenant on a tout sans effort, en quelque sorte. Ce qui m’intrigue, c’est les constructions d’autrefois, comment ils sont arrivés à construire ça. Nous, on est plus attachés au monde moderne ; eux, ils ont connu la modernisation. Dans les années 60 à 70, ils sont passés du Moyen Âge au monde moderne. Mais entre eux et nous, il n’y a pas de rupture, parce qu’on vit avec eux ».
86Je n’ai enregistré que les deux bémols suivants. Une fille de 20 ans (FH) : « Les 40-50 ans sont bornés ; ils prennent l’exemple de ce qu’ils ont connu quand ils étaient jeunes. Ils ne veulent pas voir que le monde a changé autour de nous ». Un garçon de 19 ans (TD) : « Dans les exploitations agricoles en GAEC, les pères et les fils ne s’arrangent pas trop : les pères essaient de continuer leurs méthodes d’il y a 20 ans ».
Les enfants et les adolescents vus par les adultes
87Les adultes expriment des opinions assez semblables sur les enfants et sur les adolescents : les uns et les autres sont des enfants gâtés, et c’est juste la nature de leur demande qui change ; mais la plupart d’entre eux ne s’en inquiètent guère. Un couple de 40 ans : « Les enfants veulent qu’on leur achète des “marques” (en matière de vêtements). Ils ont des lecteurs de CD, etc. Les adolescents, veulent “faire” du foot, du patin, de l’équitation. Il y a pour eux dans le Cap des écoles de danse et de foot, des clubs de patin à roulettes ». Une femme de 44 ans : « De mon temps, les enfants devaient aider à la ferme, tandis que mon fils de 16 ans 1/2 rechigne quand on lui demande d’aider à rentrer du bois. Mes enfants ne sont quand même pas trop exigeants, peut-être parce qu’ils n’ont qu’une grand-mère. On a quand même envie de les habiller convenablement ». Une femme de 60 ans : « On ne peut rien leur demander, faire un petit travail, par exemple. Ils sont plus indépendants, ils écoutent moins. Ils sortent plus qu’avant, vont à la plage, sortent en discothèque ». Une femme de 56 ans prononce un mot que les autres n’ont pas prononcé : la drogue : « Les enfants, maintenant, tout leur est dû. À Audierne les petits jeunes, filles et garçons, sont agressifs. C’est à cause de la drogue ».
Les enfants et les adolescents vus par les jeunes
88Par comparaison avec les opinions exprimées ci-dessus par les adultes, j’ai été surpris de voir à quel point les jeunes de 18-20 ans étaient critiques de leurs cadets, dont l’évolution leur paraît inquiétante, et combien ils reprochaient à leurs parents de ne pas prendre la mesure du problème et de n’être pas assez stricts avec eux.
89Un garçon de 19 ans (RF) : « Ils ne respectent pas les aînés ; ils ripostent davantage ». Un autre garçon de 19 ans (HF) : « Les 13-15 ans sont très déviants ; ils ont un vocabulaire vulgaire, ils n’ont plus aucun respect de l’autre, ils sont très violents entre eux. Dans les écoles de Douarnenez, c’est assez lamentable ; assez effrayant même. Ça me fait peur. Les parents ne leur inculquent pas assez les valeurs. Il faudrait une reprise en mains ». Une fille de 19 ans (EH) : « Je trouve moi aussi que les plus jeunes sont violents et insolents ». Un garçon de 18 ans (GN) : « Les 13-15 ans ne respectent pas les plus grands ; même les profs, ils les “envoient chier”. Ils traînent dans la rue dans la journée ; je ne sais pas à quoi c’est dû ». Un garçon de 20 ans (IL) : « Les enfants, ont la vie beaucoup plus facile que dans le temps, ils ont de l’argent de poche. Les jeunes des collèges sont provocateurs ; ils font des crises pour avoir ce qui leur fait envie ; les petits sont devenus insolents à l’égard des aînés ; les profs ont de plus en plus de mal avec eux, même à St Joseph (collège privé catholique d’Audierne), ils disent “ta gueule” aux profs ; ils aiment la violence ; c’est dur à expliquer pourquoi. Ils ont été peut-être plus couvés que nous, on leur a plus accordé ».
