Langue, culture et identité
p. 393-401
Texte intégral
L’identité bretonne à Goulien
Les facteurs d’une évolution
1Dans les années 60, l’identité bretonne des habitants de Goulien allait de soi, et ils ne semblaient pas éprouver le besoin d’affirmer outre mesure leur appartenance. On se moquait gentiment des « Breiz atao », le sobriquet donné aux autonomistes, appelés ainsi d’après leur slogan « Bretagne toujours » ; mais je n’ai jamais eu l’impression que quiconque ait eu particulièrement honte, ni d’ailleurs ait été particulièrement fier d’être breton. Par rapport à qui l’aurait-on été, puisqu’on restait entre soi ?
2Mis à part le cas des quelques maçons qui avaient travaillé quelque temps à Nantes et à Paris et des marins d’État ou de commerce qui avaient navigué partout, la plupart des contacts prolongés de gens de Goulien avec des non Bretons avaient eu lieu, pour les hommes, pendant leur service militaire ou pendant les deux guerres mondiales et la guerre d’Algérie ; à les entendre évoquer leurs souvenirs, ils me donnaient l’impression que leurs expériences n’y avaient guère été différentes de celles de leurs camarades originaires de Paris ou d’autres coins de l’Hexagone. Les seuls jugements dépréciatifs qu’on m’ait rapportés, ce n’est pas ceux qui auraient été portés par des non Bretons sur des Bretons, mais ceux que, près de 50 ans après, les anciens de « 14-18 » portaient, en tant que Finistériens, sur les recrues du Morbihan dont « l’arriération », selon eux, se marquait par le fait qu’ils portaient encore les cheveux longs, qu’ils ne parlaient que vannetais, et qu’ils ne savaient même pas que la guerre dans laquelle on les embarquait opposait la France à l’Allemagne et non pas à l’Angleterre.
3Quant aux femmes, à part celles qui avaient accompagné leurs maris marins d’État ou militaires dans leurs garnisons, le plus souvent les seuls étrangers qu’elles aient vus dans leur vie étaient les soldats des troupes d’occupation allemandes et les prisonniers de guerre qui avaient travaillé dans quelques fermes après la Libération.
4Même s’ils n’étaient pas sans conséquences, ces contacts avec l’extérieur n’avaient été que des parenthèses ; dans la vie courante, on ne rencontrait pas beaucoup de non Bretons en dehors de quelques vacanciers qui à cette époque ne venaient guère à Goulien, se concentrant surtout sur la côte sud du Cap, de Plouhinec à Plogoff. À part une femme originaire du Lot-et-Garonne mariée à un homme de la commune, de ma femme et de moi-même, je ne crois pas qu’il y ait eu d’autres « étrangers » installés à Goulien pendant mon séjour.
5De nos jours, non seulement les habitants de Goulien, qu’ils voyagent ou non, ont des contacts extérieurs plus fréquents, mais les médias – principalement la télévision – apportent l’extérieur à domicile. D’autre part, un certain nombre d’habitants, originaires de Goulien, retraités ou non, ont vécu assez longtemps hors de la Bretagne – en Région Parisienne, dans le Sud-Est, en Alsace – voire à l’étranger – Suisse, Algérie, Canada, Polynésie, Sénégal. Il y a aussi quelques résidents permanents non-bretons, dont quatre sont les conjoints de personnes originaires de Goulien (une femme des Landes, deux de Normandie, une de Suisse) tandis que cinq autres n’ont pas d’attaches familiales locales (une de l’Eure, deux de la Région parisienne, une du Rhône, deux de la Vendée).
6La commune compte également 27 foyers de résidents secondaires dont le propriétaire est originaire d’autres régions de la France (un de Corrèze, un du Gard, un de Guadeloupe, un du Maine-et-Loire, un de la Mayenne, un de Normandie, huit de Paris ou de la région parisienne – dont un franco-chinois – un de Picardie, un du Rhône et un du Var) ou de l’étranger (quatre d’Allemagne et deux de Belgique), qui sont là pendant une partie des vacances de printemps et d’été. Il loge enfin chaque année pendant l’été dans les huit gîtes ruraux de la commune un certain nombre – difficile à évaluer – de personnes venues de partout.
