La société
p. 267-307
Texte intégral
Famille et parenté
Traits fondamentaux
1Les données que j’ai recueillies sur la parenté à Goulien ne diffèrent pas très sensiblement de ce que Michel Izard a pu observer à Plozévet. Aussi, seule une étude exactement parallèle à la sienne, utilisant la masse considérable de renseignements qui ont été tirés de l’état civil de Goulien pour le compte du Centre de Recherches Anthropologiques et leur exploitation mécanographique, serait vraiment intéressante.
2Cela ne m’était pas possible dans le cadre forcément limité de la présente monographie. Je me bornerai donc ci-après à quelques indications générales.
3Les traits fondamentaux du système de parenté en usage à Goulien me paraissent être les suivants :
Il s’agit essentiellement d’un système à filiation indifférenciée, du type bilatéral ou « eskimo » selon la terminologie de Murdock, comme c’est généralement de règle en Europe.
Le mariage est ambilocal ; la résidence des nouveaux époux sera dans la famille de celui des deux qui succédera à ses parents.
La transmission du patrimoine, qui n’est jamais divisé, est en effet ambilinéaire ; actuellement encore, dans un cas sur trois environ, c’est une fille qui hérite la ferme de ses parents. Le nom de famille se transmet évidemment en ligne paternelle, mais c’est là un trait étranger d’origine relativement récente. On n’accorde d’ailleurs guère d’importance aux patronymes.
L’unité domestique comprend, dans le cas le plus représentatif, les parents, leurs frères et sœurs célibataires, l’aîné de leurs enfants mariés (fils ou fille) avec son conjoint et ses enfants, et leurs autres enfants non encore mariés.
Dans un tel système, la famille ne se fonde pas sur la considération des lignages : c’est essentiellement une « maison » (le nom breton pour famille est d’ailleurs tiegez, de ti, maison).
4Le signe de sa continuité, c’est la transmission, non pas du nom, mais du patrimoine foncier et immobilier. C’est ainsi qu’un paysan a pu me dire que sa ferme appartenait à sa famille depuis dix-sept générations. Mais, ajouta-t-il, nous avons changé plusieurs fois de nom entre temps…
Terminologie de parenté
Les termes d’adresse
5Tous les ascendants sont désignés par les termes de tad, père, mamm, mère, ou leurs dérivés, tad koz (takoz) et mamm goz ; mais on se contente souvent du terme simple pour s’adresser aux grands-parents et même aux arrières-grands-parents, surtout dans les familles où les enfants utilisent le français pour s’adresser à leurs parents.
6Tous les collatéraux de génération supérieure à celle d’Ego et leurs conjoints : oncles et tantes d’Ego, de son père, de son grand-père, cousins de son père et de son grand-père sont appelés paern et maern (parrain et marraine).
7Tous les parents et alliés d’Ego de génération inférieure à la sienne, ainsi que parfois certains collatéraux entrant dans la catégorie précédente, mais plus jeunes qu’Ego, sont appelés simplement par leur prénom. Mais il peut arriver – c’est assez rare – que, de façon solennelle ou plaisante, on utilise aussi le terme de référence : kouzin, niz, mab, etc. Il est un peu plus fréquent que des beaux-parents appellent leur gendre ou leur bru mab et merh, ou merhig2 ; ce dernier diminutif est parfois utilisé de façon familière par de vieilles personnes qui s’adressent à des jeunes filles étrangères à la famille.
8Quant aux époux, ils s’adressent l’un à l’autre par leurs prénoms ; mais il arrive que la femme dise à son mari tad, papa, ou même toñtoñ.
9Ce terme de toñtoñ ainsi que celui de tinti sont utilisés par tous pour s’adresser à toute personne étrangère à la famille et plus âgée que soi. Bien que signifiant respectivement oncle et tante, ils ne sont jamais employés à l’intérieur de la famille dans leur sens propre.
Étendue de la parenté
10À plusieurs reprises déjà, on a vu que la neuvième génération était considérée autrefois comme déterminant l’extension extrême de la famille. De même, selon Le Carguet, on se considérait comme parents jusqu’au neuvième degré. Les Capistes connaissent encore cette ancienne tradition, mais s’étonnent parfois qu’elle paraisse en contradiction avec le dicton, connu de tous, qui dit : d’ar bevare, loska da vale, c’est-à-dire, « à la quatrième (génération), laisse aller ».
11Cette contradiction n’est qu’apparente, comme le montre les schémas ci-dessus. En ligne ascendante, la parenté est comptée jusqu’au trisaïeul du trisaïeul ; mais en ligne collatérale, elle ne va pas au-delà des petits-enfants de cousins germains – quatrième génération à partir d’un trisaïeul commun, mais aussi neuvième degré de parenté.
12En fait, compter la parenté en ligne directe jusqu’à la neuvième génération n’avait de signification que pour le culte des ancêtres. Selon les conceptions archaïques, les trépassés que l’on croyait restés dans le voisinage des vivants et à qui l’on s’adressait pour obtenir la fécondité de la terre et des hommes, c’était ceux que des liens de parenté rattachaient encore à la famille. Au-delà de la neuvième génération, ils s’en détachaient pour gagner un monde impersonnel qui n’avait plus aucun rapport avec ce monde. La disparition complète des derniers vestiges de semblables croyances a fait perdre toute signification à cette façon de compter la parenté.
13Théoriquement, donc, l’ensemble de la parenté (kerentiez) d’une famille déterminée comprendrait tous les descendants d’un ancêtre commun au neuvième degré. À l’intérieur de ce groupe, les proches parents d’un individu – ceux qu’il imitera au repas du pardon et aux obsèques de qui il sera tenu de se rendre – sont ceux qui descendent du même trisaïeul que lui. Les autres, ce sont les parents éloignés – kerenchou da heul –, qui peuvent toutefois être considérés comme parents proches par ses père, mère et grands-parents.
14Le jeu des alliances à l’intérieur d’une petite communauté endogame fait que finalement, il est rare qu’on ne soit pas un peu parent avec tous ceux qu’on serait susceptible d’épouser. Les unions strictement interdites par l’usage local sont donc assez restreintes : ce sont uniquement celles avec des ascendants, ou avec les descendants de ses propres parents (et réciproquement). On admet le mariage dans tous les degrés du cousinage, aussi bien, si les âges sont compatibles, avec des petits-cousins qu’avec des cousins germains. On a d’ailleurs vu que ce dernier cas se produisait surtout lorsqu’une mère favorisait le mariage de l’un de ses enfants avec un cousin né dans la maison dont elle-même était issue, soit le plus généralement avec un cousin et surtout une cousine croisée.
15Il semble que la raison de cette préférence soit à chercher dans le désir qu’éprouve la mère, qui se souvient de ses mésententes passées avec sa propre belle-mère, souvent jalouse de cette « étrangère » qui lui a retiré toute autorité sur son fils, de se trouver une belle-fille qui lui donne toute satisfaction, car il n’y a aucune distinction visible entre parenté du côté du père et parenté du côté de la mère.
16En effet, celui des époux qui va habiter chez l’autre quitte vraiment sa famille d’origine pour s’intégrer à celle de son conjoint. Mais il semble que cette intégration se fasse plus facilement pour les gendres qui, de l’état de cadet sans terres passent à celui de patron, que pour les brus, qui ne sont ni propriétaires, ni chefs de famille, et qui se heurtent parfois à leurs beaux-parents. Aussi restent-elles plus attachées que les hommes à leur famille d’origine.
17En conclusion, l’unité de base de la société locale paraît bien être la maisonnée, réunissant en son sein plusieurs générations de couples, et dont les membres sont également intégrés à l’ensemble. Chacune de ces unités est liée à un certain nombre d’autres dans un réseau d’alliances anciennes ou récentes, ce réseau ne coïncidant pas toujours, comme on le verra plus loin, avec celui que forment les rapports d’entraide et d’amitié.
Les divisions territoriales traditionnelles
Les villages
18La plus petite unité territoriale dans le Cap est le village3. À chaque village, en effet, correspond une partie bien définie du terroir communal, autrefois indiquée dans le cadastre. Chacun d’ailleurs, possédait en indivis, jusqu’aux années 1880, une assez vaste étendue des landes communales que ses habitants exploitaient en commun et où les pauvres gens sans terre faisaient paître leur bétail. Dans les temps reculés où l’on pratiquait exclusivement la culture itinérante, chacun de ces villages devait constituer en quelque sorte une unité d’exploitation en commun. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le feu de Saint-Jean, dont je ne suis pas le seul à penser qu’il a dû autrefois être lié à un rituel d écobuage, est resté encore maintenant la seule manifestation traditionnelle propre au village en tant que tel.
19Même avant le remembrement, les paysans ne possédaient que très exceptionnellement des parcelles situées à l’extérieur du terroir de leur village. Celui-ci constituait donc le cadre le plus habituel de leur vie, et c’était encore plus vrai pour les femmes, dont la vie de relation était habituellement plus réduite. Aujourd’hui encore, il n’est pas rare que des habitants de Goulien n’aient jamais eu l’occasion de se rendre dans plusieurs villages de leur propre commune.
20Enfin, du fait de l’homonymie fréquente des familles, on fait très fréquemment suivre le nom propre d’un homme de son village. Parfois, même, on n’en emploie pas d’autre.
Les moitiés géographiques
21Quelques jours après que ma femme et moi nous nous fûmes installés à Goulien, ce n’est pas sans quelque surprise que nous nous entendîmes dire : « Tiens, dimanche dernier, à la messe, tout le monde a remarqué que vous vous étiez mis du bon côté ». – « Du bon côté ? » – « Mais oui, ici, lorsqu’on habite le Nord de la Paroisse, on prend place au nord de l’église, comme vous avez fait, et si on habite le Sud, on se met du côté sud ».
22C’est ainsi que nous avons appris pour la première fois l’existence de cette division géographique qui partage la population de Goulien en deux moitiés à peu près égales territorialement, et qui ne manquent aucune occasion de montrer leurs différences et même parfois leur antagonisme.
23La façon dont on se place à l’église en est la manifestation la plus visible : les hommes, devant, les femmes, derrière, occupent presque sans exception le côté de l’allée centrale correspondant à leur « moitié ». (Il est bien entendu que si j’emploie ici le terme de « moitié », c’est pour la commodité de l’explication, et seulement dans son sens premier, abstraction faite de l’usage qu’on en a fait dans la littérature ethnologique.)
24Les quelques exceptions à cette règle sont connues, souvent critiquées, toujours explicables : Untel prend place au sud bien qu’il habite le Nord : c’est que son père, originaire de Primelin (au sud de Goulien) s’y mettait déjà et qu’il a gardé cette habitude. Telles femmes, qui habitent le Sud, se placent au nord, c’est qu’elles sont originaires de Beuzec, etc.
25À l’intérieur de cette première répartition de l’espace dans l’église, s’en ajoute une autre, beaucoup moins stricte il est vrai, et qui fait que les gens qui habitent le plus à l’est de la commune sont généralement ceux qui se placent le plus en avant de l’église et inversement ; et que les gens qui habitent le long de la côte ont tendance à se grouper dans le transept nord, et ceux dont le domicile est situé en bordure sud de la commune dans le transept sud…
26On entre habituellement à l’église par deux portes latérales (la grande porte ne servant que pour les processions, les mariages et les enterrements), situées respectivement au nord et au sud de l’édifice. Quelle que soit la direction d’où ils arrivent, la plupart des fidèles préféreront faire un détour pour entrer par « leur » porte plutôt que d’avoir à passer par le côté qui ne leur est pas réservé…
27Cette division se manifeste dans bien d’autres occasions : pratiquement, chaque fois que des hommes de la commune ont à se regrouper spontanément. Par exemple, lors d’une battue au renard, il y aura deux groupes de chasseurs, ceux du Nord et ceux du Sud ; si les jeunes de la JAG organisent des veillées, il y en aura une pour le Nord et une pour le Sud ; s’il s’agit de créer des groupements d’utilisation de matériel en commun, leurs promoteurs se grouperont entre gens du Nord et gens du Sud ; il y avait autrefois une équipe de football : elle n’était composée que de nordistes…
28Les oppositions entre les deux « moitiés » se concrétisaient aussi parfois par des bagarres monstres où s’affrontaient gamins de l’un et de l’autre bord, plus ou moins encouragés par leurs parents. De même, les compétitions qui avaient lieu à la fête communale étaient souvent des occasions pour les nordistes et les sudistes de se mesurer dans des compétitions plus pacifiques : courses à pied, courses de chevaux, etc.
