Le pays et les hommes
p. 25-62
Texte intégral
Le milieu naturel
Les données géographiques
1Goulien, petite commune rurale bretonne du Finistère, à vocation essentiellement agricole, est située en bordure de la baie de Douarnenez, sur la côte nord de cette presqu’île, la plus occidentale des côtes françaises, qui porte le nom de Cap Sizun (carte 1).
2Les géographes assignent comme limite au Cap Sizun une ligne idéale qui irait de Tréboul en Douarnenez à Penhors, au sud de Plozévet. En fait, l’usage local exclut cette dernière commune et réserve le plus souvent le nom de « Cap » au seul territoire situé à l’Ouest du bourg de Beuzec. Mais cette délimitation est fondée sur des critères plus culturels que géographiques (cartes 2 et 4).
3Le relief du Cap Sizun est caractérisé par la présence de deux arêtes granitiques orientées sensiblement d’est en ouest, et se terminant respectivement par la Pointe du Raz et par la Pointe du Van. Entre ces deux arêtes s’ouvre un profond sillon creusé peut-être jadis dans des roches plus tendres par la rivière Goayen, qui se jette aujourd’hui dans la baie d’Audierne, sans doute à la suite d’un phénomène de capture. Actuellement, le fond de cette vallée est parcouru par plusieurs petits cours d’eau.
4Au nord et au sud, les limites de Goulien sont donc bien marquées : au nord, c’est la côte, formée à cet endroit par des hautes falaises rocheuses atteignant couramment 70 mètres, les plus hautes de toute la Bretagne méridionale ; au sud et au sud-est, c’est une vallée relativement profonde aux pentes rapides (carte 3).
5Entre les deux, on trouve d’abord au nord un plateau légèrement bombé, culminant à 87 mètres entre Kernoun et Tal ar Veilh, et dont la crête coïncide assez sensiblement avec le tracé de l’ancienne voie romaine de Douarnenez à la pointe du Van – aujourd’hui chemin communal n° 5. Trois ruisseaux très courts l’entaillent profondément du côté de la baie de Douarnenez, sans toutefois que leurs vallées descendent jusqu’au niveau de la mer : ils terminent leur cours en cascades, dans de petites criques où des pêcheurs abritaient occasionnellement leurs barques autrefois.
6En allant vers le sillon médian, la pente du sol est moins régulière que vers le nord. Assez douce pour commencer, elle s’accentue légèrement au sud du Bourg, mais tandis qu’elle tend régulièrement à devenir plus forte au sud-est, jusqu’au lit du ruisseau, elle se relève au contraire au sud de la route départementale, au niveau des villages de Trévern, Kergonvan et Trovréac’h pour descendre ensuite de façon très abrupte, jusqu’à 14 mètres seulement au-dessus du niveau de la mer au moulin de Kergonvan.
7De plus, la partie méridionale de la commune est traversée par quatre petits affluents du ruisseau principal, dont les vallées vont en se creusant vers le Sud.
8On peut donc distinguer à Goulien deux régions aux caractères relativement opposés : au nord, un plateau à peu près dépourvu d’accidents de terrain notables, et offert à tous les vents ; on y rencontre peu d’arbres, si ce n’est aux abords immédiats des habitations, et à l’exception de quelques bois de pins relativement récents. Le sud présente au contraire un aspect assez accidenté par endroits : c’est un paysage de collines arrondies séparées par des vallées aux pentes raides où poussent des arbres nombreux.
9Les limites orientales et occidentales de la commune sont beaucoup moins bien marquées, et ne coïncident que rarement avec des fonds de vallées. Elles achèvent de donner au territoire communal la forme d’un pentagone irrégulier dont le bourg occupe sensiblement le centre. Avec ses 1246 hectares qui font d’elle une des communes rurales les moins étendues de la région, Goulien possède somme toute des dimensions assez heureuses qui sont pour elle un facteur certain d’unité.
Le climat
10La position presque insulaire du Cap Sizun, à l’extrême pointe de l’Europe continentale, entre une baie largement ouverte sur l’océan et un océan lui-même entièrement libre de tous côtés, le rend extrêmement sensible aux influences maritimes et l’expose directement à des vents dont rien n’est venu freiner l’élan depuis des centaines de kilomètres. Pour les Capistes eux-mêmes, le Cap est le pays du vent.
11Bien que n’étant pas tout à l’ouest du Cap, Goulien n’échappe pas à cette influence. Le nord de la commune, dont on a vu précédemment qu’il est assez dénudé, se trouve balayé de toutes parts. Quant au sud, il est moins abrité qu’il ne semblerait ; les vents de secteur est ou ouest s’engouffrent dans la vallée médiane comme dans un couloir, et les vents du nord ou du sud y provoquent des tourbillons capables parfois de déraciner de grands arbres.
12L’action du vent sur les arbres est d’ailleurs remarquable. Isolés, ils paraissent pris dans une éternelle tourmente qui incline leur tronc et repousse leurs branches vers l’intérieur des terres ; en bosquets, ils forment ensemble une sorte de dôme aplati, ceux qui se trouvent à l’intérieur ayant pu s’élever un peu plus haut que ceux qui les précèdent grâce à l’abri de ces derniers.