90Un garçon de 19 ans (VQ) : « Il y a plus de différences entre nous et les 13-15 ans qu’avec les aînés. Ils croient qu’ils savent déjà tout faire ; il y en a qui vont en boîte, qui boivent ; c’est que les parents sont parfois trop souples avec les plus jeunes ». Un garçon de 19 ans (TD) : « À propos des 13-15 ans, je suis d’accord : ils sont vraiment agressifs ». Sa mère (qui se joint à la conversation à ce moment-là) : « On a peut-être été plus durs avec les aînés qu’avec les plus jeunes ; il y avait plus de soucis à cette époque ». Une fille de 20 ans (FH) : « Les “ados” sont plus vulgaires, plus agressifs, sans gêne, ils n’ont peur de rien, ils ont moins de respect. En plus, ceux de Goulien ne sont pas très ouverts ». Une fille de 20 ans (GL) : « Les 13-15 ans : ils se heurtent. On n’avait pas cette mentalité ; quand on avait leur âge, on n’allait pas s’opposer aux plus grands, on les admirait ; alors qu’à l’école, des élèves de “4e techno” nous insultaient. Les parents leur laissent plus de liberté qu’à nous à leur âge ; on leur donne tout. Il y a des parents qui leur donnent un billet de 100 F tous les deux ou trois jours. À cet âge-là, nous, on faisait attention à ne pas gaspiller la nourriture ; les plus jeunes s’en foutent. Ils ne se rendent pas compte de la valeur de l’argent. Ce sont des “branleurs” ; ils veulent tout de suite être grands. Un petit de 14 ans se vantait de vendre de la drogue ».
Drogue et alcool
91Je ne m’attendais pas, naïvement peut-être, à ce que le problème de la drogue soit d’actualité à Goulien. Ce sujet ayant surgi spontanément dans quelques conversations, j’ai cherché à en savoir plus. Interrogés là dessus, les adultes, mise à part la personne précédemment citée qui m’a parlé de drogue à Audierne, m’ont dit que cela concernait surtout les grandes villes et, dans le département, Brest, Quimper, Douarnenez peut-être. Le Cap ne serait pas touché. Tout au plus m’a-t-on parlé d’une « rave party » non autorisée, où la drogue aurait largement circulé, organisée l’hiver précédent sur la côte de Goulien mais par des jeunes venus de Quimper. Désir d’éloigner le problème en le niant, ou volonté de montrer à l’enquêteur une image idéale du Cap rural ?
92Sur le sujet, les jeunes ont souvent un autre discours, même s’il y est surtout question de drogues douces. Mais les drogues « dures » ne sont pas loin. Certes, PS, une fille de 20 ans, parle surtout de la drogue ailleurs : « À Brest, le cannabis circule beaucoup ; on en fume ou on n’en fume pas. Pour les drogues dures, il faut déjà fréquenter un certain milieu ». Mais la plupart signalent sa présence ailleurs aussi, y compris dans le Cap, et y ajoutent l’alcool.
93VQ, un garçon de 19 ans : « Sur Goulien, il n’y a pas trop de drogue, mais je connais des cas à Primelin – des drogues douces ». FQ, une fille de 18 ans : « Ça me préoccupe. Beaucoup sont touchés, même dans les campagnes. Il y en a quelques-uns à Goulien, quoique pas énormément. Qu’est-ce que ça va être avec les plus jeunes ! À l’école [à Quimper], il y en a beaucoup, il y en a même qui consomment des drogues dures. C’est surtout pour se rendre intéressants, pour montrer qu’ils peuvent le faire ».
94IL, un garçon de 20 ans : « C’est vraiment un fléau ; même au Likès [un lycée privé catholique réputé de Quimper], les flics sont venus. On y fume beaucoup le haschich ; ça se fait même sous les préaux des collèges ; le problème, c’est si ça ne va pas devenir une dépendance ; si on part sur l’héroïne c’est dangereux ». RF, un garçon de 19 ans : « La drogue, c’est affolant partout : 60 % des lycéens fument des “pétards” ; les drogues dures, c’est plus limité, mais on consomme de plus en plus de LSD et d’Ecstasy. C’est dangereux. Mais à Goulien et dans le Cap en général, la drogue, c’est surtout l’alcool – au “foot” (consommé pendant et après les matches) ».