7Ces contacts répétés, mais aussi l’ouverture à la modernité, ont sans doute le double effet de fondre de plus en plus les habitants de Goulien dans l’ensemble de la société française, de leur faire adopter des pratiques, des goûts, une culture ambiante désormais dénuée de toute spécificité locale ou régionale, mais simultanément de faire naître en certains d’entre eux le désir d’une nouvelle spécificité appuyée sur une affirmation volontariste de leur différence et sur une quête de leurs racines. C’est là, d’ailleurs, un processus observable dans toute la France des régions et des « pays ».
Folklore, nostalgie et renouvellement de la tradition
8Dès les années 20, avaient éclos dans le Finistère comme dans d’autres provinces françaises, des manifestations folkloriques de toutes sortes : la plus remarquable fut sans doute celle des « Grandes Fêtes des Reines de Cornouaille » qui eurent lieu tous les ans à Quimper de 1923 à 1939 et qui reprirent en 1947 sous le nom de « Fêtes de Cornouaille ». Puis, vers la fin des années 50, le besoin d’un retour aux sources – on ne parlait pas encore de « racines » – et le désir de représentation d’un patrimoine reconstruit et mis en scène, pour soi-même comme pour des spectateurs extérieurs – émigrés revenus des villes vers le pays des origines ou vacanciers accourus de tous les coins de l’Hexagone – donna un nouvel élan à la création de groupes folkloriques.
9Dans le Cap Sizun, on vit ainsi se tenir tous les ans à Beuzec sur le site de Kastel Koz la « Fête des Bruyères », avec ses cortèges de « mariés capistes » personnifiés par des jeunes gens revêtus de costumes que leurs parents eux-mêmes ne portaient déjà plus au temps de leur jeunesse. De cette manifestation naquit la création en 1969 du « Cercle des Bruyères » (en breton : Kelc’h Keltieg ar Brug) puis en 1997 de son bagad (ensemble de cornemuses, bombardes et batteries), les « Sonneurs des Bruyères » (Sonerien ar Brug). Le succès continué de ce groupe, auxquels participent aussi des gens de Goulien, témoigne de la persistance de ce besoin de perpétuer un patrimoine quelque peu idéalisé mais auquel beaucoup sont attachés.
10Ensuite sont apparues deux autres formes de retour aux sources, à la fois nostalgiques et marquées par la recherche d’une certaine authenticité. L’une s’est traduite par l’éclosion des écomusées, dont le promoteur en France fut Georges-Henri Rivière, le fondateur à Paris du Musée National des Arts et Traditions Populaires1. GHR, comme on disait, faisait partie du Comité Directeur des enquêtes dites « de Pont-Croix ». C’est à l’occasion d’une visite qu’il m’avait rendue sur le terrain que je lui signalai que la maison que j’habitais à l’époque à Ménez-Bihan, restée pratiquement intacte depuis le début du siècle, allait être vendue et que son intérieur serait sans doute démembré. Je lui suggérai de l’acquérir pour son nouveau Musée, et c’est ainsi que cet intérieur de Goulien a été reconstitué à Paris h Une autre façon de retrouver un passé authentique, et dont la vogue dure encore aujourd’hui, c’est la publication de mémoires écrits par des gens ordinaires, qu’inaugura l’énorme succès national obtenu en 1975 « Le Cheval d’orgueil » du Plozvétien Pierre-Jakez Hélias.
11À la croisée des deux tendances évoquées ci-dessus – « mise en scène du passé » et « retour à l’authentique » – se situent les reconstitutions « à l’ancienne » – de « battages à l’ancienne », ou de « foires à l’ancienne », lancées dès les années 70 mais qui continuent d’avoir une certaine vogue – témoin celle organisée à Pont-Croix les 6-8 août 1997 et dont une jeune interlocutrice de 19 ans m’a dit que « c’était pour rappeler des souvenirs ».
12En revanche, la célébration à Goulien le dimanche de Pâques de 1989 d’une messe en breton, précédée d’une présentation en breton de sa commune par le maire Henri Goardon – célébration qui a eu beaucoup de succès – loin d’être une replongée nostalgique dans un passé révolu relève plutôt de l’évocation de ce qui aurait pu être si s’était imposé l’usage du breton comme langue liturgique. En effet, jusqu’à la réforme liturgique de 1970 on ne célébrait la messe pas plus en breton qu’en français mais seulement en latin ; seuls étaient en breton les cantiques et le prône. C’est en fait à partir du moment où toute la messe a été célébrée en français qu’on a pratiquement arrêté de prêcher en breton et que les chants en français se sont généralisés.