13Par tempête de noroît, il n’est pas rare, malgré la hauteur des falaises, de voir des embruns et de l’écume portés à 500 mètres à l’intérieur des terres. Il est évident que la végétation s’en ressent. Sur une bande de 200 mètres au moins parallèle à la côte, il ne pousse rien d’autre qu’une lande rase tout à fait inculte.
14L’humidité de l’air est très grande : le papier moisit, le bois pourrit, les objets métalliques rouillent en très peu de temps. Les murs et les sols des maisons sont rarement entièrement secs.
15Cependant, la pluviométrie du Cap est sensiblement plus faible qu’à l’intérieur des terres. C’est ainsi qu’alors que les chutes de pluie s’élèvent annuellement à Quimper à 1 135 mm. en moyenne, elles ne sont que de 734 mm. à la pointe du Raz. Il est vrai que les pluies sont un peu plus fortes sur le Cap lui-même qu’à la pointe : d’après la station météorologique de la pointe du Raz, il faudrait évaluer la hauteur annuelle des chutes de pluies sur le Cap à 900 mm., ce qui est tout de même nettement moins qu’a Quimper. À certaines années, la sécheresse se fait parfois même ressentir d’Avril à Juillet, « d’autant plus qu’a la faiblesse des précipitations s’ajoute l’action desséchante des vents et la faible capacité de rétention des sols » (Centre d’Économie Rurale du Finistère § 1). C’est tout de même assez paradoxal pour un pays qu’on dit humide ! Le nombre des jours de pluie est pourtant assez peu différent dans le Cap et dans la région de Quimper, mais la différence est surtout sensible justement d’Avril à Juin.
16De même, les orages sont rares : ils éclatent le plus souvent plus à l’est, au-delà de Douarnenez, mais lorsqu’il s’en produit, ils sont parfois violents, témoin celui de 1922 où la foudre, tombant sur le clocher de l’église de Goulien le fit voler en éclats...
17Naturellement, la nébulosité est toujours assez forte, mais les ciels sans nuages, sans être fréquents, ne sont pas pour autant exceptionnels. En revanche, il n’est pas rare que des nappes de brume venues du large s’accrochent au Cap et s’y maintiennent pendant toute une journée, alors que le soleil brille au-delà de Pont-Croix. Cela se produit une quinzaine de fois par an et en toutes saisons.
18Les températures se caractérisent par des variations très faibles. La moyenne annuelle est de 12°, et les extrêmes ne dépassent guère un minimum de 0° et un maximum de 24°. Le mois le plus froid est février, avec 6,8° de moyenne, le plus chaud août avec 16,8°. Lors de l’hiver exceptionnellement froid de 1963, la température à Goulien ne descendit jamais au-dessous de-6°. Il s’agit il est vrai d’une température prise à l’abri : en plein vent, elle pouvait être intérieure de 5, et parfois de 6 ou 7 degrés. Mais, de tels cas sont très rares : il ne gèle en moyenne que cinq jours par an, et souvent l’hiver passe sans qu’il tombe un seul flocon.
19La douceur habituelle du climat se manifeste par la présence de plantes qu’on est habitué à trouver sous des ciels plus méridionaux : figuiers producteurs de figues, pieds de vigne, dont les raisins n’arrivent pas toujours à maturité, il est vrai, camélias en fleurs au mois de janvier, etc. Il pousse même un palmier dans le jardin du presbytère de Goulien...
20Dans l’ensemble, le climat du Cap correspond donc bien à l’image habituelle du climat breton, quelque peu purifiée des clichés traditionnels sur la pluviosité de ce pays : par exemple, le fameux « crachin » y est chose rare ; la pluie y tombe plutôt en « grains » assez forts et de courte durée, tant de nuit que de jour, ce qui fait que parmi les 167 jours de pluie relevés par an, il y en a relativement peu où le temps ait été réellement bouché, et probablement un certain nombre où le soleil a brillé pendant plusieurs heures. Mais cela ne peut évidemment apparaître dans les statistiques.
Les hommes
Esquisse démographique
21En 1962, on a recensé à Goulien 721 habitants. Cependant, la liste nominative que j’ai dû établir en 1963 (ce document n’ayant pas été conservé à la mairie), n’en comporte que 684. Cette différence de 37 habitants n’est sans doute pas due à une émigration massive : elle illustre simplement la difficulté qu’on éprouve à établir des recensements exacts, car on rencontre toujours des cas difficiles à trancher : telle personne, qui tout en possédant dans la commune une maison où elle passe près de six mois de l’année, vit pendant le reste du temps chez ses enfants établis en ville, doit-elle être comptée ou non parmi les habitants de Goulien ?
22En principe, le recensement officiel devrait se contenter de compter les personnes présentes dans la commune, sans se préoccuper de savoir si elles y résident habituellement. En fait, dans une petite commune comme celle-ci, les agents recenseurs ont une certaine tendance à la surestimation, et enregistrent souvent les absents momentanés, sans pour autant négliger de compter ceux qui ne sont là que pour quelque temps (militaires en congé avec leurs familles par exemple).
