Conclusion. La fin d’un monde
p. 309-317
Texte intégral
1Il y a environ 10 000 ans, certains groupes de chasseurs nomades du Proche-Orient inventèrent – les premiers – de nouveaux moyens d’améliorer leur vie et de plier les conditions naturelles à leurs besoins : ils apprirent à sélectionner certaines plantes nourricières du milieu de la végétation locale ; à les protéger contre les plantes parasites, les animaux prédateurs, l’excès de sécheresse ou d’humidité ; à stocker leurs graines, partie pour les consommer pendant la période hivernale, partie pour les semer au printemps suivant ; à préparer la terre qui devrait les recevoir… Ils s’établirent en villages stables situés à proximité des cultures. Ils réussirent à fixer autour d’eux certains animaux qu’ils élevèrent, soit pour les services qu’ils pouvaient leur rendre, soit pour utiliser leur lait, leur chair ou leur toison. Ils apprirent à filer et à tisser, et construisirent des fours où ils firent cuire leur poterie… Ils étaient devenus des agriculteurs sédentaires.
2Ce fut le début d’une révolution techno-économique qui s’étendit progressivement à la presque totalité du monde habité, et qui fut à l’origine d’une civilisation dont les aspects locaux étaient multiples et variés mais qui possédait partout les mêmes caractères fondamentaux : elle était fondée sur l’existence de communautés de villages, vivant en économie presque fermée, de l’exploitation du sol et des autres ressources naturelles, et se transmettant de génération en génération un ensemble cohérent de traditions technologiques, culturelles et religieuses, dont les plus anciennes remontaient sans doute à l’apparition de l’agriculture, et dont les plus récentes avaient pu s’intégrer au corpus ancien sans en modifier sensiblement l’équilibre.
3Et puis, à partir du XVIIIe siècle, par un mouvement d’abord à peine sensible à son origine, et qui devait aller en s’accélérant, d’abord en Europe, plus tard dans les autres pays, cet équilibre commença lentement à se détériorer. On entrait dans une période de transformations capitales, qui a connu plusieurs phases successives, dont celle que nous vivons en France n’est sans doute pas la dernière, et que A. Siegfried a bien caractérisée : « Il y a là, dit-il, un passage qu’on peut dire fondamental, parce qu’il n’est pas d’une période historique à une autre période historique mais d’un âge de l’humanité à un autre âge de l’humanité ».
4Cette fois, c’est à la véritable fin du néolithique que nous assistons. Car l’apparition des métaux, si elle avait mis fin au règne exclusif du silex, n’avait guère modifié le nouvel ordre des choses institué par les premiers cultivateurs : elle avait seulement accéléré son essor. Mais aujourd’hui, c’est tout un genre de vie qui disparaît, et avec lui, les traditions qui y étaient liées, car « la transmission orale s’arrête, et la transmission vécue cesse de s’imposer ».
5Dans un avenir qui n’est peut-être pas si éloigné, tout au moins à l’échelle de l’humanité, les derniers des paysans traditionnels qui subsisteront dans certaines des régions les moins favorisées de la planète, feront peut-être figure de fossiles vivants, au même titre que de nos jours certaines peuplades de chasseurs nomades d’Australie, de la forêt tropicale ou des terres arctiques…
6Cette transformation de la vie rurale est liée à un certain nombre de facteurs : nécessités économiques, introduction de la machine et des moteurs, développement des moyens de communication, dissémination de l’instruction et de l’information… Tous ont leur importance, c’est certain. Pourtant, au cours des siècles passés, des innovations culturelles ou techniques peut-être aussi importantes ont pu apparaître sans pour autant mettre fin à la civilisation traditionnelle elle-même. Après l’introduction des métaux, que l’on songe au remplacement du système des cultures temporaires par celui des assolements, qui a multiplié considérablement la capacité nourricière du sol ; et, pour ne parler que de la France, que dire de la christianisation, qui a ruiné toutes les croyances sur lesquelles la société traditionnelle était fondée ; de l’introduction du cheval de trait, du moulin à eau, du moulin à vent, qui ont permis de libérer une part importante d’énergie humaine, employée jusque-là au portage des fardeaux et au broyage des grains, etc.
