Traditions, pratiques et croyances
p. 203-265
Texte intégral
Traditions populaires et religion
1Dans une communauté du genre de celle qui nous intéresse, le domaine de la tradition est fort vaste.
2En effet, les techniques de production aussi bien que les activités visant à la satisfaction des besoins élémentaires de l’homme ont jusqu’à une date récente été exercées dans une large mesure selon des schémas traditionnels.
3Toutefois, la part jouée par la tradition n’y était pas la seule, et elle va en diminuant : car, visant à l’efficacité, elles sont, plus que d’autres activités, perméables aux innovations, dès que celles-ci se révèlent supérieures à ce qui se faisait auparavant.
4Les traditions dont il va être question ici, sont celles par lesquelles, dans une communauté, se transmettent, non des processus techniques codifiés ou des modèles d’objets, mais des manières de penser et d’agir face aux grands problèmes du monde, de la vie et de la mon, situées sur un terrain étranger à tout souci d’efficacité. Ces traditions sont susceptibles de changements, certes, mais non à proprement parler de progrès : nous sommes ici dans le domaine de l’art, des coutumes, des mœurs, des attitudes, des croyances, de la religion.
5Cette dernière constitue un élément fondamental de la vie et de la pensée des Capistes, qui sont en grande majorité des catholiques pratiquants attachés à leur foi, et dont les traditions religieuses apparaissent comme extrêmement vivantes.
6Cependant, en regardant vivre les gens de Goulien, en observant, à travers la ronde toujours recommencée des saisons et des fêtes comme dans la succession des événements communs à la vie de chacun, aussi bien leurs pratiques coutumières que leurs attitudes spontanées, en notant aussi bien les formules et les dictons traditionnels que les jugements et les opinions présentes, on voit apparaître un ensemble complexe, qui garde encore visibles bien des éléments hérités d’un passé fort ancien, croyances et pratiques archaïques dont nous aurons à dégager la signification originelle, pour essayer de reconstruire, pour autant que cela est possible, le monde des anciens Capistes.
7Mais en ce domaine, retracer les étapes d’une évolution ne sera pas aussi facile qu’il l’a été dans les chapitres précédents.
8En effet, les techniques nouvelles prennent la place des anciennes techniques ; les traditions nouvelles ne font souvent que se juxtaposer aux anciennes traditions. Les unes et les autres finissent par composer un amalgame dont il n’est pas toujours facile de démêler les composantes.
9Le problème se complique par le fait que chaque famille possède une tradition propre, et ignore souvent, comme j’ai pu à plusieurs reprises m’en rendre compte, celle de ses plus proches voisins. Combien de fois, une coutume dont on m’avait parlé ici comme d’une chose de l’ancien temps, aujourd’hui presque oubliée, ne s’est-elle pas révélée bien vivante dans le village voisin.
10La christianisation de la Bretagne s’est étendue sur une fort longue période. Elle fut entreprise dès l’époque gallo-romaine, mais ne dut guère alors toucher la Basse-Bretagne, puisqu’il n’y eut de hiérarchie établie qu’à Nantes, Vannes et Rennes (Gougaud, p. 117). Puis, après qu’au début du Ve siècle les garnisons romaines se fussent retirées pour aller défendre les marches de l’Empire contre la poussée, des barbares, les incursions sur les côtes des pirates saxons créèrent dans le pays un climat d’insécurité tel, qu’il est douteux que l’évangélisation ait pu se poursuivre dans ces conditions. On n’en a d’ailleurs gardé aucun témoignage.
11Le siècle suivant fut la grande époque des migrations des Bretons insulaires vers l’Armorique. Les nouveaux arrivants étaient chrétiens depuis peu, et la tradition veut qu’ils soient venus, constitués en petits groupes dont le chef aurait été un prêtre, dont ils auraient donné le nom plus tard à la paroisse qu’ils auraient formée sur le continent. En fait, les apôtres de la Bretagne furent sans doute de plusieurs sortes. Il en vint probablement avec les groupes d’émigrants, mais d’autres, et non des moins considérables, comme saint Paul Aurélien, saint Brieuc, saint Tugdual passèrent la mer comme des missionnaires, pour évangéliser des populations encore relativement dépourvues de clergé (Guenin, p. 218 et Largillière, p. 218) ; d’autres, enfin, comme saint Goulven, naquirent du sol même de la Bretagne.
12Le travail missionnaire des saints bretons, tel qu’il apparaît dans les nombreuses « Vies » latines qu’ils ont suscitées, montre bien que le paganisme était encore fort loin d’être éteint à l’époque, soit qu’il fût le fait des anciennes populations autochtones auxquelles les nouveaux arrivants s’étaient plus ou moins amalgamés – la parenté de langue et de culture entre les uns et les autres ayant considérablement facilité les choses – soit que la christianisation des Bretons d’origine insulaire eux-mêmes fût encore mal assurée, soit, ce qui est le plus probable, pour les deux raisons à la fois. C’est ce qui explique qu’un grand nombre de pratiques et de croyances païennes aient pu survivre jusqu’à nos jours.
13Car la grande activité missionnaire du Haut Moyen-Age ne dura qu’un temps. Le pays restait fort isolé. En bien des cas, la christianisation n’avait été qu’un vernis fragile qui s’écailla avec le temps.
14Aussi, au début du XVIIe siècle, une grande campagne de missions fut-elle entreprise par le Père jésuite Michel le Nobletz, à qui succéda par la suite le Père Julien Maunoir. Ces missions sillonnèrent tout le territoire de la province pendant plus de soixante ans : c’est dire l’ampleur du travail qui se présentait à elles. En certains lieux, elles rencontrèrent un paganisme total, allant jusqu’à l’ignorance de l’existence du christianisme : on y prenait les prêtres pour des sorciers (Séjourné, II, p. 11) ; et presque partout, les missionnaires durent lutter contre des sociétés dont, selon eux, les adeptes étaient des sectateurs du démon ; ces sociétés pratiquaient peut-être d’anciens cultes païens.
15De telles sociétés existaient dans le Cap même. D’ailleurs le clergé local y paraissait extrêmement ignorant et versait lui-même dans la superstition. « Certains prêtres persuadaient aux habitants, si une bête leur était malade, que cela venait de leur grand-père mort, et qu’il fallait dire une neuvaine pour l’apaiser. Et ensuite, il fallait apaiser préventivement la grand-mère... » (Séjourné, p. 189). Quant aux connaissances religieuses des habitants, elles étaient à l’avenant : au confessionnal, les pénitents s’indignaient de l’indiscrétion des missionnaires : « Vous êtes bien curieux, vous autres : vous en voulez trop savoir. Que ne faites-vous comme nos prêtres ?... » (Bernard, 1952 p. 107). Bien qu’il ne soit malheureusement pas très complet, le rapide aperçu des pratiques superstitieuses en usage dans le Cap à cette époque, que le Père Maunoir nous a transmis (Séjourné, p. 188-9), montre à quel point les croyances ancestrales étaient encore vivantes à cette époque.
16Par la suite, le clergé fut à la fois plus instruit et plus évangélique. S’il eut tendance à se montrer autoritaire, s’il intervint constamment pour maintenir une morale très stricte parmi les fidèles, en interdisant par exemple les jeux de hasard ou les danses le dimanche ou après la tombée de la nuit, il faut y voir sans doute le désir de perpétuer le renouveau religieux que les missions des Pères Le Nobletz et Maunoir avaient si vigoureusement amorcé.
17Et pourtant, l’ancien fonds archaïque n’est pas encore complètement disparu. Certes, la plupart des gens n’ont pas vraiment conscience de sa nature, puisqu’il est partie intégrante de la culture traditionnelle, dans laquelle la religion catholique constitue un élément fondamental. Ils ne se rendent certainement pas compte de l’origine pré-chrétienne de beaucoup de leurs traditions. D’ailleurs, beaucoup d’entre elles s’estompent aujourd’hui très rapidement. De beaucoup, je n’ai pu recueillir que le souvenir, plus ou moins complet, et d’autres, je n’ai eu connaissance que par la littérature, heureusement très riche en ce domaine pour ce qui concerne le Cap. Dans une étude de sociologie religieuse, elles pourraient à bon droit être négligées. Si je suis amené à y insister dans les pages qui suivent, on ne doit pas se laisser abuser par l’erreur de perspective, et imaginer les gens de Goulien comme des demi-païens. Mais n’est-il pas passionnant de deviner en filigrane, à travers le cours des célébrations annuelles et des vies individuelles, l’image, bien pâlie, certes, mais encore reconnaissable, de ce que furent les croyances et la vie de leurs lointains ancêtres ?
Le cycle annuel
Les divisions traditionnelles de l’année
18La suite des fêtes et des pratiques saisonnières forme une chaîne sans fin qui se recommence chaque année. Mais ce renouvellement fait de chaque cycle annuel un tout complet, auquel il faut bien marquer un début et une fin. Où les placer ?
19Ce ne saurait être au premier janvier : car l’année civile ne correspond à rien de concret dans la vie des gens du Cap. Dans un pays dont l’économie est essentiellement agricole, il paraît assez naturel de la faire commencer aux premiers labours et achever aux dernières récoltes. Ces deux périodes se chevauchent quelque peu, puisqu’on commence les labours de déchaumage à la fin du mois d’octobre et que l’on arrache les betteraves en novembre, mais cette dernière culture est d’introduction récente, et on peut ne pas en tenir compte.
20Nous savons d’ailleurs que chez les Celtes l’année commençait au 1er novembre, à la grande fête que les anciens Irlandais appelaient Samhain, et qui inaugurait la saison froide, tandis que, six mois après, le 1er mai, la fête de Beltaine marquait le début de la belle saison. Deux fêtes intermédiaires, le 1er février (Imbolc) et le 1er août (Lugnasad) achevaient de partager l’année en quatre saisons égales, dont le milieu correspondait à peu de choses près aux solstices et aux équinoxes (Sjoestedt, p. 71). Cette organisation était d’ailleurs assez voisine de celle que connaissait l’antiquité classique, et que l’Église catholique, en instituant son cycle liturgique, a repris en partie, tant à cause de son symbolisme solaire et agraire, que pour mieux faire disparaître les fêtes païennes, remplacées par des fêtes chrétiennes. Ce faisant, toutefois, elle a indirectement aidé à donner un support nouveau à certaines pratiques anciennes, qui ont pu ainsi parvenir jusqu’à nous, ayant plus ou moins perdu leur signification primitive, quoique celle-ci soit souvent reconnaissable.
21C’est ainsi qu’à l’ancienne Samhain correspond la Toussaint ; que le 25 décembre, à mi-chemin entre le 1er novembre et le 1er février, devait, avant d’être la date de Noël, correspondre à une ancienne célébration du solstice d’hiver ; que le 1er février survit en Bretagne comme fête de sainte Brigitte (et précède d’un jour la Chandeleur) ; que le 25 mars, trois mois après Noël, est le jour de l’Annonciation. Le 1er mai, tombant entre Pâques et la Pentecôte, a été éclipsé par ces deux grandes fêtes, dont la date, cette fois, dépend d’un calendrier lunaire. Mais le solstice d’été est marqué par la célébration de la St-Jean, à qui les traditions populaires donnent une importance bien supérieure à sa signification proprement liturgique. Enfin, si la fête du 1er août a disparu, il semble bien que la St-Michel, terme traditionnel des baux de fermage soit l’héritière – un peu différée – de l’ancienne fête de l’équinoxe d’automne.
22Naturellement, ces correspondances passent inaperçues. On a oublié l’ancienne division saisonnière. Les fêtes chrétiennes qui ont pris la suite de fêtes antérieures sont d’importance inégale : il n’y a aucune commune mesure entre Noël et l’Annonciation, entre la Toussaint et la Ste-Brigitte... La partie mobile du cycle liturgique, du Carême à la Pentecôte, surtout, rejette dans l’ombre tout ce qui se rattachait au calendrier solaire entre le 10 février et le 10 juin, en en assumant tout de même parfois l’héritage.
23C’est cette double influence, païenne et chrétienne, qui caractérise les cinq temps forts successifs qui marquent le déroulement de l’année.
24Le mois de novembre, qu’on peut considérer comme le premier d’entre eux, peut à bon droit être appelé le « mois des Trépassés ». Il s’ouvre par la fête de la Toussaint qui, bien que la liturgie en fasse la fête de l’Église Triomphante, a gardé pour la majorité des simples fidèles une signification de fête des morts, héritée de l’ancienne Samhain. Cette célébration, prolongée le 2 novembre par la journée que l’Église catholique réserve normalement à la commémoration des Défunts, étend sa coloration funèbre sur les semaines suivantes et c’est sans doute ce qui a contribué à faire de la fête civile de l’armistice de 1918, le 11 novembre, une journée plus spécialement tournée vers le recueillement et le souvenir des morts de la guerre.
25Le second temps fort est incontestablement toute la période qui précède immédiatement et qui suit Noël, jusqu’aux premiers Jours de Janvier : c’est une période de réjouissances familiales.
26Pour l’Église le temps de Noël – qui va du 24 décembre au 14 janvier – est marqué par la joie que procure la venue du Sauveur parmi les hommes, joie manifestée par les ornements blancs que revêtent l’autel et le prêtre ; une même joie animait le monde païen à cette période de l’année, puisque, avec l’équinoxe d’hiver, à partir duquel les jours se remettaient à croître, on passait du monde de la nuit au monde de la lumière : c’était véritablement le tournant de l’année. L’Église a d’ailleurs repris ce symbolisme solaire, appliqué, cette fois, au Christ.
27Le temps pascal, entendu ici largement en y comprenant tout le Carême, est en revanche à peu près exempt de réminiscences païennes, si ce n’est, comme nous le verrons, le jour des Rameaux : c’est que ce temps, réglé sur le calendrier lunaire, se place à des dates variables du calendrier solaire, selon les années, et que, constituant le moment essentiel de l’année liturgique chrétienne, il s’opposait sans doute le plus aux croyances de l’ancien monde païen.
28En revanche, la période que, suivant l’expression de A. Varagnac, on peut appeler le « temps du Renouveau », de Pâques à la St-Jean, est sans doute, avec le mois de novembre, celle qui a gardé le plus de vestiges pré-chrétiens, croyances ou rituels liés en général à la fécondité. À part les Rogations, les célébrations chrétiennes qui tombent dans cette période (Pentecôte, Fête-Dieu) leur sont trop dissemblables et n’ont pas suffisamment d’importance dans l’année liturgique pour les avoir complètement fait disparaître.
29Enfin, la période estivale est essentiellement le temps de la moisson, dont l’ancien rituel s’est assez bien perpétué jusqu’à ces dernières années.
La Toussaint (1er novembre) et le jour des Morts (2 novembre)
30Pour l’Église Catholique, la Toussaint est la fête de l’Église Triomphante, c’est-à-dire, de la foule des élus anonymes aussi bien que de tous les saints canonisés, appelés à vivre pour l’éternité dans la présence de Dieu. Mais à Goulien comme partout en France, alors que ce sont les prières du lendemain qui sont destinées normalement à la commémoration des fidèles défunts, la croyance populaire des fidèles voit simplement dans la Toussaint, la fête des Trépassés, sans autres considérations théologiques.
31Dans les derniers jours d’octobre, le cimetière est témoin d’une grande activité. Chaque famille vient nettoyer soigneusement ses tombes et leurs abords, et, la veille de la Toussaint, les fleurit de chrysanthèmes.
32Le lendemain, l’assistance aux messes est considérable. Même des gens notoirement incroyants se font un devoir d’y venir. Et presque toute l’assistance communie, en plus grand nombre peut-être qu’à Pâques. Après la messe, chacun se rend au cimetière pour prier quelques instants sur les tombes de ses morts.
33L’après-midi, ont lieu les vêpres de la Toussaint, aussi suivies que les messes de la matinée. L’’usage s’est établi de dire les vêpres des morts aussitôt après. Après quoi on se rend en procession au cimetière, où le prêtre donne l’absoute et chante le Libera.
34Le lendemain, la célébration commence par le chant des Matines de l’office des défunts, suivi par la messe. Ensuite, une nouvelle procession, après avoir fait halte au passage devant le monument aux morts des deux guerres, se rend au cimetière, où a lieu le même cérémonial que la veille.
35Autrefois, le cimetière se trouvait autour de l’église, et, plutôt que de procession, il aurait fallu parler de circumambulation. On accordait alors moins d’importance au nettoyage des tombes ; certaines mêmes étaient environnées d’herbes folles. L’usage de les fleurir est d’ailleurs tout récent. Ce n’est que vers 1920 qu’on commença d’y déposer des couronnes de dahlias ; les chrysanthèmes apparurent ensuite.
36Ces changements paraissent correspondre à une évolution insensible de l’attitude des gens de Goulien à l’égard des défunts.
37Selon les croyances archaïques, fort éloignées de la doctrine catholique, qui prévalaient encore il y a seulement quelques dizaines d’années, les morts n’avaient pas totalement quitté ce monde, ils y revenaient même à certaines occasions, comme justement à la Toussaint. Ce jour-là, dès que le glas que l’on sonnait au moment des vêpres des morts avait commencé de se faire entendre, plus une bête, plus un homme, ne devaient plus se trouver dans les champs, car dès ce moment, les âmes de tous ceux qui avaient vécu dans le pays autrefois étaient présentes, invisibles. Il y a une quinzaine d’années encore, dans certains villages, on n’aurait jamais laissé les enfants jouer dehors à l’heure où se disaient les vêpres des morts.
38H. Le Carguet, un ancien percepteur d’Audierne qui nous a laissé une somme remarquable de documents sur les traditions populaires du Cap telles qu’elles existaient à la fin du siècle dernier, parle de cette croyance presque dans les mêmes termes où elle m’a été rapportée par mes informateurs. Il ajoute (Le Carguet, RTF, 1888, p. 599) que les habitants qui ne se trouvaient pas à l’église à ce moment-là restaient alors chez eux « pour recevoir la visite de leurs décédés, qui seraient peinés de ne point rencontrer, au foyer de la famille, les personnes qu’ils y ont autrefois connues ». Mais il me semble que ce retour massif des morts ne concernait pas seulement les morts récents, mais bien tous les morts ayant travaillé ou habité sur le territoire du village – ceux-là mêmes qu’on invoquait, nous allons le voir plus loin, dès qu’on entreprenait un travail important – jusqu’à la neuvième génération.
39Cette familiarité étonnante des morts et des vivants se traduisait, comme le note A. Le Braz, par la place centrale que le cimetière occupait sur le territoire de la paroisse, au milieu du Bourg. « Exiler les morts du voisinage immédiat de l’église, n’est-ce pas en quelque sorte les faire mourir deux fois, en les retranchant de la communion de leurs proches, aux faits et gestes desquels on ne doute point qu’ils ne continuent de s’intéresser »... (Le Braz, p. XXXIV).
40Signe des temps : en 1958, « pour des raisons d’hygiène », le cimetière de Goulien a été transféré à l’écart du bourg à la satisfaction générale de tous les habitants, dont il semble que les soins accrus qu’ils accordent désormais aux sépultures soient destinés à venir compenser la diminution, encore toute relative, il est vrai, de l’intérêt porté aux trépassés eux-mêmes, et le remplacement des croyances archaïques, soit par une croyance chrétienne plus orthodoxe, soit par l’incroyance pure et simple.
L’anniversaire de l’Armistice de 1918 (11 novembre)
41C’est un hasard, évidemment, si la guerre de 1914 a pris fin un 11 novembre, mais on pourrait difficilement trouver meilleure époque pour commémorer un conflit qui creusa un tel vide dans la population française et en particulier dans les communes bretonnes qui y ont toutes perdu une grande partie de leurs hommes valides. C’est sans doute une des raisons qui fait que, tandis que l’anniversaire du 8 mai 1945 passe à peu près inaperçu à Goulien, le 11 novembre est encore célébré avec une ferveur profonde.
42C’est même la seule fête civile de l’année à être célébrée officiellement. Elle commence par un défilé auquel participent les enfants de l’école communale, les anciens combattants des deux guerres mondiales derrière leur drapeau, le Conseil Municipal, et la plupart des hommes de la commune. Parti à 10 heures de la mairie, il se rend d’abord au monument aux Morts, où les enfants déposent leurs gerbes de fleurs, et où l’on observe une minute de silence, suivie parfois par un discours du maire. Puis on se rend à l’église, où a lieu une messe de Requiem, suivie à nouveau d’une procession au monument, où le prêtre chante le Libera.
43C’est le 11 novembre que l’association des anciens combattants a choisi pour tenir son assemblée générale. Elle est précédée par un vin d’honneur, offert pratiquement à tous les hommes de la commune. Ensuite a lieu un banquet par souscription qui réunit, en principe, tous les anciens combattants, mais pratiquement surtout ceux de 1914, et que président le recteur et le maire.
44Au début des années 20, on avait choisi l’après-midi de ce jour pour organiser des courses de chevaux montés par les hommes de la commune. Mais au bout de quelque temps, comme le temps était constamment mauvais à cette date, on les a transférées au jour de la fête patronale.
Noël (25 décembre)
45À Goulien, la célébration de la Nativité ne se distingue, ni par une assistance exceptionnelle aux offices religieux, ni par de grandes réjouissances familiales. Noël est pour les fidèles l’une des grandes fêtes religieuses de l’année, mais non la plus importante.
46À la messe de minuit, le nombre des fidèles présents n’est pas plus grand qu’à une grand’messe ordinaire. À plusieurs reprises, le recteur a essayé de la rehausser de chants exécutés par une chorale formée pour la circonstance, mais l’assiduité des choristes aux répétitions est assez faible, et il a fallu plusieurs fois y renoncer.
47On raconte que la messe de minuit fut supprimée pendant plusieurs années, à la fin du siècle dernier, parce que, les hommes de la commune ayant l’habitude d’attendre à l’auberge l’heure de l’office, beaucoup d’entre eux entraient à l’église en état d’ébriété et étaient cause de scandale. Ce même fait se produisit d’ailleurs dans plusieurs paroisses des environs, dont Plozévet.
48En se rendant à la messe, la tradition était que le chef de famille portât dans sa poche un morceau de pain noir. Au retour, il allait en donner un peu à chacune de ses bêtes, afin de leur assurer la santé au cours de l’année (dans le Cap, le pain noir était utilisé dans de nombreuses pratiques de protection contre les maléfices). De même, si on voulait assurer une bonne récolte de pommes, il fallait aller cette nuit-là entourer les arbres de paille. La nuit de Noël était considérée comme une nuit exceptionnelle, où l’homme et le gros corbeau étaient seuls à veiller. « Da Nedeleg, dit le proverbe, n’euz ken mab an dén hag ar wallfram hag a jom divun... ».
49Au retour de la messe, on avait coutume de réveillonner. Le plat traditionnel du réveillon était un ragoût de porc. Dans l’âtre, soigneusement balayé, brûlait une grosse bûche (eun intañv, litt. « un veuf ») qui devait tenir jusqu’au matin. Devant, les enfants avaient posé leur sabot, où ils trouvaient au matin quelques friandises : des oranges, des « petits Jésus » en sucre, des bigornig, gâteaux secs en forme de triangles, décorés de sucre rouge aux trois coins, parfois un chariot de bois que leur père leur avait fabriqué, et que l’enfant Jésus était censé leur avoir apporté durant la nuit.
50Actuellement, ce rôle est plus volontiers dévolu au Père Noël, auquel les enfants croient – ou tout au moins, l’affectent – jusque vers douze ans. Mais s’ils reçoivent plus de cadeaux, et d’une plus grande valeur qu’autrefois, leur « Noël » est encore loin de pouvoir se comparer à celui des petits citadins.
51Une coutume nouvelle commence à se répandre, c’est celle de l’arbre de Noël, dont on peut voir quelques exemplaires, assez réduits, il est vrai, dans un certain nombre de maisons. L’école communale a aussi son arbre de Noël, et le dernier jour de classe, avant les vacances, est consacré à un goûter offert aux enfants et suivi d’une distribution de jouets.
De Noël à l’Épiphanie (6 janvier)
52Le lendemain de Noël, fête de saint Étienne, patron secondaire de la paroisse, avait lieu un petit pardon, avec messes aux heures habituelles et procession l’après-midi si le temps le permettait. De nombreuses personnes du Cap venaient y assister et se régaler des crêpes dont les gens de Goulien, disaient-ils, avaient la spécialité.
53Après la messe, jeunes filles et jeunes gens conscrits de l’année se réunissaient pour « tirer l’aiguille » : dans un gâteau rond, que l’on vendait dans des boutiques pour l’occasion, et dans lequel une aiguille était dissimulée. Chacun cassait un morceau du gâteau, et celui qui trouvait l’aiguille devait payer pour tous, Laiguille est un symbole de fécondité, que l’on retrouve en particulier dans le culte populaire de sainte Brigitte, sainte irlandaise qui possède une chapelle à Esquibien. Cette coutume, dont l’ancienne signification était déjà complètement oubliée au début du siècle, fut suivie pour la dernière fois le 26 décembre 1915. Tous les jeunes gens en âge furent mobilisés peu après, et, la guerre terminée, personne ne la remit en vigueur. Quant au pardon, il perdit peu à peu de son importance. Du fait de la diminution du personnel, les paysans supportaient mal d’avoir à chômer deux jours de suite, trois même si Noël tombait un vendredi ; on le reporta d’abord au dimanche dans l’octave de Noël, et, dans les années 50, on finit par le supprimer complètement.
54C’est à la Saint-Étienne que les domestiques loués à la grande Foire de Pont-Croix venaient pour la première fois à la maison de leur nouveau patron. La période d’essai durait jusqu’au 31 décembre. Après quoi, leur engagement ne pouvait être rompu.
55Le dernier jour de l’année est marqué par les quêtes que les enfants ont coutume de faire à cette occasion. Par groupes de deux ou trois garçons, ils vont de maison en maison, tenant à la main droite un bâton de pèlerin. Devant chaque porte, ils s’arrêtent, et, se tenant de part et d’autre, chantent un cantique de Noël : autrefois, Pa oa ganet hor Zalver Jezus, ou Krouer an he hag ar Stered ; aujourd’hui, II est né le Divin Enfant. Puis, le plus jeune entre pour souhaiter la bonne année aux habitants et demander ses étrennes : pièces de monnaie ou pommes.
56L’ancienne formule de bonne année était la suivante : « Our bloavez mad a zouetom deoh, iehed ha prospérité, hag ar baradoz e fin ho pue »... « Nous vous souhaitons une bonne année, santé et prospérité, et le paradis à la fin de votre vie »...