23Les 684 personnes que j’ai enregistrées sont uniquement celles dont le domicile permanent est à Goulien.
24La courbe d’évolution de la population de la commune (tab. I) est caractérisée par une croissance à peu près régulière pendant tout le XIXe siècle, avec seulement deux courtes périodes de recul, en 1825-1831 et 1866-1876. Elle culmine en 1906, avec 1185 habitants, et depuis lors, elle est constamment descendante, avec une certaine stabilisation ces dernières années. Cette courbe est à peu près la même pour toutes les communes rurales du Cap, à la différence que la descente des soixante dernières années y est généralement moins rapide : Goulien est la seule de toutes dont la population actuelle soit nettement inférieure à celle de 1801. L’importance de la dépopulation paraît liée à leur caractère plus ou moins agricole, les communes où l’on compte le plus de marins étant les moins touchées.
25À Goulien, en revanche, le phénomène d’émigration a toujours été constant. Certes, le bilan migratoire est très variable lorsqu’on le calcule par périodes de 5 ans ; il fut même positif à trois reprises dans le premier tiers du XIXe siècle. Mais, envisagé sur des périodes de 50 ans, sa constance est remarquable : de 1801 à 1856 : 8,5 par an en moyenne, de 1856 à 1906 : 8,1 ; et de 1906 à 1962 : 8,4.
26Les périodes où l’émigration fut la plus active se situent en 1826-1831 (correspondant à un mouvement de dépopulation momentanée), 1867-1876 (même remarque), 1907-1911 (amorce de la courbe descendante), et 1937-1946. Au cours des huit dernières années, elle paraît s’être ralentie, mais il est difficile de dire si c’est un phénomène passager ou non (tab. II).
27Jusqu’en 1911, cette émigration était surtout le fait des hommes ; le mouvement était beaucoup moins marqué chez les femmes ; depuis les cinquante dernières années, c’est l’inverse qui se produit : le déficit en femmes est presque le double de celui en hommes.
28Les chiffres ci-dessus sont cependant incapables de rendre compte de la complexité réelle des mouvements migratoires : ils ne nous donnent en effet que la différence entre le nombre des émigrants et celui des immigrants. Un même chiffre peut donc correspondre à des situations bien différentes. De même, les migrations temporaires n’y apparaissent à peu près pas, dans la mesure où le nombre des départs correspond à peu de choses près chaque année à celui des retours. Or, à la fin du XIXe siècle, ces migrations temporaires touchaient particulièrement la population non agricole, beaucoup d’hommes partaient travailler comme maçons, à Brest, à Nantes, ou dans d’autres villes ; d’autres s’engageaient pour plusieurs années dans l’année ou la marine, etc. (Le Bail, p. 29). De nos jours, il faut aussi tenir compte de ceux qui, après avoir passé la plus grande partie de leur vie loin de leur commune natale, reviennent y passer le temps de leur retraite.
29Inversement, il y a eu à Goulien, jusqu’à une période pas très lointaine, une part assez importante de la population venue de l’extérieur, formée pour la plupart de petits fermiers qui s’établissaient là sans se fixer complètement ; seule une étude approfondie des listes nominatives pourrait permettre de rendre compte de leurs mouvements.
30La structure démographique de Goulien en 1963 est celle d’une population âgée. Il n’est pour s’en assurer que de comparer la pyramide des âges actuelle à celle de 1911 (tab. III, a et b). La répartition par groupes d’âge ci-dessous n’est pas moins expressive :
31La population de 1963 se renouvelle donc insuffisamment, tandis que l’âge moyen augmente : en 1911, 34 ans pour les hommes, 23 ans pour les femmes ; en 1963, 39 ans pour les hommes, 42 ans pour les femmes. Cette augmentation de l’âge moyen de la population féminine explique la diminution considérable du nombre des naissances au cours des dernières années.
Le Cap, unité culturelle
32Dans la mesure où il n’est pas uniquement déterminé par les nécessités matérielles, physiques et économiques, et par les particularités de la psychologie individuelle, le comportement des habitants de Goulien, à la description duquel cette étude est consacrée en grande partie, manifeste leur insertion dans un complexe culturel émanant de la société au milieu de laquelle ils se trouvent.
33Aucun des traits observables chez eux, modèles techniques et esthétiques, coutumes et usages, traits de comportement, langue, croyances, et mentalités, ne leur appartient sans doute exclusivement ; ils les partagent avec d’autres hommes, membres comme eux de groupes sociaux plus ou moins vastes qui peuvent, soit s’englober mutuellement, soit ne se recouper que partiellement. Mais, dans la société traditionnelle du moins, ces traits d’origine diverse s’unissent pour former un système apparemment un, que l’individu reçoit comme un héritage, d’abord de la famille où il a grandi, pendant longtemps seul agent de l’éducation, consciente et inconsciente ; puis de la société où il vit, à travers les événements prévus ou imprévus de son existence.