7Mais les nouveautés ou les améliorations techniques de ces derniers cent ans ont entraîné en revanche un processus que les ethnologues connaissent bien pour en avoir observé de semblables hors d’Europe : il s’agit d’un phénomène d’acculturation dans sa manifestation la plus extrême, c’est-à-dire de la pénétration destructrice d’une culture par une autre culture, techno-économiquement supérieure. Mais ici, au lieu que les cultures en présence soient celles de populations différentes, il s’agit d’une culture rurale et d’une culture citadine qui, jusque-là, coexistaient à l’intérieur de mêmes ensembles nationaux.
8Si cette coexistence, fondée pendant des siècles sur une certaine complémentarité et sur une certaine acculturation réciproque, a cessé, si l'équilibre a été rompu, c’est à la faveur de conditions démographiques, économiques et technologiques nouvelles que nous examinerons plus en détail ci-dessous, mais qui se résument dans la transformation de la civilisation citadine ancienne, pour une bonne part traditionnelle elle aussi, en une civilisation industrielle en expansion constante. La civilisation rurale ne pouvait manquer, avec un certain retard, d’être affectée à son tour par cette transformation.
9L’exemple de Goulien peut parfaitement illustrer ce processus.
***
10Ce n’est que vers la fin de l’époque néolithique – au sens strict cette fois – que de petits groupes de cultivateurs commencèrent à défricher cette presqu’île que nous appelons maintenant le Cap Sizun. Ils s’y établirent ; ils y firent souche. Rien ne nous interdit de penser qu’il se trouvait parmi eux les ancêtres des habitants actuels de Goulien.
11Si on s’en tient à la théorie traditionnelle, si on pense que les Bretons actuels descendent pour la plus grande part, non des anciens Armoricains, mais des insulaires de Grande-Bretagne émigrés au Ve siècle à la suite des invasions saxonnes, cela revient simplement à replacer dans un autre cadre géographique l’histoire des origines. Bretons et Armoricains possédaient d’ailleurs des cultures apparentées, leurs types physiques étaient semblables, et cela devait faciliter leur amalgame. Cependant les nouveaux immigrants étaient déjà fortement christianisés, et on comprendrait mal que d'anciennes structures sociales et d’anciennes coutumes fondées sur des croyances païennes défuntes aient pu retrouver vie jusqu’à subsister jusqu’à nous, alors que d’autres éléments attestés et bien vivants chez les insulaires de cette époque, et qui ont survécu chez leurs descendants de Grande-Bretagne, par exemple l’organisation clanique, auraient disparu sans laisser de traces sur le continent.
12On a vu en effet que bien des traits qui ont été relevés chez les Capistes actuels ne peuvent trouver leur véritable signification que replacés dans un contexte qui nous ramène à une époque extrêmement ancienne. Il est donc probable que les immigrants se sont fondus dans la population déjà existante, et que c’est chez celle-ci qu’il faut chercher l’origine de la plupart des traits archaïques observables chez leurs descendants.
13L’occupation du sol qui, nous l’avons vu, fut relativement tardive et d’abord assez clairsemée, avait dû être le fait de petits groupes de deux ou trois grandes familles qui défrichaient des clairières au milieu desquelles ils installaient un groupe d’habitations. Le peuplement dut se faire d’abord dans les parties les moins boisées du pays, c’est-à-dire sans doute là où les vents marins se faisaient le plus sentir : la bordure méridionale du Cap, les pointes occidentales, puis l’étroite frange de lande rase qui bordait les falaises du Nord. Puis on commença à défricher la forêt même, sans doute là où elle était la moins épaisse, c’est-à-dire sur les croupes exposées au vent. Telle est en effet la situation du bourg actuel de Goulien, de Kerrest, de Trévern, ainsi que de différents lieux où l’on a trouvé des vestiges anciens : Méné Goulien, près de Kernoun, ou les alentours de Kerlann.