29Les opinions que les uns professent sur les autres ont généralement tendance à être dépréciatives, celles qu’ils se font d’eux-mêmes étant au contraire plus satisfaisantes. Voici les stéréotypes le plus couramment émis :
sur les nordistes | |
par les sudistes : | par eux-mêmes : |
– ils sont portés à la boisson | – nous sommes « blagueurs » (= beaux parleurs) |
– ils sont peu sociables, d’esprit indépendant rancuniers | – nous sommes facilement portés à nous disputer, mais ça passe vite, les rancunes ne durent pas longtemps. |
– ils sont vindicatifs | – nous sommes facilement vantards |
– en résumé, « c’est un drôle de pays » |
sur les sudistes | |
par eux-mêmes : | par les nordistes : |
– nous sommes plus sociables plus serviables pas rancuniers | – ils sont plus mous moins énergiques |
– s’ils se disputent moins, c’est parce qu’ils se fréquentent peu. |
30On aura remarqué que ces opinions sont parfois contradictoires. Elles contredisent même parfois la réalité : ainsi, les nordistes prétendus moins sociables étaient les seuls à s’être groupés dans une équipe de football, et c’est dans le Sud que sont nées les rancunes les plus tenaces à la suite du remembrement, au point que l’une de ces disputes s’est terminée devant le tribunal correctionnel, un conseiller municipal (du Sud) ayant injurié et menacé le maire (un homme du Sud) en plein Conseil…
31Il semble que cette opposition repose pourtant sur certaines bases matérielles. On a vu dans la première partie que Nord et Sud avaient des paysages, des sols, et même des climats assez différents. On s’accorde généralement pour trouver que le Nord est plus pauvre que le Sud, les gens du Sud se défendant toutefois d’être aussi favorisés que les nordistes veulent bien le dire et ayant un peu tendance à présenter les défauts de ces derniers comme les seuls responsables de leur moindre aisance, plus que les conditions naturelles.
32On entend dire aussi parfois que les sudistes sont plutôt portés sur la chasse, les nordistes sur la pêche. À ce sujet, les sudistes rappellent malignement la réputation de pilleurs d’épaves et de détrousseurs de noyés qu’avaient ces derniers. Encore aujourd’hui, quand la tempête vient du Nord-Ouest, les vieux habitants des villages de la côte descendent au fond des criques et font des petits tas sur la grève de tout ce qu’ils peuvent récupérer, essentiellement des morceaux de planches, des vieux flotteurs de filets de pêche, etc.
33En ce qui concerne la pêche, l’opinion commune correspond largement à la réalité : j’ai pu recenser 19 pêcheurs dans la moitié Nord, contre 3 seulement au Sud, dont un est d’ailleurs d’origine étrangère à la commune, et 2 dans le Bourg, zone neutre, mais qui en cas de conflit se rangeait autrefois spontanément aux côtés du Nord (cf. carte 11). Pour la chasse, l’opposition théorique ne se confirme pas dans les faits, puisque sur 35 permis de chasse, 18 ont été accordés à des gens du Nord, 15 à des gens du Sud, et 2 à des habitants du Bourg. Mais le Sud étant moins peuplé que le Nord, la proportion est en faveur du Sud. Cette image idéale correspond peut-être à une réalité ancienne.
34Dans une commune à fortes tendances endogames, on est naturellement tout de suite enclin à se demander si cette organisation en moitiés géographiques n’a pas pu jouer un rôle dans le système des échanges matrimoniaux, et à rechercher si elles ne sont pas mutuellement exogames.
35Les informateurs à qui j’ai posé la question m’ont répondu qu’au contraire les mariages entre gens des deux moitiés étaient fort rares, que si un nordiste prenait un conjoint extérieur à son territoire, c’était le plus souvent à Beuzec ou à Cléden, et un sudiste, à Esquibien.
36Pour savoir si cette image correspondait bien à la réalité, j’ai calculé, pour chaque moitié, combien on trouvait de personnes mariées nées sur place, combien venues de l’autre moitié, combien venues d’autres communes.
37Pour ce calcul, j’ai tenu compte seulement des mariages entre agriculteurs, présumés plus stables et plus conservateurs, dont l’un des conjoints au moins était de Goulien.
38En voici les résultats : dans la moitié Nord, sur 36 hommes mariés (à l’exception des veufs), on ne trouve qu’un originaire du Sud, contre 5 venus de l’extérieur. Sur 36 femmes mariées, on en trouve 3 venues du Sud, et 18 de l’extérieur. Pour la moitié Sud, sur 31 hommes, on n’en trouve aucun venu du Nord, contre 1 venu de l’extérieur ; sur 31 femmes, 4 venues du Nord, et 19 de l’extérieur.
39Dans le Nord, on a donc, pour 9 mariages strictement endogames (au niveau de la « moitié »), 4 cas d’exogamie de « moitié » et 23 d’exogamie communale ; dans le Sud, pour 7 cas d’endogamie stricte, 4 cas d’exogamie de « moitié » et 20 cas d’exogamie communale.
40Quant à l’origine des conjoints extérieurs dans le Nord, 7 viennent de Beuzec, 6 de Cléden, aucun d’Esquibien, 3 de Primelin, 6 autres de quatre communes voisines ; dans le Sud, 8 de Beuzec, 4 de Cléden, 3 d’Esquibien, 2 de Primelin, 3 autres de trois communes voisines.
41L’impression de mes informateurs paraît donc partiellement fondée. Toutefois, les chiffres qui précèdent ne sont pas aussi significatifs qu’ils le paraissent. En effet, si la répartition des mariages extérieurs à chaque « moitié » se faisait proportionnellement aux populations agricoles respectives de l’autre « moitié » et des communes intéressées, elle serait la suivante : pour le Nord, 1 mariage avec le Sud, 3 avec Beuzec, 4 avec Cléden, 3 avec Esquibien, 1 avec Primelin, 14 autres avec 7 communes voisines ; pour le Sud, 1 mariage avec le Nord, 3 avec Beuzec, 3 avec Cléden, 2 avec Esquibien, 1 avec Primelin, 14 avec sept communes voisines.
42Il apparaît donc que les mariages avec l’autre « moitié », puisqu’ils se produisent 4 fois plus souvent que prévu, sont encore nettement préférés aux mariages avec des communes extérieures. Parmi celles-ci, Beuzec jouit d’une nette préférence dans le Nord, et une plus nette encore dans le Sud ; Cléden, d’une légère préférence, surtout au Nord ; les mariages avec Esquibien sont légèrement préférés dans le Sud, mais fortement refusés dans le Nord, tandis qu’avec Primelin, ils sont refusés dans le Sud et nettement préférés dans le Nord.
43Dans l’ensemble, on choisit donc sa propre « moitié » avant l’autre « moitié », celle-ci avant les communes limitrophes, et ces dernières avant les communes plus éloignées. Mais l’éloignement n’est pas seulement en jeu, puisque Primelin est plus près de la moitié Sud que de la Moitié Nord, avec qui les mariages sont plus fréquents, selon un schéma inverse à ce qui se passe avec Esquibien, dont la situation géographique est comparable. De même, Nord et Sud sont également proches de Beuzec et de Cléden, alors que la proportion de mariages avec ces deux communes y est différente.
44Ce qui précède n’est qu’un sondage. Il aurait fallu pouvoir étudier l’aspect inverse, c’est-à-dire l’origine par « moitiés » des personnes de Goulien mariées dans les communes voisines, mais les actes de mariage ne sont pas suffisamment précis, et les recherches à faire dans l’état civil seraient considérables. De même, il aurait fallu remonter dans le temps pour savoir si les faits qui nous frappent aujourd’hui ont une longue existence, comme c’est plausible.
45Les mariages entre communes seront étudiés plus précisément quand il sera question des rapports de Goulien avec le Cap. Mais pour ce qui nous intéresse ici, c’est-à-dire le partage de la commune en deux « moitiés », il semble bien que ce qui les distingue ne soit pas dû au hasard, et il n’est pas impossible qu’elles aient constitué autrefois deux unités endogames, réunies en une même communauté par un ensemble de liens, faits à la fois d’antagonisme et de complémentarité.
46Il serait imprudent, au niveau d’une simple monographie, de tirer d’autres conclusions. Mais la question du dualisme dans l’organisation des communautés locales mériterait une étude au niveau de la Bretagne bretonnante.
47En effet, il semble bien que de telles organisations soient fréquentes, et pas seulement dans le Cap. C’est ainsi que selon l’actuel recteur de Goulien4 la quête de beurre effectuée chaque année dans une de ses anciennes paroisses, Bolazec, dans le canton de Huelgoat, à la limite des Côtes-du-Nord, s’effectuait par « moitiés ». Les mottes de beurre ramassées étaient exposées avant les vêpres de chaque côté de l’église, et il y avait compétition pour savoir quelle moitié aurait le plus gros tas avant le début de l’office.
48Dans le Cap, une telle division existe dans la plupart des communes. Chaque « moitié » est désignée par un nom particulier. C’est ainsi qu’à Esquibien, on les appelle Gore et Gouled (le « dessus » et le « fond »). À Plogoff, on distingue la moitié occidentale (ar gwaied ou les « oies ») et la moitié orientale (ar haniked ou les « canetons »), le bourg étant neutre. À Beuzec, même division entre moitiés Est et Ouest qui portent cette fois des noms d’origine visiblement récente : ar Metropol et ar Holoniou (la « Métropole » et les « Colonies »), qui en ont sans doute remplacé de plus anciens. Les gens de Goulien, enfin, appartiennent soit à tu d’an heol, soit à koste gwalorn : le « côté au soleil » et le « côté du nord-ouest ». Cet usage du mot gwalorn permet de comprendre pourquoi un village porte le nom de Meilh koste gwalorn (le « moulin du côté du nord-ouest »), alors qu’il se trouve au nord-nord-est du bourg ; gwalorn n’indique pas ici une direction, mais la situation à l’intérieur d’une des deux « moitiés ».
49Mais pourquoi cette « moitié » que les gens de Goulien appellent « moitié Nord » en français se trouve-t-elle au Nord-Ouest en breton ?
50La limite qui sépare les deux « moitiés » entre elles, partie d’un point situé entre Kerspern et Méné Guëgen (carte 10), passe juste au-dessous de Kervéguen, traverse le bourg, laisse Leslannou au sud, et se termine un peu au-dessus de Lannourec et Kerlann.
51Si nous tirons une ligne droite entre ces deux extrémités, nous voyons que son orientation est sensiblement parallèle à un axe sud-ouest/nord-est (sur lequel, d’ailleurs, comme on l’a vu dans la Première Partie, les parcelles semblent s’être anciennement orientées). Les deux « moitiés » se trouvent donc respectivement au nord-ouest et au sud-est. Mais, comme je l’ai déjà dit, les gens de Goulien traduisent spontanément gwalorn, nord au lieu de nord-ouest, Biz, est au lieu de nord-est, Gever, sud au lieu de sud-est, Mervent, ouest au lieu de sud-ouest. On sait que les Bretons n’ont pas de terme dans leur langue pour désigner le vrai nord et le vrai sud. Quant aux termes du breton standard officiellement utilisés pour l’est et l’ouest, Reter et Kornog, ils sont pratiquement ignorés à Goulien.
52Une analyse approfondie des traditions locales concernant l’orientation, et une discussion de l’important article de J. Guillandre, « la répartition des aires dans la Rose des Vents bretonne et l’ancienne conception du monde habité » – discussion qu’il serait trop long d’aborder ici mais sur laquelle je me réserve de revenir dans un article spécialement consacré à ce sujet, m’ont amené à formuler l’hypothèse suivante :
53L’ancien système, remontant probablement à l’époque gauloise, était un système à trois axes, définis, non par le mouvement des astres, mais par les vents dominants.
54Primitivement, l’espace était partagé par un axe Biz/Mervent repéré très grossièrement par rapport au levant et au couchant, Biz étant le vent d’origine continentale qui apporte le gel l’hiver, la sécheresse l’été, Mervent, le vent océanique dominant. Selon les lieux, cet axe a pu former un angle plus ou moins grand avec notre axe est/ouest, jusqu’à être assimilé finalement, à Goulien, à l’axe nord-est/sud-ouest de notre Rose des Vents à deux axes.
55L’orientation d’un territoire donné par rapport aux vents dominants était connue une fois pour toutes. On n’avait pas besoin d’une très grande précision. Biz était la direction primordiale ; on la considérait comme étant devant, en haut. Gwalorn était donc à gauche, ainsi que Kornog ; Gever et Reter étaient à droite.
56Là-dessus, il semble que se greffait un ensemble de significations dont la plupart se sont perdues, mais qui subsiste encore dans l’idée que les vents « hauts » sont néfastes et les vents « bas » bénéfiques (fig. XLIII). Enfin, ce système de représentation de l’espace dont l’origine probablement mythique est aujourd’hui oubliée correspondait à une division dualiste des communautés locales, division dont les traces subsistent encore aujourd’hui, mais dont personne ne sait plus le fondement.