57Le 1er janvier, c’était au tour des fillettes de faire la quête, de la même façon que les garçons. Mais alors que ceux-ci sont régulièrement fidèles à cette tradition tombée en désuétude dans les communes voisines, il est assez rare aujourd’hui que les filles décident de passer chercher leurs étrennes. L’accueil des adultes est pourtant très bon, puisqu’il est courant que chaque enfant récolte 20 ou 30 frs dans sa journée.
58Bien que la journée du 1er janvier soit fériée l’assistance à la messe, qui n’est pas d’obligation, est à peine un peu plus importante qu’un jour de semaine ordinaire. Cependant, on ne travaille pas. Pour le repas de midi, on imite habituellement la famille. Le plat traditionnel du jour est une moitié de tête de porc (chotenn ou koste penn) cuite au four. L’après-midi, on va rendre visite aux parents, amis et connaissances pour leur présenter ses vœux.
59Au XVIIe siècle, ce jour-là était marqué par des offrandes de pain beurré aux fontaines. Chaque membre de la famille offrait un morceau de pain, et la façon dont il flottait ou s’enfonçait dans l’eau était considéré comme un présage de vie ou de mort pour l’année à venir. Le souvenir de cette croyance subsistait encore au début de ce siècle.
Le carême
60Le jeûne de carême était extrêmement strict autrefois, aussi « les jours gras », (ou, plus simplement, « les gras ») qui duraient une semaine, du jeudi précédant le dimanche de Quinquagésime au mardi gras, revêtaient-ils une grande importance. C’était la seule période de l’année où l’on mangeât régulièrement de la viande de bœuf, achetée à la halle de Pont-Croix.
61Le dimanche, avait lieu un grand repas de famille où l’on invitait les cousins. À cette occasion, on avait fait du pain blanc, appelé à l’époque bara gwastell, pain-gâteau.
62Cependant, il n’y avait, à ma connaissance, aucune réjouissance de type carnavalesque dans la période précédant le mardi gras.
63Pendant le carême, l’alimentation était réduite à un minimum : non seulement la viande était supprimée, mais les légumes utilisés habituellement pour la soupe, considérés comme un luxe, étaient remplacés par des panais, et pour le reste, les portions devenaient fort congrues.
64La mi-carême n’était marquée par aucun relâchement du jeûne ni par aucunes réjouissances particulières.
La semaine sainte
65Dans le Cap Sizun, la célébration du dimanche des Rameaux paraît étroitement associée au culte des morts. La bénédiction traditionnelle des bouquets de buis apportés par les fidèles avait lieu autrefois dans le cimetière. Comme celui-ci se trouvait autour de l’église, on aurait pu penser que ce n’était là qu’une circonstance fortuite. Mais, aujourd’hui encore, maintenant qu’il a reçu un nouvel emplacement un peu à l’écart du bourg, la bénédiction a toujours lieu devant les portes du nouveau cimetière, sur l’esplanade du monument aux morts des deux guerres.
Photo 8 – Fidèles à la bénédiction des Rameaux
66Après la messe, chacun retourne d’abord sur les tombes de sa famille et, après s’y être recueilli, y dépose un brin de rameau bénit. En rentrant chez soi, la tradition voulait autrefois que l’on passât sur chacune de ses terres pour y planter un brin de buis, parfois disposé en croix, remplacement habituellement choisi était le dalar, la bande de terre laissée inculte aux extrémités des sillons. On faisait de même sur les terres appartenant à ses voisins où on était amené à passer. Cet usage est presque éteint aujourd’hui, mais il se conserve dans certaines familles, alors que d’autres le considèrent comme disparu depuis très longtemps. Mais tout le monde a gardé l’habitude de placer un rameau dans chacune des pièces de la maison ainsi que dans les étables.
67Les cérémonies religieuses de la semaine pascale attirent peu de fidèles à l’église, et il est vrai que la plupart n’ont guère de temps, puisqu’on est alors en pleine période de semailles. La journée du Vendredi Saint – ou l’on jeûnait complètement jusqu’à midi – était même considérée comme le meilleur jour pour les semailles de petites graines, particulièrement de choux. On avait aussi coutume ce jour-là d’aller sur la côte ramasser des berniques et des pousse-pieds.
68Le jour de Pâques, la participation aux messes est très grande et la presque totalité de l’assistance communie. L’introduction de la veillée pascale semble avoir été très bien accueillie, et on y vient presque plus nombreux qu’à la veillée de la Nativité, ce qui n’est pas fréquent dans beaucoup de paroisses françaises.
69Le lundi de Pâques n’est pas chômé par les paysans de Goulien. C’était même autrefois traditionnellement ce jour-là qu’on entreprenait les grands défrichages.
70Le Carguet parle d’un rituel du défrichage dont je n’ai pas retrouvé le souvenir ; quand celui-ci était achevé, ou après les premières semailles qu’on y faisait, avant de quitter le champ, on réunissait les outils en faisceau, les manches fichés en terre, et un paysan, monté sur les fers, disait, tourné vers l’est : « An nao, an nao, an nao » (les neuf, les neuf, les neuf...) pour assurer la fécondité du champ. Selon Le Carguet, qui fait remarquer que la parenté était comptée sur neuf générations, ce chiffre serait un symbole de fécondité (Le Carguet, BSAF, 1898, p. 377).
De Pâques à la Trinité
71La fin de la grande période des semailles de printemps est marquée par la procession dite de St-Marc, parce qu’elle a heu le jour de la fête de ce saint, le 25 avril, et par celles des Rogations, dont la date varie du début à la fin du mois de mai, puisque elles ont lieu les lundi, mardi et mercredi avant l’Ascension, fête mobile. Ces processions, instituées par l’Église pour demander la bénédiction des biens de la terre, se font à Goulien dans la direction des quatre points cardinaux : la procession de St-Marc a pour but la croix de Keréon, au sud du bourg ; celle du lundi des Rogations, la croix de Tal ar Veilh, au nord ; celle du mardi, la chapelle de Lannourec, à l’est, enfin, celle du mercredi, la fontaine de St-Goulven, à l’ouest. La participation des fidèles à ces cérémonies, qui ont heu vers 7 heures du matin, se monte à quinze à vingt personnes, dont quelques-unes partent de l’église, mais dont beaucoup prennent la suite du cortège lorsqu’il passe près de chez elles. Puis, tout le monde va assister à la messe matinale.
72A. Varagnac a souligné l’importance du mois de mai dans les rituels archaïques de fécondité. Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est justement à cette époque qu’ont été placées les Rogations. Mais il s’agit là d’une tradition venue de l’extérieur. Un indice que la tradition locale ancienne faisait de ce mois une période pleine de potentialités mystérieuses semble survivre dans cette croyance selon laquelle la pluie du 1er mai serait néfaste aux arbres fruitiers. « La pluie du 1er mai, me dit une de mes informatrices, sûr qu’il y a quelque chose dedans ».
73Dans le Cap, ce temps se prolongeait parfois jusqu’à la mi-juin ; selon que la date de la Pentecôte était plus ou moins tardive. En effet, pendant toute l’octave de cette fête, appelée sunvez wenn, « semaine blanche », parce qu’on n’y célébrait la fête d’aucun saint, on pensait autrefois que la nature traversait une période de fécondité qu’il ne fallait troubler par aucun travail agricole, sous peine de conséquences malheureuses. Cette semaine-là, les juments recherchaient l’étalon, les crustacés se rapprochaient de la côte, et le beurre baratté sans eau et travaillé sans sel se conservait indéfiniment : c’était la panacée, qu’on utilisait surtout pour les plaies et les blessures, et rares étaient les maisons du Cap où on n’en gardait pas une écuellée (Le Carguet, RTP, 1891, p. 377).
74Le début de cette semaine coïncidait avec le Pardon de Lannourec, qui avait lieu le lundi de la Pentecôte avant d’être transféré au dimanche même. L’après-midi, en venant aux vêpres, les fidèles apportaient des offrandes de chanvre, écheveaux de chanvre brut aussi bien que pièces de chanvre tissées, coiffes, chemises, etc., qui étaient mises en vente ensuite au profit de la Vierge, patronne de la chapelle avec Saint Laurent.
75La procession de l’après-midi partait autrefois de l’église, mais depuis peu, on se contente de faire quelques centaines de mètres sur la nouvelle route qui passe devant la chapelle, ou, par mauvais temps, de tourner plusieurs fois autour de celle-ci. Car, ces derniers temps, les fidèles préféraient se rendre à Lannourec individuellement, et c’est tout juste si les porteurs de bannières ne constituaient pas seuls tout le cortège...
76Le dimanche suivant la Trinité est celui de la Fête-Dieu. Après la grand-messe, a lieu la procession du Saint-Sacrement, à laquelle toute la paroisse participe. Entre l’église et le reposoir, installé habituellement au presbytère, les habitants du bourg préparent un chemin fait de milliers de pétales de fleurs, formant une mosaïque colorée où l’on retrouve les thèmes décoratifs habituels au Cap, ceux qu’on voit le plus souvent sur les linteaux des maisons et sur les drustilh : ciboires, ostensoirs, croix et rosaces. Comme il est rare qu’il n’y ait pas de vent au bourg, ce chemin de fleurs est fait au dernier moment, alors que la grand-messe est déjà commencée : une heure à peine suffit pour qu’il soit terminé.
La Saint-Jean (23-24 juin)
77Le soir du 23 juin, veille de la Saint-Jean, dès que l’obscurité de la nuit est jugée suffisante, on allume dans chaque village du Cap de grands feux, qui couvrent le pays d’une multitude de points lumineux. Les bûchers ne sont pas préparés d’avance, mais chaque famille du village apporte des fagots en quantité suffisante pour que le feu dure assez longtemps. Certains y mêlent de l’herbe, de la paille, et maintenant de vieux pneus, destinés à produire une fumée abondante. Si l’un des assistants s’appelle Jean, c’est lui qui y mettra la première flamme.
78L’observation des coutumes récentes ne permettrait pas seule de reconstituer leur état ancien, mais les documents y suppléent partiellement. C’est ainsi que vers 1898, Le Carguet a pu (BSAF, 1898, p. 375-377), en interrogeant de vieilles personnes qu’il avait vues, lorsque la foule s’était dispersée, se livrer « à des cérémonies différentes des farces (il ne nous dit pas lesquelles) qui venaient de se passer », reconstituer ainsi le rite ancien.
79Le bûcher était entouré d’un cercle de neuf pieux, dit Kelh an tan (le cercle du feu), et la flamme y était mise en neuf endroits en partant de l’est (le principal des points cardinaux). Puis jeunes gens et jeunes filles alternés, ceux-là armés de torches allumées au bûcher, celles-ci ayant les cheveux épars dans le dos et tenant à la main un rameau de la « plante de Saint-Jean », (identifiée par Le Carguet comme étant l’orpin, sedum latifolium), faisaient processionnellement trois fois neuf tours du foyer. Les jeunes filles tendaient leurs rameaux vers le centre, et les jeunes gens décrivaient avec leurs torches des séries de trois cercles au-dessus. Le dernier tour achevé, les jeunes gens sautaient trois fois par-dessus le bûcher, et balançaient les jeunes filles neuf fois au-dessus du feu, en criant la formule déjà utilisée dans le rituel du défrichage : « an nao, an nao »... Puis ils se répandaient dans la campagne en agitant leurs torches et en continuant de crier cette même invocation. Selon A. Le Braz, quand le foyer était éteint, chacun jetait une pierre dans les cendres rougeoyantes ; l’ensemble de ces pierres recevait dès lors le nom d’anaon (trépassés). On retrouve la signification originelle de cette coutume, propre à toute la Basse-Bretagne, dans le passage consacré aux pratiques superstitieuses en usage dans le Cap avant les missions du P Maunoir (Séjourné, p. 188-9) : à cette époque, chaque famille plaçait près du foyer « des pierres destinées à servir de siège aux âmes des ancêtres et à leur permettre de se réchauffer à l’aise ».
80Les rameaux de « la plante de St-Jean » étaient ensuite passés dans les braises. Sortis tout fumants, ils passaient pour fortifier la vue. Rentrées chez elles, les jeunes filles les accrochaient aux poutres du plafond. S’ils continuaient d’y croître et y fleurissaient1, c’était signe de vie, signe de mort s’ils flétrissaient.
81Le lendemain de ce jour, tout travail était interdit aux jeunes filles.
82De ce rituel complexe, un certain nombre d’éléments subsistent aujourd’hui, mais épars, et plus ou moins bien conservés selon les villages, même si ces villages sont voisins l’un de l’autre, car il est bien évident qu’il n’est pas possible aux gens de Goulien d’assister en même temps à deux feux, et la stabilité de la population étant très grande, les traditions d’un village ont peu d’influence sur celles d’un autre.
83J’ai pu, pour ma part, observer trois feux de Saint-Jean le même soir en me déplaçant en voiture de l’un à l’autre. L’observation était facilitée par le fait qu’ils n’étaient pas exactement simultanés. Lun se déroulait sans rites spéciaux ; on s’était contenté de le faire le plus grand possible et de lui faire produire beaucoup de fumée. Quand il fut éteint, chacun se dispersa lentement. Mais les assistants me racontèrent qu’il y a peu de temps encore, avant de se séparer, on récitait des prières et on passait dans la braise des rameaux de « plante de St-Jean ». Ceux-ci étaient ensuite accrochés aux poutres du plafond, et ils continuaient de pousser, se recourbant vers le haut. Il leur arrivait même de fleurir. Ils étaient censés protéger contre les maux de la vue.
84Le deuxième feu était organisé par des familles de retraités et d’ouvriers de tendance « laïque ». C’est un Jean qui l’avait allumé. Tout le monde s’était rassemblé autour des flammes et les regardait s’élever sans mot dire. Un petit enfant qui se trouvait là s’était accroupi à terre et jouait avec des cailloux, les jetant ici et là. Une vieille femme se pencha vers lui : « Ce n’est pas comme ça qu’il faut faire, lui dit-elle. Regarde... ». Et elle prit une pierre qu’elle lança vers le foyer. Ce fut comme un signal : chacun, en faisant mine d’amuser l’enfant, jeta sa pierre dans le feu, et tout le monde parut fort soulagé d’avoir pu sacrifier au rite sans en avoir l’air.
85Autour du troisième bûcher, il y avait un groupe de jeunes filles, élèves de classes supérieures dans des écoles secondaires ou employées en ville, alors en vacances. Quand le feu eut baissé, ce furent elles qui prirent l’initiative de mettre une pierre dans les braises « puisque c’est comme ça qu’on faisait autrefois » ; et tout le monde les imita. Puis, la plus âgée des femmes présentes (une femme d’artisan, peu pratiquante) réunit toute l’assemblée autour du foyer fumant, et lui fit réciter un Pater et un Ave, en l’honneur de saint Jean d’abord, puis pour tous ceux qui avaient habité le village autrefois et qui étaient morts. Après quoi, elle passa dans les braises des rameaux de « plante de St-Jean », dont elle distribua des brins à ceux qui en voulurent.
86Il est très possible qu’ailleurs encore le déroulement de la cérémonie ait gardé davantage d’éléments anciens. Il semble en tout cas que ce soit dans les villages les plus peuplés de Goulien qu’on ait le plus volontiers gardé la coutume du feu de Saint-Jean. Pourtant beaucoup de familles habitant un village où elles sont seules continuent d’y être fidèles.
87Quant à la coutume de parcourir la campagne en brandissant des torches allumées (des branches fourchues qu’on avait entourées de paille et de rameaux verts très serrés pour produire le plus de fumée possible) elle s’est perpétuée jusqu’à la dernière guerre. À cette époque, c’étaient les enfants et non plus les jeunes gens qui se livraient à cette pratique. Tout en marchant, ils criaient, non pas « an nao », comme dans l’article de Le Carguet, mais « faobar filibar », mots dont personne à Goulien n’a pu me donner le sens et dont aucun bretonnant n’a pu m’indiquer l’origine.
88Encore aujourd’hui, pour beaucoup, faire un feu de St-Jean est ressenti comme une obligation dont on ne se dispense pas sans mauvaise conscience. Lun de mes informateurs, un homme encore jeune, ancien militant de la JAC et membre influent du syndicat agricole, raconte qu’il y a une dizaine d’années, chacun dans son village ayant compté sur son voisin pour le faire, personne ne s’était occupé de préparer le feu ; et on y renonça. Dans la nuit même, il y eut chez lui un début d’incendie ; le feu avait pris dans un tas de chiffons gras qui se trouvaient dans l’écurie. Les vieux virent là comme un avertissement de l’au-delà, et les jeunes eux-mêmes furent très impressionnés.
89Une autre fois, alors que la nuit s’illuminait de centaines de feux, l’un d’eux avait été particulièrement remarqué. Jamais on n’avait vu flambée si haute, ni si brillante, ni de si longue durée. Le lendemain, chacun félicita les gens du village responsable de ce feu : « Mais ce n’est pas possible, répondirent-ils, avec effroi, nous n’en avions pas allumé !... »
Les fêtes estivales
90Le 14 Juillet, date de la fête Nationale, est partout en France l’occasion de cérémonies et de réjouissances populaires. À Goulien, on n’assiste ni aux unes, ni aux autres. Il n’y a même pas le moindre drapeau sur la mairie ou sur l’école. En fait, la véritable Fête Nationale, ici, c’est le 11 novembre. Pour une population dont les aïeux ont été longtemps royalistes, l’anniversaire de la prise de la Bastille ne paraît rien représenter.
91Le deuxième et le troisième dimanche de juillet ont lieu respectivement la fête communale et le pardon de la paroisse, dont j’ai déjà décrit le déroulement. Aux yeux des gens de Goulien, le pardon était certainement une des plus importantes fêtes religieuses de l’année, plus même que Pâques ou Noël. Son importance a quelque peu décru aujourd’hui.
92Ce jour-là, à la fin de chaque messe, le fabricien de St-Goulven impose sur le front des fidèles la cloche du saint. Ce contact passe pour protéger contre les maux de la vue pendant l’année à venir.
93Enfin, le 15 août, a lieu le deuxième pardon de Lannourec, en l’honneur de la Vierge ; son déroulement est à peu près semblable à celui du pardon de St-Laurent.
Le temps de la moisson
94La moisson était marquée autrefois par certains rites qui ne se sont pas tous conservés aujourd’hui : cela varie beaucoup selon les familles.
95Le premier matin, avant de partir aux champs, les outils prêts, tout le monde se rassemblait dans la cour de la ferme et le chef de famille récitait une courte prière pour demander la bénédiction de Dieu sur le travail qui allait commencer. N’importe quel homme pouvait couper la première gerbe, aussi bien le chef de famille qu’un domestique, mais ce soin n’était jamais laissé à une femme.
96Avant de commencer de moissonner dans un champ, comme avant tout travail agricole, chacun disait un Pater, un Ave et un De profundis pour tous ceux qui avaient travaillé le champ jadis. Et quand la moisson y était terminée, l’un des travailleurs, un vieux le plus souvent, disait « Doue bardon an anaon » (« Que Dieu pardonne aux trépassés ») et les autres répondaient « Amen ».
97Au retour, dans la cour, le chef de famille dirigeait à nouveau la prière, qui comportait encore Pater, Ave et De projundis.
98Lorsqu’on nouait la dernière gerbe, on posait dessus une croix faite de brins de paille – la gerbe restant couchée à terre. Le moment venu de l’inclure dans la meule, on ne lui réservait cependant aucune place spéciale. Mais on y laissait la croix, maintenue en place sous le lien de la gerbe.
99Ensuite, on procédait au battage, en ramenant les gerbes des champs au fur et à mesure. La dernière charretée était abondamment fleurie, de même que le cheval2, et des enfants portant des bouquets de fleurs étaient juchés sur le chargement. À nouveau, lorsque les derniers épis avaient été battus, un vieux disait « Doue bardon an anaon », et tout le monde répondait « Amen ».
100Alors avait lieu le repas de peurzorn, (de fin de battage). À la fin du repas, le chef de famille se levait, et récitait une longue prière, un peu semblable à la prière prônale, dans laquelle on priait à nouveau pour les trépassés.
101Après le repas, il arrivait souvent que des jeunes gens s’emparent d’une jeune fille par surprise, la prennent par les pieds et sous les bras, et la balancent en comptant, un, daou, tri, et à trois, l’envoyaient le plus haut possible (sans la lâcher, naturellement). On continuait jusqu’à ce qu’on soit fatigué. On appelait cet amusement « ar vakol » (la « bascule »).
102Pour terminer la journée, on dansait jusqu’au soir.
103C’est après la moisson qu’ont lieu les quêtes faites par les fabriciens pour le recteur, à qui les paroissiens donnaient en principe cinq cribles de blé (chaque crible faisant 20 à 25 litres) soit : pour la Vierge (deux cribles), saint Laurent (deux cribles) et saint Sébastien (un crible ; il semble qu’on confonde ce dernier saint avec saint Étienne, en breton Stefan). On avait l’habitude d’annoncer en chaire le montant des dons, mais on a fini par y renoncer car cela suscitait des jalousies et des contestations, certains faisant remarquer que les cribles n’étaient pas tous de la même taille et que la mesure pouvait être plus ou moins bien tassée.
104La fin de la période des moissons est considérée comme achevée le 29 septembre, à la St-Michel. C’est à cette date que se terminent les baux de fermage. Et à nouveau, on s’apprête à recommencer une nouvelle année agricole.
Le cycle de la vie individuelle
La naissance
105Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les sages-femmes étaient rares dans le Cap. Les accouchements avaient lieu avec l’aide de femmes du voisinage ou de vieilles réputées pour leur savoir-faire. Ce n’est guère que depuis une dizaine d’années qu’on va en maternité.
106La grossesse n’avait été rendue publique que lorsqu’il n’avait été plus possible de la cacher – c’est encore souvent le cas maintenant – sans doute parce que dans cette situation, on était particulièrement vulnérable aux maléfices. La future mère mangeait beaucoup pendant toute cette période, car, m’a dit encore une de mes informatrices, « la première nourriture profite à la mère, et c’est seulement quand elle a pris tout ce qui lui est nécessaire que le reste va à l’enfant ».
107Les circonstances de l’accouchement pouvaient avoir une influence sur la vie future de l’enfant. Si celui-ci, par exemple, naissait à la nouvelle lune, il était destiné à mourir de mort violente. Lorsqu’on approchait de la fin du dernier quartier, les accouchements étaient d’ailleurs laborieux (Le Carguet, RTP, 1902, p. 586). Les enfants dont la mère était morte en couches seraient doués du mauvais œil. Ceux qui étaient nés les pieds devant hériteraient du don de diskanter, c’est-à-dire qu’ils pourraient lever les sorts jetés involontairement et guérir certaines maladies (Le Carguet, RTP, 1889, p. 465-7).
108Aussitôt le bébé venu au monde, on le lavait, et on lui humectait les lèvres et la langue d’un peu de vin ou d’un peu d’alcool afin de le faire grimacer : ainsi, il ne serait pas muet. Puis, on l’emmaillotait dans des bandes de lin, et on le couchait auprès de sa mère. Aux femmes et aux enfants venus le voir, on offrait des galettes (Bernard, 1952, p. 177).
109Le baptême avait lieu le plus rapidement possible, le lendemain et parfois le jour même. Comme, tant qu’un enfant n’était pas baptisé, on le considérait comme extrêmement vulnérable au mauvais œil, ou susceptible de recevoir le mauvais œil lui-même, la femme qui le portait à l’église gardait dans la poche de son tablier un morceau de pain noir, dont on a vu qu’il était très employé dans le Cap pour se protéger des maléfices. Par exemple, il fallait éviter à tout prix de faire passer un nouveau-né par-dessus la table de la salle commune ; et un enfant qui serait resté sous le porche de l’église sans recevoir aussitôt le baptême, par suite d’un retard du prêtre ou pour toute autre raison, aurait particulièrement été exposé par la suite à porter malheur aux autres involontairement (Le Carguet, RTP, 1890, p. 168). Actuellement, on évite encore de sortir l’enfant de la voiture et de le faire avancer sous le porche de l’église tant que le prêtre n’est pas arrivé, mais ce peut être tout simplement pour éviter qu’il ne prenne froid.
110Le parrain et la marraine étaient toujours choisis dans la famille, l’un d’un côté, l’autre de l’autre. On prenait normalement pour les premiers nés les grands-parents, puis ensuite les frères et sœurs des parents, dans l’ordre de leur naissance, puis les cousins germains, parfois aussi les frères ou sœurs plus âgés du bébé. C’est seulement dans le cas de naissances très nombreuses qu’on faisait éventuellement appel à des étrangers à la famille.
111Le choix du prénom était laissé au parrain pour un garçon, à la marraine pour une fille. Ils lui donnaient habituellement le leur. Aussi, le premier né portait-il souvent le nom de son grand-père, qui était parfois aussi celui de son père, ou bien il arrivait qu’on lui donnât celui d’un oncle ou d’une tante décédés.
112Autrefois, les parrains gardaient leur choix secret. Le prêtre était le premier à entendre le prénom de l’enfant, que la famille n’apprenait qu’au retour de l’église.
113Aujourd’hui, ce sont de plus en plus les parents qui décident du prénom, mais ils ne s’écartent guère du choix traditionnel, comme on peut s’en convaincre facilement en feuilletant les registres de l’état civil. Le prénom de très loin le plus courant pour les garçons est Jean, soit seul, soit en composition (Jean-Yves, Jean-Marie, Jean-Alain). On trouve aussi beaucoup de Guillaume, de Yves, et quelques Simon, Mathieu et Clet. Chez les femmes, c’est Marie qui revient le plus souvent, puis Anne, Jeanne, Catherine, Yvonne, précédés ou non de Marie. Mais les anciens prénoms locaux : Judicael, Budoc, Cleden, Goulien, pour les garçons, Azénor, Philomène, Espérance, pour les filles, ne sont plus donnés depuis longtemps, et quelques nouveautés commencent timidement à faire leur apparition : Bernard, Gilbert, Christian, André, Jacqueline, Mireille, Armelle, Joelle, Gwenaelle (ces trois derniers prénoms sont des formes féminines de prénoms masculins bretons, jamais encore utilisés à Goulien et devenus à la mode en ville avant d’avoir été adoptés ici).
114Actuellement, le baptême a lieu généralement le dimanche suivant le retour de la mère à la maison, soit, au plus tard, dans les dix jours de la naissance, car les maternités de Douarnenez et de Quimper sont surchargées et on n’y reste guère plus de trois jours, à moins de complications.