95EH, une fille de 19 ans : « L’alcool cause de nombreux accidents de la route, parce que certains ne sont pas en état de conduire. La drogue, je connais des cas mais, à ceux qui en prennent, plus on leur dit [qu’ils devraient arrêter], moins ça a de l’effet ». GL, une fille de 20 ans : « Les jeunes maintenant se droguent ; ça commençait déjà quand j’étais au collège [vers 1992-95] ; une fois, en voyant une de mes copines qui respirait de l’Eau Écarlate, je lui ai pris la bouteille et je l’ai jetée ; au lieu de m’approuver tous les autres se sont mis contre moi. Pour pouvoir acheter de la drogue, des jeunes de Quimper ont forcé les portes des voitures qui stationnaient devant un bar à Beuzec. Au “Tamaris”, il y a des jeunes de 13-14 ans qui boivent – comment les parents peuvent laisser faire ça ? ».
96FH, une fille de 20 ans : « Les jeunes d’ici boivent beaucoup : bière, Ricard… Il y a de plus en plus d’accidents. Ce sont généralement les filles à qui on demande de conduire, mais elles boivent aussi, de plus en plus, et de plus en plus tôt. J’ai vu des filles de 16 ans déjà soûles à 7h 00 du soir. La drogue, vers 90, ça n’existait pas. Maintenant, le cannabis, c’est courant – quoique occasionnel : ceux qui en fument ne sont pas des “accros”. Il y a quand même à Audierne des dealers qui viennent de Quimper, et à Goulien même il y a deux revendeurs. La plupart des “ados” en fument, surtout parmi les enfants de commerçants. Dans les collèges de Douarnenez, sous les préaux, les élèves fument des “pétards”. La Croix Rouge fait de la prévention dans les écoles, mais il faudrait en faire plus ».
Insécurité, violence
97Plutôt que de la drogue, les adultes disent avoir peur de la montée de la violence, dont les journaux locaux se font souvent l’écho, mais qu’on localise plutôt dans les villes, comme la drogue, et de celle de l’insécurité, qui commencerait à toucher les campagnes. Des vols auraient été commis dans certaines maisons de Goulien et on ne laisse plus les portes sans les fermer à clef, comme on faisait autrefois. On a même volé des projecteurs qui servaient à illuminer l’église.
98GH se fait moins de souci à ce sujet que ses parents, mais à Brest, PS, ça lui fait peur. Une fille a été agressée dans l’immeuble qu’elle habite deux étages au-dessus de son studio et les élèves du secondaire y sont souvent violents. Ça l’inquiète pour l’avenir. RF dit qu’il y a un peu de violence à Douarnenez au Skate-Park entre « punks » et « skaters », mais qu’il y en a surtout à Quimper. Il est content de ne plus y habiter. Quant à GN, dans son lycée technique, il y a toujours « des mecs qui foutent la merde » ; ils n’ont pas la même mentalité [que les jeunes d’ici] ; ils n’ont pas conscience des conséquences.
Notes de bas de page
1 Grande hostie consacrée placée dans un ostensoir.
2 Cela se serait produit, non pas à Goulien, mais dans une paroisse voisine.
3 Dans l’état civil de Goulien, Delroeux a relevé 29 naissances hors mariage de 1800 à 1959.
4 « Pacte civil de solidarité », contrat de vie commune établi entre deux personnes non apparentées, ne souhaitant pas ou ne pouvant pas se marier. Il peut être contracté entre un homme et une femme, deux hommes ou deux femmes. Il doit être établi devant notaire et enregistré au tribunal d’instance. La loi créant le PACS a été promulguée, après de vifs débats à l’Assemblée Nationale et avis du Conseil Constitutionnel, le 15 novembre 1999. Au 31 mars 2000, 15 000 personnes avaient conclu un PACS en France, dont 230 dans le Finistère – la moitié à Brest et le quart à Quimper (source : Archives du « Télégramme » à la date du 24/05/2000).
5 C’est elle qui a été enregistrée par le Musée National des Arts et Traditions Populaires et dont on entend la voix devant la vitrine où est exposé l’intérieur de Goulien.
6 Le rite catholique des funérailles ne comporte pas nécessairement une messe.
7 « Jésus, combien sera grand… ».
8 « Heureux celui qui… ».
9 Les initiales ont été changées.
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