57Cette question mériterait d’être approfondie et des comparaisons effectuées dans tout le domaine bretonnant seraient sans doute fructueuses.
Les trèves
58Il existe à Goulien une autre division territoriale traditionnelle, ce sont les quartiers ou trèves. Ce mot est dérivé de l’ancien breton tref5, qui désignait au moyen âge une subdivision du plou ou paroisse, possédant sa propre chapelle, son cimetière et parfois ses propres registres d’état civil. Sous l’Ancien Régime, leur importance avait parfois été accrue par la création de fréries dont les limites se confondaient parfois avec les leurs, et qui étaient des subdivisions créées pour la perception des impôts et la répartition des louages et des corvées (Rébillon, p. 182).
59Actuellement, les trèves n’ont plus grande importance, mais leurs habitants continuent de participer en commun à l’entretien de leur chapelle et à célébrer ensemble la fête de son saint patron : c’est le jour du pardon.
60Les habitants de Goulien se partagent donc en trois quartiers qui fêtent leur pardon à une date différente. À l’est, le quartier de Saint-Laurent comprend tous les villages situés à droite d’une ligne allant de Kérisit (inclus) à Kerguerrien (exclu ; cf. carte 11) ; en outre 16 villages de Beuzec (Lannuign, Meil ar hastel, Kerennou, Mesgal, Kersoal, Kerivoal, Kervigoudou, Kergounouy, Kerscao Vras, Kerscao Vian, Ar Boulfret, Keribuan, Keriven, Lesvein, Kerguennoc, et Kerleac’h)6 et 3 villages d’Esquibien (les 4 Vents, Kerneyen, et Kervéoc) en font aussi partie. Inversement, tous les villages de Goulien limitrophes de Cléden, de Kervriel à Trovréac’h appartiennent au quartier de N.-D. de Langroaz, dont la chapelle se trouve sur le territoire de Cléden et qui groupe les villages les plus orientaux de cette commune7. Seuls les villages de Goulien compris entre ces deux quartiers ont leur repas de pardon le jour de la fête de Saint-Goulven.
61Jusqu’en 1950, lors de la quête pour le clergé de la paroisse, le fabricien de la Sainte Vierge, traditionnellement chargé du quartier de Saint-Laurent, franchissait la limite de Goulien et allait quêter à Beuzec dans les villages appartenant à ce quartier. Mais depuis la guerre, les quêtes s’y révélaient de moins en moins fructueuses et rencontraient même parfois une certaine réticence. C’est pourquoi elles furent abandonnées.
62Cela n’empêche pas les gens de ces villages de fêter le pardon de Saint-Laurent, ni de venir à la messe du 15 août. Ils paraissent aussi davantage tournés vers Goulien que leurs compatriotes du reste de la commune. Beaucoup, par exemple, viennent prendre leur pain et leur épicerie à Tal ar Veilh et conduisent leur truie au verrat à Kermaden (qui cependant n’appartient pas au quartier de Saint-Laurent). En revanche, il ne semble pas que les Gouliénistes appartenant au quartier de Langroaz soient spécialement tournés vers Cléden. C’est donc peut-être plus la proximité que l’appartenance à un même quartier qui est déterminante ici.
Les groupements d’affinité
Les réseaux d’entraide et d’interdépendance
63À Goulien, il est rare qu’un fermier travaille seul. Il existe généralement entre deux ou trois fermes des rapports d’entraide réguliers et traditionnels, qui se sont transmis de génération en génération. Autrefois, par exemple, on procédait au battage en commun, on allait cuire son pain alternativement dans le four de l’autre, etc. L’évolution des techniques et du matériel et la diminution de la main-d’œuvre ont encore accru ces échanges : il est fréquent que des exploitations travaillant en commun possèdent chacune une partie du gros matériel qui est nécessaire à chacun. Ainsi, l’un possède la lieuse, l’autre la batteuse ; l’un a le semoir, l’autre a l’épandeur à fumier, etc. Pour les gros travaux : moisson, battage, plantation ou arrachage des pommes de terre, on va travailler les uns chez les autres. Ainsi, le travail est moins pénible et plus rapide.
64De même, les tout petits exploitants sont généralement liés à de plus grosses fermes. Autrefois, celles-ci leur prêtaient les chevaux qu’ils n’avaient pas en échange d’une aide en personnel pour les gros travaux. Aujourd’hui, c’est le tracteur qui a remplacé le cheval, mais le schéma reste le même.
65Enfin, les petites gens sans terre qui allaient travailler chez des agriculteurs quand ils se trouvaient sans travail ou quand on avait besoin d’eux n’allaient pas chez n’importe qui : ils avaient leurs employeurs attitrés. Si ceux-ci ne les payaient pas beaucoup, ils leur devaient toutefois certaines obligations en retour : par exemple, dans un de leurs champs de pommes de terre, il y avait quelques sillons qui leur étaient réservés. En 1916, Le Carguet écrivait que les ouvriers sans terre, sabotiers, forgerons, etc., « étaient habilités encore récemment à faire la quête chaque année chez leurs clients » (Le Carguet, BSAF, 1916, p. 230).
66De même, quand « un petit fermier avait défaut, il se présentait chez les cultivateurs aisés en disant : “– Je suis venu faire une quête de blé, ou de paille, ou de lard, ou d’œufs”, etc. On le lui donnait sans commentaire, car on savait qu’il ne demandait que ce dont il avait strictement besoin » (id.).
67Ainsi, la plus grande partie des familles de Goulien sont unies entre elles par des liens d’obligations réciproques. Cela m’était apparu dès le début de mon séjour. Mais ce n’est pas avant plusieurs mois que j’ai pris conscience que cet entrelacs, à première vue inextricable, s’ordonnait en deux réseaux complètement distincts. Si deux personnes de Goulien étaient amies, elles appartenaient au même réseau ; si elles étaient brouillées, il y avait de fortes chances quelles appartiennent à des réseaux différents (bien que des brouilles puissent aussi intervenir à l’intérieur d’un même réseau).
68Rendu attentif à cette question, j’ai essayé de rassembler le plus grand nombre d’informations sur les liens d’entraide, de clientèle et d’amitié qui peuvent unir entre eux les gens de Goulien, et sur les mésententes qui peuvent les séparer. C’est naturellement un sujet assez délicat où il est difficile d’enquêter. Aussi, les résultats obtenus ne sont-ils peut-être pas entièrement exacts ni complets. On en trouvera cependant traduit graphiquement dans les cartes 12 et 13.
69On notera sans doute que j’ai inclus dans chacun des réseaux, appelés pour la commodité A et B, quelques systèmes de relations qui ne lui sont pas expressément rattachés. C’est que j’ai fait appel non seulement à des faits matériels, faciles à enregistrer, mais aussi à ces petits signes apparemment insignifiants, mais qui n’échappent pas à l’observateur sur le terrain, et qui révèlent une affinité certaine, encore qu’impossible à traduire par des signes concrets, entre telle et telle personne. Je peux sans doute m’être trompé dans quelques cas – ces cartes n’ont de valeur qu’indicative – mais je ne crois pas que quelques rectifications de détail puissent remettre en cause l’ensemble du système.
70Or ce système est remarquable, qui superpose à une bipartition à base géographique, reconnue par tous, une autre bipartition fondée sur des liens d’interdépendance, absolument distincte de la première, et qui ne paraît pas totalement consciente.
71Certes, on sait que X travaille avec Y, que celui-ci est lié avec Z qui lui-même travaille avec M et N, etc., mais il ne semble pas qu’il soit clair dans l’esprit de chacun que tout cela forme un système cohérent.
72Pourtant, chacun de ces réseaux possède une physionomie assez reconnaissable, car il gravite autour d’un certain nombre de personnalités influentes qui en sont pratiquement les leaders tacitement reconnus.
73C’est dans la vie politique locale que leur opposition apparaît le plus clairement, la mairie passant alternativement aux mains de l’un et de l’autre. On peut dire que, lorsque deux listes sont en présence, chacune est l’émanation de l’un des réseaux. Cependant les choses ne sont pas toujours aussi simples. Par exemple, il peut arriver que pour une raison ou pour une autre, une liste comprenne quelques membres du réseau opposé. C’est ce qui était arrivé par exemple aux élections municipales de 1953, où une liste de jeunes s’était opposée au Conseil sortant. Ceux-ci appartenaient tous au réseau B, et les opposants en majorité au réseau A, mais il y en avait quelques-uns aussi du réseau B : dans ce cas précis l’opposition jeunes-vieux interférait avec l’opposition entre réseaux. La liste des jeunes fut élue. Mais avec le temps, et surtout par suite des difficultés créées par le remembrement, une scission apparut entre les membres du nouveau Conseil. Les élections suivantes permirent de régulariser la situation.
74Cette longue tradition de luttes électorales a fini par donner à chaque réseau une certaine couleur politique. C’est ainsi que le réseau A est plus « à droite » que le réseau B. C’est celui-ci qui était au pouvoir sous le maire Dagorn, qui on s’en souvient, portait l’étiquette de radical. Les membres du réseau A étaient plutôt royalistes. Pendant la dernière guerre, la mairie étant entre leurs mains, ils étaient plutôt favorables au gouvernement de Vichy, tandis que c’est dans le réseau B que se recrutaient les personnes favorables à la résistance. Cependant, il faut bien comprendre que ces oppositions politiques ne font que recouvrir une opposition préexistante et dont elles ne sont pas la cause.
75En effet, l’appartenance à tel ou tel réseau est héréditaire puisqu’elle est fondée sur une entraide dont la tradition est transmise de génération en génération. Et comme cette transmission ne se fait pas de père en fils, mais du patron d’une ferme à son successeur, qui peut être aussi bien son fils, son gendre ou son neveu, la carte dressée pour 1963 doit ressembler à peu de choses près à celle qu’on aurait pu dresser il y a cinquante ans.
76Il peut arriver, à un moment où les rapports à l’intérieur de la commune sont exempts de tensions, que des alliances matrimoniales soient conclues entre des familles de réseaux différents. Mais, si brusquement les vieilles rivalités se réveillent, celui des conjoints qui a quitté sa famille pour habiter chez ses beaux-parents adoptera presque à coup sûr la cause de ceux-ci. Aussi, je crois qu’il est très rare qu’une maison passe d’un réseau à l’autre.
77Quant à l’origine de cette division de la société, j’avoue ne pas avoir réussi à lui trouver d’explication valable, ni même à savoir si elle n’est pas tout simplement le fruit du hasard. D’après les quelques données que j’ai pu relever dans la littérature, il semblerait qu’à l’époque de la Révolution, les partisans du nouveau régime, et particulièrement la municipalité de l’époque, se soient recrutés parmi les ancêtres des membres actuels du réseau B. Mais l’opposition entre les deux réseaux peut avoir été à ce moment-là déjà ancienne.
Les clientèles commerciales
78La répartition des clientèles commerciales, paraît reposer, tout comme le réseau des relations d’interdépendance, sur des habitudes héritées des générations précédentes. Cependant, il ne m’a pas été possible de mettre en évidence les liens qui peuvent exister entre les deux systèmes. En effet, ce qui rend une telle étude difficile, c’est que beaucoup de gens de Goulien font leurs achats chez plusieurs fournisseurs à la fois, et que le nombre de combinaisons tant possibles qu’effectives, est très grand. Quant aux fondements des choix et des rejets, ils n’apparaissent pas clairement. Les raisons purement économiques paraissent en tout cas jouer un rôle très restreint.
79En revanche, le rôle de la proximité géographique est certain : cela est visible dans les cartes 14 et 15 : la boulangerie du bourg draine la clientèle de la moitié Sud, plus Kerspern, Kervéguen, Méné Bian, Penn ar Méné et Leslannou. Les autres villages vont à la boulangerie de Tal ar Veilh. Mais une famille du Sud se sert à cette dernière boulangerie : c’est à cause d’une brouille qui l’oppose à l’autre boulanger depuis le remembrement.
80Pour les achats d’épicerie, la boulangerie du bourg recueille une partie des clients qui viennent y prendre leur pain, mais non pas tous (carte 16), tandis que presque tous les clients pour le pain de la boulangerie de Tal ar Veilh le sont aussi pour l’épicerie. Quant aux deux autres petites épiceries périphériques, comme on pouvait s’y attendre, leur clientèle est très localisée (carte 17).
81En revanche, les différences observées dans les répartitions des clientèles des quatre autres épiceries du bourg sont remarquables.