115La première partie de la cérémonie se passe sous le porche sud de l’église. Après les exorcismes, on entre dans la nef, et l’assistance, qui comprend uniquement le parrain, la marraine, le père et une ou deux personnes de la famille, récite le Credo à genoux. On se dirige ensuite vers les fonts baptismaux, où ont lieu les dernières cérémonies. Après quoi, tout le monde monte en haut de la nef et chante le Te Deum. Tandis que les assistants accompagnent le prêtre à la sacristie, la marraine reste discrètement derrière, et montant à l’autel, le fait toucher au bébé. Je n’ai pas pu savoir le sens de cette pratique.
116À la sortie de l’église, on lance aux enfants qui attendent à la sortie des dragées et des pièces de monnaie, jadis, simplement des bonbons.
117De retour à la maison, a lieu le repas de baptême, où seule la famille proche est invitée. Il arrivait autrefois qu’il n’ait lieu que huit à quinze jours après le baptême, puisque celui-ci était célébré aussitôt après la naissance et qu’on n’avait pas toujours le temps de prendre les dispositions nécessaires.
118Autrefois, quelque temps après la naissance, la mère se rendait à l’église pour la cérémonie des relevailles. Pendant toute la période précédente, il lui était interdit de cuisiner et de soigner les bêtes, car elle était censée jeter un maléfice sur tout ce qu’elle touchait, à l’exception de son enfant. Pour la cérémonie de purification, elle ne devait en aucun cas se rendre seule à l’église : autrement toutes les potentialités dangereuses dont elle était porteuse seraient retombées sur elle. Je n’ai retrouvé aucune survivance de cette croyance.
L’enfance et les jeux
119Sur toute la période de la petite enfance, je possède peu d’informations directes, et je n’ai guère pu faire d’observations. Les bébés passent encore maintenant la plus grande partie de leur temps dans leur berceau, dans une chambre de l’étage supérieur, et on les voit très peu. Il ne semble pas qu’on les montre volontiers aux étrangers, à l’exception de circonstances particulières, comme à l’occasion du « vin chaud » que la mère offre, dans le mois de la naissance, à ses voisines et amies.
120Autrefois, on les nourrissait au sein assez longtemps, puis on les faisait passer sans transition à la nourriture des adultes, qui d’ailleurs, avec ses laitages et ses bouillies, leur convenait fort bien. Aujourd’hui, l’usage du biberon s’est répandu, mais je n’ai pas l’impression qu’on fasse une grande consommation d’aliments infantiles. La nourriture donnée ensuite est une adaptation de ce que mangent les parents, et on ne semble pas faire beaucoup d’efforts pour présenter aux enfants des aliments mieux adaptés à leur âge, si ce n’est qu’on leur donne beaucoup plus de lait qu’aux adultes – ils sont pratiquement les seuls à en boire beaucoup – et qu’on leur fait de temps en temps des bouillies de farine. On leur fait boire du vin, assez tôt, sinon régulièrement. Une jeune mère donnait même du vin chaud – passablement allongé d’eau, il est vrai – comme petit déjeuner à sa fille qui n’aimait pas le lait...
121On ne promène pratiquement jamais les bébés dehors, et c’est pourquoi les voitures d’enfants sont à peu près inexistantes. Dans la journée, on les descend parfois dans la cuisine, où leur grand-mère ou une vieille tante s’occupe d’eux.
122Autrefois, on les faisait sauter sur ses genoux en chantant :
Ia da Gemper, ia d’ar Pont
Da Bouldahu renker mond
Da glask bara d’an Intron
A neus droug en e galon
Va à Quimper, va à Pont-Croix
A Pouldavid te faut aller
Chercher du pain pour la Dame
Dont le cœur a tant de peine (Sauvé, p. 158).
123Ou bien :
Tipa, tipa, tipa, tapa
Doh al Loh da Rigolva
Doh Rigolva da Beg ar Raz
Tonton Mikel war e varh glaz
Tipa, tipa, tipa, tapa
Depuis le Loc’h jusqu’à Rigolva
Depuis Rigolva jusqu’à la pointe du Raz
Tonton Michel sur son cheval pie
124Ou bien, en prenant l’un après l’autre les doigts de l’enfant, en partant du pouce, on disait :
Hemén e-neus gwellet ar hadig
Hemén e-neus e baket
Hemén e-neus e laket er pod
Hemén e-neus bet lod
Hag hemén e-neus bet tamm
Hag a zo éet d’ar ger da lavar d’e vamm
(secouant le petit doigt)
E vamm a neus gréet dea
Grig, grig, grig, ma labousig
A benn warhoa e-po eun tammig Celui-ci a vu le petit lièvre
Celui-ci l’a attrapé
Celui-ci l’a mis au pot
Celui-ci en a une part
Et celui-ci n’en a rien eu
Et il est rentré le dire à sa mère
Sa mère lui a fait
Gric, gric, gric mon petit oiseau
Dès demain, tu en auras un morceau
125Aujourd’hui, on chante :
Frappez, frappez, petites mains
Tournez, tournez, petit moulin.
126En faisant frapper les mains de l’enfant l’une contre l’autre, puis tourner l’une autour de l’autre.
127Quand l’enfant commençait à marcher, on le faisait tourner sur lui-même en le tenant par la main et en chantant :
Tro, tro meilh Kervro
Meilh Kerharo ia en dro
Ar goukou a gana deï
Ar galhei a vala heï
Ar babous a aoza ioud
Ha Guillou Rous a zreb tout
Tourne, tourne, moulin de Kervro
Le moulin de Kerharo fait sa ronde
C’est le coucou qui chante pour lui
C’est le héron qui moud l’orge
C’est le singe qui fait cuire la bouillie
Et c’est Guillaume le Roux qui mange tout. (Sauvé, p. 163.)
128Guillaume le Roux, c’est le surnom du loup, cet animal vorace dont on a fait traditionnellement le symbole du Capiste.
129Devenus plus grands, les enfants jouent entre eux, par petits groupes rarement très nombreux, généralement des enfants du village, du territoire duquel ils s’éloignent assez peu. On les voit assez rarement jouer à des jeux organisés, sinon aux billes. À la belle saison ils vont dénicher des nids, l’hiver, s’il y a de la neige, ils font des bonshommes... En fait, il est très difficile de les observer, car ils sont extrêmement timides à l’égard des grandes personnes étrangères et paraissent paralysés en leur présence. En un an et demi, ma femme et moi n’avons jamais réussi à apprivoiser les enfants de la famille chez qui nous allions prendre notre lait chaque jour et avec qui nous étions devenus très liés.
130Des jeux anciennement pratiqués à Goulien et dont on se souvient encore, trois avaient déjà été recueillis par Sauvé (Sauvé, p. 165-72) :
131– le jeu du loup et des moutons : les enfants formaient un troupeau de « moutons » qu’un « loup » attaquait en les frappant à l’aide d’un mouchoir tordu et noué. Un « berger » les défendait du « loup » en engageant avec eux le dialogue suivant :
Deñvidigou deut d’ho kraoñ
Fera zo neve en traoñ?
Bleizi leiz (Sauvé : ar bleizi er hoat)
Pcd?
Nao pe zeg
Deut d’ar ger, mar gellet
Ma ne hellet ket
Chomet ae (ces deux derniers vers omis par Sauvé).
Petits moutons rentrez à votre étable
Qu’y a-t-il de nouveau dans la vallée?
Plein de loups (les loups au bois)
Combien?
Neuf ou dix
Rentrez chez vous si vous pouvez
Si vous ne pouvez pas
Restez là.
132– le jeu de la colombe blanche : les enfants se mettaient en cercle en se tenant par la main. Le chef de jeu passait autour d’eux et laissait tomber un mouchoir derrière l’un d’entre eux. Si celui-ci ne s’en apercevait pas avant le prochain tour, il recevait plusieurs coups ; s’il s’en apercevait, il poursuivait le chef de jeu qui ne devait jamais s’éloigner du cercle et cherchait à échapper en passant et repassant sous les bras tendus des joueurs. Une fois rattrapé, il prenait la place de son poursuivant, et celui-ci, ramassant le mouchoir, reprenait la ronde à sa place, tandis que tout le monde chantait :
Ar goulmig wenn a vond en dm
An hini he havo a ri «chou»
A benn tri mez, gala mae
Me rei glahar da eur re
Pa ve din me va unan ve
Rika, rika, rikara
Divinet gan piou ema.
La petite colombe blanche fait sa ronde
Qui la trouvera criera « chou »
Dans trois mois, aux calendes de mai
Je ferai de la peine à plus d’un
Et quand ce serait à moi-même
Rika, rika, rikara
Devinez chez qui elle est.
133– le jeu de la balançoire, dont Sauvé n’indique pas le déroulement, aujourd’hui oublié, semble-t-il, et dont voici la formule :
Bransigellet, tourigellet
Kas’t va mamm da pigelled
Ha va zad d’ar hoste an henchou
Da zrailha mein gad e zentou
Va breur d’ar mene glaz
D’ober hrampouez gad mein glaz
Ha va c’hoar d’ar mene gwenn
D’ober krampouez gad dien
Balancez, tourniquez
Envoyez ma mère biner la terre
Et mon père au bord des chemins
Qu’il coupe les pierres avec ses dents
Et mon frère à la montagne bleue
Qu’il fasse des crêpes avec des ardoises
Et ma sœur à la montagne blanche
Qu’elle fasse des crêpes avec de la crème.
134Sauvé nous donne encore une formule d’élimination au jeu en usage à Goulien faite d’onomatopées et de mots sans suite :
An ek, an ek, va demezel, pili, pirou, piou, piou, Per ar Pont,
Kolaig ar Harz, papillon komantad, komanton, misa, misa, diganel
un, deux, trois, difelli, difelloi, roi.
135Mais il existait encore bien d’autres jeux :
136– Le baptême (ar vadiant) : un « parrain » et une « marraine » prenaient un garçon ou une fille par la tête et par les pieds et le balançaient de droite à gauche en comptant :
Eun, dao, tri, pevar, pemp, feh, seiz, eiz, nao
Our paotrig bian brao
Deg
Our paotrig bian badéet
Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf
Un joli petit garçon
dix
Un petit garçon baptisé
137... et à ces mots, ils le laissaient tomber par terre.
138– le jeu du vieux petit pot (c’hoari koz podig) : se jouait traditionnellement à la fin des journées de travail collectif consacrées à confectionner des briquettes de bouse qui, une fois séchées (dans les prés ou sur les murets de pierres) seraient utilisées pour le chauffage ou la cuisine (devez doura ar beuzeul). « On posait sur le sol un vieux pot de terre, on bandait les yeux d’un enfant, on l’armait d’un bâton et on le faisait tourner sur lui-même plusieurs tours pour le désorienter. Ensuite, il devait marcher sur le pot et le casser si possible, ou tout au moins le toucher du bâton, et il recevait des sous en récompense. Souvent le bâton tombait à côté et les rires fusaient. Ensuite, on venait manger la bouillie de froment bien beurrée dans une marmite posée au milieu de la table. Chacun y puisait avec sa cuiller et buvait du lait à volonté... » (récit de Clet Bonis).
139- la toupie (ar gornigell) : d’assez grosses dimensions, la toupie était taillée dans du buis ou du houx et avait approximativement la forme d’une poire. Un clou à tête ronde était planté dans la pointe pour la renforcer, et à la base était aménagée une gorge où on enroulait la ficelle qui servait à la lancer. Lun des joueurs devait faire tourner sa toupie à l’intérieur d’un cercle d’environ un mètre de rayon. Les concurrents attendaient un moment pour voir si elle tournait bien, le temps de compter eun, dao, tri, pevar, pemp, feh, seiz, eiz, nao, deg, BOUT !... puis lançaient tour à tour la leur dans le cercle en lui donnant un certain effet, de telle sorte qu’en heurtant l’autre, elle la projette à l’extérieur du cercle sans y rester elle même.
140– le jeu de la chèvre (c’hoari ar haor) : une branche fourchue en forme de trépied (la chèvre), était dressée au milieu d’un cercle tracé sur le sol, et près duquel se trouvait un gardien. D’une raie tracée à quelque distance de là, les joueurs, chacun à leur tour, devaient lancer un bâton contre la « chèvre » de façon à la faire sortir du cercle. Chacun n’avait droit qu’à un essai à la fois. Celui qui manquait son coup devait laisser la place au suivant. La chèvre une fois hors du cercle, le joueur devait aller rechercher son bâton et revenir à son point de départ sans être touché par le gardien, qui ne pouvait lui-même se mettre à sa poursuite qu’après avoir remis la « chèvre » en place. Rattrapé, il prenait la place du gardien.
141– les billes (ar hanetennou) : le jeu de billes le plus populaire était le jeu du pot (c’hoari pod, pota) : les joueurs mettaient chacun une bille dans un cercle tracé sur le sol. Il s’agissait, à partir d’une raie tracée à quelque distance, de les en faire sortir, grâce au tir direct d’une autre bille, qui devait elle-même ressortir du cercle sous peine d’être perdue. Inversement, toute bille sortie était acquise à celui qui l’avait fait sortir. Celui qui avait perdu toutes ses billes était dit stranet.
142Il existait aussi un autre jeu qui se jouait avec de petites boules de fer (ar boulou houarn) et dans lequel il s’agissait d’approcher au plus près de la boule de son concurrent, et en tout cas d’au moins un empan (raouenn).
143– la chevalerie (ar gavaleri) : un garçon se tenait le dos au mur, tandis que ses camarades s’alignaient devant lui, courbés en deux, fortement agrippés les uns aux autres, et le premier à lui-même. Un « cavalier » prenait son élan, devait sauter par-dessus le plus grand nombre de « chevaux ». Le choc était souvent pénible, surtout si le « cavalier » était lourd, et ce jeu était interdit dans les cours d’école.
144– la pelotte (ar balotenn) : c’est une version de la balle au chasseur. Un garçon armé d’une balle de chiffons essayait d’atteindre les joueurs, rassemblés à l’intérieur d’un grand cercle ; tout joueur atteint était éliminé. Inversement, si l’un d’eux, ramassant la balle dans le cercle, parvenait à toucher le chasseur, il pouvait prendre sa place. Ce jeu était parfois dangereux, car certains remplissaient la balle d’objets durs qui pouvaient occasionner des blessures.
145Mais les enfants du Cap ne craignaient pas les coups : il leur arrivait même parfois de s’affronter à coups de pierres ou de bâtons...
146C’est ce qui se produisait en particulier dans les batailles rangées qui opposaient les enfants du Nord à ceux du Sud de la commune, et dont je reparlerai quand il sera question des divisions territoriales traditionnelles de la commune. De même, l’été, ils allaient parfois se baigner à la petite plage de Louedec, qui se trouve exactement sur la frontière entre Goulien et Cléden. Les enfants des deux communes y avaient leur territoire bien défini, et la moindre transgression des frontières entraînait de violentes bagarres entre les deux camps. Cela se produisait il y a encore quelques dizaines d’années.
147Les parents paraissent avoir laissé une liberté assez grande aux enfants, qui n’en abusaient d’ailleurs pas tellement. Ils préfèrent cependant les voir jouer dans la cour ou dans la maison que dehors. Un des amusements d’intérieur préféré des enfants consistait à passer de longs moments auprès du feu et à y faire brûler des brindilles, de la paille ou des allumettes. Les grands n’y trouvaient rien à redire. Jadis, selon Sauvé, les parents s’amusaient même à faire tourner une paille allumée entre les mains des petits-enfants et en chantant :
Bio, bio biolet
Staget an tan en oaled
Hag en oaled hag en ti
Hag e kreiz al leurzi
Katerinig a houela
Me ne chomin ket ama
Da hounid boued d’ar re ma
Me ia ahan da Normandi
Hag e savo eno eun ti
Hag a poanio eur gwalh
Hag amo arhant leun ma ialh.
Bio, bio, biolet
Le feu a pris dans la cheminée
Dans la cheminée et dans la maison
Et au milieu de la maison
Petite Catherine s’est mise à pleurer
Je ne vais pas rester ici
À crier famine chez ces gens-ci
Je m’en irai en Normandie
Et là je bâtirai maison
Et je travaillerai tant que je pourrai
Et j’aurai de l’argent plein ma bourse.
148Dans l’ensemble, les parents paraissent très indulgents à l’égard de leurs enfants. Ceux-ci, par exemple, viennent à table quand bon leur semble, s’en vont de même, mangent ce qui leur plaît, se font eux-mêmes des tartines entre les repas, sans que les grands interviennent autrement que par des paroles, qui ne sont d’ailleurs jamais impératives. Lorsque les enfants désobéissent, on leur tire tout au plus les cheveux ou les oreilles, mais ils se défendent souvent et les parents prennent fort placidement les bourrades qu’ils leur envoient. Les vieux critiquent cette façon de faire, et disent que de leur temps on donnait de bonnes fessées, et qu’ainsi on obtenait plus de discipline, mais ce n’est pas si sûr. Eux-mêmes s’entendent très bien avec leurs petits-enfants, qui dorment souvent dans la même chambre qu’eux (autrefois dans le même lit-clos).
L’école
149Le comportement à l’égard de l’école est assez complexe. Dès l’ancien régime, l’enseignement était assez développé dans le Cap. Il y avait des maîtres d’école à Goulien dès le XVe siècle (Bernard, 1952, p. 133, et Dupouy, p. 85). Une étude faite par Daniel Bernard sur divers registres d’état civil à Cléden a montré qu’au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, la proportion d’hommes sachant signer (non compris les nobles et les membres du clergé) est passée de 20 à 90 % ; sur ce nombre, on peut estimer, d’après la façon plus ou moins ferme dont la signature était tracée, que plus de la moitié devaient savoir écrire couramment.
150Les bouleversements de la Révolution et de l’Empire réduisirent à peu de chose l’enseignement dans la région, et pendant une bonne partie du XIXe siècle, l’instruction fut assez peu développée. Toutefois, après 1870, le nombre d’élèves recommença à s’accroître à Goulien. Le maître de l’époque enseignait dans une maison particulière. Mais en 1888, la Municipalité fit construire une école qui subsiste encore aujourd’hui.
151C’était, semble-t-il, une grande source de prestige que de faire poursuivre des études à ses enfants. Aussi, beaucoup d’entre eux étaient-ils mis en pension, tant à la célèbre école du Likes, à Quimper, que dans diverses institutions dispersées dans toute la partie occidentale de la Cornouaille. Aujourd’hui encore, 121 enfants de Goulien se répartissent entre 27 écoles, soit une moyenne de 4,5 élèves par établissement ! Parmi les vieux paysans, il n’est pas rare d’en trouver qui aient « fait leur rhétorique ». Dans une ferme de la commune, on peut même lire sur une poutre de la grange des vers latins qui ont été gravés là par un ancien propriétaire, né vers 1830. Plus fréquents cependant sont ceux qui ont été jusqu’en troisième. À ce niveau, les parents jugeaient qu’ils étaient allés assez loin et les reprenaient chez eux, bien que la plupart aient eu suffisamment de capacités pour continuer. On réservait le surnom de paotred ar hatriem, « gars de la quatrième », à ceux qui n’avaient pu dépasser cette dernière classe et que l’on considérait comme ayant des moyens intellectuels un peu limités.
152Cependant, ce à quoi on attachait de l’importance, c’était moins à l’instruction elle-même qu’au fait d’envoyer son enfant dans une école réputée pour la région. Par exemple, les absences étaient nombreuses à l’école communale, et tout prétexte était bon (garde des vaches, rester auprès d’un parent malade, etc.) pour manquer la classe. Ce trait s’est encore conservé aujourd’hui, même dans des familles d’esprit très ouvert. Le matin, il arrive souvent que les enfants se prétendent indisposés pour rester à la maison, et les parents, même s’ils ne sont pas dupes, n’insistent pas tellement pour les envoyer tout de même. Au moindre petit rhume, ce sont d’ailleurs eux qui prennent souvent l’initiative de les retenir, sans pour autant les obliger à garder la chambre. Dans une famille où trois frères étaient d’âge scolaire, deux d’entre eux avaient eu la grippe, et avaient par conséquent manqué chacun une semaine. La semaine suivante, le troisième, fit toutes les difficultés du monde pour aller à l’école, bien qu’il ne fût nullement malade, affirmant que c’était maintenant son tour, et que ce n’était pas juste qu’il n’ait pas droit lui aussi à une semaine de repos...
153L’enseignement que les enfants reçoivent, il est vrai, n’est peut-être pas le mieux adapté à leurs besoins futurs. Cela est surtout sensible dans les plus grandes classes. Que l’élève doive rester dans l’agriculture, se faire artisan, ou émigrer vers la ville, bien des connaissances utiles lui manqueront. Les seules écoles professionnelles des environs sont l’école de pêche d’Audierne, et une maison familiale d’apprentissage rural, ouverte récemment à Locronan sur une initiative privée ; une autre maison de ce genre, réservée aux jeunes filles, a été créée peu après à Poullan-sur-Mer. Elles prennent les élèves après leur certificat d’études. Mais elles ne suscitent pas encore beaucoup d’intérêt à Goulien, où l’on préfère, parce que c’est plus honorable, envoyer ses enfants dans des écoles secondaires.
154Pour les autres métiers que l’agriculture ou la pêche, les parents manquent généralement d’informations sur les possibilités de formation professionnelle et sur les rares débouchés ouverts dans la région.
155Il est vrai qu’autrefois ces problèmes n’étaient même pas posés. Les enfants d’agriculteurs peu fortunés étaient mis au travail dès leur Communion Solennelle, qu’ils aient ou non obtenu leur Certificat d’Études. Ceux dont les parents étaient plus aisés – ou voulaient le paraître – allaient en pension quelques années encore, puis ils restaient eux aussi à la ferme. Dans un monde traditionnel où les techniques étaient toutes de routine, l’apprentissage se faisait inconsciemment au long des années. L’enfant voyait travailler ses parents et donnait un coup de main à l’occasion. Tout petit, déjà, on l’avait utilisé pour garder les vaches, ou au moins pour les conduire au pâturage avant d’aller à l’école. Le soir, on lui confiait le soin de mener les chevaux à l’abreuvoir. Et pour les grands travaux, moisson, arrachage des pommes de terre, etc., on lui trouvait toujours une tâche à sa mesure. C’est ainsi qu’il faisait insensiblement son apprentissage.
156Quant aux enfants d’artisans, il n’était pas question qu’ils puissent prendre un métier, celui de leur père ou un autre, avant d’avoir dix-sept ou dix-huit ans. Aussi les louait-on comme petits domestiques dans les fermes dès l’âge de douze ans ; chez les plus pauvres, même, on les mettait au travail dès huit ans, au lieu de les envoyer à l’école.
157Les enfants les plus défavorisés étaient incontestablement ceux que l’Assistance Publique plaçait en très grand nombre dans les familles paysannes. Dans beaucoup de familles d’accueil, c’est à eux qu’étaient réservées toutes les corvées. Les vêtements que l’Administration leur envoyait étaient utilisés par les enfants de la famille. Malgré l’obligation qui en était faite à leurs familles nourricières, celles-ci ne les envoyaient que rarement à l’école. Les enfants ne demandaient pas mieux. L’inspection était d’ailleurs peu sérieuse : on connaissait d’avance le jour où l’inspecteur devait venir. On débarbouillait l’enfant, on le revêtait des habits fournis par l’Administration. L’inspecteur se contentait de lui demander s’il était content, si on l’envoyait régulièrement à l’école ; il répondait oui, naturellement...
158Après 1918, heureusement, les choses se sont passées plus sérieusement. On a pris plus de renseignements sur les familles avant de leur confier des pupilles. Les inspecteurs ont mieux fait leur métier. Et la condition des enfants assistés est devenue incomparablement meilleure. Actuellement, on ne remarque aucune discrimination entre eux et les enfants de la famille. Il se crée même souvent des liens d’affection durable avec les parents nourriciers, qui continuent de s’occuper d’eux, même après leur émancipation. Je citerai comme exemple une famille qui a fait faire à ses propres frais des études supérieures à l’un d’eux.
L’adolescence
159Autrefois, la Communion Solennelle marquait sans doute mieux qu’aujourd’hui le passage de l’enfance à l’adolescence. C’est à partir de cette date que les fillettes abandonnaient leur costume particulier pour la coiffe et le costume habituel des jeunes filles, que les garçons étaient mis au travail... L’institution de la Première Communion privée, la prolongation de la scolarité, ont rendu plus floue cette limite, sans la faire disparaître totalement : après la Communion Solennelle, par exemple, on ne va plus quêter dans les maisons le 31 décembre, ni attendre la distribution des dragées à la sortie des baptêmes.
160Aucun indice, aucune source écrite à ma connaissance, ne permettent de dire s’il a jamais existé dans le Cap une organisation traditionnelle des jeunes gens. Actuellement, ils ne forment pas de groupe à part au sein de la communauté villageoise, comme c’est souvent encore le cas dans l’Est de la France. Cela est très visible à l’église, où ils assistent à la messe dispersés parmi les adultes. Cela ne signifie pas qu’une telle organisation n’ait pas existé autrefois, à une époque trop reculée pour que des témoignages en subsistent.
161En tout cas, les jeunes gens avaient certainement un rôle particulier dans l’ancienne communauté. Ainsi dans le rite ancien du feu de St-Jean : on y a vu le rôle complémentaire joué par jeunes gens et jeunes filles, pour chasser les maléfices pouvant peser sur le territoire cultivé et assurer sa fécondité. La mission sacrée dont les jeunes filles avaient été investies était soulignée par l’interdiction qui leur était faite de travailler le lendemain. Autre survivance d’un rôle semblable confié aux jeunes gens et jeunes filles, le jeu de bakol qui clôture la fête de fin de moisson.
162La mission propre au groupe des jeunes gens, de contrôler l’ordre traditionnel (Varagnac, p. 103) survit dans le charivari fait aux veuves remariées, usage encore vivant, bien que commençant à susciter certaines réserves chez les adultes. Celle de contribuer à l’amusement de leurs compatriotes (Varagnac, p. 139) se traduit aujourd’hui par l’organisation de Fêtes de la Jeunesse, Coupes de la Joie, patronnées par la JAC et qui opposent les équipes des communes de tout le Cap. Enfin, le caractère agonistique des relations entre jeunes gens de communes voisines (Varagnac, p. 141), se manifeste, en dehors de ces rencontres pacifiques, par les bagarres qui éclatent fréquemment entre eux dans les bals de noces, et qui suscitent chez les adultes, quand ils se produisent, plus de plaisir secret de voir la tradition respectée que de désapprobation véritable.