13C’est une nouvelle forme de retour aux racines que représente l’émergence d’une culture bretonne populaire renouvelée, modernisée, débarrassée de ses particularismes locaux et reconnue par une grande partie, généralement jeune, de la communauté bretonne. Elle a été marquée, au début des années 70, avec la création du Festival Interceltique de Lorient, par l’émergence au niveau national du chanteur breton Alan Stivell – un phénomène d’ailleurs parallèle à ce qui se produisait dans d’autres provinces, avec par exemple l’Alsacien Roger Siffer, l’Occitan Marti, les Corses I Muvrini, le Catalan Luis Llach, etc. En Bretagne, cette résurgence a connu un certain regain dans les dernières années. À Goulien aussi, les jeunes sont « fans » des nouveaux chanteurs et groupes bretons – même s’ils ne comprennent pas plus les paroles qu’ils chantent qu’ils ne comprennent celles que chantent leurs idoles anglo-saxonnes. Les musiciens et chanteurs bretons que préfèrent actuellement les jeunes de 18 à 20 ans que j’ai rencontrés sont Tri Yann (style « nouvelle tradition » – trois mentions) ; Matmatah (qui combine musique bretonne et techno – deux mentions), Dan ar Braz (« nouvelle tradition »), les Sonerien du (style « Fest Noz »), Merzhin et Soldat Louis (interprètes de « rock celtique »).
14Si cette nouvelle musique bretonne est surtout écoutée par les jeunes, à Goulien tous les âges se retrouvent chaque semaine dans les ateliers d’« Avel Dro » (le « Tourbillon »), cette association récemment créée qui a relancé la danse bretonne à Goulien. Un moment marquant de cette renaissance a été le 21 juin 2000, où à l’initiative de cette association, le soir de la Fête de la Musique plus de 200 personnes se sont retrouvées sur la place de l’église où flottait le « Gwen ha Du »2 : là, pour la première fois, on a dansé la nuit sur des rythmes bretons, anciens et modernes ; et peut-être y aurait-il eu davantage de participants si ce soir-là la télévision n’avait pas retransmis un match de la Coupe d’Europe de football. Ce fut du jamais vu à Goulien où depuis longtemps on ne pratiquait plus les danses locales – d’ailleurs anciennement réservées aux fêtes de noces et pratiquées seulement de jour : le Cap Sizun d’autrefois n’avait pas connu les festou noz et n’avait guère été touché par leur résurgence des années 70-80.
Les jeunes de Goulien et l’identité bretonne
15Tandis qu’autrefois l’identité bretonne des gens de Goulien allait de soi sans avoir besoin d’affirmation explicite, chez les jeunes d’aujourd’hui cette affirmation est claire et nette ; bien qu’ils ne parlent pas breton, presque tous disent qu’ils se sentent avant tout Bretons, avant même parfois d’être Français. On trouvera ci-dessous le détail de leurs déclarations. Il ne s’agit pas, notons-le, de réponses à un questionnaire mais de citations extraites de longues conversations assez libres. Ont été interviewés sept garçons et six filles de 18 à 20 ans, à savoir : TD, garçon, 19 ans ; HF, garçon, 19 ans ; RF, garçon, 19 ans ; EH, fille, 19 ans ; FH, fille, 20 ans ; GH, fille, 20 ans ; GL, fille, 20 ans ; RL, garçon, 20 ans ; IL, garçon, 20 ans ; GN, garçon, 18 ans ; FQ, fille, 18 ans ; VQ, garçon, 19 ans ; PS, fille, 20 ans ; un autre garçon et deux autres filles de cette classe d’âge n’ont pu être interrogés ; (par souci de discrétion, les initiales des interviewés et quelques détails minimes les concernant ont été modifiés).
S’il se sentent Bretons ? Capistes ? Français ? Européens ?