82L’épicerie E tire surtout la plus grosse partie de sa clientèle (la plus importante sans doute de toute la commune) de la moitié Nord, mais pas exclusivement ; l’épicerie F recrute la sienne presque uniquement dans la zone centrale, surtout dans le Nord, à l’exclusion pratiquement des quartiers de Saint-Laurent et de Langroaz. Au contraire, les épiceries G et H ont la leur disséminée sur toute l’étendue de la commune, mais avec des zones de plus grande densité assez différentes. Or, ces quatre épiceries étant groupées autour de l’église, la distance ne joue aucun rôle dans le choix des clients. La parenté peut parfois être prise en considération, mais n’intervient que dans un nombre limité de cas (cartes 17 à 20).
83L’appartenance à un réseau d’interdépendance ou à un autre joue certainement un rôle, mais il n’est pas totalement déterminant.
Les classes sociales
84Tout au long de ce travail, on aura sans doute remarqué qu’une opposition apparaissait dans tous les domaines entre les deux grandes catégories professionnelles qui partagent la population de Goulien, l’agricole et la non agricole. On a vu par exemple que leur évolution démographique était extrêmement différente, le pourcentage d’agriculteurs s’étant accru tandis que celui des professions non agricoles était en baisse sensible ; que dans le domaine de l’habitation et de l’équipement domestique, les différences existant jadis entre eux n’avaient fait que s’accroître avec le temps, de même que dans le domaine de l’alimentation ; que la pratique religieuse différait chez les uns et chez les autres, etc. On a vu aussi que les mariages entre personnes appartenant respectivement à l’une et à l’autre de ces catégories étaient assez rares.
85Aussi me semble-t-il qu’on peut à bon droit en faire deux classes sociales bien distinctes.
86L’une comprendrait tous les exploitants et leurs familles, y compris les quelques fermiers, qui ne se distinguent des propriétaires ni par un comportement différent, ni par une situation distincte. Dans l’autre entrerait toute la partie de la population qui ne tire pas l’essentiel de ses moyens d’existence du travail de la terre, en y comprenant aussi bien les pêcheurs que les ouvriers, employés ou petits artisans. De ce groupe, ne font partie les commerçants et certains artisans, c’est-à-dire pratiquement ceux qui ont besoin pour travailler d’une mise de fonds initiale assez importante, comme autrefois le forgeron, et aujourd’hui les mécaniciens, garagistes, électriciens, etc. Ceux-ci sont plus liés aux agriculteurs qu’à la population non agricole bien que leur genre de vie soit dans l’ensemble plutôt comparable à celui de cette dernière : c’est, si l’on veut, l’amorce d’une bourgeoisie rurale.
87La classe agricole présentait autrefois une diversité interne qu’elle n’a plus aujourd’hui. On pouvait y distinguer d’abord les paysans riches – un certain nombre de familles où se recrutaient les notables de la commune, les membres du Conseil de Fabrique de la paroisse, et bon nombre de ceux du Conseil Municipal. Ces familles avaient une certaine tendance à s’allier de préférence entre elles. Ensuite venaient les paysans moyens, et, tout en bas de l’échelle, les petits propriétaires et surtout les petits fermiers, dont les conditions de vie, souvent, étaient très proches de celles de la population non agricole.
88Cette dernière comportait de même plusieurs degrés de pauvreté. Certains de ses membres exploitaient quelque terre, qu’ils possédaient en propre ou qu’ils avaient louée. Le critère par lequel on les distinguait des petits agriculteurs, c’est qu’ils ne possédaient pas de cheval et devaient en emprunter un pour labourer leurs terres, ou louer les services d’un paysan chez qui ils allaient faire des journées en contrepartie. Qui n’avait pas de cheval à lui ne pouvait être choisi comme « fabricien ».
89Venaient ensuite ceux qui ne possédaient ni terre ni maison à eux, et enfin les plus pauvres, dépourvus d’emploi fixe, tour à tour journaliers agricoles, ouvriers saisonniers dans les conserveries, obligés à la mendicité lorsqu’ils se trouvaient sans travail ; de cette dernière catégorie faisaient aussi partie les veuves et orphelins d’ouvriers ou de petits artisans, que la mort du chef de famille privait de toutes ressources.
90Les domestiques de ferme, issus de la classe non agricole, s’en distinguaient cependant, et se rattachaient plutôt aux paysans dont ils partageaient la vie. Bien que ne faisant l’objet d’aucune discrimination de la part de leurs patrons, étant logés, nourris et vêtus de la même façon qu’eux, vivant comme des membres de la famille, ils étaient extrêmement mal payés et devaient travailler très dur.
91La division que je viens d’exposer de la société locale en deux classes principales correspond bien à l’ancienne conception populaire, qui opposait aux pochou gwiniz « sacs de blé », c’est-à-dire paysans – ce terme s’appliquant plus particulièrement aux paysans riches – les porkez, c’est-à-dire, « les pauvres gueux » les « petits », ceux qui, pour vivre, étaient pratiquement obligés de donner leur clientèle à une famille paysanne.
92Les rapports qui unissaient pochou gwiniz et porkez étaient faits essentiellement de complémentarité dans l’inégalité. Complémentarité professionnelle, d’abord, parce que les métiers exercés par la population non agricole avaient principalement pour but de fournir aux agriculteurs les services dont ceux-ci avaient besoin. Mais aussi complémentarité sociale, puisqu’on a vu que chaque exploitation agricole avait dans son orbite un certain nombre de familles non agricoles à qui elle était unie par un système traditionnel d’obligations réciproques quoique hiérarchisées. De même chaque ferme avait « ses » mendiants, qui passaient à jour fixe pour recevoir l’aumône. En outre, on leur servait un repas, et on leur permettait de dormir dans la grange. On voit à quel point tout gravitait autour des paysans, qui constituaient la classe dominante, et dont l’intérêt était que cette situation durât indéfiniment. C’est ce qu’exprimait d’ailleurs fort bien un passage de la prière qu’on récitait à la fin du repas du peurzorn : « … Pedi a reim evid ar zaout imolhet hag ar varhed rosed, evid ar re binvidig da binvidikaad, hag ar re baoul da jom en o stad… ». « Nous prierons pour les vaches prêtes à vêler et les juments prêtes à pouliner, pour que les riches s’enrichissent et que les pauvres restent dans leur état… ».
93Mais après la première guerre mondiale, les choses se mirent justement à évoluer rapidement. Tout d’abord, l’opposition entre les deux classes devint plus tranchée, par la disparition des petits fermiers et des petits propriétaires, dont quelques-uns, s’étant engagés dans la marine ou dans l’armée, s’intégrèrent à la classe non agricole, tandis que les autres émigrèrent, de même que les plus pauvres de cette dernière classe.
94Puis, les professions destinées à satisfaire les besoins locaux perdirent largement leur importance au profit de professions exercées hors de la commune. Et tandis que la situation économique des agriculteurs, après l’amélioration notable qui survint aux environs des années 20, n’évoluait ensuite que lentement, celle de la population non agricole connaissait un progrès continu et remarquable.
95Aussi, la situation actuelle est-elle très différente de ce qu’elle était il y a cinquante ans. Économiquement, la classe non agricole n’est plus soumise comme autrefois à la classe agricole ; elle est même dans l’ensemble dans une situation financière plus favorable que cette dernière. Quant aux obligations réciproques traditionnelles, elles ont subsisté, mais s’exercent dans un esprit de plus grande égalité, car, le personnel des fermes s’étant amoindri, l’aide que les paysans reçoivent de leurs « clients » n’est pas à négliger, tandis que ceux-ci pourraient à la rigueur se passer de l’aide de ceux-là et demander à un entrepreneur de travaux agricoles de venir travailler le peu de terres qu’ils ont. Mais ces prestations sont le seul lien qui les unisse encore, tandis que les sépare de plus en plus leur mode de vie, caractérisé, dans la population non agricole, par une urbanisation progressive8, visible aussi bien dans le souci qu’on y constate d’un plus grand confort que dans les nouvelles habitudes alimentaires.
96La situation plus favorable des non-agriculteurs explique leur agacement face au maintien de la suprématie politique des paysans au sein de la commune, d’autant qu’ils n’ont guère de chances de modifier la situation, puisque la répartition socioprofessionnelle joue de plus en plus en leur défaveur. Aussi accusent-ils souvent la municipalité d’agir comme s’ils n’existaient pas. Il est courant de les entendre dire par exemple « qu’il faut être paysan ici pour obtenir ce qu’on veut » ou que « les paysans, il n’y en a que pour eux ».
97Il règne d’ailleurs entre les deux classes une certaine forme d’animosité qui n’est jamais virulente, mais qui se manifeste souvent au cours des conversations. Les paysans éprouvent une certaine jalousie pour ces gens qui constituaient autrefois la partie la plus pauvre de la population, et qui aujourd’hui se font construire des maisons neuves, ont tout le confort chez eux, mangent chaque jour ce qu’eux-mêmes ne servent à leur table que le dimanche. « Les ouvriers, disent-ils, n’ont qu’à travailler un nombre limité d’heures par jour, et ils savent qu’ils ont gagné tant. Que dire des retraités, des hommes encore jeunes, qui pourraient se permettre de vivre sans rien faire, avec le seul montant de leur retraite. Et leurs femmes qui passent toute la journée chez elles, et n’ont d’autre travail que leur cuisine et leur lessive… Et pourtant, le père d’Untel était un pauvre sabotier qui passait tout son temps à travailler dans une misérable cahute. Et chez tel autre, ils étaient six enfants qui ne mangeaient pas à leur faim tous les jours, et on en avait pris un à la ferme comme petit vacher, au moins celui-là était nourri… Et maintenant, voilà qu’ils ont acheté une voiture ».
98De son côté, la population non agricole a bien l’impression d’avoir été exploitée et considérée de haut par les paysans. « On allait aider à la moisson, et en paiement, en plus de la nourriture, on recevait tout juste un kilo de pain, ou bien les paysans venaient faire deux ou trois journées avec leurs chevaux sur le peu de terre qu’on avait, et on était obligé en contrepartie d’aller tout au long de l’année les aider dans leurs gros travaux, sans autre rémunération. Le jour du pardon de Saint-Laurent, on mettait en tête de la procession, quelques jeunes filles pauvres aux côtés des filles de paysans. Pendant tout le trajet, c’étaient elles qui se relayaient pour porter les bannières, et puis, quand on arrivait non loin de la chapelle, les paysannes, qui s’étaient contentées jusque-là de tenir les cordons, prenaient leur place, et c’est elles qui avaient tout l’honneur… ». Des paysans d’aujourd’hui, on dit qu’« ils ne savent pas vivre », qu’« ils se plaignent de ne pas y arriver, mais en réalité, ils ne sont pas si pauvres que ça, ils savent bien placer leur argent chez le notaire, qui leur donne 12 % d’intérêt, alors qu’ils empruntent à 3 % au Crédit agricole ». La vérité, c’est qu’ils sont « crapules (= avares) » et « qu’ils ne savent pas s’organiser ».
99Ces griefs qu’on échange à l’occasion n’ont jamais entraîné d’hostilités ouvertes. On continue de se rendre des services. On ne se dispute pas. D’ailleurs les jeunes paysannes n’ont plus le mépris quelles professaient autrefois à l’égard des gens sans terre, avec qui elles se marient plus volontiers aujourd’hui qu’avec le propriétaire d’une grande ferme.
100Mais il est clair que les traces qui subsistent encore d’une ancienne organisation sociale dominée par les paysans sont en train de disparaître. La population non agricole a de plus en plus tendance à vivre indépendamment, en entretenant des rapports qui ne sont pas mauvais, mais ne vont guère au-delà du bon voisinage, avec la population agricole, qu’elle méprise un peu au fond d’elle-même parce qu'elle la considère comme rétrograde, alors qu’elle-même a choisi la voie du progrès.
Les groupements organisés
Les conseils de notables
Le Conseil de Fabrique
101Le Conseil de Fabrique est l’héritier diminué de l’ancien Général de la Paroisse, qui, sous l’Ancien Régime, administrait les biens paroissiaux et était chargé de la répartition et du recouvrement des impôts (Bernard, 1952, p. 110-11). Sous le régime du Concordat, le Conseil de Fabrique, moins nombreux, mais dont les membres étaient toujours choisis par cooptation, n’avait plus à s’occuper que des finances paroissiales devenues distinctes des finances municipales. Depuis la loi de Séparation de l’Église et de l’État, les anciens biens de l’Église étant devenus biens communaux, ses attributions se sont réduites considérablement, et il n’est plus guère appelé à donner son avis que sur l’achat de nouvelles chaises pour l’église, l’installation de nouveaux vitraux, etc. En fait, il n'a plus de voix que consultative, et le Recteur pourrait passer outre à ses avis ; ce n’est plus qu’une survivance.