163Le Mouvement Rural de la Jeunesse Catholique, encore couramment désigné sous son ancien sigle de JAC, est actuellement la seule organisation intéressant les jeunes de Goulien, dont elle ne regroupe qu’une partie, le reste, composé surtout d’enfants de familles « laïques » ou peu pratiquantes faisant bande à part de son côté. Ses activités, dont il sera question dans le chapitre réservé aux associations, sont aussi une occasion de rencontre entre jeunes gens et jeunes filles, non seulement de la commune, mais aussi de toutes celles faisant partie du secteur, et leur permettent de se connaître de façon moins superficielle que dans les rencontres passagères des bals, ou des sorties dominicales.
164Autrefois, les jeunes gens ne fréquentaient guère de jeunes filles extérieures à la commune en dehors de celles qui leur étaient liées par une parenté assez proche pour qu’elles soient invitées aux repas de famille qui avaient lieu périodiquement au cours de l’année ou à l’occasion des grands événements familiaux. Mais dans la commune les amitiés entre garçons et filles commençaient parfois dès l’école. Dans certains villages assez peuplés – si les parents n’étaient pas en désaccord – ils formaient des bandes joyeuses où l’on perpétuait les amitiés enfantines en se réunissant le dimanche pour garder les vaches ensemble, en organisant parfois chez l’un ou l’autre des danses improvisées, en partant ensemble aux bals de noces pour ne rentrer qu’à la nuit tombante. Un de leurs amusements favoris était alors de monter des farces macabres, se déguisant en spectres pour effrayer telle ou telle personne qui s’était vantée de n’avoir peur de rien, ou organisant une parodie de service funèbre au milieu du chemin, avec un vieux baril en guise de cercueil, au grand émoi des passants éventuels qui croyaient, de loin, avoir affaire à un cortège de trépassés...
165Ces bals de noces, comme les pardons, étaient les seules occasions de faire connaissance avec des jeunes filles, sortant de la sphère des relations habituelles ; mais non pas pour autant du cadre traditionnel du Cap ; aussi était-il finalement rare qu’on ne leur fût pas apparenté d’une manière ou d’une autre. L’éventail largement plus ouvert des possibilités de sorties dominicales, permet aujourd’hui des rencontres moins limitées socialement ou géographiquement.
166Toutefois, un jeune homme ne cherchait pas à se marier avant d’avoir accompli son service militaire.
167La conscription ne comportait pas dans le Cap la constitution de ces sortes de confréries de conscrits de l’année qui sont d’usage en d’autres régions de France, et par conséquent, aucune de ces manifestations qui leur sont propres : quêtes, organisation du Carnaval ou du feu de St-Jean, etc. Simplement, le jour du Conseil de Révision était l’occasion de libations et de beuveries abondantes entre conscrits, qui s’accompagnaient mutuellement les uns chez les autres, et le jour de la St-Étienne, on se réunissait avec les jeunes filles du même âge pour « tirer l’aiguille ». Il semble aussi qu’il existait un rite propre aux conscrits, et qui consistait pour ceux-ci à prouver leur force en enlevant à bout de bras de sa niche la statue de saint Fiacre qui se trouvait dans la chapelle de Lannourec, pour la remettre en place après l’avoir posée à terre (saint Fiacre était invoqué pour les « maladies de langueur »). Mais un jour, l’un d’eux laissa tomber le saint, dont la tête fut brisée. On l’a depuis relégué hors de la chapelle.
168Le service militaire pouvait être l’occasion pour un jeune homme de quitter plus ou moins définitivement la commune, soit qu’il contractât par la suite un engagement dans l’armée ou dans la marine, soit qu’il prît un métier en ville. Pour celui qui revenait, il allait maintenant falloir songer sérieusement au mariage.
Le mariage
169Le choix d’un conjoint était rarement laissé à la seule initiative du jeune homme et de la jeune fille. C’était essentiellement le soin des parents, et plus particulièrement, semble-t-il, de la mère. Le mariage de l’aîné des enfants, fils ou fille, était le plus important, puisque c’est à ce dernier que devait en principe être donnée la ferme. Il fallait donc lui trouver un conjoint travailleur et doué de toutes les qualités nécessaires pour l’aider à faire fructifier son bien, et qui parût de plus décidé à bien s’entendre avec ses futurs beaux-parents, puisque, une fois la donation faite, ceux-ci se trouveraient en partie sous sa dépendance. Il convenait aussi que la part réservataire à laquelle il aurait droit après que la ferme de ses parents serait laissée à son aîné, s’annonçât intéressante.
« Les conditions de l’alliance ayant été bien débattues entre les parents, on déléguera une personne sûre, parent ou voisin, pour accomplir la demande ». C’est ce qu’on appelait faire le baz vanel, le bâton de genêt, parce que c’est ainsi armé que l’entremetteur partait jadis faire sa requête. « Lorsque cet émissaire parviendra à la ferme de la future, à la nuit tombante, en empruntant des chemins détournés pour éviter les indiscrétions, il trouvera ordinairement la famille rassemblée, car l’heure et le jour de la démarche étaient connus d’avance. On lui fera d’abord visiter en détail les dépendances de l’exploitation : dans les écuries et les étables, les animaux auront été soignés, une litière abondante et fraîche s’étalera sous leurs pieds ; dans le hangar, les instruments aratoires, les outils de labour et autres seront rangés bien en vue. Dans la maison, le mobilier sera astiqué et les ferrures luiront. Comme par hasard, les battants de l’armoire seront laissés légèrement entr’ouverts pour qu’on aperçoive les piles de draps et de linges alignées sur les rayons. De mauvaises langues sans doute prétendent même qu’on empruntait aux parents ou aux voisins pour la circonstance. Il faut que le visiteur emporte une impression de confort et d’aisance » (Bernard, 1952, p. 179).
170On aura peut-être remarqué que la description précédente s’applique plus particulièrement au cas où c’est le gendre qui a été « demandé », (goulennet) pour venir s’installer chez sa future femme. C’était un cas assez fréquent. La demande n’était pas toujours acceptée : soit que les parents du jeune homme ou de la jeune fille sollicités aient attendu mieux, soit tout simplement qu’on n’ait pas voulu qu’ils se marient. En effet, celui qu’on demandait en mariage était généralement un cadet dont l’aîné était déjà « casé ». S’il partait, il faudrait lui verser le montant de sa part réservataire. Tandis que s’il restait, elle continuait de faire partie du capital exploité en commun, et lui-même fournissait une main-d’œuvre gratuite et qui ne ménageait pourtant pas sa peine. Aussi était-ce souvent, non pas les parents, mais le frère ou la sœur déjà mariés qui s’opposaient au départ.
171Le cas s’est produit encore récemment dans une commune voisine : un garçon frisant la trentaine n’arrivait pas à prendre femme. Sa mère, qui s’en désolait, réussit à trouver une jeune fille susceptible de l’épouser. Il la rencontra au bal, et ils se plurent. Le mariage paraissait donc en bonne voie. Mais la sœur aînée de la promise éventuelle, chez qui celle-ci habitait, y était défavorable : elle réussit à les brouiller... et le mariage n’eut pas lieu.
172C’est pour éviter d’avoir à débourser trop d’argent qu’on recourait aux mariages doubles ou kendimi. Cela consistait, pour deux garçons, à épouser simultanément leurs sœurs respectives – on ne faisait de la sorte qu’un simple échange de femmes ; si les parts auxquelles l’une et l’autre avaient droit étaient équivalentes, il n’y avait rien à débourser, et en cas d’inégalité, il n’y avait lieu de verser que la différence. Cette possibilité était vivement appréciée, car le versement des parts dues à ses frères et sœurs entraînait le bénéficiaire de la donation à un endettement d’autant plus long qu’il disposait rarement des sommes liquides qui auraient été nécessaires, tandis que les parents avaient parfois forcé l’estimation de leur bien pour la simple satisfaction de leur orgueil. De ces deux mariages simultanés, l’un était généralement voulu par les futurs époux, tandis que l’autre se faisait sous la pression de la famille. Le cas n’était pourtant pas rare.
173Un autre exemple typique de mariage arrangé celui où un couple sans enfants faisait marier un neveu de l’un avec une nièce de l’autre pour leur laisser la succession de leur ferme.
174D’autres mariages, sans être positivement arrangés, pouvaient aussi être habilement provoqués. Ainsi, lorsqu’un ménage choisissait pour être parrain et marraine d’un de leurs enfants un cousin et une cousine de chacun des côtés ; il n’était pas rare alors que cela se terminât par une noce. « Komperien e oant » (« ils étaient compère et commère »), disait-on pour expliquer comment ils s’étaient connus.
175En dehors de ces mariages entre membres de familles alliées, on comptait un grand nombre de mariages consanguins. S’il est actuellement en régression, il reste encore élevé. Là encore, l’influence des mères sur leurs fils est souvent décisive : ce sont elles souvent qui insistent habilement pour que celui-ci prenne pour femme la fille de la maison dont elles sont venues, donc le plus souvent, celle de leur frère aîné, parfois celle de leur sœur aînée, afin, disent-elles, que le sang de leur propre père continue de se perpétuer dans leur nouvelle famille.
176En fait, comme les mariages hors commune sont encore la minorité, et que parmi des personnes mariées habitant Goulien, un nombre infime est d’une origine extérieure au Cap, il n’est pas étonnant que beaucoup de conjoints soient plus ou moins apparentés.
177Lorsque l’un des époux mourait alors que l’autre était encore jeune et qu’il y avait des enfants en bas âge, il était courant qu’il se remarie avec une belle-sœur ou avec un beau-frère résidant déjà à la ferme. Cela se produisait principalement quand l’époux survivant était celui qui était venu habiter chez l’autre. Théoriquement, il était l’usufruitier de la ferme que son conjoint avait reçue de ses parents, les enfants étant héritiers. Pratiquement, ses beaux-parents le considéraient comme peu de chose dans la maison. Un remariage avec la belle-sœur arrangeait les choses. La belle-famille aurait vu d’un mauvais œil une étrangère venir s’installer à la place de la fille décédée. Tandis que de cette façon, la ferme resterait entre les mains de quelqu’un de la famille. Quant aux parents du veuf, ils préféraient voir les enfants continuer d’être soignés par une tante qui avait déjà l’habitude de s’occuper d’eux3.
178C’est seulement dans le cas d’un remariage ne correspondant pas aux normes admises, semble-t-il, que les jeunes allaient organiser un charivari sous les fenêtres des époux, en soufflant dans des sifflets et des trompettes d’écorce pour faire le plus de bruit possible.
179Tous ces usages, courants autrefois, n’ont pas totalement disparu aujourd’hui. Des hommes encore jeunes se vantent volontiers d’avoir épousé la ferme plutôt que la femme. Et même des mariages qui sont incontestablement des mariages d’inclination n’en sont pas moins souvent tout à fait conformes aux intérêts traditionnels et aux souhaits des familles.
180Dans la partie non agricole de la population, les choses se passaient à peu près de la même façon. Simplement, les tractations étaient plus faciles, puisque les biens en jeu étaient beaucoup moins considérables. Mais les mariages entre agriculteurs et non-agriculteurs étaient rares : il est bien évident qu’on préférait voir venir habiter à la ferme un gendre ou une bru ayant droit à une part assez importante de sa propre ferme paternelle que quelqu’un n’ayant à peu près rien en propre. Le cas du cadet ou de la cadette quittant la ferme avec sa part pour épouser un artisan ou se faire soi-même artisan, bien que peu apprécié, pouvait cependant se produire occasionnellement.
181Actuellement, au contraire, de plus en plus de jeunes filles nées dans des fermes cherchent à épouser des marins de commerce ou d’État, des militaires ou des artisans, parce que ceux-ci sont assurés d’un revenu régulier et que leurs femmes ont, pense-t-on, la vie facile. Nous avons vu que, contrairement à l’opinion locale courante, il ne s’ensuit pas que la population agricole compte beaucoup plus d’hommes célibataires qu’autrefois. Toutefois, le nombre de jeunes patrons de fermes célibataires est sans doute en augmentation.
182C’est en effet un usage ancien que, pour augmenter les chances d’un garçon dans la recherche d’une femme, s’il commence à approcher de la trentaine, ses parents lui donnent la ferme sans attendre son mariage. Cela attirait davantage l’intérêt des parents des partis possibles. Témoin ce récit qu’un de mes vieux informateurs m’a fait de ses propres fiançailles.
Étant allé avec son père vendre une vache à la foire de Pont-Croix, ils avaient fini par trouver un acquéreur, un paysan d’une commune voisine, et celui-ci, le marché conclu, voulut payer au père. « Non, pas à moi, dit ce dernier en désignant son fils, le patron, c’est celui-ci ». – « Comment, dit l’autre, ce grand fils est patron, et il n’est pas marié ? Eh bien justement, moi, j’ai une fille qui ferait bien son affaire ». Le jeune homme profita de la première occasion venue pour rendre visite à son acheteur, et faire du même coup connaissance avec la demoiselle. Il la revit aux pardons. Les parents causèrent. Et c’est ainsi que l’affaire eut lieu.
183Jusqu’à ces dernières années, on ne faisait d’ordinaire aucun contrat de mariage. On se méfiait un peu des notaires, soupçonnés à tort ou à raison, de profiter de l’ignorance des paysans dans le domaine juridique pour leur bénéfice personnel. On se contentait donc de se mettre d’accord verbalement sur les conditions futures de la donation. Mais des conflits pouvaient naître de cette absence d’accord écrit – actuellement, même, certaines familles sont brouillées pour de telles raisons. Un contrat n’intervenait que dans des cas très particuliers, comme le remariage d’une veuve.
184Il n’y avait pas de dot à proprement parler, bien qu’on eût parfois coutume d’appeler ainsi la part réservataire du conjoint qui venait habiter chez l’autre. Ses parents lui donnaient parfois en outre une ou deux vaches, et en tout cas une armoire garnie de linge4. Récemment encore, une vieille femme critiquait une jeune fille d’avoir épousé un marin de commerce qui naviguant sur un pétrolier économisait régulièrement un million d’anciens francs par an, car disait-elle, « à son mariage, il n’avait pas un seul drap ».
185Quant aux frais de la noce, ils pouvaient être partagés par les deux familles ou incomber seulement à celle chez qui les conjoints habiteraient.
186L’importance de la noce variait selon la richesse des familles, mais chacune avait à cœur de faire les choses au mieux. Les invitations lancées étaient très nombreuses : jusqu’à trois cents ou trois cent cinquante pour les plus importantes, et jamais moins de cent pour les plus petites5 : on invitait tous les parents jusqu’à la quatrième génération, les voisins, et tous ceux avec qui on était lié d’une façon ou d’une autre.
187Dans les grandes noces, les préparatifs commençaient d’ordinaire le vendredi, quatre jours avant la cérémonie. Ce jour-là, avait lieu l’abattage des bêtes ; deux jeunes taureaux, parfois aussi un veau ou un porc gras, dont une partie pouvait être fournie par l’autre famille. Le samedi, on faisait la tournée des parents et amis pour réunir le matériel nécessaire : marmites, échelles, tréteaux, etc. Les barils de vin et d’alcool arrivaient, livrés par un marchand de Pont-Croix ou d’Audierne qui fournissait en même temps les verres, les assiettes, les couverts et la tente, qu’on montait aussitôt dans la cour – à moins que, le temps étant mauvais, on préférât faire le repas dans une grange débarrassée de son matériel. Les échelles, posées sur des trétaux ou fixées sur des piquets, puis recouvertes de planches, donnaient des tables rustiques, sur lesquelles on étendait des voiles de moulins en guise de nappes. Comme sièges, on utilisait des troncs d’arbres plus ou moins équarris, au pied desquels on creusait parfois une tranchée pour qu’on y soit assis plus commodément.
188Le dimanche, arrivaient les joueurs de biniou, des gens de Plonéour ou de Plozévet, qu’on était allés retenir longtemps à l’avance, car ils étaient très demandés. Ce jour-là, on offrait un repas aux proches parents, voisins et amis qui étaient venus aider, et on profitait de la présence des musiciens pour danser tout l’après-midi.
189Le lundi, on mettait la dernière main aux préparatifs. Les jeunes filles s’employaient à hacher la viande pour les pâtés. Les jeunes gens décoraient les chars à bancs de guirlandes de fleurs et de clochettes.
190Arrivait le mardi. C’était le grand jour. Les imités arrivaient tout au long de la matinée, apportant en cadeau un peu de viande de porc ou une bouteille de vin ou d’alcool. Les hommes allaient rendre visite aux jeunes gens à qui était confiée la surveillance des barils et buvaient un ou deux verres de vin. Puis on prenait le chemin de l’église, en chars à bancs, ou à cheval, suivis par les binious. Les deux familles, venues chacune de leur côté, se retrouvaient devant l’église. Le marié était vêtu en bourgeois, avec un costume noir et un chapeau haut de forme. La mariée portait le grand costume de cérémonie kapenn, dont la coiffe était remplacée pour la circonstance par une vaste cornette.
191La cérémonie religieuse avait lieu ordinairement à 10 heures. À la sortie de l’église, les binious sonnaient et on commençait à danser sur la place devant le cimetière. Puis on faisait la tournée des débits de boisson du bourg. Enfin s’organisait le cortège vers la maison où avait lieu la noce : les mariés devant, la famille derrière, tous en chars à bancs, escortés par les jeunes gens à cheval, ayant chacun une jeune fille en croupe.
192Afin de rendre plus animée la cavalcade que les jeunes gens organisaient de l’église à la maison, on avait mêlé à la nourriture des chevaux des graines de chanvre, censées les rendre plus nerveux. La course était donc fort animée. Au vainqueur revenait une bouteille de cognac, au second une bouteille de vin. Puis la troupe des jeunes gens revenait à bride abattue à la rencontre des chars et offrait à boire à tout le monde, cognac pour les hommes, vin pour les femmes.
193Le repas, dont un groupe de femmes avait surveillé la cuisson pendant la cérémonie, commençait dès l’arrivée du cortège. On a vu précédemment quel en était traditionnellement le menu. Après que les invités aient pris place « à table », les hommes retournant leurs vestes pour ne pas les salir, les « petits », c’est-à-dire les clients des deux familles pouvaient s’installer à leur tour – attendu impatiemment –. Ils avaient apporté des pots dans lesquels ils rapporteraient chez eux les restes du repas, qu’on les laissait libéralement ramasser.
194Une bonne partie de l’après-midi se passait à manger et à boire. Les jeunes gens chargés de la distribution de la boisson se déplaçaient entre les tables, l’un avec un pichet de vin, l’autre avec un entonnoir, remplissant les verres aussitôt qu’ils étaient vides. Si, à deux ou trois reprises, entre les plats, on faisait verser aux convives encore un coup de cognac, le repas était considéré comme exceptionnellement réussi.
195Les joueurs de biniou mangeaient à part dans une pièce de la maison, en compagnie de deux jeunes gens spécialement chargés de veiller à ce qu’ils ne manquent de rien. À la fin du repas, quant on voulait commencer la danse, ils avaient parfois bien du mal à se mettre en train, tant ils avaient mangé et bu.
196Avant qu’on n’entame la première gavotte, la tradition voulait que deux jeunes gens fassent sortir la mariée de la tente du banquet en la portant dans leurs bras. Par la suite, ils se contentèrent de lui donner le bras.
197Les danses duraient toute l’après-midi. Lorsque le soir venait, les invités rentraient chez eux, et il ne restait plus à la maison que la famille proche.
198Mais la noce n’était pas finie. Le mercredi matin, la journée commençait par une messe dite à l’intention des défunts des deux familles. Le même matin, il était d’usage au XVIIe siècle, que la mariée répandît par-dessus son épaule un crible plein de grains de blé noir, probablement comme offrande aux mânes des ancêtres. Et à nouveau avait lieu un grand repas sous la tente, dont toutefois les convives étaient moins nombreux que la veille. Et à nouveau, on dansait. Enfin, le jeudi, les membres de la famille finissaient les restes, afin que toute la viande soit consommée avant le vendredi.
199Quant aux jeunes mariés, ils se contentaient de rester à la maison à ne rien faire jusqu’au dimanche suivant, recevant les visites de leurs amis. Et le lundi, ils reprenaient le travail.
200Dans les fermes moins riches, les préparatifs étaient moins longs et la noce ne durait que cinq jours, et chez les petits fermiers, trois seulement ; les pauvres gens se contentaient d’un jour de noce. Mais la cérémonie avait toujours lieu le mardi, et les réjouissances tendaient toujours à se rapprocher de l’idéal décrit ci-dessus.
201Après la première guerre mondiale, elles se sont considérablement simplifiées, car on a pris l’habitude de faire le repas non plus chez soi, sous la tente, mais dans une salle publique. Cette façon de faire était depuis longtemps habituelle en pays bigoudenn. La première salle publique de Goulien fut construite en 1922 par un commerçant du bourg et peu après eut lieu la première noce à la nouvelle mode. Mais des noces sous la tente, de moins en moins nombreuses, eurent lieu jusqu’en 1930. En même temps, les mariées et leurs demoiselles d’honneur abandonnèrent le costume kapenn et la cornette pour le voile blanc et la robe longue en usage dans les villes.
202Comme les invités sont toujours plus d’une centaine – jusqu’à près de trois cents lorsque deux noces ont lieu en même temps – il est évident qu’il serait difficile aux familles des mariés d’assumer les frais du repas : c’est donc eux qui paient leur part. De ce fait, il ne vient plus généralement qu’un seul représentant de chaque famille invitée. C’est ce qu’on appelle « être de noce ». De même, les réjouissances ne durent plus qu’un seul jour : mais toujours le mardi (parfois le samedi).
203Le matin, on se réunit à la maison de la famille, qui offre à tout le monde une collation : pâté, jambon, saucisson, pain beurré, arrosés de vin rouge ou de café. Puis, vers 9 h30, on se rend à la mairie – à moins que la cérémonie civile n’ait déjà eu lieu la veille ou l’avant-veille. De là, on se dirige vers l’église pour le mariage religieux. Pendant la cérémonie, le photographe qu’on a convoqué pour l’occasion installe un grand échafaudage sur la place. Lorsque la noce sort de l’église, il y fait prendre place l’assistance pour la photographie traditionnelle. On se rend ensuite à la salle où a lieu le repas – ce peut être ailleurs qu’à Goulien. L’après-midi, on va dans un dancing local. Après le repas du soir, un bal, qui peut durer jusqu’à 4 heures du matin, est organisé dans la salle où a lieu le banquet, animé par l’un des nombreux orchestres de la région. Mais pour tous ceux qui les ont connues, rien ne vaut les noces d’antan.
La vie familiale
204Le plus difficile des problèmes qui attendent les jeunes époux est sans doute aujourd’hui celui de la cohabitation avec les beaux-parents. Certes autrefois, il pouvait déjà se produire des oppositions entre les beaux-parents et leur gendre ou leur belle-fille, comme il est prévisible quand doivent vivre ensemble des personnes jusque-là étrangères et dont les habitudes et les caractères sont différents. Mais il semble qu’actuellement des difficultés apparaissent plus fréquemment qu’autrefois, du moins chez les agriculteurs.
205En effet, même après que les parents ont donné leur ferme à leurs enfants, ils veulent continuer d’avoir leur mot à dire sur la conduite de l’exploitation et de la maison. Tant que l’on s’en tenait aux méthodes traditionnelles, cela n’était pas trop gênant. Mais avec l’évolution actuelle, les conflits avec les enfants sont presque inévitables. Certes, ces derniers sont théoriquement libres d’organiser leur travail comme il leur plaît, puisqu’ils sont les maîtres, mais pratiquement, ils ne peuvent heurter de front les anciens, qui leur fournissent une main-d’œuvre bénévole. Finalement, personne n’est entièrement content : les parents parce qu’ils n’apprécient pas toujours les changements opérés par leurs enfants ; et ces derniers, parce qu’ils doivent s’en tenir à des mesures incomplètes qui ne les satisfont pas. Pourtant, jusqu’à maintenant, on ne s’est pas encore résolu à adopter l’usage courant hors du Cap, et déjà dans des communes assez proches comme Plouhinec, selon lequel, lorsque les parents laissent leur succession à leurs enfants, ils se retirent dans une petite maison ou dans un petit logement où ils vivent indépendamment. Aux yeux des Capistes, cela paraît un usage un peu barbare, et ils trouvent plutôt risible que des parents et des enfants habitant la même maison fassent une cuisine séparée. Ils préfèrent encore leur propre système, malgré toutes les difficultés qu’il peut occasionner : les vieux supporteraient mal d’abandonner complètement leur ferme, et pour les enfants, leur présence apporte tout de même une aide substantielle.
206Dans ces conflits, d’ailleurs, l’opposition ne se produit pas plus particulièrement avec les gendres ou les belles-filles qu’avec les filles ou les fils. Certes, on parle de telle femme qui, ne s’entendant pas avec sa belle-mère malade, avait acheté des vêtements de deuil trois ans avant que cette dernière ne meure ; d’une autre que son beau-père ne pouvait souffrir parce qu’elle avait l’habitude de mettre sous clé le vin et l’alcool ; de tel homme qui supporte mal les méthodes rétrogrades de ses beaux-parents. En revanche, on voit des belles-mères, pleines d’admiration pour leur bru, les traiter comme leur propre fille, et chercher à leur éviter tout travail pénible ; on voit aussi des gendres prendre le parti de leur belle-famille, qu’une brouille oppose à leur famille d’origine, à qui ils cessent de rendre visite. Dans l’ensemble, on peut dire que celui des époux qui est venu vivre chez l’autre, adopte sa belle-famille comme la sienne propre. Le signe de la continuité familiale, c’est la maison, non pas le nom.
207Le but du nouveau couple, ce sera maintenant d’assurer cette continuité par ses enfants. Si on se consacre au travail de toute son énergie, si on construit des bâtiments nouveaux, si on modernise l’équipement, si on fertilise le sol, c’est pour transmettre à sa descendance un patrimoine meilleur que celui qu’on a soi-même reçu. Aussi se désole-t-on si on n’en a pas, et on s’étonne de voir des célibataires ou de vieux couples sans progéniture continuer de peiner, de s’équiper, de construire. « Pour qui et pour quoi ? On se le demande... ». C’est pourquoi il est courant de voir des gens prendre auprès d’eux un neveu qui remplacera le fils qu’ils n’ont pas eu, et qui sera leur héritier.