34Cette culture, telle qu’elle s’incarne concrètement chez un individu donné, lui appartient donc en commun, en partie avec les membres de sa parenté partageant la même tradition familiale, et en partie avec ses concitoyens de la commune, deux groupements qui se débordent mutuellement. Pour envisager comme il conviendrait le complexe culturel où vivent les habitants de Goulien, on devrait donc dépasser le cadre de la commune, et se placer au niveau d’une unité sociologique plus vaste qui englobe l’ensemble des parentés des habitants de la commune (mis à part les émigrés partis pour la ville ou pour d’autres régions, et qui vivent dès lors dans un autre monde).
35Le cadre qui s’impose alors, c’est le Cap Sizun. Car celui-ci n’est pas seulement une région géographique : c’est un pays dont les habitants, qui se sentent unis par de multiples particularités, affirment l’originalité face à leurs voisins du pays de Douarnenez et du pays Bigouden. Or, comme on le verra plus loin, la presque totalité des mariages qui se font entre les habitants de Goulien et des personnes de l’extérieur ont heu encore aujourd’hui uniquement avec des Capistes. Il a pu de la sorte se créer un type physique capiste distinct des types voisins par des caractéristiques suffisamment tranchées pour qu’une personne du pays puisse immédiatement distinguer un habitant du Cap d’un Bigouden. L’étude anthropologique du Pr Giot, Armoricains et Bretons, confirme de façon remarquable ces observations empiriques : par la fréquence relative d’un certain nombre d’indices anthropométriques, le canton de Pont-Croix, dont les limites excèdent à peine celle du pays capiste, tranche de façon frappante sur ses voisins par de nombreux traits. Il semble que le Cap soit avec le canton de Brest, l’endroit de Bretagne où s’est le mieux conservé le type Atlanto-méditerranéen, introduit dans le pays au début de l’époque mégalithique, et caractérisé par une taille assez grande, un indice céphalique moyen et une face longue (Giot, fig. 35, p. 123).
36La limite que les Capistes assignent eux-mêmes traditionnellement à leur pays suit la rive droite du Goayen depuis son embouchure jusqu’au moulin de Lespoul, à la limite de Beuzec et de Pont-Croix ; puis elle remonte le petit ruisseau qui se jette dans le Goayen à cet endroit et qui prend sa source un peu au sud du bourg de Beuzec, et de celui-ci, tire droit au nord jusqu’à la côte. Ainsi, Pont-Croix est laissé en dehors, de même que toute la moitié orientale de Beuzec. Le Cap (ar Hap)1 comprend donc, outre l’Ouest de Beuzec et Goulien : Cléden, Plogoff, Primelin et Esquibien. Audierne en fait aussi théoriquement partie, mais la population de ce petit port a trop reçu d’apports étrangers pour être considéré aujourd’hui comme purement capiste. En revanche Pont-Croix, sans être proprement capiste, a trop longtemps été le seul débouché des produits du Cap pour ne pas lui être resté étroitement lié. Quant à Plouhmec, c’est une commune de transition où les influences capistes sont encore légèrement sensibles.
37Autrefois, on pouvait savoir de quel côté du bourg de Beuzec une femme était née à sa seule coiffe : Kapenn à l’Ouest ou Peizantez à l’Est. En effet le costume et la coiffe étaient les signes les plus explicites de la personnalité capiste. Le costume féminin, qui sera décrit en détail dans le chapitre consacré à l’habillement, avait une élégance discrète très différente de la beauté barbare propre au costume bigouden. Le costume masculin, au contraire, n’avait d’autre particularité que de ne pas en avoir. Aussi loin qu’on puisse s’en souvenir, les hommes de Goulien portaient en semaine un simple pantalon de chanvre, une blouse, un béret ou un chapeau de paille, qui ne les distinguaient en rien de n’importe quel paysan français ; les jours de fête, ils revêtaient un habit noir comme on en portait en ville, et seuls quelques vieux coiffaient le chapeau à larges bords et à fond plat, garni de rubans qu’une boucle métallique retenait à l’avant et qui flottaient au vent derrière. Mais dès qu’on passait à l’est du bourg de Beuzec, on rencontrait des hommes revêtus de la grande culotte bouffante aux genoux (bragou bras) que les Capistes n’ont jamais adoptée, et qui les faisait se moquer de leurs voisins dans ces termes :
Brugar da Lezugar | Le brugar (litt. l’homme des bruyères) de Lézugar. |
Bleo hir war e ziviskar | Avec ses longs poils sur ses jambes. |
Pa ia da vale | Quand il se met à marcher. |
A skort ar vugale | Il fait peur aux enfants. |
Pa ia da redeg | Quand il se met à courir. |
A skort an touseged | Il fait peur aux crapauds. |
38Aujourd’hui, les distinctions dues au costume s’estompent, et plus rien ne permet de distinguer une jeune Capiste endimanchée d’une Parisienne. Mais bien d’autres particularités continuent d’unir les gens du Cap, par exemple dans leur façon de parler.