102Survivance intéressante, toutefois, puisque la façon dont il se renouvelle, les fils y remplaçant les pères et les gendres les beaux-pères, permet à un contemporain de savoir quelles étaient autrefois les familles considérées comme formant l’élite de la société locale.
103Il est remarquable de voir qu’à Goulien, aujourd’hui, aucun de ses membres, à l’exception du maire, membre de droit, ne siège au Conseil Municipal. Ce ne fut pas toujours le cas. C’est un indice intéressant du remplacement des élites traditionnelles par des élites nouvelles.
Le Conseil Municipal
104Dans une petite commune comme Goulien, sans ressources propres, sans grands biens communaux, sans industries, pourvue d’un réseau de chemins communaux assez réduit, le rôle de la Municipalité n’est pas très important. Les affaires de routine peuvent aisément être réglées par le secrétaire de Mairie, et les réunions du Conseil sont assez rares et vite expédiées. Elles n’intéressent d’ailleurs en général personne et peu de gens cherchent à savoir ce qui y a été décidé, sauf naturellement s’il a été question d’un nouveau classement des terres ou du relèvement de la cote mobilière de tel ou tel.
105Pourtant, le fait d’être membre du Conseil Municipal paraît être une importante source de prestige : on a vu (Première partie), que l’histoire de la commune depuis 1880 avait toujours été marquée par des luttes électorales animées.
106En fait, il semble que ces compétitions peuvent être facilement résumées en une lutte, ouverte en permanence, entre les deux réseaux d’entraide et d’interdépendance qui se partagent la commune et que j’ai appelé « Réseau A » et « Réseau B », pour occuper la Municipalité.
107En effet, si l’on tient pour admis que l’appartenance à tel ou tel réseau est pratiquement liée à l’héritage de la maison, il est possible, en connaissant le nom de leurs héritiers actuels de présumer quel était celui auquel appartenaient les anciens conseillers. C’est ce que j’ai pu faire en partie pour les Conseils municipaux postérieurs à 1880, et il en est ressorti nettement que la Municipalité Moullec était placée sous l’hégémonie du réseau A, la Municipalité Dagorn sous celle du réseau B. Puis le réseau A se retrouva au pouvoir jusqu’en 1945, la délégation Spéciale et le Conseil qui en est issu étant constitués de membres du réseau B. Puis ce fut au tour du réseau A de revenir sur le devant de la scène… Dans bien des cas, d’ailleurs, à une génération d’écart, le fils avait remplacé le père ou le gendre le beau-père.
108Si les gens de Goulien n’ont pas du mécanisme des compétitions électorales une idée aussi systématique que ce que je viens d’exposer, ils savent bien en revanche que tout se réduit à des influences familiales, et ils pourraient sans se tromper de beaucoup dire qui vote pour qui.
Les substituts des groupes d’âge
La JAC
109S’il n’existe pas à Goulien d’organisation traditionnelle des jeunes gens, par exemple au sein d’un groupement de conscrits, on peut considérer que la JAC (Jeunesse Agricole Chrétienne), comme on continue d’appeler le mouvement qui répond à l’appellation nouvelle de MRJC (Mouvement Rural de la Jeunesse Chrétienne), car il ne comprend pas seulement des jeunes agriculteurs, mais aussi des apprentis, des jeunes ouvriers ou artisans ruraux, etc., joue bien le même rôle. Son implantation locale remonte aux lendemains de la dernière guerre.
110Bien qu’ouvert à tous les jeunes gens de la commune, il n’en regroupe cependant qu’une partie. Mais ici, le clivage se fait surtout entre les jeunes qui sont décidés à rester au pays, et ceux qui, poursuivant des études secondaires ou travaillant déjà en ville, se sentent déjà un peu détachés de la commune. Ces derniers sont souvent des enfants de familles non ou peu pratiquantes.
111Les effectifs locaux de la JAC, dont l’âge des membres se situe entre 17 et 20 ans, varient en fonction de la démographie : en 1962, on comptait à Goulien une douzaine d’adhérents réguliers, garçons et filles.
112Les activités au niveau de la commune sont centrées autour d’une enquête annuelle, dont les thèmes sont définis par les dirigeants nationaux, et destinées à mettre en lumière les problèmes qui s’y posent dans tel ou tel domaine. Les résultats de l’enquête sont ensuite présentés et discutés en public, au cours de veillées auxquelles sont imités les adultes et qui sont organisées successivement dans plusieurs quartiers de la commune. Tel est du moins le principe, car il y a des années où ces veillées ne peuvent être organisées.
113Il existe encore un autre type de veillées, dites veillées populaires, et dont le but est seulement récréatif : les jeunes y présentent des chants, des monologues, des jeux, etc.
114Les réunions, irrégulières, mais fréquentes, puisqu’il arrive qu'il y en ait deux, parfois trois en une semaine – mais il y a aussi des semaines sans réunions – sont essentiellement consacrées à la préparation de l’enquête et des différentes veillées.
115Parallèlement, il y a des réunions au niveau du secteur (qui correspond en gros au canton) et de la zone (qui regroupe les cantons de Pont-Croix et de Douarnenez) ; réunions de responsables ; réunions d’ensemble, où l’on discute de la préparation du « Festival des Jeunes » où seront présentés les meilleurs numéros passés au cours des « veillées populaires », qui, d’éliminatoires en éliminatoires pourront monter jusqu’à l’échelon national, ou bien des résultats obtenus par les enquêtes effectuées dans les différentes communes, que l’on compare entre elles ; réunions propres aux garçons et aux filles enfin, où les uns complètent leur formation agricole et discutent des problèmes professionnels, les autres s’intéressent aux problèmes plus particulièrement féminins.
116La formation reçue dans ces réunions n’est pas négligeable. En dehors des connaissances qu’ils y acquièrent, les jeunes apprennent à s’exprimer, à discuter, à soulever des problèmes, à essayer de les résoudre, et se forment peu à peu une personnalité. On est frappé par leur sérieux et par la conviction qui les anime.
117En même temps, ils agissent au sein de la commune comme des animateurs, aussi bien parmi les jeunes qui ne font pas partie du mouvement mais qu’ils entraînent dans la préparation de numéros pour le « Festival des Jeunes », que parmi les adultes qu’ils intéressent à leurs activités par les veillées qu’ils organisent.
118Malheureusement, du fait du petit nombre de jeunes à Goulien, la vitalité du groupement est souvent liée à la personnalité d’un dirigeant, dont le départ au service militaire ou le mariage peuvent entraîner le ralentissement des activités.
Les Anciens Combattants
119La section locale de l’Union Nationale des Combattants, si elle est à l’origine un groupement pour la défense de droits acquis, peut aussi être considérée comme un véritable groupe d’âge. À sa création, en 1925, elle réunissait pratiquement tous les hommes valides nés entre 1870 et 1898 ; c’est-à-dire, tous les hommes mûrs de la commune ; en 1945, alors que ces derniers avaient vingt ans de plus, ce qui en faisait déjà un groupe d’anciens, se créa une deuxième section réservée aux Combattants de 1939-45, soit pratiquement à tous les hommes faisant partie de la génération suivante. Il ne semble pas, en effet, qu’il y ait eu beaucoup d’exemptions de service militaire dans le pays.
120On a donc affaire, en quelque sorte, à deux sociétés d’hommes, ouvertes, l’une aux anciens, l’autre aux hommes d’âge mûr, et pour l’entrée desquelles la guerre jouerait le rôle d’une initiation préalable. De tous ceux qui sont en droit d’en faire partie, on ne compte guère que quatre ou cinq anciens combattants de chaque guerre qui aient refusé d’y adhérer, pour la raison qu'ils n’avaient pas réussi à obtenir la pension d’invalidité à laquelle ils estimaient avoir droit.
121C’était en effet l’une des activités les plus importantes de la section dans les débuts de sa création, que d’intervenir auprès des autorités pour défendre les positions de ses membres à ce sujet ; elle s’occupait de même de faire obtenir leur carte d’Ancien Combattant à ceux dont le cas n’était pas clair, parce qu’ils avaient été versés dans le service auxiliaire.
122Actuellement, les Anciens Combattants ne se réunissent plus qu’à l’occasion de la célébration du 11 novembre commémorant l’armistice qui a mis fin à la première guerre mondiale en 1918. Le défilé, le service commémoratif, le vin d’honneur, réunissent ceux de 1914-18 et ceux de 1939-45, mais au banquet par souscription ne se retrouvent que les anciens. Il n’est pas impossible que ceux-ci disparus, leurs cadets prennent leur place. En revanche, les anciens d’Algérie ne paraissent pas encore disposés à se regrouper, et l’actuel rassemblement de la population masculine dans les sections d’Anciens Combattants, dont il n’est pas impossible que la faveur qu’il a connue partout provienne d’anciennes habitudes liées aux catégories d’âge, paraît bien destiné à disparaître, à moins que d’autres groupements ne viennent prendre leur relève9.
Les groupements d’agriculteurs
Le syndicat des exploitants
123Le syndicat agricole de Goulien a été créé en 1921, mais il ne fit que vivoter jusqu’à la dernière guerre. Ses activités étaient assez réduites. Ses adhérents, au nombre d’une vingtaine, bénéficiaient de quelques avantages pour les achats d’engrais et surtout de l’aide de juristes en cas de procès, ce qui était un cas encore fréquent à l’époque. Mais il n’y avait qu’une réunion par an, à l’occasion de l’assemblée générale, et dans l’intervalle, aucune activité commune.
124Sous le régime de Vichy, l’organisation d’une « corporation paysanne » rendit obligatoire l’adhésion au syndicat, dont le président, ou syndic, fut considéré comme une sorte de « maire agricole ». En cette période de restrictions, les paysans retiraient de cette obligation plus d’inconvénients que d’avantages, car ils étaient soumis à de nombreuses réquisitions de la part du gouvernement et des occupants, sans parler des réquisitions clandestines des groupements de résistance.
125Aussi, après la libération, le syndicat reconstitué fut l’objet d’une désaffection croissante. En 1957, il ne comptait plus que sept ou huit membres.
126C’est à cette date qu’eut lieu la réorganisation de la Fédération Départementale des Syndicats d’Exploitants Agricoles. Une réunion fut organisée au bourg de Goulien, présidée par un délégué cantonal et par un délégué administratif de la Fédération. Tous les agriculteurs de la commune avaient été convoqués, et la plupart se rendirent à la convocation : c’était l’époque où l’on commençait de parler de la crise agricole ; le cours du porc était tombé à 80 fr. la livre ; dans certaines régions les paysans avaient manifesté pour la première fois en faisant des barrages sur les routes ; dans le Cap, chacun avait l’impression que les affaires allaient mal et qu’il fallait faire quelque chose.
127Aussi, presque tout le monde adhéra-t-il au nouveau syndicat, dont les cadres furent entièrement constitués d’exploitants jeunes et dynamiques formés par la JAC.
128Au début de sa création, son rôle fut surtout revendicatif ; nombreuses furent les manifestations auxquelles des gens de Goulien allèrent participer par cars spéciaux. Mais aujourd’hui, ses dirigeants insistent surtout sur le rôle éducatif qui doit être le sien ; et pratiquement, tous les groupements intéressant les agriculteurs : Mutualité Sociale Agricole, Mutuelle Incendie, Mutuelle Accidents, Mutuelle Chevaline, Syndicat d’Entraide, Coopérative, Groupement sanitaire pour l’élevage du bétail, Groupement de Vulgarisation et de Productivité agricoles, gravitent autour de lui ou sont animés par ses dirigeants.
129L’Assemblée Générale de la section locale a lieu statutairement dans le courant des quatre premiers mois de l’année. Elle est toujours très fréquentée. On y renouvelle les bureaux du syndicat aussi bien que ceux des groupements annexes, et le délégué cantonal y vient entretenir les adhérents de la situation agricole. Mais d’autres réunions ont lieu à dates variables chaque fois qu’un problème peut intéresser l’ensemble des agriculteurs de la commune. L’assistance y est chaque fois nombreuse, bien qu’il soit pénible à beaucoup d’abandonner leur travail pour y passer des heures qui, malgré tout leur intérêt à longue échéance, sont souvent considérées, par les vieux surtout, comme oisives.
130En fait, même les plus dynamiques des membres du syndicat sont encore loin de ce monde qui est celui où évoluent les grands noms du syndicalisme breton. On écoute avec respect, les dirigeants parler de « réformes radicales des structures », mais ce n’est que fort timidement que l’on sort des vieilles habitudes routinières. La cohabitation et l’exploitation en commun avec les parents y sont sans doute pour quelque chose.