208Dans le couple, les rapports sont empreints d’une grande égalité. Les femmes d’agriculteurs travaillent dur, leur vie n’est pas toujours facile, mais elles ne sont nullement les servantes de leur époux. D’ailleurs, dans bien des cas, si celui-ci est le chef de l’exploitation, elles-mêmes en sont les propriétaires. Et si l’homme est seul responsable de la culture, le bétail est leur apanage. Lorsqu’il faut prendre une décision importante, le mari ne fait rien sans consulter son épouse, qui peut même parfois prendre elle-même des initiatives. C’est ainsi qu’on pourra entendre une femme dire : « J’ai fait aménager la cuisine » ou « j’ai fait construire une nouvelle porcherie en telle ou telle année », alors même que c’est son mari qui est le fils de la maison.
209Toutefois, si l’homme n’a aucun comportement autoritaire à l’égard de sa femme, il ne supporte pas que celle-ci ait l’air de vouloir lui dicter sa conduite. Une femme fait-elle remarquer à table à son mari qu’il a assez bu et qu’il devrait s’arrêter, il se versera un nouveau verre de vin, n’eût-il plus soif, afin de montrer son indépendance.
210En général, dans les familles traditionalistes, hommes et femmes ont chacun leurs tâches bien définies, et il est assez rare, lorsque les uns ont moins à faire, qu’ils aillent donner un coup de main aux autres ; mais ce n’est pas totalement exclu, et même, autrefois, quand la mère avait trop à faire, ce pouvait être le père qui habillait les enfants ou qui surveillait la cuisson de la soupe. Dans les ménages modernes, l’entraide entre époux est davantage développée, ce qui permet un gain de temps souvent considérable, et donne un peu plus de liberté aux uns et aux autres.
211Quant à la vie quotidienne de la famille, on a pu en avoir un aperçu détaillé à travers toutes les pages qui précèdent, puisqu’elle est la vie même des gens de Goulien. Le travail, les loisirs, les fêtes, tout cela n’avait autrefois pas d’autre cadre qu’elle. Dans une large mesure, c’est encore le cas aujourd’hui. La famille reste la cellule fondamentale de la communauté villageoise.
La maladie
212Autrefois, on ne consultait les médecins que très rarement. Il n’y en avait que deux dans le canton, un à Pont-Croix et l’autre à Audierne, et le mauvais état des chemins rendait leurs visites difficiles. Dans certains cas d’urgence, on devait les attendre toute la journée, car il fallait un certain temps pour aller les prévenir, et on ne les trouvait pas toujours chez eux. Aussi, s’en passait-on en temps ordinaire. Les vieux prétendaient qu’ils ne s’en portaient pas plus mal. Naturellement, avec l’âge, ils pouvaient devenir plus ou moins sourds, aveugles ou rhumatisants, mais « ça, ce n’est pas des maladies » (sous entendu : le médecin n’y peut rien).
213Aujourd’hui, le nombre des médecins s’est multiplié, il y en a trois à Pont-Croix, quatre à Audierne, un à Cléden, un à Plouhinec, et le développement des moyens de transport, l’amélioration des chemins, la possibilité qu’on a de les prévenir par téléphone, ont mis fin à l’isolement médical dans lequel se trouvait pratiquement le Cap autrefois. Et sans doute a-t-on recours à eux beaucoup plus souvent. Mais bien des vieux y sont encore réticents et même chez les plus jeunes, on ne s’adresse à eux que si on ne peut vraiment pas faire autrement. Une simple indisposition, même désagréable, ne justifie pas qu’on s’arrête de travailler : « Si ça ne va pas, il faut bien faire aller quand même ». Quant à entamer de longs traitements, à séjourner à l’hôpital, on y regarde à deux fois. Ainsi, une personne presque infirme refuse de tenter une opération qui lui permettrait peut-être de marcher à nouveau normalement, parce qu’on ne lui garantit pas un succès à 100 %. Tant qu’elle pourra se déplacer comme elle le fait, dit-elle, ça ira. Après, eh bien, ce sera la fin. Une autre femme s’indignait auprès de gens qui avaient fait opérer de la cataracte leur vieux père âgé de près de 90 ans. « Vous n’avez pas honte, disait-elle, d’aller comme ça perdre vos sous ? S’il est aveugle, il n’a qu’à rester aveugle... ».
214L’opinion qu’on se fait des médecins paraît ambiguë. Certes, ce sont des personnages un peu intimidants, mais on est loin d’avoir pour eux le respect qu’on témoigne par exemple aux prêtres, avec qui on est pourtant plus familier. En face d’eux, on se trouve un peu comme en face du notaire : ce sont des gens trop savants, qui ont beau jeu de tirer profit de l’ignorance de ceux qui sont bien obligés d’avoir recours à eux. Sans doute, l’attitude de certains médecins de la région, fort âpres au gain, rudoyant les malades, hostiles à tout nouveau concurrent, et se fâchant contre leurs clients quand ils croient que ceux-ci veulent cesser de s’adresser à eux pour aller chez quelqu’un d’autre, contribue-t-elle à renforcer la défiance populaire.
215Malgré le sentiment d’infériorité qu’on éprouve toujours un peu en leur présence, on n’a qu’une confiance, en leur science, très limitée. On est sceptique quant à leurs possibilités de soulager les grandes infirmités. On a plus facilement confiance dans les pharmaciens, qu’on ne se fait pas faute de consulter et à qui on va volontiers redemander un médicament dont on a été content. Et pour certains petits maux, on préfère s’adresser aux rebouteux et aux guérisseurs.
216Des rebouteux, spécialisés dans la remise en état des articulations foulées et des os cassés, chez les bêtes comme chez les gens, il y en avait jadis dans toutes les communes. À Goulien, il n’y a pas si longtemps que le dernier est mort. Maintenant, il faut aller en chercher un à une quarantaine de kilomètres, à Quéménéven, entre Quimper et Châteaulm. Un enfant se casse-t-il la jambe ? On l’emmène directement chez le rebouteux, sans songer une seule fois à le présenter au médecin. C’est seulement si les soins reçus ne se révèlent pas efficaces qu’on s’adressera à ce dernier.
217Les guérisseurs, ou plutôt les guérisseuses existant encore dans le Cap, n’ont rien à voir avec les illuminés ou avec les guérisseurs pseudo-scientifiques pour lesquels certains journaux parisiens font une réclame active. Leur don est plus traditionnel. Ce sont celles que Le Carguet appelait diskanterezed, c’est-à-dire, les « décompteuses ».
218On a vu que le don de diskanter était accordé aux enfants nés les pieds devant. Cependant, une initiation devait encore être nécessaire, si j’ai bien compris ce que m’a dit une vieille de Goulien qui exerce encore cette activité, et qui l’aurait apprise elle-même d’une vieille femme aujourd’hui décédée. La guérison s’obtient en effet par la récitation exacte de formules et l’exécution de gestes bien précis. La moindre erreur rend nulle la tentative. Chaque diskanterez ne peut guérir qu’un nombre limité d’affections, d’ailleurs bénignes.
219La plus courante est celle qu’on appelle le telou deñved, sorte d’eczéma qui s’étend aux mains et aux avant-bras.
220La formule citée par Le Carguet est celle-ci :
Telou deñved, teh, teh,
N’e ket ama’ma da leh
Nag ama nag e neb leh
Etre nao mor ha nao mene
Eno’ma da wele
Telou deñved, va-t’en, va-t’en
Ce n’est pas ici qu’est ta place
Ni ici, ni nulle part
Entre neuf mers et neuf montagnes
Là est ton lit
221Il fallait la réciter trois fois de suite sans prendre sa respiration, en faisant des signes de croix sur le mal avec une pièce d’argent. Un diskanter d’Esquibien croisait le mal avec son pouce enduit de salive, à jeun. Plusieurs variantes de cette formule sont encore employées.
222À l’une, il manque le troisième vers, deux autres, dans lesquelles ce vers est aussi absent, en diffèrent également par la fin :
... Etre nao mor ha nao mene
’ma da wreg ha da vugale...
Entre neuf mers et neuf montagnes
Se trouvent ta femme et tes enfants...
Etre nao mor nao mene
Ha nao feunteun, tro d’ar walorn...
Entre neuf mers et neuf montagnes
Et neuf fontaines, tourne au nord-ouest
223Selon mon informatrice, si l’on veut guérir, il est nécessaire de ne pas attendre que le mal soit trop étendu, car une fois qu’il a fait le tour complet de la main, elle ne peut plus rien faire. Autrement, elle affirme qu’elle peut faire disparaître en quatre ou cinq jours, même l’eczéma le plus tenace.
224D’autres guérisseuses soignent les yeux selon une méthode que Le Carguet avait notée : il s’agit précisément de faire disparaître du globe oculaire la taie (an taich), indice de la présence dans l’œil d’un mauvais esprit. Pour cela, on emploie une plante que mon informatrice m’a décrite comme ayant des feuilles velues et une fleur bleue. Le Carguet parle de ficaire (louzaouenn an taich ou sklerik ; Le Carguet, RTP, 1894, p. 288). On en pile une feuille avec neuf grains de sel, et on applique le tout sur l’auriculaire de la main opposée à l’œil malade. Le Carguet a vu aussi soigner ce mal par une femme de Primelin qui se contentait de faire des signes de croix avec une pièce d’argent. Une autre faisait ces signes avec neuf grains de blé quelle jetait un à un dans une écuelle pleine d’eau, tout en récitant trois Pater et trois Ave. Les bulles qui montaient à la surface, c’était le mal qui s’en allait.
225Pour guérir l’inflammation des ganglions de l’aisselle (ar verbl), on employait la formule suivante (Le Carguet, RTP, 1894, p. 288) : Ar verbl a devoa nao merh : d’oh a eun a ias da ziou, d’oh a zi ou da deir, d’oh a deir da bedir, d’oh a bedir da bemp, d’oh a bemp da feh, d’oh a feh da seiz, d’oh a seiz da eiz, d’oh a eiz da nao ; d’oh a nao a teuas da eiz, d’oh a eiz da seiz, d’oh a seiz da feh, d’oh a feh da bemp, d’oh a bemp da bedir, d’oh a bedir da deir, d’oh a deir da ziou, d’oh a ziou da eun, d’oh a eun da hour. (La verbl avait neuf filles : l’une d’elle alla à deux, de deux à trois... de huit à neuf ; de neuf à huit... de deux à une, d’une à aucune). Il fallait la réciter trois fois sans reprendre souffle. Une formule semblable existait pour guérir l’inflammation des ganglions de l’aine (al laich).
226Lorsqu’un enfant paraissait anémié, on appelait la guérisseuse, qui pouvait alors décréter qu’il était atteint d’une maladie qu’elle désignait du nom de « maladie de la tête » (klenved ar penn) : le mal était en effet censé avoir son siège au niveau de la « fontaine de vie » (feunteun ar vue), c’est-à-dire de la fontanelle. C’est après avoir palpé consciencieusement la dépression que celle-ci forme au-dessus du crâne que la matrone émettait son diagnostic.
227Le traitement qu’elle appliquait alors était de la plus grande simplicité : il consistait simplement à tirer un bon coup les cheveux de l’enfant à cet endroit. Elle jugeait ensuite du résultat en palpant à nouveau la dépression. Si, à certains signes qu’elle seule connaissait, elle trouvait que le mal était parti, « kouéet eo klenved e benn », disait-elle aux parents anxieux, c’est-à-dire, « le mal de sa tête est tombé ». Visiblement, ici, la maladie était considérée comme ayant une réalité matérielle, c’était une « chose » dont la présence dans le corps était néfaste, et qu’il fallait donc chasser d’une manière ou d’une autre.
228Parmi les autres maladies infantiles courantes, « il y avait encore, raconte mon informateur Clet Bonis, le mal d’oreilles, qu’on guérissait par une goutte de lait qu’il fallait jeter directement du sein dans l’oreille. Étant petit, je me rappelle avoir failli subir ce remède, mais malgré mon jeune âge, ma pudeur fut offusquée par la présence de ce sein insolite, et je me débattis tellement que l’opération n’eut pas lieu. Mais à l’instant, mon mal s’était envolé : l’émotion avait agi comme un remède ».
229Pour le même mal, il existait un autre traitement plus couramment employé. Il consistait à presser contre l’oreille du patient le suc d’une sorte de plante grasse qui pousse communément sur les murs de pierres sèches du pays, et qu’on appelle dans le Cap louis.
230Enfin, contre la goutte (an urlou) et en général contre toute maladie s’attaquant aux jambes, y compris les rhumatismes, on utilisait un traitement un peu plus énergique : on scarifiait le voile du palais en V, et on arrachait prestement le morceau de muqueuse. Puis on faisait gargariser le malade avec de l’eau salée (Le Carguet, RTP, 1894, p. 290).
231À côté de ces pratiques relevant plutôt de la magie, on employait aussi pour soigner divers maux des tisanes et décoctions de plantes que certaines femmes étaient expertes à cueillir. Je n’ai pu déterminer s’il s’agissait des mêmes femmes que les précédentes.
232On ne saurait parler du traitement des maladies sans évoquer les saints guérisseurs. En fait, chacun des saints patrons d’églises ou de chapelles, où à qui une source est dédiée, a sa spécialité. C’est ainsi que saint Goulven est invoqué pour les maladies des yeux, saint Laurent pour l’asthme, Notre-Dame de Langroaz pour les rhumatismes. La guérison s’obtient, non seulement par des prières, mais par certaines pratiques bien définies : pour obtenir les faveurs de saint Goulven, il faut nettoyer sa fontaine ; saint Laurent n’ayant pas de fontaine (les deux fontaines se trouvant à Lannourec sont dédiées, l’une à la Vierge, l’autre à saint Fiacre), il faut balayer le pavé de la chapelle devant sa statue. Ces opérations peuvent d’ailleurs être pratiquées par de tierces personnes. Pour s’adresser à saint Fiacre, même, qu’on invoquait pour les maladies de langueur, on faisait faire des neuvaines par neuf femmes qui se rendaient trois fois à sa fontaine (Peyron et Abgrall, p. 10).
233Le grand pèlerinage du Cap était celui de St-Tugen en Primelin. Ce saint était considéré comme protégeant de la rage. Le jour du pardon, on piquait des petits pains faits spécialement, à l’aide d’un poinçon dit « clé de St-Tugen » ; on en vendait aussi ce jour-là de petites répliques en plomb, bénites par attouchement de la « clé ». Si on rencontrait un chien enragé – il semble qu’ils aient été nombreux autrefois – on jetait devant lui un de ces petits pains ou une de ces clés en plomb, et tandis qu’il se précipitait dessus, on avait le temps de se sauver. Si on était mordu, on devait se rendre le plus rapidement possible à la chapelle avant que le chien n’y soit lui-même parvenu, car il devait y aller avouer sa faute au saint. On devait faire trois fois le tour de la fontaine et regarder dans l’eau. Si on y voyait son propre reflet, c’est que le chien n’était pas encore arrivé, et on était sauvé. Sinon, c’est l’image du chien qu’on voyait se refléter.
234Les personnes chez qui la rage s’était déclarée étaient enfermées dans un cachot se trouvant sous la chapelle, autour de laquelle la foule récitait des prières publiques jusqu’à leur mort. Parfois aussi, on liait les malades à un poteau dressé près de l’église, on leur donnait la communion au bout d’une latte, et on laissait aux parents le soin de les étouffer entre deux couettes surchargées d’objets lourds. Le cas s’est produit à Goulien encore au début du XIXe siècle (Le Carguet, BSAF, 1891, p. 197-201).
235Certaines fontaines qui ne sont dédiées à aucun saint passent pourtant pour avoir des vertus curatives. C’est ainsi que de vieilles personnes de Kerguerrien, un village proche de la limite sud de Goulien, se souviennent qu’en 1918, un guérisseur d’Esquibien à qui un homme s’était adressé pour son fils qui souffrait d’un genou, lui avait dit de faire boire à celui-ci la première eau d’une fontaine située près de ce village. Aussi le laissait-on toujours passer le premier.
236Toutefois, la plupart de ces usages s’estompent actuellement et il est probable que les guérisseuses existant encore dans le Cap seront les dernières de leur sorte. Certaines attitudes et certaines croyances traditionnelles risquent cependant de se perpétuer encore longtemps. Ainsi, celle concernant les familles « pas saines ».
237On croit encore aujourd’hui, comme on croyait il y a trois quarts de siècle (Le Carguet, BSAF, 1893, p. 1) que certaines familles sont plus particulièrement prédestinées que d’autres à certaines affections à la fois héréditaires et contagieuses, car dit-on, « leur sang n’est pas sain ». Aussi évitait-on de toucher un récipient où une personne « pas saine », avait bu – d’ailleurs, si une telle personne buvait à une fontaine, on disait que l’eau se couvrait d’une couche huileuse – et même de se trouver sous le vent de leur passage. On évite encore de se marier avec un enfant d’une de ces familles, qui en sont souvent réduites à s’allier entre elles, ce qui ne peut avoir pour effet que de perpétuer leurs tares héréditaires, si elles en ont.
238Le Carguet met en liaison cette croyance avec l’existence au Moyen Âge dans le Cap d’une population méprisée qui vivait à part et à qui certains travaux étaient réservés, comme la fabrication des cordes. On les appelait kakous. Il rapproche, leur nom de celui des cagots du Béarn, et émet l’hypothèse qu’il s’agirait de descendants de lépreux. Si c’est le cas, on voit à quel point les attitudes du présent peuvent être conditionnées par des faits fort anciens.
La vieillesse
239Centrée dans la vieillesse physique se faisant insensiblement, il faut un signe visible pour marquer aux yeux de la communauté villageoise, le retrait d’un homme ou d’une femme du domaine de la pleine activité et leur passage à une autre catégorie d’âge. Dans certaines régions, c’est le mariage du dernier enfant (Varagnac, p. 201). À Goulien, ce passage a lieu lorsque les parents laissent leur ferme à celui de leurs enfants qui en est l’héritier, c’est-à-dire, idéalement, à la naissance du premier enfant du fils ou de la fille aînée. À ce moment, l’âge du grand-père est évidemment assez variable ; il oscille généralement autour de 60 à 70 ans. Chez les membres des professions non agricoles, ce passage est marqué plutôt par l’abandon de toute activité professionnelle.
240On a vu que cette entrée dans la catégorie des « retraités » ne se faisait pas toujours sans difficultés chez les agriculteurs, car les vieux continuent de travailler à peu près autant qu’autrefois : ils n’ont fait que perdre leur autorité ; mais ils ont souvent du mal à renoncer entièrement à toute direction de l’exploitation, alors que le fils ou le gendre, qui avait attendu avec impatience le moment où elle serait entre ses mains, est généralement jaloux de ses nouvelles prérogatives.
241Cependant, l’âge venant, les difficultés finissent par se tasser. Les vieux travaillent pendant très longtemps au même rythme que les jeunes – on voit des hommes et des femmes de 75 ans travailler aux champs – mais à la longue, leurs forces diminuent, et ils se cantonnent peu à peu aux travaux les moins pénibles ; mais tant qu’ils pourront marcher, ils tiendront toujours à aider dans la mesure de leurs forces aux activités de la communauté familiale.
242Autrefois, leur rôle plus particulier – rôle qui tend à disparaître aujourd’hui –, c’était surtout celui de mainteneurs de la tradition. On a vu comment ils transmettaient au cours des veillées le savoir qu’ils avaient acquis de la même façon jadis de leurs propres aïeux ; comment ils intervenaient, lors de la moisson par exemple, pour rappeler les anciens rites et les anciennes formules ; cela se produisait encore dans bien d’autres circonstances. Et puis, c’est aux vieux qu’étaient souvent confiés les enfants, dont les parents avaient rarement le temps de s’occuper pendant la journée et ils partageaient souvent la même chambre ou le même lit. Par les histoires, vraies ou fictives, qu’ils leur racontaient, par les chansons qu’ils leur apprenaient, ils contribuaient à les faire entrer dans le monde de la culture traditionnelle.
243La longévité semble avoir été un trait ancien dans le Cap. Non peut-être qu’on y vécût plus longtemps qu’ailleurs, mais les vieux restaient et restent encore très longtemps actifs et lucides, et rarement touchés par la maladie. Lorsque pourtant quelque infirmité ou quelque mal tenace s’abat sur eux, lorsqu’ils sentent la faiblesse les gagner, lorsqu’ils sont obligés de se coucher pour un long moment, ils savent alors que la fin est proche.
244La mort ne les effraie pas. « On sait bien qu’on n’est pas ici pour rester ». Ils parlent de l’éventualité de leur disparition sans réticences, comme d’une chose toute normale. De même en présence d’un vieux affaibli par la maladie, ses enfants disent sans aucune gêne : « Il est bien diminué maintenant, il n’en a sans doute plus pour longtemps » ; et le vieux renchérit au besoin : « Oui, je ne sais pas si je passerai l’hiver ». Leur vie s’achève : c’est dans l’ordre des choses.
La mort
245Lorsque le temps paraît proche pour le malade où il passera de vie à trépas, on envoie chercher le prêtre qui vient lui donner l’Extrême-Onction, lui apporte la communion s’il est en état de la recevoir, et récite pour lui, en présence de toute la famille, les prières des agonisants. C’est le moment où tous ceux qui ont pu être en mauvais termes avec le mourant, viennent se réconcilier avec lui. On croyait autrefois qu’il ne pouvait trépasser tant qu’il n’aurait pas pardonné ou été pardonné. C’est seulement ensuite qu’il pourrait mourir, dans le calme et sans souffrance. Pour obtenir cette grâce, on invoquait saint Tugen (Le Carguet, BSAF, 1908, p. 213).
246Après le décès, les voisins ou les voisines venaient procéder à la toilette du défunt ou de la défunte. D’autres installaient une table en travers, entre le lit clos et le drustilh, contre la fenêtre, qu’on voilait avec une étoffe. Cela faisait une sorte de petite chapelle, que l’on décorait de rameaux, de buis et de laurier. C’est là qu’on déposait le mort, revêtu de son costume du dimanche et inséré jusqu’à mi-corps dans un linceul de toile. À ses pieds, brûlaient des cierges placés dans les chandeliers d’argent qu’on était allé chercher à l’église. Près de sa tête, était placé un bénitier dans lequel trempait un brin de buis. Toute la journée, on venait de toute la commune se recueillir auprès du défunt et exprimer ses condoléances aux parents. Jusqu’à l’enterrement, ces derniers devaient s’abstenir de tous travaux du ménage et à plus forte raison de la ferme. C’étaient les voisins ou les amis qui se chargeaient de faire la cuisine et s’occupaient du bétail (Bernard, 1952, p. 184).
247Au XVIIe siècle, dès le décès, on vidait de leur eau tous les récipients qui se trouvaient dans la maison de peur que l’âme ne s’y noie (Séjourné, p. 188). Si le défunt possédait des abeilles, on disait – et certains le croient encore – que les abeilles mouraient aussi.
248Le soir avait lieu la veillée funèbre. Tous les voisins, tous les parents du défunt habitant la commune ainsi que tous ceux qui lui avaient été liés d’une manière ou d’une autre venaient y assister.
249Les parents étaient assis près du corps, sur les bancs du drustilh et du lit-clos ; les autres se pressaient dans la salle commune, dans le couloir et même parfois dans l’autre pièce du bas.
250De nos jours, le corps n’est plus exposé dans la salle commune, mais plutôt dans la chambre du bas, ou si on en a une, dans la salle à manger, débarrassée de ses meubles, et les fenêtres masquées par des tissus. On l’étend sur un lit ou sur un divan bas tendu de blanc, souvent revêtu d’une simple chemise et recouvert jusqu’à la taille d’un drap blanc.
251À la nuit, le prêtre venait pour dire les prières des défunts, auxquels tous les assistants répondaient. Après son départ, une partie de ces derniers s’en allaient, après avoir rendu une dernière visite au mort et tracé un signe de croix sur son corps avec l’eau bénite. Ceux qui restaient poursuivaient, fort avant dans la nuit, la veillée, qui était menée par un groupe de jeunes gens. Ceux-ci, à qui se joignaient aussi quelques jeunes filles, avaient pour habitude d’aller participer à toutes les veillées mortuaires qui pouvaient avoir lieu dans la commune, qu’ils fussent ou non liés au défunt. Il ne s’agissait pas d’une société à proprement parler, mais d’un groupement local spontané de jeunes réputés pour savoir bien chanter et pour connaître les prières et les cantiques traditionnels, soit qu’ils les aient appris oralement, soit qu’ils les trouvent dans les Heuriou Breiz (recueil fort connu de cantiques bretons). Selon un ouvrage paru en 1922 (Jobée-Duval, p. 275) auraient eu lieu jusqu’à une date récente, au cours de ces veillées funèbres, des danses en l’honneur du mort, que le clergé a eu beaucoup de peine à faire supprimer.
252Cette partie de la veillée durait jusqu’à minuit, parfois jusqu’à deux heures du matin. À ce moment-là, on s’arrêtait, et chacun prenait une collation : pain, beurre, café, cognac. Certaines mauvaises langues accusaient d’ailleurs les jeunes gens assidus aux veillées funèbres de ne s’y rendre que pour le cognac.
253La dernière veillée de cette sorte a eu lieu à Goulien en 1938. Mais la pratique s’en continue encore à Plogoff.
254Après minuit, seuls restent les membres de la famille proche. Une personne se tient à tour de rôle dans la chambre mortuaire – car on ne doit jamais laisser le mort seul – tandis que les autres devisent à voix basse dans une pièce voisine – on ne peut se livrer non plus à aucune occupation profane. Quant aux enfants de la maison, on les a envoyés dormir chez des voisins, car il ne convient pas qu’ils passent la nuit sous le même toit qu’un mort.
255L’enterrement avait lieu très rapidement, parfois dès le lendemain du décès. En fin de matinée, on apportait à la maison les croix processionnelles, et le prêtre venait procéder à la levée du corps. Puis on hissait le cercueil dans un char à bancs, celui de la maison ou d’une maison voisine, qu’un ami conduisait, et on se mettait en route pour l’église, (aujourd’hui on utilise une camionnette). Si le défunt était un homme, venaient d’abord les hommes de la famille, puis les femmes, vêtues de capes noires au capuchon rabattu, et coiffées de leur chipilinenn, puis les autres hommes, puis les femmes. La plupart des familles de la commune s’étaient fait représenter, de préférence par une personne du même sexe que le disparu.