39Le breton du Cap ne diffère sans doute pas beaucoup du breton parlé dans le reste de la Cornouaille, si ce n’est par quelques particularités lexicales et phonétiques. Ma maîtrise de la langue n’est pas suffisante pour me permettre d’en juger, et le seul auteur à ma connaissance qui ait abordé la question, Loth, se borne à inventorier sans l’analyser le vocabulaire de Beuzec, Cléden et Plogoff. Selon les bretonnants que j’ai interrogés à ce sujet, le breton du Cap serait celui de tous les dialectes cornouaillais qui serait le plus proche de ceux du Léon. Mais l’important, ce n’est pas tant de connaître la nature exacte des différences qui peuvent exister entre le breton tel qu’il est parlé, dans le Cap et hors du Cap ; c’est de savoir que ces différences, si minimes soient-elles, sont ressenties par les Capistes et par leurs voisins comme les indices de personnalités ethniques différentes. Et il y a des chances pour quelles persistent tant que l’on parlera breton dans le Cap, c’est-à-dire sans doute, encore longtemps.
40Si le costume et la langue sont les indices les plus risibles d’une intime affinité existant entre les communes du Cap et les distinguent de leurs voisines, ce ne sont pas les seuls. On en trouverait dans chacun des aspects de la civilisation traditionnelle et ce n’est qu’en réalisant dans chacune de ces communes une monographie semblable à celle-ci, que leur comparaison permettrait de dégager l’image d’une culture capiste, dont certains éléments seraient originaux, et d’autres propres à la Cornouaille, à la Basse-Bretagne, à la France de l’Ouest, et ainsi de suite de proche en proche... Ce n’est évidemment pas possible. Mais ce que je voulais souligner, c’est que la culture au sein de laquelle se déroule la vie du villageois fait de lui un membre plus ou moins conscient d’ensembles plus ou moins étendus qui débordent le cadre de sa commune ; par conséquent un travail comme celui-ci ne saurait jamais être que partiel, même dans l’hypothèse d’une société entièrement traditionnelle et repliée sur elle-même, hypothèse dans laquelle je me suis placé jusqu’à maintenant pour simplifier mon exposé ; mais combien plus encore maintenant où les traditions sont en voie de désagrégation.
41Car aujourd’hui, la fonction éducatrice échappe de plus en plus à la famille ; les enfants consacrent la plus grande partie de leur temps à l’école ou au travail scolaire. La famille elle-même ne leur transmet plus un système culturel cohérent : par exemple, même si les parents continuent de parler breton entre eux, c’est en français qu’ils s’adressent à leurs enfants, et les techniques que ceux-ci voient employer à la ferme sont un amalgame plus ou moins heureux de techniques traditionnelles et de techniques modernes ; les usages de la ville viennent concurrencer les anciens usages, etc. D’autre part, la presse, la radio, le cinéma et surtout la télévision dont l’influence est considérable malgré son introduction toute récente, contribuent à faire éclater les anciens horizons. Chez des individus déjà sensibilisés de la sorte, le service militaire exerce une influence certainement plus grande que lorsque les recrues y arrivaient sachant à peine le français et sans autres intérêts en tête que les intérêts traditionnels. De même, les anciens marins, les anciens militaires, ou les anciens ouvriers partis travailler en ville, reprenaient jadis à leur retour au pays à peu près la même vie qu’ils menaient avant leur départ, n’ayant semble-t-il rien oublié ni rien appris. C’est ce qu’exprimait très bien l’un de mes informateurs quand il disait : « on peut faire faire le tour du monde à un cheval, il revient sur ses quatre pattes comme avant (c’est-à-dire : il n’en sera pas plus savant) »... Ceux qui reviennent aujourd’hui se retirer dans leur pays natal rapportent au contraire de la ville des habitudes nouvelles de confort, d’habillement, d’alimentation, de pensée, qui se répandent peu à peu autour d’eux.
42Dans cette transformation des genres de vie, l’influence des facteurs économiques est indéniable. Jadis, les paysans vivaient pour une bonne part en circuit fermé. Le commerce de détail était insignifiant. L’argent qu’on pouvait gagner en vendant une partie de la récolte de blé, un peu de chanvre, quelques veaux, deux ou trois cochons et un poulain par an, servait moins à vivre qu’à thésauriser. Si les cours variaient, et ils variaient relativement peu, cela n’avait guère de conséquences dans la vie de chaque jour.
43Mais le paysan d’hier est devenu un exploitant agricole, vivant de ce que rapporte la vente de ses productions. Que le cours du porcelet tombe, que le prix du lait reste stable alors que celui du matériel augmente, alors la vie devient difficile. On conçoit que, dans ces conditions, le villageois soit amené à regarder au-delà de ce qui se passe dans son petit pays, à chercher à augmenter sa productivité par des techniques nouvelles, à s’intéresser à la vie syndicale, à participer aux mouvements de grève. La vie politique même tend à perdre ce caractère de lutte abstraite qu’elle avait autrefois (bien pensants contre mal pensants, cléricaux contre laïques), et qui n’engageait tout compte fait que des idées sans grandes conséquences sur la vie quotidienne. Là encore, les problèmes se posent maintenant sur une échelle qui dépasse considérablement le cadre local, et où la personnalité ethnique semble (mais ce n’est peut-être qu’une apparence...) n’avoir plus aucun rôle à jouer.