131J’ai eu l’occasion d’assister à une réunion de syndicalistes agricoles de Poullan-sur-Mer, commune limitrophe de Beuzec à l’est. J’ai été frappé par la différence d’ambiance existant avec les réunions du même genre où j’avais pu me trouver à Goulien. Ici, tout le monde m’avait paru passif, écoutant sans réactions les exposés des membres du bureau, n’intervenant jamais, ne discutant seulement que par deux ou trois, après la réunion, autour d’un verre de vin devant le comptoir du débitant dans la salle de qui elle avait eu lieu. À Poullan, au contraire, où l’assemblée était dominée par des jeunes, la discussion était générale, beaucoup y apportant des éléments positifs, et les plus vieux cherchant à ne pas se sentir trop dépassés.
132Si donc il a considérablement évolué ces dernières années, le syndicalisme capiste paraît avoir encore bien du mal à se dégager du traditionalisme et de la routine.
133À Goulien, l’évolution des esprits a sans doute été freinée, en outre, par les difficultés causées par le remembrement. Depuis sa réorganisation, le syndicat avait été agité par de vives dissensions entre ses membres, et souvent les réunions, quel qu’en soit le but initial, finissaient par revenir sur ce sujet. Dans ces conditions, il était difficile aux agriculteurs de s’intéresser comme ils l’auraient dû à des problèmes d’un intérêt plus général. De plus les divisions traditionnelles de la commune se retrouvent au sein du syndicat, ce qui n’est pas fait pour arranger les choses.
134En effet, la grande majorité des agriculteurs de Goulien adhèrent au syndicat. Les quelques-uns qui n’en font pas partie sont surtout des personnes à tendances individualistes, opposées par principe à toute organisation, ou des individus plus ou moins marginaux, ou des inconstants qui ont payé leur cotisation une année et ont négligé de le faire l’année suivante. Aussi, à l’intérieur du syndicat, peut-on retrouver les mêmes oppositions qu’au sein de la commune.
135Territorialement, le syndicat est organisé par quartiers, dont est responsable un délégué de quartier, qui s’occupe de ramasser les cotisations, de porter les convocations, de tenir les gens au courant de ce qui se passe (carte 21). La façon dont ces quartiers ont été délimités est intéressante, car elle nous montre comment, spontanément, et en dehors des divisions territoriales traditionnelles, les gens de Goulien conçoivent l’organisation spatiale de leur commune.
136On voit que l’organisation traditionnelle y est encore sensible : les quartiers se regroupent en quartiers nordistes et sudistes, le bourg étant rattaché au Nord, ce qui est conforme aux anciennes habitudes. Une seule exception : Kerrest, village nordiste, regroupé avec Lannourec et Kerlann, villages sudistes. Mais ici, c’est le moindre éloignement qui est entré en ligne de compte (il n’y a pas en effet de chemin direct entre Kerrest et Leslannou, qui, à vol d’oiseau, serait plus proche). Quant à la division en trèves, elle se retrouve assez visiblement pour Lannourec, un peu moins pour Langroaz.
137Ces quelques indications suffisent, je crois, à montrer que le syndicat agricole ne s’est pas totalement dégagé des structures anciennes.
Le syndicat d’entraide
138À côté des groupements qui dépendent pratiquement plus ou moins du syndicat des exploitants, et auxquels la presque totalité des syndiqués appartiennent (Mutuelle, Coopérative), le syndicat d’entraide joue un rôle particulier : il a en effet la particularité de se recruter pour une part parmi des exploitants et pour une part parmi des non-exploitants.
139Ce syndicat a été institué pour permettre aux agriculteurs qui vont exécuter des travaux chez d’autres personnes ne possédant pas de tracteur, de pouvoir bénéficier de bons d’essence détaxée supplémentaires. Les possesseurs de tracteurs à essence reçoivent en effet chaque année une certaine quantité de bons, proportionnelle à la superficie de leur exploitation, qui leur permettent de payer leur carburant, libre de toutes taxes, 0,52 fr. au lieu de 0,98.
140Lorsqu’un agriculteur doit aller travailler chez quelqu’un, il va demander au secrétaire du syndicat un bon provisoire qui devra être signé par la personne chez qui le travail sera exécuté, en mentionnant le nombre d’heures de travail et la quantité de carburant dépensée. Muni de ce bon, l’agriculteur peut alors se rendre chez le pompiste de son choix – dont il a d’avance indiqué le nom, et prendre l’essence dont il a besoin.
141Le Génie Rural alloue chaque année pour 3 000 litres de bons d’essence au syndicat, mais on en consomme de moins en moins, parce qu’il y a de plus en plus de tracteurs à moteur Diesel.
142Dans d’autres communes, ce syndicat a évolué en une « banque du travail », qui permet de comptabiliser les prestations de travail réalisées à titre d’entraide, selon un barème très précis, et, à la fin de l’année, de rémunérer chacun de ceux qui ont fourni plus d’aide qu’ils n’en ont reçue, de même que ceux qui se trouvent dans la situation inverse paient pour l’excédent de travail dont ils ont bénéficié. Mais les Capistes préfèrent s’en tenir à l’ancien système des prestations traditionnelles, bien que celui-ci entraîne souvent de grandes inégalités dans les services échangés.
Les groupements spontanés
143Ces dernières années ont vu la création de groupements d’agriculteurs nés en dehors de l’orbite syndicale, sinon en dehors de son influence, puisque ce sont des syndicalistes qui en sont les promoteurs.
144C’est dans cette catégorie qu’il faut ranger le groupement des producteurs de petits pois.
145Jusqu’à ces dernières années, les producteurs de petits pois du Cap, dont la récolte ne peut être absorbée que par les conserveries, puisque la région se trouve trop loin des centres urbains pour pouvoir espérer l’y écouler directement, se trouvaient soumis au bon vouloir des directeurs de ces usines. Ces derniers installaient leurs batteuses en certains points du Cap, où les cultivateurs devaient apporter leur récolte. Les critères permettant de juger la qualité de la production étaient fixés unilatéralement, son évaluation était faite par les employés de la conserverie, et les prix de la marchandise étaient fixés par un accord entre les seuls industriels. De plus, pour l’achat des semences, il fallait obligatoirement passer par l’intermédiaire d’un courtier qui prenait une commission relativement importante, ce qui réduisait d’autant la marge bénéficiaire déjà réduite des cultivateurs.
146Aussi, en 1962, les producteurs de petits pois du Cap ont-ils décidé de s’unir pour offrir un front commun aux industriels, et des négociations très dures leur ont permis d’obtenir un relèvement appréciable des prix pratiqués, qui ne seraient plus appliqués qu’au kilo, quelle que soit la qualité de la production. De même, leur groupement se chargeait lui-même de l’achat des semences, ce qui lui permettait de se passer de l’intermédiaire des courtiers.
147C’est là un type nouveau de groupement, puisqu’il est fondé uniquement sur l’intérêt commun de ses membres, sans autre considération extérieure.
148Toutefois, les vieilles oppositions traditionnelles peuvent se glisser parfois jusqu’à l’intérieur de créations d’esprit apparemment très moderne. C’est ce qui se produit par exemple pour deux groupements nés en 1963 et qui ont pour but l’utilisation en commun de matériel agricole. Ce ne sont pas à proprement parler des CUMA, à l’égard desquels les Capistes montrent quelques réticences : ces groupements sont des créations spontanées sans existence officielle, prévues seulement pour l’utilisation de quelques instruments (pulvérisateurs d’engrais, planteuse, presse à foin) qui ne servent que quelques jours par an et qu’il serait donc peu rentable de posséder seul, ou même à deux ou trois.
149Voici à titre d’exemple l’accord qui a été signé pour l’achat en commun d’une planteuse.
« Entre les soussignés… (suivent les noms)… il a été décidé l’achat d’une planteuse de choux et betteraves et de pommes de terre au prix de 1560 F + 234 F (prix de l’adaptateur pour plantation de pommes de terre) + effaceur de roues. La part de chacun à l’achat est le prix total divisé par huit. La ristourne de 10 % du Génie Rural sera réservée pour les réparations éventuelles. La machine sera entreposée chez Jean Perennes, Kérisit (son propriétaire nominal). Chaque utilisateur devra prévenir quelques jours à l’avance afin d’établir l’emploi du temps de la machine. Son utilisation est strictement réservée aux soussignés et ne doit en aucun cas être prêtée. Les réparations seront réparties également entre les propriétaires. La présidence du groupement sera assurée par Jean Velly et la trésorerie par Jean Perennes ».
Suivent la date et les signatures.
150Les membres du groupement précédent se retrouvent, augmentés de nouveaux membres, dans un groupement annexe pour l’utilisation en commun d’un pulvérisateur d’engrais.
151Un autre groupement, organisé sur des bases un peu différentes, le paiement de la quote-part se faisant au pourcentage de la superficie des exploitations des adhérents, existe pour l’utilisation d’un pulvérisateur d’engrais et d’une presse à foin.
152La localisation des membres de ces deux groupements, les uns dans la moitié nord, les autres dans la moitié sud de la commune, est extrêmement frappante : on s’en assurera par la carte 22. En l’occurrence, les critères de distance ne jouent guère, certains membres du groupement du nord étant au moins aussi près du lieu où se trouve entreposé le pulvérisateur du Sud et inversement. On remarquera cependant quatre cas aberrants de membres adhérant au groupement centré sur la moitié opposée à celle qu’ils habitent, et cela malgré la distance considérable qui les sépare de la machine. C’est qu’un deuxième facteur traditionnel entre en jeu : le groupement du Nord est presque exclusivement composé de membres du réseau A et celui du Sud du réseau B : il s’agit de gens pour qui les affinités avec l’un ou avec l’autre comptent plus que l’appartenance à telle ou telle moitié : membres du réseau A, ils adhèrent au groupement où celui-ci est dominant et inversement. Cela est très visible si l’on superpose les cartes 12, 13 et 22.
153Naturellement, au niveau conscient, cela se traduit en termes d’amitié ou d’inimitié avec tel ou tel membre de chacun des groupements.
154La persistance de ces anciennes structures au sein d’institutions nouvelles n’en reste pas moins remarquable.
Les groupements à buts récréatifs
155J’ai déjà parlé du club de football qui exista à Goulien de 1932 à 1952 et de ses vicissitudes. Quand il se fut dispersé définitivement, un certain nombre de ses membres, qui avaient pris l’habitude de jouer ensemble à la pétanque, pensèrent tout naturellement à le remplacer par une société consacrée uniquement à ce dernier jeu, pour lequel il n’y a de limites ni de nombre ni d’âge.
156Après quatre ans d’existence non officielle, la société de pétanque déposa ses statuts à la préfecture en 1956.
157Les membres de la société se recrutent exclusivement dans la classe non agricole. Ils sont actuellement au nombre de douze adhérents réguliers, mais quelques autres viennent se joindre parfois à eux.
158Les parties se disputent chaque dimanche après-midi sur le terrain où se trouve le monument aux morts – et qui avait d’ailleurs été aménagé spécialement par la société avant que la municipalité ne l’utilise. Le soir, les perdants paient une tournée d’apéritif aux gagnants. Chaque joueur paie 0,20 fr. par journée de jeu. La somme ainsi amassée permet d’organiser un banquet annuel chaque 14 juillet, suivi d’un concours dont l’équipe gagnante se partage un prix constitué par le reste de la somme amassée au cours de l’année.
159Certaines années, la société a organisé des bals, mais elle y a renoncé depuis quelque temps car ce n’était pas rentable.
160Beaucoup de paysans de Goulien se moquent un peu des joueurs de pétanque, car elle leur rappelle un ancien jeu pour enfants appelé boullou houarn (« boules de fer »).
Les associations familiales
161Ces dernières années ont vu la création à Goulien d’associations d’un type nouveau dont le point commun est de grouper non plus des hommes, mais des ménages.
162La plus ancienne – sa création remonte à 1952 – et la plus vivante est sans doute l’Association des Parents d’élèves de l’École Publique.
163À Goulien, les luttes scolaires n’ont pas le caractère virulent quelles révêtent dans d’autres communes voisines. Jusqu’en 1953, la grosse majorité des enfants étaient envoyés à l’école primaire communale. Ce n’est qu’en 1953 qu’un service de ramassage scolaire fut organisé pour permettre aux parents qui le voudraient d’envoyer leurs garçons à l’école libre du Christ-Roi à Plogoff et leurs filles à l’école St-Joseph à Cléden. Cette initiative n’avait pas eu beaucoup de succès à l’origine, mais peu à peu l’école communale perdit ses élèves au profit de ces écoles libres, cet exode étant accéléré par le fait que l’institutrice de l’époque, pour des raisons personnelles, n’inspirait plus confiance aux parents.