256En hiver, les chemins étaient souvent fort difficiles, aussi arrivait-il que la voiture fût seule à les suivre, tandis que le cortège devait passer à travers champs. Enfin, on arrivait à l’église. Le cercueil, porté par des alliés, des voisins ou des amis de la famille était placé dans le grand catafalque de bois à plusieurs battants, peint de noir et d’argent, que l’on trouve toujours dans les églises bretonnes. Puis avait lieu la liturgie des défunts. À la fin de la messe des funérailles, on lisait la longue liste des octaves et des messes recommandées par tous ceux qui avaient voulu marquer par un dernier geste leur sympathie pour le mort et pour sa famille. Ordinairement, les parents faisaient dire aussi une octave pour leurs pères, mères, oncles et tantes décédés. Puis on chantait le Libera. Ensuite, le cercueil était porté au cimetière et déposé sur des tréteaux devant le calvaire. Après les dernières prières, chacun passait à son tour pour le bénir avec le goupillon, puis se retirait, allant se recueillir un instant sur les tombes de sa propre famille. On n’assistait pas à la mise en terre.
257« Ne pas être enterré en terre bénite était la seule crainte des mourants », dit Le Carguet. D’après la croyance encore aujourd’hui très répandue dans le Cap, « l’âme du mort qui n’a point reçue l’eau et la terre consacrées par l’Église est dévoyée (dianket). Elle ne suivra pas sa destinée qui est de recevoir, selon ses œuvres, sa récompense ou son châtiment. Elle vaguera, sous diverses formes, avec pouvoir d’apparaître, jusqu’au moment où son corps aura reçu la terre du cimetière et l’eau du bénitier auxquelles a droit tout chrétien sortant de ce monde ». (Le Carguet, BSAF, 1899).
258Cette croyance, que je n’ai jamais entendu exprimer explicitement, paraît encore survivre plus ou moins consciemment dans l’esprit de beaucoup de personnes. Ainsi, lorsque quelqu’un se noie accidentellement, c’est une grande consolation pour la famille qu’on ait pu repêcher son corps ; sinon, elle fera dire de nombreuses messes pour demander qu’on le retrouve.
Les croyances pré-chrétiennes
Survivance et mort des traditions archaïques
259À la lecture des deux chapitres précédents, le lecteur ne peut manquer d’avoir été frappé par la quantité de vestiges encore bien caractérisés de croyances antérieures au christianisme qui se manifestent en de nombreuses occasions de la vie des individus ou de la communauté.
260Certes, ces vestiges sont en cours de disparition rapide. Une partie de ceux qui ont été relevés dans la bibliographie ont déjà complètement disparu, d’autres ne survivent plus que dans la mémoire des vieux ; quant à ceux qui subsistent encore, ils sont pour la plupart très affaiblis et ne se révèlent pas d’emblée à qui ne les cherche pas.
261Ce qui est remarquable, pourtant, c’est qu’un tel ensemble de croyances et de pratiques issues du paganisme ait pu survivre jusqu’à l’orée du XXe siècle ; mais il n’est pas moins remarquable que, tandis que les missions successives des Pères Le Nobletz et Maunoir n’avaient pas réussi à l’extirper complètement, il ait pu, en quelques dizaines d’années seulement, sans avoir subi aucune attaque directe de quelque nature que ce soit, se désagréger presque entièrement.
262Ce phénomène est évidemment lié aux extraordinaires changements qui, nous l’avons vu, se sont produits dans tous les domaines de la civilisation villageoise traditionnelle depuis cinquante ans. Car, comme l’a bien montré A. Varagnac, ce qui permettait la persistance de traditions souvent contradictoires avec le catholicisme, ou qui lui étaient pour le moins fort étrangères, – ce dont d’ailleurs ceux qui se les transmettaient n’étaient sans doute pas toujours bien conscients – c’est qu’elles faisaient partie intégrante d’un certain genre de vie, quelles étaient liées à certaines pratiques culturales, à certains types d’organisation sociale propres à de petits groupes locaux quasi-fermés, subsistant à beaucoup d’égards par eux-mêmes. Ces anciennes conditions étant disparues ou ayant subi des bouleversements considérables, les vieilles traditions n’ont plus de support et tombent rapidement en désuétude.
263Le caractère épars et fragmentaire de celles que l’on peut encore recueillir ne permet malheureusement pas une reconstitution totale et sûre de la religion archaïque qui prévalait dans le pays avant sa christianisation. Il serait nécessaire, pour obtenir un résultat valable, de multiplier les enquêtes et les études sur un bien plus vaste territoire, englobant au moins toute la Bretagne bretonnante : les nombreux recueils de traditions populaires pourraient déjà constituer la base d’un tel effort de synthèse. Mais, pour le moment, tout ce que l’on sait de la religion des anciens Celtes a été obtenu à travers les relations de quelques auteurs de l’antiquité, l’étude des monuments et de l’épigraphie, et surtout par l’intermédiaire d’anciens textes irlandais. La confrontation avec les traditions populaires aurait peut-être permis de donner de cette religion un tableau plus complet et plus équilibré, la montrant telle qu’elle était véritablement vécue6.
264En l’absence d’un tel travail, qui m’aurait permis d’intégrer les données éparses que j’ai recueillies dans un ensemble cohérent, je me contenterai de les regrouper systématiquement ci-après, selon quatre grandes rubriques.
265La première concerne tout ce qui a rapport au culte des morts ; la deuxième, les croyances se rattachant aux phénomènes météorologiques. Leur survivance s’explique aisément quand on sait à quel point, dans l’esprit des anciens, les uns et les autres conditionnaient la fécondité du sol et celle des êtres vivants.
266La troisième rubrique rassemble tout ce qui touche de plus ou moins près à la sorcellerie, et qui a d’autant mieux résisté au temps que les activités de ce genre, étant généralement tenues secrètes, restaient inconnues du clergé qui ne pouvait donc lutter contre elles avec autant d’efficacité qu’il l’aurait voulu, et que d’autre part elles se rattachaient à des motivations toujours puissantes : le désir d’échapper à la maladie (en un temps où l’on pouvait difficilement recourir aux soins médicaux) et surtout la volonté de puissance personnelle et de domination sur autrui.
267Enfin, on trouvera dans la quatrième rubrique les données concernant toutes les manifestations effrayantes d’êtres surnaturels, qui sont sans doute, parmi toutes les anciennes croyances, celles qui se sont le mieux conservées jusqu’à ce jour, peut-être parce que la frayeur devant l’inconnu est, de tous les sentiments humains, celui qui est le moins perméable à la raison.
Le culte des morts
268À travers l’ensemble des traditions populaires recensées dans les pages précédentes, le monde des morts paraît avoir constitué pour les anciens bretons un monde, étrange, certes, mais non pas radicalement séparé du monde des vivants : au contraire il existait entre eux un courant d’échanges continuel ; car les décès des membres de la communauté avaient pour corollaire, dans certaines conditions et à certaines dates, le retour des morts au milieu de leurs descendants.
269Il s’agit de bien distinguer ici les apparitions visibles de fantômes et de revenants, âmes des morts récents qui n’ont pas encore tout à fait rejoint l’autre monde, ou bien âmes « dévoyées » (selon le mot de Le Carguet) qui s’en sont trouvées empêchées pour une raison ou pour une autre ; et la venue invisible et souvent massive des trépassés, dont la nature est toute différente.
270En effet, les apparitions sont effrayantes, et souvent dangereuses pour les vivants qui en sont les témoins. Les morts « dévoyés » peuvent en ce sens être assimilés aux puissances mauvaises et néfastes dont il faut se garder, et dont il sera question plus loin. Tandis que les contacts invisibles entre l’au-delà et ce monde-ci sont considérés comme essentiellement bénéfiques.
271Le culte des morts avait donc deux buts : d’une part, aider l’âme des défunts à atteindre le monde qui est le leur – et c’est le but des rites funéraires – et d’autre part, à certains moments privilégiés où la barrière entre le monde des vivants et celui des trépassés s’abaisse et où ceux-ci se rendent présents, canaliser la puissance occulte dont ils sont les dépositaires pour assurer la fécondité de la terre et des hommes.
272Cette démarche est d’ailleurs assez générale dans les sociétés archaïques qui font souvent « dépendre leur subsistance et leur survie d’échanges entre le monde des vivants et le monde des morts, ces échanges étant réglés, favorisés ou symbolisés par des cérémonies saisonnières » (Varagnac, p. 248).
273Pour mieux en saisir le sens, il faut se reporter par la pensée aux débuts de l’agriculture, à une époque où la méthode culturale la plus courante était la culture itinérante sur brûlis : sur le terroir de chaque village, on défrichait des lopins de terre successifs que l’on travaillait jusqu’à épuisement du sol ; puis on les laissait gagner à nouveau par la brousse, qui les régénérait lentement.
274Dans beaucoup de sociétés, pratiquant cette méthode, la brousse est considérée comme le domaine des morts. Cette croyance a aussi été largement répandue en Basse-Bretagne : dans son livre, La légende de la mort chez les Bretons Armoricains, A. Le Braz cite de nombreuses traditions qui placent la résidence, au moins temporaire, des trépassés, parmi les landes, dans les lieux incultes et la broussaille, et plus particulièrement dans les arbustes toujours verts (Le Braz, II, p. 25-6). À qui aurait-on pu attribuer la régénérescence des nouvelles terres ouvertes à la culture après un temps plus ou moins long de friche, sinon à ceux qui, invisibles, les avaient habitées jusque-là, et à qui maintenant il fallait les redemander ?
275La rotation des cultures, d’ailleurs, n’est-elle pas à l’image du cycle des générations, qui ne vivent qu’un temps, puis s’effacent, pour laisser la place aux générations nouvelles ?
276Le rite de défrichage cité par Le Carguet, assez mystérieux au premier abord, s’éclaire fort bien si on accepte l’hypothèse que l’invocation lancée pour assurer la fertilité du nouveau champ, an nao, an nao, s’adressait aux morts jusqu’à la neuvième génération. Le Carguet lui-même fait allusion au fait que dans le Cap, on comptait la parenté sur neuf générations, pour rapprocher l’idée de génération de celle de fécondité familiale, ce qui aurait contribué à faire du chiffre neuf, qui était déjà celui de la durée de la gestation, le symbole de toute fécondité. Le Carguet, dans un autre article, revient sur ce terme : les prières prononcées au cours du repas de peurzorn étaient entre autres destinées aux morts jusqu’à la neuvième génération (Le Carguet, BSAF, 1908, p. 247).
277Or on sait que, selon les croyances celtiques, les morts, avant de rejoindre « l’île des bienheureux », séjournaient un certain temps au voisinage des vivants. Il me paraît probable que le temps qu’ils passaient à proximité de leurs descendants, ait été justement ces neuf générations pendant lesquelles ils leur étaient encore liés par une relation de parenté.
278On a vu que l’invocation an nao, an nao, se retrouvait encore dans le rituel ancien du feu du 23 juin. Ne peut-on y voir là aussi une invocation aux ancêtres, qui, d’ailleurs, à ce qu’on croyait, venaient se chauffer sur les pierres placées à leur intention autour du foyer, qu’entouraient neuf pieux ? N’est-ce pas à eux, plus qu’au feu lui-même, qu’on demandait d’exercer une influence bénéfique sur la fécondité future des jeunes filles qu’on balançait au-dessus des braises, comme sur le bon achèvement des récoltes, parmi lesquelles les jeunes gens allaient ensuite promener leurs torches allumées ?
279Il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que le feu de St-Jean perpétue le feu rituel allumé jadis à l’occasion des grands défrichages annuels, et que les brandons que les jeunes gens agitent symboliquement à travers la campagne servaient autrefois à propager dans la broussaille.
280Les premières semailles faites sur un champ défriché, c’était du blé noir. Or, d’après le Journal des Missions du E Maunoir, dans le Cap, cette céréale était considérée au XVIIe siècle comme un « don du diable » et au moment de la récolte, on en abandonnait quelques poignées en offrande dans les fossés et talus entourant le champ. Le « diable », sans doute, recouvrait ici les puissances de l’au-delà des croyances pré-chrétiennes, et cette offrande faite dans ce qui restait de brousse à proximité des terres cultivées s’adressait probablement aux trépassés qui y faisaient leur demeure. On se rappellera d’ailleurs que jusqu’à une date récente, le nettoyage des talus et des fossés se faisait selon une rotation de neuf ans. La coïncidence des chiffres me paraît significative.
281L’un des moments de l’année où l’influence occulte des trépassés était le plus désirée, était sans nul doute le seuil de la nouvelle année agraire, c’est-à-dire le 1er novembre. L’importance qu’on attribuait à leur visite pour la fécondité annuelle permet de comprendre pourquoi, jusqu’à une période récente, le jour de la Toussaint est resté marqué dans l’esprit de beaucoup de Capistes de réminiscences pré-chrétiennes nombreuses, et ce que signifie véritablement cette visite massive rendue par les trépassés aux terres qu’ils avaient jadis cultivées.
282L’autre grand moment privilégié de l’année se situait six mois plus tard, le 1er mai, à une époque où les jeunes pousses lèvent la tête et sont à la merci du mauvais temps qui risque de les endommager sans les laisser parvenir à maturité. Aujourd’hui, cependant, si cette date, correspondant au Beltaine des anciens Irlandais, n’est marquée par aucun vestige de traditions archaïques, c’est, semble-t-il, parce qu’elles se sont déplacées à une autre date. On se rappelle en effet l’étrange coloration funèbre que revêt dans le Cap la fête des Rameaux, et que rien ne justifie dans la pratique liturgique de ce jour. Or l’usage observé par les fidèles de déposer des rameaux verts sur les tombes de leurs parents et dans les champs rappelle celui qu’on retrouve en d’autres régions (Morvan, Mâconnais entre autres) de planter de semblables rameaux parmi les cultures le 1er mai (Varagnac, p. 226-7). On a vu que les arbustes toujours verts, particulièrement le laurier et le buis, étaient considérés comme le séjour de prédilection des âmes des morts. En planter une branche dans un champ, cela revenait donc à l’origine à faire participer celui-ci à l’influence bénéfique de l’au-delà. Par la suite, il a dû se produire une certaine contamination, peut-être volontaire, entre ces rites païens, et la fête chrétienne qui les précédait souvent de peu dans le temps ; les fidèles y arboraient justement des rameaux verts destinés à rappeler la façon dont le Christ fut accueilli à Jérusalem quelques jours avant sa Passion.
283De semblables rameaux se retrouvaient, on s’en souvient, aux mains des jeunes filles à l’occasion du feu de Saint-Jean : car il semble bien que les rites de cette nuit n’avaient pas pour seul objet d’assurer la fécondité du sol, mais aussi celle des humains. Et c’est encore aux ancêtres qu’on s’adressait pour cela. N’est-ce pas d’eux que sont issus tous les vivants ? C’est sans doute dans une même intention que la jeune mariée, le lendemain de ses noces, le jour même où, actuellement on fait dire un service pour les morts des deux familles alliées, répandait autrefois en offrande par-dessus son épaule de ce même blé noir que l’on récoltait sur les champs nouvellement arrachés à la brousse. L’un de mes informateurs m’a d’ailleurs raconté que dans les années 20, au mariage d’une de ses tantes, de nombreuses personnes affirmaient qu’on avait vu les grands-parents défunts du mari, assis à leur ancienne place coutumière, sur les bancs de l’âtre.
284Il semble bien qu’on ait considéré autrefois l’âtre allumé comme le lieu vers lequel les ancêtres revenaient le plus volontiers, et il n’est pas impossible que la bûche de Noël, qui ne devait pas s’éteindre avant le matin et que l’aïeul choisissait avec tant de soin, ait été mise dans le foyer pour permettre aux parents défunts de venir s’y chauffer, en cette nuit exceptionnelle, comme six mois auparavant ils l’avaient fait au feu de Saint-Jean.
285De telles visites pouvaient d’ailleurs avoir lieu en tout temps C’est pourquoi on ne verrouillait jamais la porte la nuit, si grand peur qu’on ait pu avoir des voleurs. (Aujourd’hui encore, personne ne ferme jamais aucune porte à clé) : les ancêtres devaient toujours pouvoir venir, invisibles, dans les lieux où ils avaient autrefois vécu. Et, aux fêtes, les attendaient toujours un bon feu dans la cheminée, et sur la table, les restes du repas de la veille, qui ne seraient desservis qu’au matin.
Astres et météores
286Dans la lutte incertaine qu’il mène contre la nature pour lui arracher son pain quotidien, l’homme archaïque se trouve dans une position de faiblesse incroyable. Sans l’aide de l’au-delà, il ne se sentirait pas capable de se mesurer à elle. Mais même ainsi, son travail n’est pas assuré du succès, car il reste soumis aux intempéries, contre lesquelles il ne peut rien. Tout ce qui est en son pouvoir, c’est d’essayer de les prévoir, d’essayer de distinguer ce qui peut avoir une influence faste ou néfaste sur ses travaux, et d’agir en conséquence.
287C’est ainsi qu’il notera attentivement la direction des vents. Celle-ci n’est pas seulement importante parce que chacun d’eux annonce un temps différent : sec, glacial l’hiver, très chaud l’été avec Biz, le vent du nord-est ; désagréable, très froid l’hiver, orageux l’été avec Gever, le vent du sud-est ; tempétueux avec celui du nord-ouest, Gwalorn ; et avec Mervent, le vent du sud-ouest, toujours pluvieux et doux. Mais aussi parce qu’ils portent en eux-mêmes une bonne ou mauvaise influence, indépendante du temps proprement dit. Les mauvais vents, ce sont les vents « hauts », du nord au sud-est ; les bons, ce sont les vents « bas », du sud ou nord-ouest.
288C’est ainsi que les vents hauts sont néfastes aux semailles. Reter, le vent d’est, nuit particulièrement aux petites graines, comme les graines de chou, et Biz à l’ajonc :
Hadit al lann e peb miz
Gad ma ne vo ket gan ael biz
Semez l’ajonc en n’importe quel mois
Pourvu que ce ne soit avec le vent du nord-est.
289De même la bruine du sud-est (frim ahever) au moment des semailles entraîne la carie du blé.
290Mais l’influence capitale est celle de la lune. Cet astre mystérieux, qui a la vie, puisqu’on le voit croître et décroître, mourir et renaître, est sans nul doute lié aux puissances surnaturelles (Le Carguet, RTP, 1902, p. 589). Son influence sur les choses de la terre est presque toujours mauvaise. Par exemple, elle jette la nuit un venin dans l’eau – et c’est pour s’en protéger que tous les puits du Cap sont coiffés d’un toit de pierre pyramidal que surmontent une boule ou une croix, nado puns, « l’aiguille du puits » ; et les pommes de terre laissées sur le champ à sa lumière se tacheront, tandis que le blé vitriolé au clair de lune donnera une mauvaise récolte.
291C’est surtout dans sa période décroissante que ses effets sont néfastes, aussi bien sur les gens – accouchements d’autant plus laborieux que le croissant est réduit, destin funeste des enfants nés à la nouvelle lune, – que sur les bêtes – on ne doit pas castrer un porc en lune décroissante sous peine de lui porter malheur – ou sur la végétation – il ne faut semer qu’en lune croissante. Au XVIIe siècle, on craignait tellement la mauvaise influence de la lune qu’à l’apparition du premier quartier, les paysans se jetaient à genoux et récitaient un Pater en son honneur (Séjourné, p. 188).
292En revanche, on ne semble pas avoir jamais donné d’importance aux autres astres : étoiles, planètes ou soleil. Les anciens Celtes n’avaient d’ailleurs pas de divinité solaire.
293Chaque nouvelle lunaison est considérée comme entraînant une variation du temps, qui est censé devoir se conformer à une image bien déterminée pour chaque mois :
Glao miz genver
Dour leiz ar fecher
Ha miz fevrer kendelher
Pluie en mois de janvier
De l’eau plein les fossés
Et février continue.
Miz meurz pa n’efe méz
A zizehfe tout en eun nozvez
Le mois de mars, s’il n’avait honte,
Sécherait tout en une nuit
Avril strilhet
Mae tomm ha koumouleg
Avril secoué (par le vent)
Mai chaud et nuageux.
Miz mac
Re a hlao bemde
Re neubeud beb eil de
Au mois de mai,
La pluie tous les jours, c’est trop
La pluie tous les deux jours, c’est trop peu.
(La pluie de mai est une pluie persistante, mais trop fine)
Lak ho eost pa garoh
Da gann gouere e havoh
Semez votre blé quand vous voudrez
À la pleine lune de juillet vous le trouverez...
294De même, à certaines dates déterminées, correspond théoriquement un temps bien précis :
Dond an ened pa garo
An amzer ’fall hen heulio
Vienne le Mardi-gras quand voudra
Le mauvais temps le suivra.
D’ar zul Bleuniou
Kas ar zaout d’ar funiou
D’ar zul Bask
Kas ar zaout d’o nask
D’ar zul ar Hazimodo
Kas ar zaout da horo
Le dimanche des Rameaux
Mets les vaches à l’attache
(au pré, car l’herbe commence à être bien fournie).
Le dimanche de Pâques
Mets les vaches à la longe
(à l’étable pour la sieste, car le soleil commence à être chaud).
Le dimanche de la Quasimodo
Mets les vaches à la traite
(car l’herbe est si riche qu’elles ont le pis gonflé).
Kentoh a vanko ar verh d’he mamm
Eged glao da Brevet kamm
Plutôt manquera la fille à sa mère
Que la pluie à Saint-Primel le boiteux.
(Il y aura toujours de la pluie, ne serait-ce qu’une ondée, pour le pardon de Primelin.)
295À plus brève échéance, on peut prévoir le temps qu’il va faire grâce à certains phénomènes météorologiques :
296La pluie est annoncée par un halo plus ou moins proche autour de la lune :
Kehl a bell, glao a dost
Kelh a dost, glao a bell
Cercle lointain, pluie prochaine
Cercle proche, pluie lointaine.
L’arc-en-ciel est signe de mauvais temps :
Kanevedenn dah an noz
Glao pe ael internoz
Arc-en-ciel à la nuit tombante
Pluie ou vent au matin.
Kanevedenn araog deg heur
A zeh miah eged ma glib
Arc-en-ciel avant dix heures
Sèche plus qu’il ne mouille
(Annonce un grain avec vent violent).
297On s’empressait de conjurer ce mauvais présage en le « coupant » ; on crachait dans la paume de sa main gauche, et on coupait le crachat d’un coup sec du tranchant de la main droite ou bien on traçait des croix dans le ciel avec un fil en disant !
Troh, troh, kanevedenn
Pe me troho gad ma neudenn
Coupe, coupe, arc-en-ciel
Ou c’est moi qui te couperai avec mon fil.
298À Lescoff, dans la même intention, on dressait des files de pierres levées (Le Carguet, RTP, 1902, p. 362 ; Sauvé, p. 177).
299Naturellement, la direction des vents et des nuages, ainsi que l’aspect de ces derniers jouent un grand rôle dans la prévision du temps :
Kalmi e Gwalorn dah an noz
Sud pe Hever internoz
Vent du nord-ouest à la nuit tombante
Vent du sud ou du sud-est au matin.
Tamm du e Kornog
Gleo kén a bok
Coin noir à l’Ouest
Pluie épouvantable
Mervent pa wenn
Azo gast pe buten
Éclaircie au sud-ouest
C’est garce ou putain
(Il n’y a rien de bon à en attendre)
Trouz mor e Loc’h
Glao evel koh
Trouz mor en Trez
Lak ar houe er mez
Bruit de mer au Lo’ch
Pluie comme merde
Bruit de mer au Trez
Mets ta lessive dehors
300Certes, ces proverbes météorologiques sont liés à des observations empiriques qui peuvent se révéler justes, mais que les faits mettent tout de même assez souvent en défaut. Pourtant, si fréquents qu’ils puissent être, ces événements qui contredisent la tradition seront toujours considérés comme des exceptions. La signification des proverbes n’est sans doute pas aussi pragmatique qu’on pourrait le penser : elle me paraît surtout résider dans un désir de faire entrer dans un cadre préétabli et immuable une réalité toujours mouvante. La tradition ne cherche pas tant à donner une image précise et exacte des faits qu’à contraindre les faits à reproduire indéfiniment une image, fondée partiellement sur des observations, mais conçue comme immuable.
301Dans ce cadre réglé d’avance, même les irrégularités étaient codifiées. Les paysans savent bien que le temps de chaque mois n’est pas toujours celui qu’il devrait être s’il se conformait à la règle, et que chaque année a sa physionomie propre. Mais cette physionomie est considérée comme indiquée une fois pour toutes par les douze premiers jours de janvier, chacun correspondant à l’un des douze mois qui vont suivre. Il est bien rare que le temps qu’il fait à un moment quelconque ne puisse être justifié, soit par référence au proverbe du mois, soit par comparaison avec le jour correspondant de janvier. De même, au cours de la procession des Rameaux, les anciens notaient avec attention la direction du vent indiquée par la girouette du clocher : il serait dominant pendant tout le restant de l’année.
302Enfin, la rencontre de certaines circonstances et de certaines dates est présage d’une bonne ou d’une mauvaise tournure de l’année agricole :
Pa ve gouel an Nedeleg da zul
Gwerz da varh ha da vul
Mar ne ve ket ar bloavez-ze
Bloaz a zeu e rit su
Quand la fête de Noël tombe un dimanche,
Vends ton cheval et ta mule
Si tu ne le fais cette année-ci
Lan prochain tu le feras sûrement.
Erh d’an Ened
Fibu da Bask
Neige pour le Mardi-gras
Moucherons à Pâques.
Glao da houel Karmes
Koulz ar haor hag ar vioh lez
Pluie pour la fête de l’Annonciation (25 mars)
Tant vaut chèvre que vache à lait
(L’année sera sèche, les vaches tariront).
Pask kailhareg
Pask baraeg
Pâques fangeuse
Est donneuse de pain.
303Mais si la pluie de Pâques était jugée favorable, il n’en était pas de même pour celle du 1er mai, dont on pensait qu’elle causait du tort aux arbres fruitiers. « Cette pluie-là, m’a dit une informatrice, sûr qu’il y a quelque chose dedans ». Celle de la Saint-Jean en revanche, était à nouveau profitable.