14Ces établissements sont les ancêtres des villages actuels, dont beaucoup doivent avoir une existence ininterrompue depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui, tandis que d’autres ont disparu dans le cours des âges, et que d’autres, en grand nombre aussi, ont été créés entre temps.
15Chaque village devait posséder un certain territoire, indivis entre les familles qui l’habitaient, sur lequel elles pratiquaient la culture itinérante sur brûlis. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, ont d’ailleurs subsisté des « communaux » qui appartenaient, non pas à la commune, mais aux différents villages, et, encore aujourd’hui, il en reste quelques parcelles toujours indivises entre les familles. Quant au défrichage par le feu, je l’ai encore vu pratiquer récemment quand il s’agissait de détruire certaines landes très touffues. Le rituel de défrichage cité par Le Carguet, et dont on a noté les rapports avec le culte des ancêtres, remonte sans doute à cette époque.
16Ces villages primitifs devaient se regrouper en petites unités à tendances endogames, elles-mêmes unies deux à deux en communautés qui sont à l’origine des communes actuelles. Sans doute cette endogamie n’était-elle pas impérative : il a dû toujours y avoir des échanges réduits, obéissant sans doute à certaines règles ou du moins à certaines constantes, entre les divers groupements locaux, du moins à l’intérieur d’ensembles plus vastes, véritables « tribus », qui, par l’intermédiaire des pagi anciens ont donné les différents « pays » bretons : pays glazig, pays bigouden, pays du Cap…
17Toutefois, l’unité de ces « tribus », fondée sur certaines caractéristiques culturelles et linguistiques, différentes de l’une à l’autre, était sans doute assez lâche, et n’empêchait pas les oppositions internes de communauté locale à communauté locale. Les petites guerres entre enfants des différentes communes du Cap sont peut-être une survivance des expéditions de chasse aux têtes que les jeunes guerriers celtes avaient coutume, on le sait, de pratiquer au printemps contre leurs voisins.
18La constitution de communautés locales sur la base de l’union de deux groupements endogames devait correspondre à une conception dualiste du Cosmos, et entraîner entre ceux-ci une certaine complémentarité rituelle qui subsiste, fort affaiblie, dans la répartition des fidèles à l’église et dans les compétitions ouvertes entre les représentants des deux moitiés à l’occasion des fêtes communales. Elle peut avoir été liée, à Goulien, à une certaine complémentarité économique, les gens du Nord étant pêcheurs, ceux du Sud, chasseurs.
19Mais l’essentiel de la vie économique était l’agriculture.
20Une première révolution importante eut lieu au sein de cette civilisation rurale avec l introduction des assolements. Ce nouveau système cultural évitait, en alternant années de culture et années de jachère, de trop épuiser le sol comme c’était le cas avec le système des cultures itinérantes, dans lequel on travaillait la terre plusieurs années de suite jusqu’à ce qu'elle devienne improductive, après quoi on l’abandonnait à la brousse, qui ne la régénérait que très lentement.
21Le paysage agraire s’en trouva considérablement modifié : les villages se trouvaient maintenant environnés de champs permanents, tandis que les terres les plus éloignées étaient réservées au pacage des bêtes et sans doute encore à quelques cultures temporaires, qui étaient loin cependant d’avoir la même importance qu’auparavant. L’augmentation de la production qui s’ensuivit permit un accroissement de la population lequel à son tour se traduisit par un défrichage de plus en plus important des terres incultes, la création de villages nouveaux, etc. Ainsi s’amorçait un processus d’expansion continu, mais lent, qui s’est poursuivi jusqu’au début de ce siècle.
22Une modification sensible à la civilisation traditionnelle, dans un tout autre domaine, fut apportée par la christianisation, dont les premiers propagateurs furent les immigrants de Grande-Bretagne.