16GH se sent « de Goulien et du Cap ». Ses amis sont du Cap. Elle et eux sont « fiers d’être Capistes ». PS se sent « Bretonne mais pas Capiste, sauf par rapport aux Douarnenistes ». En effet, quand elle était au collège à Douarnenez, en 95-96, il y avait des bagarres entre les deux groupes. TD se sent « avant tout Capiste, puis Breton, puis Français, puis Européen Quand on va à l’extérieur, dit-il, on est fier d’être Breton ». RF se sent « Breton et Capiste ». HF se sent « en premier lieu Breton, ensuite Français, et seulement en troisième lieu Européen ». RL se sent « très Breton ». VQ, EH, GL, GN, VQ, se sentent essentiellement « Bretons ». FH se sent « quand même un peu Bretonne », parce qu’elle a « un caractère assez dur ».
Ce qu’ils disent de cette identité bretonne ?
17GH : « L’identité bretonne, c’est avoir en commun une tradition, une culture (incarnée entre autres par la danse), un patrimoine, une langue (même si on ne la parle pas) ». VQ : « Être Breton, c’est savoir qu’on a ses racines ici ». EH : « Être Breton, c’est avoir vécu en Bretagne depuis tout le temps et connaître la culture bretonne. On peut se sentir Breton même sans connaître la langue bretonne ». RF : « L’identité bretonne ? Elle revient et elle restera toujours bien ancrée. C’est un peu un effet des écoles Diwan3. L’identité bretonne peut se maintenir par la musique – celle des bagadou et celle des musiciens modernes ». VQ : « Moi, je me sens Breton à cause de mes origines ». PH : « Je suis Breton parce que descendant de Bretons ; on peut-être Breton sans la langue : c’est en soi ; on est fier d’habiter dans le Finistère, parce que tout, autour de nous, est lié à la Bretagne ». FH : « Avoir des parents bretons ne suffit pas pour être une bonne Bretonne ; il faut en avoir le caractère ». Seul GL répond : « En quoi ça consiste d’être Breton ? Je ne sais pas trop ».
De quelle manière eux-mêmes expriment-ils cette identité ?
18GH : « Cette année-ci, je me suis initiée à la danse bretonne ; je suis allée aux festou noz pendant les vacances et j’irai me joindre au groupe de Goulien dès que je pourrai. Le “Cercle des Bruyères”, aussi, c’est bien, même si c’est un peu folklorique ». VQ : « Je pratique la danse bretonne et je vais aux festou noz à la fois pour le plaisir de la danse et pour me plonger dans mon identité bretonne ». GL : « J’écoute parfois de la musique bretonne. Je vais à la fête des Bruyères, mais je ne participe pas aux danses ». VQ : « J’aime les groupes bretons, surtout le biniou et la bombarde ; je vais voir la fête des Bruyères tous les ans. Ma sœur va danser avec “Avel Dro” ». FH : « Grâce à mon copain, je commence à m’intéresser aux festou noz et aux traditions bretonnes ». Juste un bémol de GN : « Moi, je n’aime pas trop la musique bretonne, sauf Tri Yann ». Deux interviewés expriment des réserves sur de possibles dérives identitaires : PS : « L’identité bretonne c’est important, mais je ne m’engagerais jamais dans un mouvement activiste ». RF : « L’identité bretonne est mal revendiquée par certains groupes ».
Les traditions : ce qu’ils en pensent
19La vision que les jeunes ont de la tradition est composite mélangeant patrimoine local (y compris le patrimoine culinaire à valeur identitaire), valeurs ancestrales, tradition religieuse, « traditions » récentes et pratiques anciennes pas forcément locales : RF : « Les traditions comme la “Fête de la Chasse” [organisée tous les ans par la Société “La Perdrix”] par exemple, c’est bien ». VQ : « Moi, je suis pour garder les traditions : les mariages en blanc, la cuisine bretonne (par exemple les crêpes, le far, les kuign amann) ». EH : « Moi, je vais aux festou noz, mais seulement pour regarder et écouter ; et j’aime bien les crêpes ». RL : « Il faut garder les traditions ; il ne faut pas qu’on change notre coin ». HF : « La société de Goulien est restée fondamentalement traditionaliste, avec tout de même une certaine ouverture (par exemple pour les éoliennes) ; mais ils restent encore attachés aux valeurs traditionnelles, et je trouve que c’est bien ». IL : « Moi, je m’intéresse beaucoup au passé ; j’aime les choses du passé, l’art, le patrimoine ; je suis très attaché aux traditions, à la “Fête de la Chasse”, par exemple, mais aussi aux traditions religieuses ». RL : « J’aurais bien voulu vivre à la même époque que mon grand-père ; je voudrais bien revenir 50 ans en arrière pour voir comment c’était ». FH : « Moi, je suis pour le maintien des traditions, du patrimoine ». Deux réserves : PS : « Au Cercle des Bruyères, l’identité bretonne se résume au costume, à la musique et à la danse. Moi, je ne suis pas très intéressée par les traditions ; c’est trop lié à la religion ; mais la modernité amène la perte de repères ». Et VQ : « La tradition, ça ne m’intéresse pas tellement ».