Our bar glao arno da houel Ian
A lak ar verh da zond keit hag ar vamm
Une bonne pluie d’orage à la Saint-Jean
Rend la fille aussi grande que sa mère
304(en parlant des tiges chétives du tallage qui deviennent aussi longues que la tige principale du blé).
305On aura sans doute remarqué que les dates auxquelles il est fait allusion correspondent à des dates importantes de l’ancien calendrier païen : 25 décembre, 25 mars, 1er mai, 24 juin, et il est probable que celles qui n’ont pas été citées ont aussi leurs proverbes. Pâques est la seule fête uniquement chrétienne de la liste, mais c’est la plus grande, et il n’est pas étonnant qu’on ait considéré ce jour comme chargé lui aussi de potentialités mystérieuses et bénéfiques pour la fécondité de la terre.
306Dans l’esprit des anciens, le monde fourmillait de signes qu’il fallait savoir déchiffrer.
Les forces occultes
307L’homme primitif se sent environné de toutes parts de forces qui le dépassent. On a vu dans les pages qui précèdent comment il essayait de les canaliser au profit de l’ensemble de la communauté – c’est ce qui se passe avec le culte des morts – ou bien de prévoir ce que sera leur action sur sa vie, en cherchant à déchiffrer les présages qu’il discerne dans les événements naturels.
308Il lui arrive aussi de tenter de les utiliser à son propre bénéfice. Ce peut être pour un motif avouable, comme dans les pratiques curatives exposées précédemment, et sur lesquelles il ne me paraît pas nécessaire de revenir.
309Mais nombreuses étaient aussi jadis les personnes qui essayaient de devenir, par des procédés secrets et dans des buts moins recommandables, les dépositaires exclusifs d’une puissance dont ils pourraient utiliser les effets dans leur unique intérêt.
310L’une des façons d’atteindre à ce résultat était, croyait-on, de se procurer l’« herbe d’or » (an aour yeotenn), une herbe toujours verdoyante et qui brillait la nuit d’un éclat mystérieux. On la trouvait en certain endroit de Pont-Croix, ainsi qu’à Cléden, dans la grande prairie du manoir de Kerazan. Celui qui la coupait dans les règles ne connaissait plus de limites à sa force.
311Il devenait sorcier et pouvait comprendre le langage des bêtes. Mais si les règles n’étaient pas bien observées, le malheur retomberait sur lui (Le Carguet, RTP, 1890, p. 287).
312Cependant, la plupart des sorciers recevaient leurs dons à la naissance : c’étaient ceux dont les mères étaient mortes en les mettant au monde qui formaient la catégorie redoutée des droug avizerien, les jeteurs de mauvais sorts.
313Les sorciers n’étaient pas les seules personnes à pouvoir jeter des maléfices : ce qui les distinguait, c’est qu’ils les jetaient volontairement. Mais c’est à leur corps dépendant que d’autres personnes se trouvaient affligées du mauvais œil, soit pour toute leur vie, soit dans des circonstances bien définies. C’était le cas de celles qui, au jour de leur baptême, étaient restées sous le porche sans recevoir le sacrement ; des chiffonniers ; des tailleurs (mais leur pouvoir était beaucoup plus faible, car « il faut sept tailleurs pour faire un homme ») ; de ceux qui avaient mis par erreur l’un de leurs vêtements à l’envers, etc. Il suffisait, pour que ces gens jettent un maléfice sur un objet, un animal ou une personne, qu’ils les regardent, les admirent, les désirent ou se les voient refuser. Mais ces maléfices étaient à la fois involontaires et inconscients (Le Carguet, RTF, 1889, p. 564-7 et 1890, p. 164-70).
314Pour s’en protéger, on recourait à certaines pratiques, comme de jeter un balai à terre devant un chiffonnier qui entrait chez vous, ou de faire venir la personne dont on soupçonnait qu’elle était à l’origine de la maladie d’une bête et de lui demander, mine de rien, son avis sur cet animal : dès qu’elle avait franchi le seuil de l’étable, la bête était guérie. Mais on recourait surtout aux louzou ou amulettes.
Ces louzou étaient fabriqués par un diskanter. L’exemplaire complet contenait, dans un sachet de toile cousu, lié par un fil de lin, un sou, neuf grains de sel, et neuf tiges de neuf plantes ; izar (glacoma ou lierre terrestre) ; flemm douar (fumeterre) ; melchen tri taich (trèfle tacheté) ; bleun hañ (pâquerette) ; kleiz (mouron) ; skier (chélidoine) ; sklerik braz (géranium mollet) ; sklerik (ficaire) ; et barle (verveine). Le rite de consécration de ces louzou était le suivant:
Après avoir prononcé l’invocation Doue araog oll (Dieu avant tout) dans le sachet, on disait trois Pater et trois Ave sans respirer ; on y plaçait trois tiges de chacune des neuf plantes, en croix l’une sur l’autre, puis on mettait à nouveau trois fois neuf tiges, puis on récitait à nouveau trois Pater et trois Ave de la même façon ; on mettait alors le reste des plantes, et après trois derniers Pater et Ave, on ajoutait les neuf grains de sel. On cousait alors le tout avec du fil écru.
L’exemplaire ordinaire comprenait seulement neuf grains de sel et neuf feuilles de verveine. Comme il était aussi efficace que l’autre, c’était le plus employé. On le cousait dans le vêtement des personnes que l’on voulait protéger, à leur insu (Le Carguet, RTP, 1889, p. 467). On en mettait aussi aux animaux.
315Mais les maléfices jetés volontairement par des droug avizerien étaient plus dangereux, car ils ne pouvaient être levés que par eux-mêmes. Aussi ces derniers étaient-ils fort craints. Il s’agissait souvent de femmes. L’une d’elles fut brûlée en 1840 dans sa maison par la population de Plogoff. Une autre était morte en 1885, à Audierne, du choléra. Quand Le Carguet écrivit son premier article sur le droug aviz, en 1889, il pensait qu’il n’en existait plus dans le Cap. Or, peu de temps après, le hasard le mit en présence de l’une d’entre elles. Venue à son bureau payer une amende infligée à son fils, injustement disait-elle, elle lança en sa présence un sort contre l’auteur de l’injustice. Ayant réussi à l’amadouer, il en fit son informatrice. Il serait intéressant de savoir ce que sont devenues ses notes manuscrites – car tout ce qu’il avait recueilli n’est sans doute pas passé dans ses articles7. C’est là, en effet, un domaine peu connu, en raison de la difficulté d’obtenir des informations.
316Lorsque ces sorciers voulaient nuire à une personne ou à ses biens, ils plaçaient dans le sol là où elle devait passer (sol des maisons, dessous du lit, seuils, puits), ou là où devaient passer ses troupeaux (seuils des étables, landes et pâturages), ou dans ses champs, des vases chargés de maléfices par des incantations de force diverse. Par exemple, pour les personnes, on pouvait toler droug, « jeter du mal », ou toler an droug, « jeter le mal », c’est-à-dire la mort ; pour les biens, lakaad koll, « mettre une perte », ou lakaad ar holl, « mettre la perte », c’est-à-dire, provoquer leur destruction complète, etc.
317Comme pour la confection des louzou, la formule était à prononcer neuf fois sans reprendre haleine : si on s’arrêtait avant la fin pour respirer, le charme partiellement élaboré retombait sur son auteur. Tout en la récitant, on déposait dans le vase divers objets : il y avait entre autres la fleur de genêt et la fleur de souci, diverses sortes de grains, dont le blé, du pain, de la fougère, de la balle d’avoine, des feuilles sèches, surtout du chêne, la partie réputée nocive des reptiles et des oiseaux ; dard de vipère, œil gauche du crapaud et du corbeau, tête et queue du lézard (rite particulier à Goulien) et même des animaux entiers : chouettes, poules noires, cœur et foie des grands animaux – mais jamais ni le chat ni le bouc (personnifications du diable).
318Jadis on y mettait même des os, des dents, des cheveux de morts, recueillis la nuit dans les cimetières, et des cadavres d’enfants morts sans baptême, car il y avait des sages-femmes qui tuaient les enfants dont les mères n’avaient pas de lait ou les enfants naturels dont on voulait dissimuler la naissance, et en fournissaient les sorciers.
319Ces traditions recueillies par Le Carguet, on s’imagine avec quelles difficultés, auprès de familles qui les avaient héritées, mais n’osaient ni s’en servir, ni les dévoiler, nous ramènent directement aux récits du Père Maunoir concernant les « gens du sabbat » qui, selon lui, étaient très nombreux au XVIIe siècle dans le Cap.
320On a un peu tendance à ne pas prendre très au sérieux les histoires de sorcellerie des siècles passés, même si elles se sont terminées tragiquement par la mort sur le bûcher des présumés sorciers. On pense souvent que les aveux qui leur avaient été tirés par la torture ne correspondaient à rien de réel, qu’ils se contentaient, sous la douleur, de répéter les histoires connues de tous à l’époque et que leurs bourreaux leur soufflaient au besoin. Ou bien qu’il s’agissait de personnes impressionnables ou déséquilibrées, qui affabulaient plus ou moins consciemment ; car ces histoires de sabbats, d’évocations d’esprits, d’incantations, etc., heurtent les esprits rationnels.
321Sans doute bien des innocents durent-ils être les victimes de la chasse aux sorcières ; mais il paraît difficile de penser que tout n’ait reposé que sur l’imagination des contemporains.
322Déjà, nous pouvons voir, d’après les renseignements recueillis par Le Carguet, dans un contexte et avec des moyens fort différents, une première confirmation de cette hypothèse, puisque des sorcières existaient encore dans le Cap tout à la fin du XIXe siècle, dont les intentions, même si elles étaient peu efficaces, n’en étaient pas moins peu catholiques.
323Si maintenant nous lisons sans parti-pris de scepticisme les récits du Père Maunoir concernant ce qu’il appelait « l’iniquité de la Montagne », sans nous laisser arrêter à ce qui pourrait nous apparaître comme des invraisemblances, nous pourrons peut-être en tirer des indications intéressantes.
324Tout d’abord, il faut préciser que le Père Maunoir n’a donné à ces faits aucune publicité, ne les mettant par écrit qu’après 22 ans de missions. Il n’en a tiré aucun avantage personnel, et fut même à cause d’eux en butte à de nombreux ennuis de la part de ses supérieurs. Il a la caution de tous ses collaborateurs, qui paraissent tous parfaitement équilibrés, comme lui-même. Vingt ans après, en 1967, son premier biographe, le P. Boschet, a préféré ne pas en parler, car, disait-il « nous vivons dans un siècle si incrédule, que la plupart prendraient tout cela pour des illusions ». Enfin, il n’en a eu connaissance que par les confessions de sectateurs repentis et il est tout de même difficile d’imaginer que tant de personnes par toute la Bretagne, aient pu, par mythomanie, révéler au confessionnel des faits si concordants, alors qu’ils ne pouvaient en avoir connaissance par la rumeur publique, puisqu’ils étaient tenus secrets.
325En effet, l’« iniquité de la Montagne » se présentait comme une société secrète, groupant des affidés de tout âge, sexe ou condition, et y compris même des prêtres. Tout nouvel initié signait un pacte de son nom à l’aide du sang d’un de ses doigts et recevait une marque indélébile derrière le cou. Il devait jurer le secret sous peine de mort, renier la foi catholique et le culte des saints.
326Les réunions avaient lieu la nuit sur une lande déserte. On s’y livrait à des danses licencieuses et à des jeux de hasard.
327Jusque-là rien d’incroyable. Ce qui choque l’esprit positif de nos contemporains, c’est de savoir que ces réunions étaient présidées par « un monstre horrible siégeant sur un trône » qui nous est présenté comme le diable en personne. À cette seule invraisemblance, on est prêt à douter de l’ensemble.
328Or ce « diable » avait un comportement fort humain. On le voit se fâcher, rouer de coups certains de ses affidés qui se sont laissés entraîner à la Mission, en menacer même un de son pistolet ( !), procéder à des envoûtements sur figurines de cire, brûler des portraits des Pères le Nobletz et Maunoir ainsi que de leurs collaborateurs... On peut penser qu’il s’agissait tout simplement d’un homme masqué, qui pouvait d’ailleurs se croire lui-même possédé par une puissance démoniaque.
329Je serais très tenté de voir dans cette « iniquité de la Montagne » un héritage de sociétés initiatiques qui auraient pu exister avant la christianisation et qui auraient subsisté jusque-là en raison de cette sous-évangélisation dont j’ai parlé. Je n’ai pas pu avoir sous la main l’opuscule tiré du journal des Missions (« La Montagne, seu de Magis ») et qui développe cette question de façon plus complète que le E Séjourné, dont les informations ne sont que de deuxième main et manquent sans doute d’objectivité. Mais je serais étonné que mon interprétation ne puisse pas rendre compte d’à peu près tout ce qui s’y trouve rapporté.
330On sait qu’en 1657, un collaborateur du E Maunoir, le E de Tremaria, ancien châtelain de Kerazan en Cléden, convertit un grand nombre d’affidés à l’« iniquité de la Montagne » dans le Cap. Le E Maunoir avait mis au point une méthode destinée à les dépister, qui lui valut d’ailleurs quelques ennuis de la part des théologiens de la Sorbonne – et utilisait aussi un livre intitulé Malleus maleficarum, sorte d’encyclopédie de la sorcellerie et des moyens de confondre les sorciers. C’est peut-être là qu’il faut chercher l’origine du Vif, mythe qui n’est pas particulier au Cap, mais qui y était encore fort répandu du temps de Le Carguet.
331Le Vif, d’après les vieux Capistes, était un livre très dangereux que les futurs prêtres apprenaient au Séminaire de Quimper. Ce qu’on y lisait prenait vie, d’où son nom. Chacun devait connaître sa force et savoir l’endroit où il devait s’arrêter de lire, sous peine d’être entraîné par les diables en enfer. Four leur échapper, il fallait « déguiser le Vif », c’est-à-dire le lire à l’envers avant qu’ils ne vous attrapent. Car le Vif était l’évangile du diable.
332Sa lecture par des gens non qualifiés pouvait être très dangereuse pour eux. Et l’on racontait de nombreuses histoires de gens, entrés dans ce livre par curiosité, et que seule l’intervention in extremis d’un prêtre fort savant arrachait aux flammes infernales. En revanche, les laïcs qui savaient le lire et le « déguiser » comme il faut pouvaient devenir des sorciers redoutables. Le Carguet cite le nom d’un homme de Beuzec, ancien séminariste, que tout le monde croyait en possession d’un Vif et qu’on redoutait à des lieues à la ronde. Le vicaire de sa paroisse, qui passait lui-même pour un magicien très fort, finit par le neutraliser.
333On pensait en effet que les prêtres avaient aussi appris au petit séminaire de Pont-Croix un livre beaucoup moins dangereux, qui leur permettait cependant d’exécuter de nombreux tours extraordinaires. On l’appelait ar Fizik (la Physique). Peut-être en effet certains prêtres, pour impressionner les sorciers qu’ils avaient à combattre, avaient-ils appris quelques manipulations de ce qu’on appelait au début de ce siècle encore la « physique amusante... ».
334Aujourd’hui, la croyance dans les maléfices est bien atténuée. Certains vieux se souviennent d’avoir entendu parler dans leur jeunesse des paotred ar Sabat, sans pouvoir dire qui cette expression désignait. Pourtant, la crainte du mauvais œil reste encore latente, même chez certains jeunes. Elle ressurgit à l’occasion quand dans une famille se succèdent malchance sur malchance, quand les bêtes sont atteintes de maladies inexplicables, etc. Certaines personnes utilisent cette crainte pour leur bénéfice personnel. C’est ainsi qu’à la foire il arrive, quand deux hommes débattent du prix d’une bête, que l’un dise à l’autre. « Lakit eun dra bennag ouspenn pe ne po ket chañs », c’est-à-dire, « mettez quelque chose en plus, ou vous n’aurez pas de chance », – une menace à peine déguisée de jeter le mauvais œil à la bête, que celui qui prononce ses paroles se croie ou non capable de le faire –. « Quand j’entends des paroles pareilles, m’a dit franchement un informateur, j’ai peur, je ne discute plus ». De même, lorsque le marché a été conclu, le vendeur, en gage de sa bonne foi, donne à l’acheteur le « sou de la chance », dont on faisait jadis l’aumône à l’un des pauvres qui mendiaient en grand nombre à la sortie de la foire, et qu’on garde maintenant pour soi.
Apparitions surnaturelles
335Si l’évangélisation paraît avoir réussi à faire oublier rapidement les anciennes divinités celtiques, elle n’a pu effacer entièrement la croyance en certains êtres surnaturels, généralement maléfiques, aux mauvais esprits et aux revenants, qui se manifestent parfois aux humains.
336Aujourd’hui encore, les gens de Goulien sont fertiles en histoires d’apparitions de revenants, qu’ils assortissent de détails de circonstances, de lieux et de noms, destinés à convaincre qui oserait douter de leur véracité.
337Les revenants n’entrent pas dans la catégorie ordinaire des trépassés. Ce sont des âmes qui n’ont pas encore rejoint l’autre monde, soit que leur mort soit récente, soit quelles s’en soient trouvées empêchées pour une raison ou une autre : on les dit alors dévoyées, dianked. Ces dernières sont redoutables.
338Pour illustrer le premier cas, on raconte l’histoire de cet homme d’un village de la côte qui, rentrant chez lui à la nuit tombante, croise un de ses voisins qui marche en sens inverse, d’un pas pressé. « Il commence à se faire tard », lui dit-il. « Pour moi, c’est bien assez tôt », répond l’autre. Arrivé chez lui, c’est pour apprendre que celui qu’il vient de rencontrer est décédé et repose sur son lit de mort...
339Ou bien cette femme qui, durant la première guerre mondiale, vit tout à coup de son lit clos, assis à la table de la cuisine, son fils, alors mobilisé. Quand elle se leva, il n’était plus là. Mais au matin, le sol était tout ensanglanté. On apprit peu après que le fils avait été tué.
340C’est dans le deuxième cas, en revanche, qu’il faut ranger les rencontres de convois funèbres, la nuit, sur les landes désertes ; thème classique en Bretagne. Dans le Cap, on vous citera nombre de personnes à qui cette chose est arrivée autrefois. Ainsi cet homme de Cléden qui croisa un soir sur la route de Pont-Croix un long enterrement silencieux, qu’il regarda passer sans oser faire un geste, et sans que les gens du cortège parussent lui prêter attention. Mais la dernière personne s’arrêta à sa hauteur et lui dit : « Il y aura demain à Pont-Croix un homme en grande difficulté ». Puis elle reprit sa route et l’enterrement fantôme disparut dans la nuit. Le lendemain, on apprenait que le directeur du Collège de Pont-Croix était à la dernière extrémité.
341Parfois, on entendait au milieu d’endroits déserts s’élever des pleurs d’enfants. C’étaient les voix de bébés morts sans baptême ; on dit en effet qu’il arrivait au début de ce siècle encore, lorsqu’un enfant naturel venait au monde, qu’on le privât intentionnellement de soins pour le faire mourir ; on le déclarait ensuite mort-né. Mais les familles où de tels événements s’étaient produits ne retrouvaient plus la paix.
342Ailleurs, ce sont des personnes qui s’étaient mal conduites durant leur vie, dont le fantôme continuait de tourmenter les vivants. Tel cet homme violent qui, lorsqu’il vivait, avait chassé toute sa famille de chez lui. Après sa mort, il revenait tous les soirs chez ses héritiers, et détachait toutes les vaches de l’étable. On envoya chercher le prêtre pour le « conjurer » (l’exorciser). Mais le fantôme était insaisissable. Alors, le prêtre eut recours à un stratagème : « Tiens, dit-il, en se baissant, mais cette vache-ci n’a pas de pis ! ». Attiré par la curiosité, le revenant se pencha à son tour. Le prêtre en profita pour lui imposer son étole ; contact suffisant pour le mettre hors d’état de nuire.
343On disait que le prêtre qui avait ainsi « conjuré » une âme la mettait dans une petite boîte qui était envoyée, de presbytère en presbytère, jusqu’à Rome. Ce qu’il leur arrivait là, nul ne le savait...
344En dehors des revenants, on croyait à certains êtres surnaturels qui se faisaient un malin plaisir de nuire aux humains ou de leur faire peur.
345Ainsi, le Big an Noz. Cet être, invisible, avait pour spécialité d’emmêler inextricablement les crinières des chevaux. Pour s’en protéger, on avait coutume de placer dans l’écurie une croix faite de branches d’églantier.
346D’autres êtres se manifestaient de façon plus effrayante. Ainsi quelqu’un racontait qu’une nuit, marchant en compagnie de son chien, il vit celui-ci reculer en grognant. Il s’aperçut alors qu’il se trouvait encadré par les jambes d’un être gigantesque dont le reste se perdait dans l’ombre. Cette apparition, que l’on retrouve dans les ouvrages d’A. Le Braz sous le nom de hopper noz (Le Braz, 1902, 11, p. 254), se rencontrait surtout aux abords de la fontaine de Saint-Goulven.
347Il y avait en effet un certain nombre de lieux bien connus prédestinés à de telles apparitions. Ils se trouvaient parfois aux abords de sources ou de fontaines, comme dans le cas précédent, et cela n’a rien qui puisse nous étonner, puisque depuis la plus haute antiquité, ces lieux avaient été l’objet d’un culte religieux. Beaucoup avaient été christianisés par la suite et s’étaient transformés finalement en oratoires, comme justement la fontaine de Saint-Goulven. Mais on continuait de demander au saint la guérison des maux pour lesquels autrefois la seule action de l’eau était jugée efficace. Il y avait encore d’autres fontaines que ne consacrait aucun culte chrétien et dont, pourtant, certains continuaient de croire au pouvoir curatif, et l’on se rappelle même avoir vu il y a une cinquantaine d’années des femmes venir faire brûler des cierges à une fontaine anonyme située près du Croazhent. Je ne sais si celle-ci était le théâtre de manifestations surnaturelles. Il y en avait une, en revanche, située à Cléden, et nommée feunteun ar blei, ou « fontaine au loup », où personne ne se serait aventuré de nuit, car on voyait apparaître dans son voisinage un chien noir, symbole assez universel des puissances infernales et... des automobiles (en un temps où on ne les connaissait dans le pays que par ouï-dire). On voyait également galoper là un poulain blanc, semblable à celui qu’on rencontrait aussi parfois sur la lande de Roz-Vein (où l’on entendait aussi souvent pleurer des enfants invisibles). Or le poulain était associé à l’ancienne déesse celtique Epona, déesse de la fécondité, que H. Hubert qualifie en outre de « déesse de l’autre monde... » (Varagnac, p. 233).
348Les autres lieux prédestinés de Goulien étaient Pont Duk, étendue jadis assez désertique située en bordure de l’ancienne voie romaine, et Pont an Dri Ferson, à la limite d’Esquibien et de Beuzec. Un peu au delà, sur le territoire d’Esquibien, le carrefour des Quatre-Vents passait aussi pour être plein de dangers mystérieux, comme d’ailleurs tous les carrefours en général. Une femme, encore vivante, et peu suspecte de plaisanter, fait encore avec effroi le récit d’une aventure qui lui arriva en cet endroit avant la dernière guerre. Cheminant seule, de nuit, comme elle parvenait à ce carrefour, elle vit tout à coup un mur se dresser en travers de sa route. Effrayée, elle courut pour se réfugier dans une maison voisine : au moment où elle allait frapper à la porte, elle en vit surgir des mains noires qui se tendaient, menaçantes, vers elle. Elle croyait devoir devenir folle quand, tout à coup, tout redevint normal.
349Une autre fois, il y a longtemps, un homme qui passait là à cheval, s’y sentit tiré par un pied, par une main invisible. Il fouetta sa bête et s’enfuit au galop, persuadé d’avoir rencontré le diable.
350Car le diable, toñtoñ Paolig, est aussi un personnage familier des histoires qu’on raconte dans le Cap. C’est ainsi qu’il y a une cinquantaine d’années, deux hommes s’étaient réunis avec le meunier du moulin de Kerharo en Cléden pour jouer aux cartes un soir, tandis que la meule broyait leur blé. Un étranger entra dans le moulin et proposa de jouer avec eux. Ils acceptèrent. Mais l’étranger gagnait toujours. À un certain moment, l’un des joueurs, ayant laissé tomber une carte, se baissa pour la ramasser. C’est alors qu’il vit sous la table les pieds de l’homme : c’étaient des pieds de vache. Il eut à peine le temps de pousser un cri : le diable, car c’était lui, pour sûr, avait déjà disparu.
351Le plus remarquable, c’est que cette histoire se trouve racontée dans les mêmes termes par A. Le Braz, qui la situe en un tout autre lieu. Un jour, comme un de mes informateurs, qui venait d’entendre cette dernière version au cours de l’émission bretonne du dimanche, s’étonnait de la similitude, et suggérait devant moi que la version goulieniste n’en était qu’une adaptation, sa belle-mère s’en indigna, précisant qu’elle avait bien connu les protagonistes de l’aventure, dont elle nous donna les noms, ainsi que ceux de leurs descendants encore vivants.
352D’autres personnes, dont on ne peut mettre en doute la sincérité, affirment de même avoir aperçu des sirènes (morganezed), le plus souvent, dans la posture classique : assises sur un rocher et peignant leurs longs cheveux blonds. Mais un vieil homme, le doyen de Goulien, Michel Goudédranche, raconte la rencontre qu’il fit de l’une d’entre elles dans des termes fort différents.
353C’était au temps de sa jeunesse, c’est-à-dire vers 1890. À cette époque, il s’était joint avec trois autres jeunes gens pour acheter un canot et faisait un peu de pêche, moins pour les bénéfices qu’il en tirait que pour pouvoir être inscrit maritime et faire son service dans la marine. Or, un soir, comme le temps se gâtait et qu’ils se dépêchaient de rentrer au port, ils virent s’approcher d’eux et évoluer autour de l’embarcation une sirène. Apparemment peu impressionnés, ils essayèrent d’abord de la pêcher, mais sans succès. La sirène, au contraire, se fit menaçante, plongeant à plusieurs reprises sous le canot comme pour le faire chavirer. Ils essayèrent alors de l’assommer à coups de rames, sans plus de résultats. Alors ils commencèrent à avoir peur et tâchèrent d’accoster. Mais les vagues avaient forci et rendaient inaccessible la petite crique qui leur servait habituellement de port. Il leur fallut ramer encore pendant plus d’une heure par un temps de plus en plus menaçant, toujours suivis par la sirène, qui ne les quitta que lorsqu’ils furent à proximité du mouillage.