23Ce fut certainement un grand bouleversement, mais toutefois l’équilibre traditionnel ne fut pas rompu, puisque la nouvelle religion, en mettant fin à toute une part de l’ancienne tradition, la remplaçait par des traditions nouvelles qui assuraient le même rôle de cohésion sociale. Ce remplacement ne fut d’ailleurs pas subit, puisqu’un assez grand nombre de croyances héritées de l’ancien paganisme ont réussi à survivre jusqu’à nous, et qu’il exista jusqu’au XVIIe siècle un certain nombre de gens qui n’avaient accepté le christianisme qu’en apparence et perpétuaient d’anciens cultes païens. Mais la majeure partie de la population accepta d’autant plus facilement les prescriptions de l’Église que celle-ci tâchait de conserver le plus possible des structures, des pratiques, des célébrations, des lieux de cultes anciens en leur donnant une signification nouvelle : c’est ainsi que les prières des morts remplacèrent les anciennes pratiques du culte des ancêtres, que les fontaines sacrées furent mises sous la protection d’un saint, qu’on éleva des églises ou des chapelles sur d’anciens emplacements consacrés, et que l’ancienne communauté locale se mua tout naturellement en paroisse.
24Dans le cours des siècles suivants, toutefois, la société locale devait voir ses structures se modifier lentement. Les structures archaïques, sans disparaître complètement, furent recouvertes par une organisation toute différente : le régime féodal. Il est remarquable que cette action négative soit la seule trace que ce dernier ait laissé, alors que sa disparition remonte à moins de deux siècles.
25Entre temps, les progrès techniques étaient assez lents, mais constants. Les plus importants me paraissent avoir été l’emploi de plus en plus répandu du cheval comme animal de trait (à la place du cheval de bât et du portage humain) et de labour (à la place des vaches), ainsi que la construction de moulins à eau ou à vent qui remplacèrent peu à peu les moulins à main, encore seuls utilisés à l’île de Sein au début du XIXe siècle. Ces innovations paraissent d’ailleurs avoir été assez tardives.
26Pendant très longtemps, l’artisanat spécialisé avait dû être réduit. Le tissage, la couture, la fabrication des sabots, celle des petits outils, la menuiserie, etc., avaient dû être exercés à l’intérieur de chaque famille au même titre que les formes d’activité domestique qui devaient se prolonger jusqu’à notre siècle : filature, vannerie, etc. À une époque difficile à déterminer, une nouvelle catégorie, socio-professionnelle, celle des artisans, se créa à côté de celle des paysans. Une étude historique serait nécessaire pour dire par quel processus exact. Il paraît en tout cas légitime de penser que ces deux catégories sont bien issues l’une de l’autre, comme le suggère la comparaison des noms de familles1 et l’homogénéité culturelle existant entre elles. On peut imaginer que les premiers artisans spécialisés furent de petits paysans dont les terres se seraient révélées trop exiguës ou trop pauvres pour suffire à nourrir leur famille, et qui cherchèrent un revenu supplémentaire en développant plus particulièrement l’une de leurs activités de fabrication domestiques. Il a pu s’agir aussi d’anciens pêcheurs qui auraient dû abandonner leur activité après le déclin de la grande période de la pêche et des sécheries du Cap au XVIe siècle ; ou bien des cadets de familles d’agriculteurs qui, s’étant épousés mutuellement, se trouvèrent de ce fait démunis de terres et bâtirent une petite maison à côté de l’une de leurs maisons natales (il y a presque toujours des penn ti au voisinage des fermes).
27Finalement, la société et la civilisation traditionnelles, à la fin du XVIIIe siècle, différaient beaucoup de ce qu’elles avaient été à l’origine ; mais les transformations successives qui avaient conduit des unes aux autres s’étaient faites insensiblement, sans heurts, et surtout en laissant intactes les bases fondamentales sur lesquelles elles reposaient. Avec le XIXe siècle, au contraire, on est entré dans une période transitoire, qui, sans remettre directement les anciennes traditions en cause, allait cependant contribuer à créer des conditions favorables à leur déclin.