44Je dis que ce n’est peut-être qu’une apparence, parce qu’en considérant les problèmes sur une plus vaste échelle, on est naturellement amené à négliger les détails. Et pourtant, ces détails gardent parfois leur importance. Un exemple : en 1962, a été constituée une Zone-Témoin de la région du Cap, où a été lancée une action destinée à élever le niveau de vie des agriculteurs en les aidant à rationaliser leurs méthodes d’agriculture et d’élevage, à organiser leur gestion, à améliorer leur équipement, à rechercher des productions plus rentables ; pour cela, un certain nombre de crédits sont alloués aux agriculteurs qui adhèrent au Groupement de Vulgarisation et de Productivité agricoles de la Zone.
45Celle-ci s’étend vers l’Est jusqu’à comprendre Plouhinec, Mahalon, Guilers, Pouldergat, le Juch et Douarnenez (carte 2) ; elle déborde donc le Cap traditionnel. Néanmoins, elle possède une unité certaine : on y retrouve partout les mêmes conditions géographiques et climatiques, les mêmes sols (quelque peu plus pauvres, il est vrai, dans les communes proprement capistes), la même économie agricole ; et dès le début, il y a eu de nombreux adhérents dans toutes les communes intéressées. Par la suite, la même action a été menée partout, on a offert à tous les membres la même formation et les mêmes crédits. Or, le conseiller agricole du Groupement, originaire du Léon, a vite noté qu’il se produisait progressivement un clivage de plus en plus net entre les communes orientales, où les paysans font preuve d’un dynamisme qui fait plaisir à voir, et les communes occidentales – notre Cap traditionnel – où les premiers progrès semblent ne pas devoir avoir de suites, les minimes différences de rendement des sols ne suffisant pas à expliquer cette opposition, qui semblait bien correspondre à une différence de mentalité. Sans doute des études approfondies seraient-elles nécessaires ici, mais n’est-il pas intéressant de noter que cette différence se manifeste justement dans des limites qui sont celles d’une région ethno-culturelle dont nous venons de voir l’originalité ?
46Il paraît donc légitime de penser que si le système culturel traditionnel est en pleine transformation, il continue cependant de garder une certaine importance – même si elle n’est pas toujours remarquée par les observateurs habituels de la vie rurale. Atteindra-t-il dans le futur un nouveau point d’équilibre, et sur quelles bases ? Le cadre de la commune ou celui du « pays » correspondront-ils alors encore à des réalités sociologiques vivantes ? On ne peut encore le dire. Aussi est-il plus que jamais nécessaire d’étudier ces réalités tant qu’elles existent encore.
L’empreinte humaine
Le paysage agraire
47Le paysage agraire porte le témoignage de deux séries de facteurs qui ont contribué à le former : les facteurs physiques – relief, hydrographie, sols, climat – qui assignent au développement de la végétation des limites bien définies, et les facteurs humains, circonstances historiques de l’implantation de la population, structure de la propriété, système économique, techniques agricoles, modes alimentaires – déterminant le choix qui a été fait dans l’éventail des cultures possibles et leur organisation sur le terrain.
48En fait, le visiteur qui se rend aujourd’hui à Goulien a sous les yeux un paysage d’existence récente, issu du remodelage que le remembrement vient de faire de l’ancien paysage, tel que des générations de paysans l’avaient formé et se l’étaient transmis jusqu’à nos jours.
49Avant 1961, date à laquelle on commença les travaux destinés à effacer les anciennes délimitations et à créer de nouveaux chemins d’exploitation, le territoire de Goulien se présentait comme un quadrillage irrégulier formé de petites parcelles (40 à 50 ares en moyenne) ayant la forme de quadrilatères, de forme variable, mais tendant à se rapprocher de celle d’un rectangle plus ou moins allongé. L’examen de la photo aérienne montre une relative homogénéité : guère de parcelles qui se fassent remarquer par une taille très supérieure à la moyenne ; quant aux toutes petites, il ne s’agit le plus souvent que de prés occupant les fonds de vallées humides.
50On note aussi que, dans la mesure où le terrain le permet, l’orientation générale des parcelles tend à se rapprocher de deux axes de coordonnées nord-ouest – sud-est –sud-ouest - nord-est, en contradiction en particulier avec l’orientation de la voie romaine, qui tend à suivre un axe est-ouest : là où elle s’en rapproche le plus, les bordures de champs adjacents font avec elle des angles variant entre 60 et 70°.
51On verra par la suite que le système traditionnel d’orientation paraît légèrement désaxé par rapport au nôtre. C’est ainsi qu’à Goulien le vent de Gwalorn est souvent dit en français « vent du nord » et celui de Biz « vent d’est », alors qu’en breton commun Gwalorn et Biz désignent respectivement le nord-ouest et l’est. Les deux faits sont-ils liés ? Il serait téméraire de l’affirmer, mais la chose n’est pas impossible.
52Une autre caractéristique du paysage avant le remembrement, la plus visible sans doute, était la présence des très nombreux talus qui limitaient les parcelles, remplacés parfois près de la côte par des muretins, agglomérés de terre ou non. Ces talus, hauts de 80 cm à 1,50 m, rarement plus, étaient de plusieurs sortes. Certains consistaient en de simples levées de terre dans lesquelles pouvaient se trouver englobés de grands blocs rocheux ; ils étaient parfois retenus d’un côté par un petit mur de soutènement. D’autres se présentaient comme des murs doubles, maçonnés de terre, entre lesquels de la terre avait encore été tassée jusqu’à les recouvrir partiellement.