164Actuellement, l’école communale n’a donc plus qu’un nombre réduit d’élèves, recrutés en majorité parmi les familles « laïques » ; mais ce ne sont pas les seuls : on y trouve aussi des enfants de familles pratiquantes qui trouvent tout de même plus commode de les envoyer à une école toute proche plutôt que d’avoir à les faire lever au petit matin et à leur imposer un long trajet en car chaque jour. Enfin, les enfants de l’Assistance Publique, même si les enfants de la famille où ils se trouvent placés vont à l’école libre, doivent être envoyés à l’école communale.
165L’Association des parents d’élèves de l’École Publique ne comprend donc pas uniquement des parents de tendance « laïque ». En revanche, toutes les personnes de tendance « laïque » de Goulien, même si leurs enfants ont quitté l’école, ou même si elles n’ont pas d’enfants, tiennent à en faire partie. Elles se recrutent essentiellement dans la classe non agricole.
166Les activités principales de l’Association consistent dans une fête organisée à Noël, comprenant séance de cinéma, tombola, et piécette bretonne jouée par des instituteurs du mouvement bretonnant « ar Falz », et dans une promenade scolaire qui a lieu avant les grandes vacances d’été, en juillet. En 1964, l’Association a organisé pour la première fois une kermesse dont le succès a été assez grand (bien que beaucoup de personnes de Goulien se soient abstenues d’y assister), et elle se promettait de recommencer à l’avenir cette expérience. Les sommes recueillies permettent de financer en partie la promenade scolaire et de garnir les caisses de l’école, pour achat de livres, organisation d’un arbre de Noël, etc.
167Parallèlement à cette Association, il en existe une autre pour les parents d’élèves des écoles libres, mais comme celles-ci sont éloignées de la commune, pratiquement l’adhésion y est simplement nominale.
168En revanche, 1963 a vu la création dans la commune d’une Association Familiale, affiliée à la Fédération Départementale de la Famille Rurale du Finistère. Son but initial était de prendre en mains, en commun avec les Associations semblables formées dans le Cap, l’organisation du ramassage scolaire : elle s’adressait donc en premier lieu aux parents d’élèves des écoles libres, mais elle était ouverte aussi aux simples sympathisants. Le ramassage scolaire ayant été finalement pris en charge par la municipalité de Cléden, l’Association s’est trouvée tout à coup sans but précis, et à mon départ, on ne savait encore quelle serait son activité future.
169Ce sont en grande partie les mêmes personnes qui avaient participé à la création de cette association, qui ont au début de 1964 lancé à Goulien une Association des Aides Familiales Rurales. Ces Aides Familiales sont des jeunes filles qui ont reçu une formation spéciale et qui, dans les communes où elles sont implantées, viennent à la demande travailler dans les familles qui ont besoin d’elles, soit parce que la mère de famille est malade ou fatiguée, soit parce qu’on désire prendre un jour de repos, etc. Dans certains cas, la dépense peut être prise en charge par l’Association elle-même, ce qui permet aux familles dans la gêne d’avoir recours à elles.
170Jusqu’en 1963, certaines personnes de Goulien adhéraient à l’Association qui existait depuis quelques années à Beuzec. Celle-ci ayant pris progressivement de l’importance, il a été décidé d’essayer d’en créer une indépendante à Goulien. C’est ce qui a eu lieu au début de 1964.
171De telles Associations recevant très peu de subventions, il est nécessaire qu’elles se dépensent constamment pour trouver les fonds nécessaires à payer les Aides : elles doivent donc organiser chaque année séances récréatives ou cinématographiques, kermesses, tombolas, etc. Mon départ m’a empêché de suivre l’évolution de cette initiative, mais elle semble avoir pris un bon départ : il y avait eu dès le début une vingtaine d’adhérents.
172Parmi les Associations familiales, je citerai enfin pour mémoire le Mouvement Familial Rural, mouvement de foyers catholiques qui constitue en quelque sorte la prolongation de la JAC. À Goulien, seuls deux foyers faisaient partie de l’équipe locale qui se recrute dans tout le Cap et dont les réunions ont lieu à Pont-Croix. Mais ils n’y participaient guère.
173Toutes ces dernières associations sont d’inspiration chrétienne et regroupent surtout des personnes de moins de quarante ans : les femmes n’y sont pas les moins assidues, ce qui est frappant, car tous les groupements dont il avait été question précédemment étaient exclusivement masculins. On y relève une majorité de familles du réseau A.
Goulien et la société globale
L’esprit de clocher
174Goulien, ce n’est pas seulement une commune, une simple subdivision administrative à base territoriale, c’est surtout une communauté, c’est-à-dire un groupement d’hommes pleinement conscients de partager un héritage qui leur est propre et par lequel ils se distinguent des autres ; les liens de parenté qui les unissent, les structures sociales traditionnelles ou les groupements communaux de création récente en assurent la cohésion interne.
175Cette communauté affirme de même fortement son originalité face aux communes voisines. « Nous autres, disent volontiers les gens de Goulien, on est assez “blagueurs” (on aime bien parler) et même un peu fiers ; mais on est toujours accueillants avec les étrangers. C’est comme ça qu’on est ». Suit la comparaison : « Ce n’est pas comme les gens de Cléden, ou de Primelin, qui sont ceci, qui sont cela… »
176Car pour chaque commune des environs, on a une image stéréotypée de son caractère, que résume un sobriquet traditionnel que les intéressés doivent accepter bon gré mal gré. Ainsi :
Plouked Beuzek, les « ploucs de Beuzec » sont considérés comme des gens terre à terre, attachés exclusivement aux biens matériels et à l’argent, incapables de trouver un autre sujet de conversation, même aux pardons ou dans les fêtes de famille, que leurs terres ou leurs affaires.
Kolochistrou Eskibien, les « maniérés d’Esquibien », sont accusés de vouloir jouer aux citadins, et de se prendre pour des êtres d’essence supérieure qui considèrent les autres Capistes comme des paysans incultes.
Poloserien Primel, les « mangeurs (ou voleurs) de polos (sorte de prune sauvage) de Primelin » voient leur surnom expliqué par une légende selon laquelle ils auraient vendu autrefois la statue que leur saint éponyme, saint Primel, possédait dans leur église, en échange d’une cargaison de ces fruits. Pour tout dire en un mot, ce sont des mécréants pour qui rien n’est sacré.
Pochou gwiniz Kleden, les « sacs de blé de Cléden », sont jugés intéressés, méfiants, peu accueillants.
Pochou krañked Plougoñ, les « sacs de crabes de Plogoff » portent le sobriquet apparemment le plus anodin de tous ; il traduit peut-être l’éloignement que ressentent les paysans du Cap à l’égard de ces voisins qui tirent presque entièrement leurs revenus de la pêche. On ne manque pas d’ailleurs de se moquer de l’usage qu’ils ont de partager les héritages au lieu de les transmettre à un seul des enfants, ce qui finit par donner à chacun des portions de lande à peine plus grandes qu’un mouchoir…
177Enfin, les gens de Goulien reçoivent de leurs voisins le surnom de Gaolejenn, qu’on traduit par « ceux qui marchent à grandes enjambées » en tenant le milieu de la route. On dit d’eux qu’ils sont fiers et même vaniteux, voulant toujours faire mieux que leurs voisins et s’imposer partout.
178Ces oppositions entre communes se concrétisent par des conflits occasionnels. C’est ainsi que des bagarres éclataient fréquemment entre garçons de Goulien et garçons de Cléden, lorsqu’ils se baignaient en même temps sur la petite plage de Louedec, qui forme limite entre les deux communes. Par un accord tacite, cette plage était partagée en deux moitiés à peu près égales réservées aux jeux de chacune des bandes d’enfants et appelées Porz Kleden et Porz Goulien (le port de Cléden et le port de Goulien). Des « incidents de frontières » se produisaient de temps en temps et entraînaient de violentes batailles. De même, les enfants de Cléden et ceux de Plogoff s’affrontaient habituellement à la baie des Trépassés.
179Pour les aînés, les occasions de bagarres étaient fournies par les bals de noces, où il n’est encore pas rare que les jeunes gens du pays se prennent de querelle avec ceux venus de l’extérieur. À Goulien, c’est avec les jeunes de Plogoff que les conflits éclatent le plus souvent.
180Enfin, les adultes, s’ils ne s’affrontent pas en batailles rangées, ont eu plus d’une fois l’occasion de se disputer de commune à commune. C’est ainsi que depuis plus de quatre-vingts ans, Esquibien et Primelin s’opposent à ce que soit construite une route qui traverserait le territoire de l’une ou de l’autre et qui mettrait le bourg de Goulien à seulement trois kilomètres de la route nationale, au lieu de six actuellement en passant par les Quatre-Vents. La municipalité de Goulien avait pourtant fait goudronner la route de Trévern jusqu’au ruisseau qui forme la limite, mais au delà, elle n’est toujours prolongée que par un chemin creux étroit et boueux ; autrefois, ces communes fondaient leur refus sur la crainte que les gens de Goulien ne viennent les concurrencer dans le ramassage du goémon sur la côte sud. Aujourd’hui, cette activité est devenue tout à fait secondaire, mais on ne veut toujours pas construire la route.
181Sans aller jusqu’au conflit, l’esprit de clocher peut se traduire aussi par le simple refus de donner quoi que ce soit aux enfants qui s’aventurent au-delà des frontières de la commune pour leur quête du 1er janvier, alors même que ce sont des voisins et que les enfants de ces communes ne font même pas de quête de leur côté ; ou par le refus des gens du quartier de St-Laurent à Beuzec de donner à la quête dont le montant aurait pourtant servi à l’entretien de la chapelle de Lannourec où ils viennent aussi souvent que les gens de ce quartier se trouvant sur Goulien.
182Ce que j’ai dit pour les mariages entre les deux moitiés de la commune est valable aussi pour les mariages de commune à commune : les personnes que leur mariage a fait changer de résidence adoptent en général pleinement les opinions en cours dans leur nouvelle commune concernant leur commune d’origine.
Goulien et le Cap
183Dès le début de cette monographie, j’ai tenu à souligner que la commune ne pouvait être considérée isolément que par l’effet d’une abstraction, puisqu’elle se trouvait partie intégrante d’ensembles sociaux qui s’englobent plus ou moins mutuellement. Quel que soit le sentiment que les gens de Goulien possèdent de l’originalité de leur commune et de son existence comme une entité individuelle, ils sont non moins conscients que cette originalité et cette individualité s’exerce d’abord à l’intérieur d’une réalité ethno-culturelle qui s’appelle le Cap ; et dans une large mesure, une bonne partie de ce qui a été dit de Goulien dans ces pages aurait pu valablement être étendu à l’ensemble du Cap.
184Cependant, il ne faut pas imaginer le Cap comme un ensemble parfaitement homogène ; il possède au contraire une structure interne fondée sur un système d’oppositions et d’affinités qui unissent ou séparent les communes qui le composent selon des modalités diverses.
185Il existe d’abord une première division du Cap en deux zones d’affinités économiques et sociales situées respectivement au nord et au sud du sillon médian.
186Les communes du Nord, Cléden, Goulien et Beuzec, sont essentiellement des communes agricoles restées encore assez traditionnelles dans leur mode de vie, politiquement orientées plutôt à droite : successivement royalistes jusqu’au début du siècle, favorables au Parti Démocrate entre les deux guerres, MRP, indépendantes ou UNR depuis 1945.
187Les communes du Sud, Plogoff, Primelin et Esquibien, sont plus tournées vers les activités maritimes, plus urbanisées, et politiquement orientées plutôt à gauche : successivement républicaines, radicales, et depuis 1945, socialistes ou communistes.
188Le Sud est nettement plus peuplé que le Nord (5 854 habitants en 1962, contre 4342) pour une superficie pourtant inférieure d’un bon tiers. Dans le domaine agricole, des différences sont de même visibles, les exploitations du Sud étant nettement plus petites que celles du Nord (Centre d’Économie Rurale du Finistère, § 6), et les cultures maraîchère et légumière y étaient plus nettement développées.
189Les deux petites villes situées en marge du Cap s’opposent de la même façon : Pont-Croix, voisine de la moitié Nord, est d’abord une ville de foires, un centre où les paysans viennent traiter leurs affaires, tandis qu’Audierne, prolongation de la moitié Sud, est essentiellement tournée vers la mer. De même, la première a une municipalité de droite, la deuxième de gauche.