28Les lents progrès que l’agriculture avait connus, selon des processus assez semblables d’une campagne à l’autre, s’étaient déjà accélérés dans l’ensemble de la France à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et dans le Cap, un peu plus tard, vers les années 1800.
29Une des plus importantes innovations fut l’introduction de la pomme de terre, qui s’est si rapidement et si profondément implantée dans le pays, qu’un observateur étranger et non averti la prendrait certainement pour une plante indigène. Mais non moins important a été le développement des cultures fourragères : trèfle, betteraves, navets et choux fourragers. Ainsi, les céréales, consommées dès lors en moins grande quantité par les bêtes et les gens, se trouvaient disponibles pour la vente. Et d’autre part, les bêtes pouvant être nourries plus longtemps à l’étable donnaient une plus grande quantité de fumier, qui permettait d’augmenter le rendement des terres, que l’on commençait à amender aussi (d’où naissance de conflits entre les gens de Goulien et leurs voisins du Sud qui s’opposaient à ce qu’ils passent chez eux pour aller ramasser du goémon sur leur côte). Bien des habitudes qui paraissent si ancrées chez les paysans d’aujourd’hui, leur attachement au fumier, la valeur donnée au blé, avaient alors leur pleine signification.
30Une activité qui connut à l’époque un essor considérable fut aussi l’élevage des chevaux, qui contribua à assurer la prospérité d’une bonne partie des paysans du Cap.
31Cependant, ils avaient été pris sans s’en apercevoir dans un processus qui n’a fait que s’accélérer depuis : pour la première fois de leur histoire, ils étaient entrés dans une véritable économie de marché, qui allait les prendre de plus en plus sous son emprise. Jusque-là, au contraire, la production de surplus destinés à la vente était en quelque sorte accessoire, et ne servait à rien d'autre qu'a payer les impôts, à faire quelques achats, assez rares, en ville, et surtout à économiser en vue des dépenses relativement considérables occasionnées par les mariages, soit pour la noce elle-même, soit pour verser les soultes aux cadets.
32Quoi qu’il en soit, ces surplus, malgré leur importance relativement réduite, avaient contribué pour leur part à nourrir pendant des siècles un nombre grandissant de citadins. La révolution industrielle, amorcée dès le XVIIIe siècle n’aurait sans doute pas été possible sans l’amélioration régulière de la production agricole, avec l’afflux considérable de main-d’œuvre vers les villes qu’elle supposait.
33Or, dans le même temps que l’agriculture progressait, la population rurale était loin d’en tirer bénéfice dans son ensemble, mais seulement les paysans eux-mêmes. Les autres, au contraire, voyaient leurs ressources diminuer au fur et à mesure de leur accroissement démographique, et cela d’autant plus que l’accroissement des agriculteurs eux-mêmes amenait ces derniers à agrandir la surface de leurs exploitations, soit en se mettant à cultiver personnellement des terres qu’ils avaient louées jusque-là à d'autres, non-agriculteurs généralement, soit en défrichant des landes ou en se partageant les communaux sur lesquels les pauvres gens faisaient auparavant paître leurs quelques bêtes. Et il y avait pléthore de main-d’œuvre, ce qui maintenait les salaires des domestiques à un niveau très bas. D’où une augmentation de l’émigration vers les villes, qui avait toujours existé quelque peu, sans doute, mais qui put prendre à certains moments l’allure d’un véritable exode, en particulier autour des années 1826 à 1831, qui correspondent justement à une période d’expansion industrielle. Ainsi s’amorçait un déséquilibre démographique qui dure encore.
34Dans un tel contexte, l’établissement de l’instruction obligatoire devait sans doute jouer un rôle important. La construction de l’école de Goulien, en 1885, survenait en effet à une période critique.