53Les grands talus étaient généralement plantés d’une végétation arbustive assez dense d’ormes, de hêtres, de chênes, parfois de châtaigniers, etc., ce qui pouvait donner à un observateur dominant le pays d’un peu loin l’impression d’une région boisée, surtout dans le Sud ; leur exploitation était calculée de telle sorte qu’en en nettoyant le l/9e chaque année, on les débarrassait de leurs broussailles et de leurs arbustes – dont on faisait des fagots vendus aux boulangers – tous les neuf ans. Les grands arbres ainsi que quelques arbustes particulièrement bien venus étaient laissés en place, et abattus seulement quand on avait besoin de bois pour faire des charpentes ou des planches, ou pour fabriquer des manches d’outils ou des sabots.
54Les autres talus étaient recouverts d’ajoncs ou de fougères, qu’on utilisait pour la litière du bétail. Ils n’étaient donc pas totalement improductifs. À la fin du siècle dernier, il arrivait même qu’on y semât du millet en même temps que de l’ajonc : celui-ci poussait plus lentement, ce qui permettait de récolter du millet la première année, avant qu’il ait atteint une trop grande hauteur.
55Le passage se faisait par des brèches, plus ou moins larges selon quelles étaient destinées aux bêtes et au matériel ou aux hommes, appelées porchedennou (ar borchedenn). Pour leur clôture, on n’utilisait pratiquement jamais de barrière mais de préférence une sorte de mur provisoire fait de pierres simplement posées l’une sur l’autre. Celui-ci comportait, entre deux grands blocs de pierre dressés (korn porchedenn) pour lesquels il arrivait parfois qu’on utilise d’anciens mégalithes, tout d’abord une série de pierres plates placées debout sur leur plus petit côté et appuyées les unes sur les autres, un peu à la façon de livres posés sur les rayons d’une bibliothèque ; puis, disposées là-dessus en quinconce, trois ou quatre couches de pierres de forme plus arrondie. Ces murs étaient entièrement défaits et refaits quand il fallait faire entrer une charrette dans le champ ; si on voulait seulement y faire passer du bétail, on rien démolissait qu’un tiers environ ; pour faciliter cette opération, une partie des pierres plates étaient penchées dans un autre sens que les autres (fig. 1).
56Pour le passage des hommes, on aménageait des sortes de petits escaliers de pierres, surmontés d’une pierre plate mise en travers et qu’il fallait enjamber.
57La plupart des talus étaient aussi bordés de fossés plus ou moins profonds qu’il fallait curer tous les neuf ans en nettoyant la broussaille qui les avait envahis. Leur entretien et leur utilisation coûtaient donc en définitive beaucoup plus de travail qu’on ne pourrait l’imaginer.
58Mais quelle était leur origine ? Là-dessus, l’opinion locale était partagée. Les uns n’y voyaient que de simples clôtures : à leur avis, les talus, et mieux encore les murs de pierres, pouvaient seuls empêcher le bétail de se sauver des pâturages. En comparaison, les haies, les barrières, le fil de fer barbelé et même les clôtures électriques ne valaient rien. D’autres faisaient valoir leur utilité pour le drainage des terres, à cause des fossés qui les bordaient. D’autres enfin mettaient en relief leur rôle protecteur : pour les cultures d’abord, qu’ils garantissaient contre les effets du vent, si fort dans la région, mais aussi pour le bétail qui y trouvait un abri contre les intempéries ou contre les ardeurs du soleil estival.
59En fait, il se peut que leur création remonte à un passé trop ancien pour que la tradition en ait gardé le souvenir, mais leur prolifération reste assez récente. Les vieux se souviennent encore d’avoir vu de grandes étendues en bordure de la voie romaine, à l’emplacement sans doute des anciens communaux, qui en étaient absolument dépourvues ; on en élevait donc encore il y a moins de quatre-vingts ans.
60On explique souvent leur grand nombre par le fait que, dans cette région où la presque totalité des terres étaient soumises, avant la révolution, au régime du domaine congéable, les domaniers avaient tout intérêt à les multiplier (Flatrès, p. 24 et 25) : en effet, sous ce régime, le bailleur cède au preneur la jouissance d’un fonds de terre, lui garantissant la propriété des édifices et superfices (maisons, arbres fruitiers, clôtures, fossés, rigoles, améliorations de toutes sortes) que son travail ou son industrie créera sur le fonds (Savina et Bernard, p. xv). Les grands arbres, en revanche, continuaient d’appartenir au propriétaire (ibid., p. XVIII). Le domanier ne pouvait en disposer, et risquait d’être à court de bois, alors qu’il en avait besoin pour les constructions nouvelles, pour la réparation et l’entretien des bâtiments, pour la fabrication et le remplacement de ses outils et de ses sabots. Mais les arbres qui poussaient sur les talus étaient à lui, puisque ces derniers entraient dans la catégorie des édifices et superfices dont il était propriétaire. Il était donc de son intérêt d’en avoir le plus possible. Après la révolution, le régime du domaine congéable est tombé assez rapidement en désuétude, mais l’habitude de multiplier les talus est restée.