354« Je l’ai bien cote, précise Michel Goudédranche, elle avait une queue de poisson et le haut du corps était comme celui d’une femme. Une belle femme, précise-t-il, avec des joues rouges, et des cheveux noirs qui flottaient sur l’eau ». Mais il ne peut dire comment était sa poitrine, ni ses mains, car elles étaient constamment immergées.
355Ainsi, voilà un récit fait avec les apparences de l’objectivité la plus absolue. Le vieux Michel Goudédranche, qui se moque d’ailleurs de ceux qui croient aux revenants et autres choses de ce genre, ne dit que ce qu’il est sûr d’avoir vu, même si les détails qu’il donne s’éloignent de la tradition (les cheveux noirs), et alors que rien ne l’empêcherait de dire que la créature qu’il décrit avait une poitrine de femme et des mains humaines, ce qui serait conforme à l’image coutumière qu’on se fait des sirènes. D’autre part, on ne peut pas dire que la rencontre se soit déroulée de façon très romantique. Enfin Michel Goudédranche ne paraît pas tirer de ce récit un prestige quelconque : au contraire, tout le monde se moque de lui, à commencer par sa propre famille et lui se fâche, affirmant qu’il n’a pas pu se tromper, et que c’est bien une sirène qu’il a vue.
356Quoi qu’il en soit, son histoire correspond à une croyance bien établie autrefois chez les pêcheurs de la baie de Douarnenez, selon laquelle, lorsque le temps tournait à la tempête, on voyait parfois apparaître la sirène, Man Morgan, présage de malheur et de noyade, et qui cherchait à les faire couler. Il est remarquable de voir à quel point peut agir l’influence de la tradition orale. Sans doute, cet être qui avait tourné autour d’eux était-il un phoque ; mais ce que ses camarades et lui avaient vu, c’est ce que la tradition disait qu’ils devaient voir : une sirène. Et le caractère d’authenticité du récit provient de leur effort inconscient pour concilier la réalité qui se trouvait sous leurs yeux avec l’image toute faite des contes. Car l’atmosphère de récits fantastiques dans laquelle chacun baignait depuis son enfance les marquait puissamment. Encore aujourd’hui, certains de mes informateurs, intelligents, ouverts, peu portés aux superstitions, m’ont avoué avoir du mal à dominer certaines de leurs frayeurs.
357Dans ces conditions, on conçoit qu’à une époque où ces croyances étaient partagées de tous, il était encore plus difficile de s’en abstraire, d’autant que la nature même du paysage capiste, parcouru en tous sens par des chemins encaissés, tortueux et ténébreux, et couvert encore en grande partie de landes désolées s’étendant entre des villages obscurs dès la nuit tombée (puisqu’on n’avait pour s’éclairer que de faibles chandelles de résine) permettait toutes les imaginations.
358De plus, ce climat favorisait les mauvaises plaisanteries auxquelles se livraient volontiers certains jeunes gens qui, se revêtant d’un vieux drap, s’amusaient à effrayer les passants, avec un succès toujours certain. Si plus tard on dévoilait la supercherie aux personnes ainsi abusées, elles ne voulaient pas toujours l’admettre. Ainsi, cet homme qui se vantait de n’avoir peur de rien. On décida de lui jouer un de ces tours pendables. Quelqu’un se déguisa en spectre et alla se planter un soir au détour d’un chemin par où il devait passer. Notre homme était accompagné par un compère, qui prétendait ne pas voir cette forme blanche que l’autre lui désignait devant eux. Aussi ce dernier pris de panique, prit-il ses jambes à son cou et courut-il tout droit chez lui. Quand le lendemain on voulut lui expliquer qu’il avait été abusé : « Vous êtes fous, répondit-il, je sais bien ce que j’ai vu : celui que j’ai vu, sûr qu’il était mort depuis au moins mille ans... ».
La situation du catholicisme
Foi et croyances
359On peut légitimement se demander comment, dans une société qui se veut et se proclame profondément attachée au christianisme, ont pu subsister si longtemps tant de croyances et de pratiques qui lui étaient si évidemment étrangères.
360En fait, il faut éviter de se laisser abuser par une fausse perspective. On peut essayer, comme je l’ai fait, de reconstituer à l’aide des débris qui en ont surnagé jusqu’à notre époque, une partie de la religion des anciens bretons ; mais les croyances fondamentales qui les supportaient ont généralement disparu depuis longtemps sous la vague chrétienne.
361On scandaliserait fort un Capiste si on lui disait qu’en plantant dans son champ un rameau béni le dimanche de la Passion, il veut y attirer la puissance bénéfique du monde des Trépassés. pour lui, ce n’est qu’un geste de piété, par lequel il demande la bénédiction divine sur la récolte à venir.
362Mais même si la plupart d’entre elles ont perdu leur signification originelle, et même si cette dernière n’est pas clairement ressentie, leur survivance n’en est pas moins frappante. Ce phénomène n’est évidemment particulier, ni au Cap, ni à la Bretagne, et se retrouve partout où une grande religion a supplanté un ancien système indigène. Mais c’est sans doute ici une des régions de France où il est le plus visible.
363La première évangélisation, tout en mettant fin aux anciens dogmes, a d’abord laissé intactes les pratiques et les croyances qui n’étaient pas explicitement opposées au christianisme, même si elles supposaient à l’origine une autre conception du monde et de la nature : c’était le cas pour la météorologie ou le système d’orientation traditionnels, la médecine populaire, etc. Initiative à double tranchant, car elle entraînait un danger de paganisation du christianisme. Quant aux pratiques incompatibles avec la foi chrétienne, beaucoup furent sans doute immédiatement abolies. On a vu précédemment qu’il en subsista malgré tout quelques-unes.
364Les pratiques issues des anciens cultes de fécondité, se maintinrent d’autant plus facilement que l’écobuage, auquel elles étaient étroitement liées, dut, dans le Cap comme à Plozévet, être pratiqué sur les landes communales jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il est d’ailleurs douteux que les paysans se soient clairement rendu compte de leur caractère fondamentalement païen.
365Les croyances concernant les forces occultes et les êtres surnaturels, s’intégraient plus ou moins bien au système chrétien en étant traduits comme des manifestations diaboliques. Et les pratiques magiques pouvaient d’autant moins être combattues qu’on les tenait soigneusement secrètes.
366Il faut d’ailleurs se rappeler que jusqu’au XVIIIe siècle, le clergé local était particulièrement ignorant et peu apte à ce combat.
367On ne doit donc pas trop s’étonner que l’effort de purification amorcé par les pères Le Nobletz et Maunoir ait si souvent, par la suite, revêtu un aspect négatif. Ce qui surprend, peut-être, ce sont les points sur lesquels cet effort semble avoir particulièrement porté : l’insistance mise sur l’idée d’une rétribution après la mort, sur l’Enfer... la lutte contre la danse, surtout contre les assemblées nocturnes, contre les jeux de hasard.
368Il aurait semblé plus urgent de lutter contre l’ivrognerie que contre le jeu de cartes ; on comprend mal la suspicion portée à la gavotte et au jabadao : on trouverait sans peine danses plus lascives ! Et on doute qu’en interdisant les assemblées nocturnes, on puisse empêcher garçons et filles de se voir après le coucher du soleil, et non plus en public, cette fois...
369Mais qu’on se rappelle en quoi consistaient les « Sabbats » de la « Montagne » ; il s’agissait d’assemblées nocturnes, où 1’on dansait et se livrait aux jeux de hasard. Si on accepte l’interprétation que j’ai donnée précédemment à ce sujet, on peut penser qu’à l’origine du moins, le clergé, par ces interdits, cherchait moins à faire respecter la moralité publique qu’à effacer toutes traces d’un culte païen, comportant des danses à signification rituelle et des pratiques magiques, propitiatoires ou divinatoires, dont on sait que les jeux de cartes sont originellement issus. La crainte de l’Enfer pouvait, à cet égard, être une arme efficace : il fallait, pour cela, l’inculquer profondément dans une population qui était fondamentalement étrangère à cette idée : pour les anciens bretons, en effet, tous les morts, pourvu qu’aient été convenablement accomplis les rites, rejoignaient le monde indifférencié des Trépassés.
370Mais cet aspect négatif, qui a prévalu encore pendant tout le XIXe siècle, n’a pas manqué de laisser sa marque sur le catholicisme breton contemporain, et de gêner le mouvement d’approfondissement de la foi qu’on constate un peu partout.
371Quel est le contenu exact des représentations religieuses des habitants de Goulien en 1963, cela est difficile à dire en l’absence d’une enquête précise, car ils discutent rarement de sujets religieux. Il ne faut peut-être pas les taxer d’ignorance : bien qu’ils ne reçoivent guère d’autre formation religieuse que celle de leurs trois années de catéchisme avant leur communion solennelle, ils sont cependant plongés depuis leur enfance dans une société où le catholicisme va de soi et constitue une tradition qui, comme les autres, leur est transmise insensiblement au sein de leur famille.
372Mais le rôle déclinant de cette dernière en tant que milieu éducatif, dans tous les domaines, risque sans doute d’affecter aussi le domaine religieux.
La pratique religieuse
373Aujourd’hui encore, tous les habitants de Goulien sont catholiques, ou du moins tous sont baptisés, et tiennent à passer par les cérémonies dont l’Église marque les principales étapes de l’existence : Communion Solennelle, Mariage, Funérailles.
374Une enquête diocésaine réalisée en 1957 nous permet d’avoir une vision plus précise de la pratique religieuse actuelle : en six ans, les chiffres qu’elle donne ne doivent pas avoir beaucoup changé.
Tableau XII – Pratique religieuse par classe d’âge à Goulien en 1957
375On y voit (tab. XII) que le degré de pratique est très élevé, puisque deux tiers des hommes et près de neuf dixièmes des femmes sont présents régulièrement à la messe dominicale, ce qui est une proportion rare en France. Le pourcentage de pratique purement saisonnière est relativement faible ; 10 % des hommes, 16 % des femmes, qui, bien que n’étant pas assidus à la messe du dimanche, tiennent à marquer leur attachement à la foi catholique par leur communion pascale. Dans ce nombre, il convient de remarquer que figurent aussi un certain nombre de personnes qui ne vont pas à l’église, non par négligence ou indifférence, mais parce que leurs infirmités ou leur âge les en empêche. Restent les irréductibles, 17 % d’hommes et 4 % de femmes qui se tiennent en dehors de toute pratique religieuse, et dont l’abstention est d’autant plus visible quelle s’oppose plus nettement à l’attitude de la majorité.
376Si on considère maintenant le degré de pratique selon l’âge, on notera des différences assez remarquables. Chez les hommes les observants réguliers sont plus nombreux parmi les jeunes gens et parmi les vieux de plus de soixante-cinq ans, la pratique la plus basse se situant entre 25 et 44 ans. Chez les femmes, c’est un peu différent, car on observe un accroissement de la pratique entre 20 et 25 ans. Mais chez elles aussi, la pratique régulière la plus faible se situe de 25 à 44 ans, la remontée se faisant plus tôt, dès 45 ans. L’évolution du nombre des pratiquants saisonniers est à peu près l’inverse de la précédente : peu nombreux chez les jeunes gens et chez les vieux, on les trouve surtout chez les hommes de 20 à 64 ans. Chez les femmes, où leur nombre n’excède jamais 16 % (entre 25 et 44 ans), il est difficile de saisir une évolution régulière.
377Quant aux non-pratiquants, on en trouve peu chez les jeunes gens, très peu chez les jeunes hommes, de 20 à 24 ans ; ils se recrutent surtout après 25 ans. Les femmes n’ayant aucune pratique religieuse sont bien moins nombreuses, mais la courbe observée chez elles est à peu près semblable, à la différence que la pratique revient chez les plus âgées.
378Aucune enquête de cette sorte n’ayant eu lieu dans le passé, il est difficile d’interpréter précisément les données précédentes. Ainsi, il n’est pas possible de savoir si la pratique croît ou décroît au cours d’une même existence, ou bien si les différences observées entre les âges sont propres à telle ou telle génération, où la proportion des pratiquants resterait sensiblement la même au long des années, modifiée seulement par les départs ou les décès.
379On peut toutefois avoir quelque idée de l’évolution des quarante dernières années, grâce aux chiffres qui ont été conservés concernant les communions d’adultes le jour de l’Adoration Perpétuelle (tab. XIII). Pour que les calculs aient été rigoureux, il aurait fallu posséder pour chacune de ces années le chiffre de la population adulte totale. À défaut, si l’on suppose que durant ces quarante ans le pourcentage d’adultes dans la population totale de la commune a peu varié, on peut rapporter le chiffre des communions à cette dernière, évaluée à partir des chiffres des recensements immédiatement précédents et suivants.
380De ces calculs, il ressort que la proportion des communions aurait baissé, lentement mais régulièrement de 1921 jusqu’à la dernière guerre, après laquelle on assiste à une forte remontée, suivie par l’amorce d’une nouvelle baisse. Quant à la proportion des communions masculines par rapport aux communions féminines, elle a baissé de la même façon régulière jusqu’en 1957 date à laquelle elle est sensiblement remontée.
381L’enquête de 1957 donne aussi des indications intéressantes sur la répartition de la pratique religieuse selon les professions (tab. XIV).
382On y remarquera tout d’abord que si le niveau de la pratique est toujours plus élevé chez les femmes que chez les hommes, le classement par catégories professionnelles est presque toujours le même dans les deux sexes. C’est ainsi qu’on trouve le plus d’observants réguliers chez les agriculteurs, principalement chez les plus importants d’entre eux, ainsi que chez les commerçants et chez certains artisans (garagiste, électricien, forgeron mécanicien), aussi bien parmi les hommes que parmi leurs femmes. Viennent ensuite, en ordre décroissant, les familles de salariés, petits artisans, ouvriers agricoles, et marins de commerce. On ne note de différences sensibles entre les sexes que chez les domestiques, totalement pratiquantes si ce sont des femmes, peu pratiquants si ce sont des hommes ; chez les cadres moyens, où les hommes pratiquent plus que les femmes ; et chez les employés, les femmes viennent en queue de liste, alors que les hommes, moins pratiquants, sont pourtant dépassés en ce sens par d’autres catégories professionnelles. Cependant, dans aucune catégorie, on ne trouve jamais moins de 50 % d’observants réguliers parmi les femmes, alors que le cas est fréquent chez les hommes.
Tableau XIII – Pratique religieuse à Goulien de 1921 à 1957
Tableau XIV – Pratique religieuse par profession en 1957
383Le corollaire de ces phénomènes peut être remarqué chez les observants purement saisonniers où l’on trouve toujours nettement plus d’hommes que de femmes. Les marins de commerce viennent en première position, avec 75 % d’observants saisonniers. Mais il est bien évident que c’est une profession où l’on ne peut guère assister à la messe chaque semaine. Après eux, viennent les militaires, chez qui les mêmes motifs jouent en partie ; puis, les salariés, les ouvriers agricoles et les retraités. On en trouve encore un faible pourcentage chez les plus petits agriculteurs et chez les commerçants. Les autres professions se partagent exclusivement entre observants réguliers et non-pratiquants.
384Les catégories où ces derniers se rencontrent à plus de 50 %, sont dans l’ordre, les marins pêcheurs, les domestiques hommes, les employés et les ouvriers agricoles, ainsi que les employées femmes.
385Il apparaît donc que la répartition de la pratique religieuse est étroitement liée à la structure de la société locale. Lopposition que nous avons rencontrée constamment jusqu’à maintenant entre les agriculteurs d’une part, la population non agricole d’autre part, se retrouve à nouveau ici : les agriculteurs constituent l’essentiel des observants réguliers, avec les commerçants. Il s’agit de l’élite traditionnelle. Les pratiquants saisonniers se retrouvent surtout chez leurs opposants habituels : marins, militaires, artisans, salariés, ouvriers agricoles. On trouve enfin un fort pourcentage de non-pratiquants parmi ces derniers, et plus encore chez les employés, deux professions, il est vrai, fort peu représentées dans la commune. Les retraités qu’on s’attendrait à voir plutôt parmi les pratiquants saisonniers ou les non-pratiquants, sont au contraire en majorité parmi les pratiquants, immédiatement après les agriculteurs et les commerçants. On peut en trouver deux explications : ou bien, ils seraient revenus à la pratique religieuse en prenant de l’âge ; ou bien, la différence que nous venons de noter dans la pratique des deux fractions de la population de Goulien aurait été moins marquée autrefois. En l’absence de documents anciens, il n’est pas possible de trancher à coup sûr. Mais l’opposition sociale que nous avons relevée entre ceux qui pratiquent et ceux qui pratiquent moins, même si elle était moins marquée jadis, correspond trop à un schéma déjà souvent rencontré pour ne pas reposer sur un fondement ancien.
386Dans l’ensemble, la paroisse de Goulien est cependant restée jusqu’à ce jour fortement pratiquante, et on la compte parmi les meilleures paroisses de Bretagne.
Culte et dévotion
387Les chiffres précédents, s’ils nous ont donné le cadre général dans lequel s’inscrit la pratique religieuse, ne suffiraient pas seuls à nous montrer de quelle façon elle s’exerce concrètement.
388En effet, des résultats statistiquement semblables peuvent fort bien recouvrir des réalités différentes, et une forte pratique religieuse pourrait coexister avec une attitude passive des fidèles.
389Ce n’est pas le cas à Goulien, où les deux messes du dimanche, la « basse messe » de 7 h 30 et la « grande messe » de 10 h 30 sont suivies avec beaucoup de ferveur.
390Contrairement à ce à quoi on pourrait s’attendre dans une paroisse rurale de type traditionnel, les fidèles, pour la plupart, ne restent nullement passifs, et si l’on peut voir encore quelques vieux égréner imperturbablement leur chapelet du début à la fin de l’office, la plupart y participent activement, répondant au prêtre, récitant à voix haute Credo, Gloria et Pater, chantant les cantiques à voix alternées, les hommes d’abord, les femmes ensuite. À la grand-messe, un paroissien tient l’harmonium, et tout le monde chante en chœur, avec beaucoup de conviction, sinon toujours avec beaucoup de sens musical. De même la lecture des prières du Propre et de l’Épître est assurée par un laïc.
391Au sermon, le recteur avait l’habitude de lire jusqu’à ces derniers temps une « prière prônale » (dont voici la traduction française) :
« Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Nous sommes venus ici, chrétiens, pour garder le saint jour du dimanche par nos prières et surtout par le saint sacrifice de la messe. Nous prions pour l’Église, pour notre Saint Père le Pape, pour Monseigneur l’Évêque et pour tous les gens d’Église. Nous prions pour notre pays, pour tous les habitants de la paroisse, pour ceux qui ont la charge de notre gouvernement, afin qu’ils maintiennent parmi nous le bon ordre, la loyauté, et la vraie foi chrétienne. Nous prierons pour demander à Dieu tout ce qui nous est nécessaire pour le corps et pour l’âme. Nous prierons encore pour les jeunes gens qui sont au service du pays, pour ceux qui ont fait un bien quelconque à cette église. Après avoir prié pour les vivants, nous prierons pour les morts, d’abord pour nos parents, puis pour nos amis, pour ceux qui ont donné de leurs biens à cette église, les trépassés de la guerre, ceux pour qui on a fait prier Dieu ou pour qui on a offert des services, pour ceux qui n’ont personne qui prie pour eux, et pour tous ceux dont le nom se trouve inscrit pour la prière prônale... »
392Suivait la lecture d’une longue liste de noms de défunts et de familles, que les fidèles avaient fait inscrire en début d’année pour que l’on prie pour eux chaque dimanche. La liste était si longue que le recteur devait la répartir sur deux dimanches, en en lisant une partie à la messe basse, l’autre à la grand-messe. Cette liste était suivie d’une autre, plus courte, de personnes pour qui on avait demandé plus particulièrement de prier ce jour-là. Pour tous ces défunts, l’assistance se levait alors et disait un Notre Père, un Je vous salue Marie et un De profundis. Depuis la réforme liturgique, cette longue lecture a été abrégée, et le De profundis est chanté en français.
393Le sermon était autrefois toujours prononcé en breton. Depuis quelques années, le français a été introduit, et la langue locale n’est plus utilisée que dans les grandes occasions, aux pardons, à la Toussaint, ou le jour de la Confirmation. Le breton n’est plus ordinairement employé, à part pour la prière prônale, que pour les annonces de la semaine.
394La quête est faite par cinq « fabriciens » désignés pour l’année par le Conseil de Fabrique. Le principal est le fabricien de Saint-Goulien, qui doit être un homme marié âgé de plus de 60 ans. Puis viennent le fabricien de la Sainte Vierge, un homme marié de 50 à 60 ans ; celui du Saint-Sacrement, un jeune marié ; celui de Saint-Sébastien, un jeune homme revenant de son service militaire ; et celui des Trépassés, un homme marié et père de famille. Être désigné pour l’année comme fabricien est un honneur : jadis, on ne prenait pour cette charge que des paysans ayant cheval et voiture. Aussi, les familles sont-elles très jalouses de leur droit à avoir tel ou tel de leurs membres désignés quand vient son tour. On a vu des candidats évincés au profit de quelqu’un d’autre, cesser toute pratique dominicale en signe de dépit.
395Autrefois, les cinq quêteurs passaient à la grand-messe, la quête du matin étant faite par le bedeau. Aujourd’hui, il n’y a plus de bedeau, et les fabriciens les plus âgés quêtent alternativement à la messe basse et à la grande. Seul celui de Saint-Sébastien est toujours présent à la grand-messe.
396À la communion, le nombre des personnes qui s’approchent de la Sainte Table est assez variable selon les dimanches. Presque aussi important à la Toussaint qu’à Pâques, très important lors des grandes fêtes, et encore lors des dimanches dans l’octave de ces dernières, mais assez réduit les dimanches ordinaires. Les personnes qui communient régulièrement tous les dimanches sont rares ; mais il faut voir là, à mon sens, moins un défaut de piété que la survivance d’un certain jansénisme qui a imprégné toute l’éducation religieuse provinciale jusqu’au début de ce siècle.
397La messe se termine par le chant de l’Angelus breton, soit Ni ho salud gand karantez, soit Eun arc’hael a berz an aotrou, selon le temps liturgique. Tous y participent avec ardeur.
398La messe du dimanche donne donc l’image d’une communauté chrétienne vivante et participante. On note toutefois un certain relâchement par rapport à un passé relativement proche. C’est ainsi que, malgré l’amélioration de l’état des routes et la prolifération des moyens de transports, certains trouvent dans les intempéries – grands froids, pluies violentes – des raisons que leurs pères n’auraient pas admises de manquer la messe.
399De même, les vêpres du dimanche après-midi sont assez peu suivies, sauf à certains jours de fête : Toussaint, pardons, etc.
400Quant aux services du culte et dévotions qui ne sont pas d’obligation, cérémonies de la semaine sainte, processions des Rogations, mois de Marie, etc., on n’y voit guère qu’une assistance clairsemée.
401Cependant le repos dominical est gardé très exactement. On se permet tout juste de rentrer les foins ou la récolte quand le mauvais temps menace et naturellement de soigner les bêtes mais on ne se livrerait en aucun cas à un travail qui ne serait pas indispensable.
402En semaine, en contraste avec le dimanche, l’assistance aux messes est très réduite : trois ou quatre personnes au plus en temps ordinaire, sauf les jours où on dit un service à la mémoire d’un défunt.
403Jadis, dans toutes les familles, la prière du soir en commun était de règle, après la lecture d’une page du Buhez Ar Zent8. Cette pratique est encore suivie dans quelques maisons, mais elle paraît être devenue néanmoins assez rare.
404Quant à la dévotion personnelle, il est difficile de la juger d’après des critères extérieurs. On aura noté le nombre relativement réduit de personnes qui communient régulièrement les dimanches ordinaires (tab. XII). Dans la journée, il est rare que quelqu’un vienne prier quelques instants à l’église. Certes, la plupart des fidèles habitent loin du bourg, beaucoup sont très pris par leur travail, mais il y en a tout de même chaque jour un nombre non négligeable qui passent près de l’église. Et personne n’y entre. En revanche, dans beaucoup de familles, le petit oratoire que constitue la niche du drustilh est constamment orné de fleurs qu’on renouvelle dès qu’elles se fanent. Et si le recteur vient en visite dans une maison, on lui donnera toujours des messes à dire pour les morts de la famille.
405En résumé, la religion des gens de Goulien paraît être plus collective qu’individuelle – ce qui n’implique pas que le sentiment religieux personnel soit absent, loin de là, mais il ne s’exprime que dans le cadre de la communauté paroissiale ou familiale.
406Quant aux non-pratiquants, il ne semble pas qu’ils soient foncièrement incroyants. On connaît un seul vieux couple dont les petits-enfants n’ont pas été baptisés. Pour la plupart, leur position paraît être plus fondée sur une tradition anticléricale, aujourd’hui quelque peu émoussée, que sur des critères religieux.
407Ces « esprits forts » ne sont d’ailleurs pas les derniers à tomber dans la superstition. Témoin cette scène : c’était le matin de la kermesse de l’école laïque. J’étais allé observer les derniers préparatifs et j’échangeais quelques mots avec les personnes qui se trouvaient là. « J’espère, dis-je, que vous aurez beau temps ». – « Oh, me répondit une jeune femme, on ne risque pas d’avoir la pluie, j’ai mis la Vierge dehors », et comme je ne comprenais pas, elle m’expliqua : « Oui, j’ai mis dans le jardin la statue de la Vierge qui est à la maison. Comme ça, on est sûr qu’il ne pleuvra pas... ».
Notes de bas de page
1 Elles donnaient des fleurs rouges.
2 Aujourd’hui, le tracteur.
3 Cf. Gasnault-Beis. Foi et laïcisme : la paroisse de Plozévet à l’époque contemporaine, 1820-1920 (Rapport de l’enquête pluridisciplinaire sur Plozévet. D.G.R.S.T. p. 233, pièce justificative n° 79.)
4 An arbel eured.
5 On cite le cas de trois mariages simultanés qui réunirent une fois cinq cents personnes.
6 Depuis que ces lignes ont été écrites, ces études celtiques ont fait en la matière de grands progrès. Mais je n’aurais pas pu en tenir compte sans tout réécrire (note de 2001).
7 Il y a aux archives départementales de Quimper un fonds de notes de Le Carguet.
8 Buhez Ar Zent : « La vie des saints ».
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