La langue bretonne à Goulien
20Ce qui m’a frappé dans les professions de foi précédentes, c’est qu’elles émanent de jeunes qui, soit ignorent le breton totalement, soit n’en connaissent que quelques bribes. Un autre paradoxe, c’est leur engouement pour les chanteurs et groupes bretons modernes – dont ils ne comprennent pas les textes – alors qu’une des raisons qu’ils invoquent pour expliquer pourquoi ils ne vont plus à la messe c’est qu’on y chante trop de cantiques en breton. Mais ce que je ressens comme une contradiction n’en est apparemment pas une pour eux, même s’ils expriment parfois une certaine nostalgie à l’égard de cette langue que la plupart estiment en voie de disparition.
21PS a fait trois heures de breton par semaine pendant trois ans ; elle comprend sa grand-mère mais n’a pas de pratique parlée. RF a fait du breton en 6e, puis n’en a plus fait ; son père parle breton avec ses propres parents, et lui essaie parfois de parler breton avec son grand-père : « J’aime bien ça, dit-il, et apprendre de nouveaux mots ». FQ comprend quand sa grand-mère lui parle breton, mais n’irait pas jusqu’à le réapprendre. EH a appris un peu de breton à l’école primaire en CM2, mais ça ne l’intéressait pas. Elle essaie de comprendre ce que disent ses grands-parents. « Comprendre, ce serait bien mais… bon, tant pis ». Elle ne pense pas que le breton va se maintenir. « C’est dommage », dit-elle. GL aurait aimé parler breton, mais sa grand-mère n’a pas voulu le lui apprendre. « C’est dommage ; ce serait bien qu’on garde la langue ». RF regrette de ne pas avoir appris le breton : « Ça me dirait d’apprendre, dit-il, et si plus tard j’ai des enfants, je crois que ce serait important de le leur faire apprendre ». GN ne comprend pas le breton, bien qu’il en ait fait en CM2. Les écoles « Diwan » ? Il ne sait pas trop quoi en penser. « Le breton va disparaître, dit-il, mais ça m’est égal ». VQ comprend seulement quelques mots de breton : « Mais j’aime entendre les vieux le parler, dit-il, même si je ne les comprends pas ». FH : « Malheureusement, je ne sais pas le breton. C’est dommage ».
L’évolution des attitudes à l’égard du breton
22Cette disparition annoncée du breton est un fait très frappant pour qui a connu la situation de cette langue dans les années 60 à Goulien. À cette époque, même si l’immense majorité des habitants était déjà bilingue breton-français, la langue bretonne était néanmoins omniprésente aussi bien dans les lieux publics que dans les familles – tout autant sinon plus que l’alsacien ne l’était dans le village natal de mon épouse « dialectophone », là où se trouve notre second domicile ; et elle l’était, de loin, beaucoup plus que ne l’était la langue d’oc dans le pays de mes grands-parents, « patoisants », chez qui j’ai passé une bonne partie de mon enfance. C’est pour cela qu’il m’avait paru indispensable d’essayer de l’apprendre, même si je ne suis pas arrivé à en savoir assez pour converser ; mais du moins j’en ai appris assez pour comprendre ce que j’en notais par écrit.
23Il est vrai que certains de mes interlocuteurs de cette époque disaient franchement qu’ils ne souhaitaient pas que leurs enfants continuent à perler breton car, dans un souci pratique de réussite scolaire et professionnelle, ils estimaient que cela risquait de les gêner dans leur maîtrise du français. Quelques-uns de mes interlocuteurs, bien qu’ils aient parlé plus breton que français dans leur vie quotidienne, disaient même que le breton était une langue « qui ne servait à rien » et qu’il fallait qu’elle disparaisse complètement. Un tel discours, je dois le préciser, je ne l’ai jamais entendu dans la bouche des enseignants : en effet, à part quelques cas qu’on me signalait comme une curiosité, l’énorme majorité des enfants – même ceux grandis dans un milieu majoritairement bretonnant – arrivaient à l’âge scolaire parlant aussi bien français que les enfants de leur âge dans d’autres régions purement francophones. Cela n’avait pas toujours été le cas : un homme né en 1935 m’a dit qu’à son entrée à l’école pendant la deuxième guerre mondiale, il devait expliquer en breton à son voisin ce que le « maître » venait de dire en français.