35Précédemment, l’instruction avait été relativement répandue, sans changer grand chose. Mais c’est qu’elle ne s’adressait guère alors qu’aux familles les plus aisées. De plus, c’était une instruction d’un autre type. Les « humanités », finalement, ne donnent pas un enseignement très différent de celui de la civilisation traditionnelle : l’un et l’autre sont fondés sur les « dits » des anciens. Tandis que maintenant, on enseignait aussi l’histoire, la géographie, les sciences de la nature, toutes choses qui donnaient une ouverture nouvelle sur le monde aux élèves, parmi lesquels on comptait d’autre part un nombre croissant d’enfants de petites gens qui, même s’ils ne pouvaient les y envoyer régulièrement, commencèrent à prendre conscience de l’espèce de sujétion dans laquelle ils se trouvaient à l’égard des paysans.
36C’est vers 1906 que toute l’évolution du siècle précédent commença à produire des effets clairement visibles pour les contemporains.
37C’est à partir de ce moment que la population, qui avait atteint son maximum, commença un mouvement de décroissance qui n’a jamais cessé depuis. L’émigration, soit temporaire, soit définitive, se fit importante. La communauté locale n'était plus l’unique univers dans lequel on puisse concevoir de vivre. On savait ce qu’il existait ailleurs, et qu’il était possible d’y vivre mieux. Et cette connaissance était accrue par le fait que les émigrés, contrairement à ce qui se passait autrefois, restaient en contact avec leurs parents au pays.
38Dans le domaine agricole, on avait vu l’introduction de matériel de fabrication industrielle, assez tardive dans le Cap puisque les premiers brabants comme les premières bineuses à cheval ne remontent pas au-delà des années 1890. Ensuite, ce fut l’apparition, encore timide, des premières machines. La guerre de 1914 suspendit un instant ces progrès, qui n’en reprirent que plus vite après 1918, grâce au relèvement des prix agricoles. Mais alors, l’insertion des paysans dans l’économie de marché s’accentua encore. Et à mesure que la mécanisation se faisait, les besoins en main-d’œuvre diminuaient, et l'émigration des sans terre s’accélérait, ce qui en retour favorisait le processus de mécanisation et plus tard de motorisation.
39Maintenant, le paysan est devenu « chef d’exploitation » et oriente son système de culture en fonction des variations des prix du marché, dont il est d’autre part tributaire pour une bonne part de ses fournitures. Quant au fils du petit artisan, s’il est resté au pays, il s’est fait ouvrier ou marin. Leur ancienne complémentarité socio-professionnelle a disparu.
40La vie économique dépasse largement le cadre local, et parallèlement celui-ci a perdu une grande partie de sa signification traditionnelle. Cela est particulièrement visible avec l’effacement, il est vrai assez lent et encore loin d’avoir été complètement réalisé, de cette espèce de frontière matrimoniale qui séparait le Cap des pays voisins. Les non-Capistes sont moins qu’autrefois sentis comme des étrangers – bien que ce sentiment soit encore vivant –. Les différences culturelles qui pouvaient les distinguer sont moins visibles. L’abandon progressif du costume local au profit des modes citadines en est un exemple, mais cette invasion des modèles culturels et des genres de vie urbains est générale, tant dans le domaine de l’habitation, que dans ceux du mobilier (avec un certain retard sur la cille), du confort ménager (notion inconnue jadis), de l’alimentation, etc.
41Il y a de la part de la majorité des gens un désir, parfois moins marqué dans les familles paysannes, mais généralement très avoué dans les familles d’ouvriers, de marins ou de retraités, de voir disparaître toutes les distinctions qui les séparent des citadins, et par là même, toutes les particularités locales. Certains « évolués » vont jusqu’à n’avoir que mépris pour tout ce qui est traditionnel, y compris leur propre langue maternelle, qu’ils ne considèrent que comme un vulgaire patois dont ils souhaitent la disparition. Même ceux qui ne vont pas jusque-là préfèrent par principe le « moderne » – c’est-à-dire tout ce qui vient de la ville, et qu’ils acceptent sans aucune discrimination – à l’ancien – quelle que soit sa valeur intrinsèque –, et on les verra se défaire sans regret d’un très vieux et très beau meuble de famille pour acquérir une horrible armoire à glace en copie de Modern Style…
42Naturellement, on ne peut cesser, même en le voulant, d’être soi-même. Les gens de Goulien parlent français, mais avec un accent, des formules et des tournures qui ne trompent pas. Ils adoptent certaines modes mais en manifestant un certain goût qui n’est pas tout à fait celui de leurs voisins et encore moins celui d’autres pays de France. Et on a vu comment, même à l’intérieur de structures nouvelles apparaissent en filigrane les traces des anciennes structures sociales.