190À côté de cette division politico-socio-économique, il en existe une autre qui partage le Cap d’Est ou Ouest en trois zones d’affinités culturelles et linguistiques, englobant, la première Beuzec (et Pont-Croix), la deuxième Goulien, Esquibien et Primelin (et Audierne), la troisième Cléden et Plogoff10. Cette division m’a été souvent confirmée par divers informateurs, qui appuient généralement leur conviction sur des comparaisons de vocabulaire et d’accent dont on trouvera ci-dessous quelques exemples :
191Encore une fois, ces différences sont minimes et empêchent d’autant moins l’intercompréhension que chacun, tout en restant fidèle à ses propres idiotismes, à sa façon de parler, à son accent, connaît parfaitement ceux des autres. Quant à savoir si les limites que l’on assigne traditionnellement à ces trois zones sont réelles, c’est un problème aussi secondaire (au point de vue qui nous intéresse actuellement, du moins) que de savoir si les différences linguistiques qu’on prétend trouver entre le Cap et les pays voisins sont réellement importantes : ce qui compte, c’est l’existence de ces convictions chez les Capistes.
192Toutefois, il est bien difficile de dire à quoi correspondent ces différences existant à l’intérieur du Cap. Les Capistes se bornent à les souligner sans leur donner aucune signification. On ne peut même pas dire si elles remontent loin dans le temps ou si elles ne sont que la conséquence momentanée de contingences locales ; des recherches historiques se révéleraient peut-être intéressantes à cet égard.
193Chaque commune du Cap est donc impliquée dans un double système d’affinités. Ainsi, Goulien est plus proche de Cléden et de Beuzec par son économie et son mode de vie, plus proche d’Esquibien et de Primelin par sa langue. C’est avec Plogoff qu’elle a donc le moins d’affinités. Il est intéressant de remarquer que ces deux axes, l’un horizontal, l’autre vertical, selon lesquels s’ordonnent les relations de Goulien avec les communes voisines sont aussi les mêmes que suivent les échanges matrimoniaux entre Goulien et les communes du Cap.
194En effet, il semble bien que les mariages qui ont eu lieu dans le Cap de commune à commune obéissent à certaines règles qui ne sont pas dues au hasard, et dont les Capistes sont bien conscients. C’est ainsi que selon mes informateurs de Goulien, la plupart des femmes étrangères à la commune qui y sont venues par leur mariage seraient originaires de Beuzec, et dans une moindre proportion, de Cléden. En revanche, un grand nombre de femmes de Goulien iraient se marier à Esquibien et Primelin. Peu d’hommes de Goulien iraient se marier à l’extérieur.
195Un examen des derniers recensements montre qu’en effet, sur 87 personnes venues à Goulien par leur mariage, 69 sont originaires des cinq autres communes du Cap, soit 27 de Cléden, 29 de Beuzec, 8 d’Esquibien, 6 de Primelin et 6 de Plogoff. La moitié des 18 restantes proviennent de Pont-Croix, Audierne et Plouhinec, et les autres pour la plupart de communes peu éloignées.
196Si l’on ne considère que les agriculteurs, on notera que 6 hommes seulement sont originaires de l’extérieur, contre 37 femmes. Celles-ci proviennent en majeure partie de Beuzec (14) et de Cléden (10). Inversement, les 46 femmes de Goulien mariées dans les communes du Cap se trouvent en premier lieu à Cléden (17) et Esquibien (14).
197Mes informateurs m’avaient donc tracé de la situation un tableau très proche de la réalité.
198Mais cette réalité repose-t-elle sur un système cohérent, ou bien est-elle le résultat de contingences du moment ?
199Il faudrait, pour répondre valablement à cette question, se livrer à une étude approfondie des échanges matrimoniaux dans le Cap et dépouiller les registres de mariages aussi loin que possible dans le temps. Je n’en avais pas le loisir. Un examen des recensements de 1872 et 1911 peut cependant permettre d’avoir une première impression (je n’ai pu tirer parti des recensements antérieurs à 1872, car les lieux de naissances des personnes recensées n’y sont pas indiqués) (tableaux XV et XVI).
200On notera tout d’abord qu’en 1872, les personnes venues habiter Goulien par leur mariage étaient toutes originaires exclusivement des quatre communes limitrophes. En 1911, on en trouve quelques-unes originaires de communes voisines extérieures au Cap (mais surtout dans la population non agricole), et de Plogoff. Enfin en 1963, le nombre de personnes extérieures au Cap a un peu augmenté, mais dans une faible proportion ; c’est surtout avec les communes situées en bordure du Cap que les échanges se sont développés.
201Si on regarde maintenant le mouvement inverse, on voit qu’il y avait déjà des personnes originaires de Goulien mariées dans les communes en marge du Cap dès 1872, mais seulement dans la population non agricole ; on en trouve quelques-unes dans la population agricole en 1911, un peu plus en 1963.
202En ce qui concerne l’endogamie communale, nous voyons (tab. XVII) qu’elle a fortement décru depuis 1872. Mais tandis que cette décroissance est constante dans la population non agricole, on observe une légère remontée dans la population agricole depuis 1911. Quant aux mariages avec déplacement dans la commune du conjoint, ils touchent nettement plus de femmes que d’hommes chez les agriculteurs, alors que la différence est bien moins nette dans la population non agricole11. On notera aussi que les échanges ont toujours été plus ou moins déséquilibrés, les personnes venues à Goulien par leur mariage étant moins nombreuses que celles qui en sont parties.
203Les échanges les plus nombreux ont toujours eu lieu avec Cléden. Chez les agriculteurs – on s’en tiendra aux agriculteurs, puisque c’est chez eux que l’on observe l’évolution la plus lente – les échanges dans le sens Goulien-Cléden sont généralement plus importants que ceux de sens inverse. En moyenne, Cléden est avec Esquibien la commune qui reçoit le plus de femmes de Goulien.
204Anciennement, c’était avec Esquibien qu’avaient lieu ensuite les échanges les plus importants ; en 1963, elle vient un peu après Beuzec. Dans ces échanges, Goulien était encore plus nettement déficitaire qu’avec Cléden.
205Beuzec semble depuis longtemps envoyer à Goulien plus de femmes qu’elle n’en reçoit. En 1872, sur 10 femmes d’origine extérieure, 5 venaient de cette commune. C’est pourquoi on entend souvent dire que « toutes les femmes de Goulien viennent de Beuzec » : cette exagération reflète une réalité.
206Des quatre communes limitrophes de Goulien, Primelin est celle où les échanges ont toujours été les plus faibles.
207Il semble donc que certaines constantes puissent être mises en lumière dans les échanges matrimoniaux qui se font entre Goulien et les communes limitrophes, et je crois qu’une étude approfondie pourrait se révéler très intéressante12.
Goulien et la société nationale
208Que le Cap ait été extrêmement isolé jusqu’à la fin du XIXe siècle ne signifie pas qu’il soit entièrement resté en dehors des courants d’idées, ou des influences venues de l’extérieur. Cependant, dans l’ensemble, ces influences ne pénétraient que lentement dans ce milieu fermé. Ce qui caractérise l’évolution récente, c’est justement cette ouverture de plus en plus large, et dans tous les domaines, au monde du dehors.
209Autrefois, l’économie locale était largement autarcique. Cependant, même au début du XIXe siècle, il y avait entre le Cap et le reste du pays un échange réduit, mais constant, de produits : le Cap recevait des matières premières, quelques produits alimentaires, tandis que son blé, ses chevaux, son bétail étaient vendus au loin. S’il pouvait continuer de vivre de la même façon quels que soient les cours des marchés, en revanche, ses possibilités de prospérité étaient liées à la situation de l’économie nationale. Mais aujourd’hui, c’est sa vie même qui en dépend, puisque les paysans vivent surtout de ce qu’ils vendent, et qu’une partie des activités locales gravitent autour de l’agriculture et des agriculteurs. Quant aux membres des autres professions, pour la plupart d’entre eux fonctionnaires, militaires, retraités, c’est l’État lui-même qui assure leur subsistance.
210Autrefois, on n’avait guère affaire à l’administration ou aux services publics. On déclarait les naissances et les décès, on faisait enregistrer ses mariages à la mairie, on acquittait ses impôts, mais tout cela se déroulait dans le cadre local. Même les procès se jugeaient à Pont-Croix. Aujourd’hui, l’individu se trouve pris dans un réseau serré d’obligations de toutes sortes, d’affiliations à des organismes privés, semi-publics ou publics, qui suivent sa trace depuis Quimper, Landerneau ou Paris.
211Autrefois, on ne connaissait que peu de choses du reste du monde. Il y avait bien des gens qui avaient voyagé, soit pour leur service militaire, soit dans la marine, soit pour chercher du travail en ville, mais leurs récits n’avaient pas plus de consistance pour ceux qui les écoutaient que les contes que l’on disait le soir à la veillée. Ceux-là mêmes qui avaient été au dehors et qui en étaient revenus s’y étaient trouvés un peu comme sur une autre planète, à la façon de cette vieille femme de l’île de Sein qui, venue pour la première fois de sa vie à Pont-Croix, s’émerveillait de voir la terre si vaste, mais s’y sentait si désorientée qu’elle n’avait d’autre désir que de retourner au plus vite sur son île. Quant aux émigrés qui avaient réussi à s’acclimater ailleurs, ils y restaient définitivement, et on n’entendait plus parler d’eux. Les moyens d’information ? Ils étaient réduits : quelques riches paysans achetaient le journal une fois par semaine, et les nouvelles se répandaient, plus ou moins déformées, de bouche à oreille. Aujourd’hui, l’éducation de base est largement répandue, les moyens d’informations se sont multipliés, et l’intérêt pour ce qui se passe ailleurs s’est développé, en partie parce que la vie locale en dépend. Les voyageurs sont plus réceptifs à ce qu’ils voient, les émigrés gardent le contact avec leurs parents restés au pays, écrivent, viennent en visite chez leurs parents, les imitent chez eux…
212Les particularités locales tendent à s’estomper. Bien qu’encore solide, la langue bretonne est supplantée de jour en jour par le français. Les anciennes techniques apprises de père en fils sont abandonnées au profit de celles qu’on apprend dans les groupements de vulgarisation, dans les journaux professionnels, dans les cours par correspondance. Les modes nouvelles dans les domaines ménagers, alimentaires, vestimentaires, tendent à uniformiser les conditions de vie des gens de Goulien avec celles des autres français.
213Pour le touriste, pour le technicien agricole, pour le fonctionnaire, pour l’économiste, pour le sociologue rural, Goulien n’est plus qu’une commune de la campagne française, avec sa physionomie et ses problèmes particuliers, mais semblables à combien d’autres.
214Et les gens de Goulien, si conscients qu’ils soient de l’originalité de leur commune, de leur pays, de leur province, se sentent parfaitement solidaires du reste de la France.
215Un demi-siècle a suffi pour faire d’une communauté fermée, vivant sur des traditions remontant parfois au néolithique, une cellule apparemment parfaitement intégrée de la société nationale.
216Mais si l’on recherche au-delà des apparences, on découvre que bien des anciennes traditions se survivent et jouent un rôle secret mais parfois important dans la constitution des réalités d’aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 Le cas présenté ici comporte une succession irrégulière de mariages, tantôt patrilocaux, tantôt uxorilocaux, la continuité familiale étant marquée, non par la transmission du nom, mais par la continuité de résidence.
2 Merhig : « fillette ».
3 Je rappelle que ce qu’on entend ici par « village » c’est ce que le français standard appelle « hameau » ou « lieu-dit ».
4 L’abbé Auffret, originaire de Lampaule Guimiliau, dans le nord-Finistère.
5 D’après Roger Gargadennec, un historien de Pont-Croix, ce mot venait lui-même du gaulois trebo, « hameau ».
6 C’est cette partie de Beuzec qu’on appelle ar Holoniou, « les colonies ».
7 Selon la tradition orale, ces villages dépendaient autrefois de la paroisse de Goulien ; ils s’en séparèrent après une épidémie (la peste ?) au cours de laquelle le recteur de Goulien n’avait pas voulu les visiter.
8 Par « urbanisation », j’entends à l’adoption des modes de vie et des modèles culturels urbains.
9 En fait, la relève a bien été assurée plus tard par les Anciens Combattants de la guerre d’Algérie (note de 2001).
10 À ce sujet, on peut regretter que l’Atlas linguistique de la Bretagne ait choisi pour représenter le Cap, Plogoff et Plouhinec, qui sont linguistiquement très marginales.
11 Cela est normal puisqu’on a vu que 2/3 des mariages entre agriculteurs étaient virilocaux.
12 L’étude effectuée par la suite par Jacques Dehoeux apporte à ce sujet des réponses intéressantes (note de 2001).
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