24Il y a eu sans doute ici ou là, lorsqu’a été mis en place l’enseignement obligatoire à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, en Bretagne comme dans d’autres régions dialectophones, des prises de position excessives de la part des autorités académiques quant à la nécessaire extinction des « patois » comme seule manière radicale de promouvoir la langue nationale, mais je crois qu’il est injuste de faire des instituteurs et d’eux seuls les principaux responsables de la progressive extinction des langues régionales, en l’occurrence ici du breton. À Goulien tout comme dans le Rouergue de mes origines, ce sont surtout les parents et les grands-parents qui, persuadés de bien faire, et en conformité avec l’air du temps, ont collaboré à cette disparition.
25Aujourd’hui, ce qui me frappe, c’est le fait qu’on n’entende pratiquement plus parler breton dans les lieux publics, en tout cas lorsque sont présents des personnes présumées non bretonnantes ou des « étrangers » (dont, bien sûr, je fais partie, sauf pour ceux qui imaginent mon breton meilleur qu’il l’a jamais été !)
26En revanche, même si on sait que tel ou tel est opposé au maintien de la langue bretonne, je n’ai plus entendu comme autrefois de discours explicite de rejet, On fait bien parfois la remarque que ceux qui défendent le plus le breton sont souvent ceux qui le parlent le moins, ou le moins bien ; et on plaisante un peu ces bretonnants militants qui commencent leurs phrases en breton, et souvent les finissent en français. Quant aux bretonnants traditionnels de Goulien qui regardent les programmes en breton – informations, reportages – des émissions régionales sur « FR3 Bretagne » ou qui écoutent « RBO Quimper », ils disent qu’ils ne comprennent souvent pas bien, voire très mal la langue qu’on y emploie, qu’ils qualifient de « breton appris » (brezonneg desket) ou breton scolaire. Ils y voient un breton « mélangé » surtout à base de Léonard et parsemé de néologismes dont le sens leur est inconnu. De plus ceux qui le parlent, me dit-on, le prononcent comme du français (c’est d’ailleurs l’impression que j’avais eue en l’entendant pour la première fois). Beaucoup disent ne bien comprendre ce qui se dit dans ces émissions que lorsqu’on y interviewe des « vieux bretons » ; je m’étonne d’ailleurs que davantage de ces émissions ne soient pas sous-titrées – comme c’est le cas pour l’alsacien dans l’émission Rund um de « France 3 Alsace » – une mesure pédagogique dont la généralisation serait fort utile pour ceux qui souhaiteraient parfaire leur breton. Lors de mes séjours durant l’an 2000, la chaîne privée régionale de télévision TV Breizh n’existait pas encore, et je n’ai donc pu, ni mesurer son audience, ni enregistrer les réactions qu’elle a pu susciter à Goulien.
27Si le breton ne s’entend plus guère en public à Goulien, paradoxalement il s’y affiche. En effet des panneaux de signalisation bilingues ont été placés dans le Bourg et à l’entrée des villages, qui indiquent la direction de la mairie (Ti ker), de la salle polyvalente (Ti an holl), de la cabine téléphonique (Pellgomz) ou de la réserve ornithologique (Gouezva al laboused) et qui donnent les véritables noms des lieux-dits que le français a écorchés (« Kroazhent » à côté de « Croissant », « Poulloui » à côté de « Pont-Louis », etc.). De même, les expositions temporaires organisées à la mairie sont accompagnées de textes en français et en breton. Ces textes sont rédigés en graphie « KLT », commune à la Cornouaille, au Léon et au Trégor (Kerne, Leon, Tregor) correspondant grosso modo aux départements du Finistère et des Côtes d’Armor – graphie connotée plutôt à droite – dans laquelle on écrit Breiz pour « Bretagne », à la différence de la graphie dite « unifiée », connotée plutôt à gauche – dans laquelle on écrit Breizh pour tenir compte aussi du Vannetais (Morbihan), où « Bretagne » se dit Breih.