43La personnalité capiste n’est pas morte, elle survivra même sans doute encore assez longtemps. Cependant, il ne s’agira plus maintenant que du faciès local d'une culture qui englobe dès à présent l’ensemble de la France, et qui ne se distingue que très partiellement des autres cultures d’Europe occidentale : toutes procèdent de ce qu’on appelle couramment la « civilisation moderne », civilisation née du développement de la société industrielle, de même que la civilisation traditionnelle était le propre des sociétés agricoles.
44L’image que Goulien nous a offerte est celle du processus complexe qu’emprunte le passage de l’une à l’autre, et qui ailleurs pourrait suivre d’autres voies. On a vu que si, à beaucoup d’égards, cette commune se trouve dès à présent intégrée tout à fait dans la société nationale, l’ancienne organisation a laissé suffisamment de vestiges pour qu’il nous ait été possible de la reconstituer. Et le système culturel qu’on peut actuellement y observer constitue un compromis instable entre culture traditionnelle et culture nouvelle. Mais le seuil qui sépare un monde de l’autre a déjà été franchi.
45Je crois que ce qui peut le mieux rendre sensible ce passage, c’est la désacralisation de la vie quotidienne. Autrefois, tout acte de la vie individuelle ou collective, tout événement, attendu ou inattendu, et finalement, l’univers entier s’inscrivaient dans un cadre sacré. Le remplacement des anciennes croyances païennes par le christianisme n’avait nullement affecté cette conception, dont la formulation seule avait changé.
46Le processus de désacralisation s’est d’abord fait sentir en ville, et pour beaucoup d'émigrés, le passage d’un monde à l’autre, vécu en quelques jours seulement, a constitué un véritable traumatisme. Leur foi était jusque-là celle de toute la communauté à laquelle ils appartenaient : cette dernière n’étant plus là pour les soutenir, ils abandonnaient toute pratique. Parmi ceux d’entre eux qui revenaient au pays, certains, repris par l'atmosphère ambiante, retrouvaient leurs anciennes habitudes ; d’autres persévéraient dans leur nouvelle attitude, que renforçait le jeu des nouvelles oppositions politiques entre les différentes catégories sociales.
47C’est ainsi que la classe non agricole, celle que touchait presque exclusivement l’émigration temporaire, a été la première à s’écarter de la pratique religieuse. La classe agricole, plus intégrée à la communauté, est restée dans son ensemble fortement pratiquante. Mais maintenant qu’elle se trouve à son tour affectée par la civilisation technique, elle va se trouver confrontée à une situation semblable. Le monde mécanique, rationnel et administratif qui est en passe de devenir aussi le sien, est déjà un monde éminemment profane. La communauté locale, largement ouverte sur l’extérieur, voit s’affaiblir son ancien pouvoir d’intégration. De plus en plus, le choix religieux va sans doute cesser de dépendre d’un conformisme sociologique et demander un engagement personnel, la libre adhésion d’un individu à une foi et à une Église, ou son libre refus, prononcés en toute connaissance de cause.
48Mais finalement, c’est dans tous les domaines que ce passage d’une civilisation à une autre se traduit par une plus grande responsabilité individuelle. Cependant, cette responsabilité accrue exige, pour être exercée valablement, une instruction et une éducation développées, ainsi qu’un effort personnel et constant d’information. Faute de quoi cette nouvelle liberté offerte aux individus risquerait de n'être qu’un leurre, et ils ne seraient sortis d’un monde qui leur offrait tout de même une certaine possibilité d’épanouissement à l’intérieur des limites étroites de leur communauté, que pour un autre, où ils seraient réduits à l’état de simples pions économiques, soumis à toutes les influences, bonnes et mauvaises, des publicités et des idéologies.