28On peut se demander à quoi servent ces manifestations écrites. Les habitants n’ont évidemment pas besoin qu’on leur indique où se trouvent la mairie, le téléphone ou la réserve (d’ailleurs, Gouezva al laboused est un néologisme que personne à Goulien ne connaissait auparavant), ils savent mieux que quiconque quelle est la véritable prononciation des lieux-dits locaux, et il est peu probable que les bretonnants parmi eux préfèrent lire les commentaires des expositions en breton, qu’ils n’ont pas ou plus l’habitude d’utiliser dans sa forme écrite, plutôt qu’en français qu’ils pratiquent tous couramment. Pour eux, ces inscriptions ont plutôt un rôle pédagogique – leur montrer ce qu’on pourrait faire si la Bretagne redevenait réellement bilingue – et ils peuvent en retirer, à l’égard des non-bretonnants, la satisfaction que les « initiés » ressentent par rapport à ces « non-initiés » que sont les visiteurs venus d’ailleurs. Plus, même c’est une façon de leur démontrer que le breton est aussi une langue moderne, et par contre-coup de leur faire prendre conscience qu’être Breton, ça n’a rien d’arriéré ou de ringard, comme toutes ces reconstitutions « à l’ancienne » pourraient le leur faire croire.
29De même, sans y avoir longuement réfléchi, lorsque j’ai écrit une dédicace bilingue sur un volume de ma thèse en l’offrant à la Bibliothèque municipale, bien qu’évidemment elle s’adresse à des lecteurs francophones, c’était une façon d’exprimer ma connivence avec les habitants et de témoigner de mon intérêt et de mon estime pour leur langue ancestrale – un patrimoine dont j’aimerais bien qu’ils ne le laissent pas perdre.
La pratique du breton selon les générations
30Sur la base de mes observations – trop limitées – et des déclarations – forcément subjectives – formulées par les interlocuteurs que j’ai rencontrés, je crois pouvoir exposer comme ci-dessous la pratique actuelle du breton à Goulien.
31La langue bretonne est encore bien parlée par les 55 ans et plus, en famille ou entre amis mais surtout en cercle fermé : un petit groupe de bretonnants rejoint par un non bretonnant passe presque automatiquement au français à son arrivée « parce que », me dit quelqu’un, « cette personne pourrait se vexer et croire qu’on dit du mal d’elle, ou qu’on veut lui dissimuler certaines choses ». C’est une attitude qui se retrouve dans d’autres régions, par exemple dans mon Rouergue originel, mais pas dans toutes. On ne l’observe pas en Alsace – même si, c’est vrai, beaucoup de « Français de l’intérieur » s’en offusquent.
32Les « quadras », en général, connaissent encore le breton. Ils s’en servent pour s’adresser aux aînés, y recourent parfois entre amis – par exemple, au « foot » – pour échanger « des conneries » ; mais même ceux qui le connaissent bien l’utilisent rarement, voire jamais en couple, sauf quand ils ne veulent pas être compris des enfants. « C’est d’ailleurs pour ça », m’a dit quelqu’un « qu’on ne leur apprend pas ! ». Cet emploi du breton comme « langue secrète » m’a aussi été rapportée par quelqu’un qui voyageait en groupe en Espagne. Quand lui et ses compagnons se sont aperçus que les Français y étaient mal vus, ils se sont mis à parler breton.
33Chez les 25-35 ans, seuls quelques-uns parlent encore bien le breton, un grand nombre ne le parle guère, mais font parfois un effort pour s’adresser aux vieux dans cette langue ; mais beaucoup ne le parlent pas du tout.
34Chez les 18-25 ans, quelques-uns comprennent un peu de breton – leurs parents disent qu’« ils ne pourraient pas être vendus », c’est-à-dire qu’on ne pourrait pas dire en breton des choses leur sujet en croyant qu’ils ne comprennent pas ; mais, on l’a bien vu d’après les réponses des 18-20 ans, la plupart l’ignorent. Certains le regrettent et disent qu’ils aimeraient l’apprendre ; pour l’instant cela ne dépasse pas le stade du vœu pieux. Il y a pourtant à Plouhinec des cours de breton, donnés dans le cadre de l’association « Kalon ar C’hab », et il est également possible de s’inscrire à des cours par correspondance ; à ma connaissance, au moins un jeune de 23 ans en aurait pris. Il suffirait peut-être d’un petit coup de pouce pour que quelques-unes de ces velléités passent à réalisation.