49Mais ces problèmes dépassent largement le ressort de l’ethnologue, dont le rôle est d’observer et non de juger. Pourtant, il ne peut pas faire autrement que de les poser, surtout lorsqu’il constate que ce sont à des problèmes du même ordre que sont affrontées les sociétés exotiques qu’il connaît, avec l’aggravation supplémentaire que cette fois les civilisations en contact se présentent sous des aspects encore plus dissemblables et qu’étant donné ce qu’on pourrait appeler leur « différence de pression » techno-économique, le processus d’acculturation risque d’être encore plus destructeur.
50Qui sait si l’analyse des phénomènes semblables qui se sont produits en Europe et s’y poursuivent encore, comme nous l’avons vu dans les pages précédentes, ne pourrait pas aider à mieux contrôler dans le reste du monde les aspects négatifs de l’expansion de la civilisation industrielle ?
***
51Le monde rural paraît être aujourd’hui à un tournant, entre une civilisation traditionnelle qui finit de s’effriter, et une adaptation encore imparfaite aux nécessités de la vie moderne. Cette monographie a essayé de montrer, de façon aussi compréhensive que possible, comment cette situation est vécue concrètement par une petite communauté villageoise, située à la pointe occidentale de la Bretagne : Goulien.
52Sa situation quasi insulaire, la stabilité de sa population, la force de la tradition locale, avaient assuré, au cours des siècles, une continuité telle que bien des traits que l’on pouvait y observer tout récemment y remontaient sans doute à la plus haute antiquité. Mais l’éclatement de l’horizon traditionnel, dont les premiers signes pourraient s’être révélés après 1918, a amené en quelques années des changements importants.
53Au niveau techno-économique, cela se traduit d’abord par une modification de la structure professionnelle, avec une diminution considérable de la population non agricole ; au sein de cette dernière on observe une réduction notable des métiers d’intérêt local, dont certains ont complètement disparu, et le développement récent des professions dont le cadre est extérieur à la commune. Les agriculteurs, qui constituent la majorité de la population, sont affrontés à des conditions nouvelles (disparition de la main-d’œuvre salariée, insertion croissante dans l’économie de marché) et doivent, bon gré mal gré, essayer de s’adapter, en adoptant des techniques modernes qui, bien souvent, coexistent encore avec d’autres, restées presque entièrement traditionnelles.
54C’est surtout dans la satisfaction de besoins quotidiens que l’évolution est la plus visible. Dans tous les domaines : habitation, ameublement, équipement domestique, alimentation, habillement, loisirs, on observe une nette tendance à se rapprocher le plus possible des normes urbaines, telles du moins qu’on se les imagine, ce qui n’exclut pas, néanmoins, une permanence inconsciente d’habitudes indélébiles.
55La population non agricole est d’ailleurs plus favorable aux changements que la population agricole.
56Les transformations de la vie matérielle, jointes à une ouverture grandissante sur le monde extérieur, ont sans doute fortement contribué à accélérer la désagrégation d’un système de croyances et de pratiques héritées, pour beaucoup d’entre elles, d’une époque sans doute reculée, et qui, encore bien vivantes à la fin du siècle dernier, ne subsistent plus aujourd’hui qu’à l’état de survivances.
57Finalement, c’est encore dans la structure sociale que, malgré l’apparition d’institutions nouvelles et la pression grandissante de la société globale, on peut observer la continuité la plus frappante, avec la division toujours actuelle de la commune en deux moitiés géographiques, l’existence de deux réseaux d’entraide et d’interdépendance dont l’antagonisme se traduit dans la vie politique, etc.
Notes de bas de page
1 Ce phénomène a donc dû être postérieur à la généralisation de ces noms qui sont généralement assez caractérisés, dans le Cap, pour ne laisser guère de place aux correspondances fortuites.
NB ; Par d’autres raisonnements, Jacques Dehoeux arrive à de semblables conclusions (additif de 2001).
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