35Pour ce qui est des enfants et des adolescents cependant, si j’en crois ce qu’on m’en a dit, il semble que la grande majorité d’entre eux n’ait plus aucune connaissance de la langue bretonne, ni même l’envie de l’apprendre. Changeront-ils d’avis dans quelques années ? On peut en douter si le climat actuel de résignation navrée à la disparition du breton qui semble régner parmi leurs aînés se perpétue.
L’avenir du breton à Goulien
36Il y a à Goulien un paradoxe : on y observe chez les jeunes une véritable fierté d’être Breton et un engouement pour la musique bretonne ; on y constate chez les aînés un regain d’intérêt pour la pratique de la danse bretonne ; on y trouve dans la municipalité le désir de manifester visiblement qu’on possède une langue écrite capable d’en dire autant que le français. Presque tout le monde regrette que l’idiome ancestral soit en voie d’extinction. Mais personne ne fait en sorte pour qu’il en aille autrement.
37Certes, la plupart des personnes interrogées sont assez favorables aux écoles Diwan, où tout l’enseignement se fait en breton, mais cette déclaration de principe n’est pas mise en pratique : l’école Diwan la plus proche est à Douarnenez (Pouldavid) et à ma connaissance personne de Goulien n’y a envoyé ses enfants, alors que plusieurs familles ont inscrit les leurs dans un collège traditionnel de cette même ville, soit privé soit public. Certaines de mes interlocuteurs disent aussi que ce serait bien qu’on apprenne un peu de breton dans toutes les écoles, car « pour apprendre le breton, c’est quand on est petit qu’il faut le faire », m’a dit l’un d’eux ; mais une seule personne m’a parlé de son espoir de voir ratifier par la France la charte des langues régionales, qui amènerait une généralisation de cet enseignement. D’autres, qui parlent breton en famille avec leurs parents plus âgés, pensent que l’école n’a pas à s’en mêler ; et cependant, ils n’essaient pas de le transmettre eux-mêmes, dans sa forme authentiquement parlée, à leurs enfants ou petits enfants. La réponse qu’on me fait toujours quand je demande pourquoi est en forme de question – la même question qu’on posait en 1964 : « À quoi ça servirait ? ».
38Cette question, il est vrai, mérite toujours d’être posée : comment pourrait-on donner envie à des enfants, à des jeunes gens ou à de jeunes adultes qui ignorent ou savent mal le breton, de l’apprendre ou de s’y perfectionner si on ne trouve pas naturel de l’employer dans toutes les occasions de la vie courante – entre parents et enfants, entre camarades et amis de tous âges, ou avec des inconnus présumés bretonnants, aussi bien chez soi que dans les commerces, les transports publics, les hôpitaux, les administrations (comme c’est encore le cas pour l’alsacien, par exemple), si on ne se reconnaît pas dans le breton utilisé dans les émissions de radio et de télévision, et si on ne trouve pas dans tous les kiosques et les relais de presse des BD, des magazines d’actualité ou de divertissement et des organes professionnels en breton, etc. Mais aucun de mes interlocuteurs n’a exprimé de demandes en ce sens.
39Le pronostic de la plupart des gens de Goulien que j’ai rencontrés c’est que le breton va disparaître, mais qu’il en restera quand même un peu quelque chose. C’est une situation qu’on peut regretter, me dit-on souvent, mais à laquelle il n’y a malheureusement rien à faire.
Notes de bas de page
1 Le Musée National des Arts et Traditions Populaires va malheureusement cesser prochainement ses activités. Ses collections seront transférées à Marseille, en même temps que les collections européennes du Musée de l’Homme, pour se fondre dans celles d’un futur Musée de l’Europe et du Monde Méditerranéen. Il est douteux que l’intérieur de Goulien y soit à nouveau reconstitué.
2 Drapeau breton créé en 1923, devenu au fil du temps le symbole du régionalisme breton de toutes tendances.
3 Ces écoles, créées en 1977, comptent aujourd’hui pour l’ensemble de la Bretagne 25 écoles maternelles, 26 écoles primaires, trois collèges et un lycée – scolarisant 1 750 élèves.
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