61Leur nombre était finalement devenu une gêne à l’exploitation rationnelle des terres, qu’ils divisaient en une multitude de parcelles sans communication les unes avec les autres ; ils occupaient de plus une surface finalement assez considérable : en comptant la largeur du talus proprement dit, celle des fossés, et celle de cette bande de terre peu productive, appelée krinenn (ar hrinenn), qu’on laissait souvent en friche de part et d’autre pour y laisser paître les bêtes, parfois jusqu’à six ou sept mètres... Un des buts principaux du remembrement était d’en supprimer le plus grand nombre.
62Le remembrement a pour objet la rationalisation du cadastre. Il s’agit de réduire au maximum le morcellement et la dispersion des terres des différentes exploitations, en les remplaçant par des terres de valeur égale à celle des précédentes, réunies si possible en un lot d’un seul tenant, à proximité des bâtiments d’exploitation. Ainsi, l’agriculteur pourra regrouper ses cultures, et perdra moins sa peine et son temps dans son travail. Mais il est bien évident qu’il ne servirait à rien de réunir des parcelles séparées par des talus.
63Dans le paysage de 1965, c’est cette suppression qui frappe sans doute le plus, surtout en bordure des communes voisines où le remembrement n’est pas encore fait ; les petites pièces de terre enserrées entre de hautes rangées d’arbres touffus y font face sur un versant de la vallée qui sert de frontière, à de vastes champs dénudés qui n’ont pour toute clôture qu’un mince réseau de fils de fer barbelé.
64Cette transformation suscite dans le pays des avis contradictoires – sans parler des mécontentements provoqués par le remembrement proprement dit et dont je parlerai d’autre part. Certains la regrettent, car maintenant plus rien ne s’oppose à l’action desséchante des vents, qui est réelle, plus rien n’empêche la pénétration des embruns salés venus de la mer vers l’intérieur des terres, plus rien ne protège plus de la pluie, bêtes et gens. D’autres s’en félicitent, en faisant remarquer que dans les champs clos entièrement par des talus boisés, le vent avait tendance à former des tourbillons qui faisaient verser les récoltes, tandis que les racines des arbres s’étendaient sous les terres cultivées qu’elles appauvrissaient et asséchaient ; leur ombre elle-même était néfaste, puisqu’elle privait les cultures de soleil.
65Quoi qu’il en soit, à l’exception d’un certain nombre de traditionalistes qui estiment que si les vieux parents avaient jugé bon d’élever leurs talus, c’est qu’ils avaient leurs raisons, et qui ont préféré en garder un grand nombre, on s’est livré presque partout à de considérables opérations d’arasement. D’octobre 1961 à janvier 1965, on en a supprimé près de 120 kilomètres. En fait, il s’est plus agi, souvent, d’obéir à une mode, que de se livrer à une opération raisonnée. Certains ont maintenant au milieu de leurs champs une série de petites sources qui suintaient jadis dans les fossés ; ils sont alors obligés de se livrer à des travaux de drainage importants et pas toujours complètement efficaces. D’autres s’aperçoivent que des parcelles qu’ils ont réunies sont de fertilités très diverses, soit parce qu’elles ont été exploitées selon des méthodes différentes, soit parce que les sols eux-mêmes sont différents. De plus, la terre gagnée sur les anciens talus est toujours beaucoup moins fertile que celle qui l’environne et le restera sans doute longtemps : dans certains champs, l’emplacement de talus supprimés il y a trente ans est encore visible ; et de plus, ces emplacements sont pleins de mauvaises herbes, que les travaux d’aplanissement, les rongeurs et le vent ont encore dispersées alentour...
66Bref, beaucoup de gens se sont aperçus un peu tard que la suppression des talus était loin d’être une panacée ; près de la côte, certains paysans occupent même leurs loisirs à bâtir de nouveaux muretins autour de leurs nouvelles terres ! Mais il est évident que la transformation qu’a subie le paysage est pratiquement irréversible.
67Le nouveau cadastre présente une allure plus désordonnée et moins homogène que l’ancien. Les parcelles s’orientent selon des axes différents, et leurs dimensions sont devenues beaucoup plus variables, puisque on en trouve maintenant qui s’étendent sur plusieurs hectares, tandis qu’il en subsiste de quelques ares.
68Un autre trait caractéristique du paysage traditionnel a aussi presque entièrement disparu : il s’agit des landes, dont déjà une grande partie avait été défrichée depuis la fin du siècle dernier. Dans celles qui subsistaient encore poussait, soit de l’ajonc semé, pour l’alimentation des chevaux, soit de l’ajonc sauvage, servant selon son âge de litière pour le bétail ou de combustible. Mais on n’élève plus guère de chevaux, on ne se chauffe presque plus au feu de bois, et on est de plus en plus tenté d’utiliser une terre, même médiocre, à une destination plus rentable que d’y faire pousser de la litière...
69Malgré ces changements profonds, le paysage nouveau ressemble encore beaucoup à l’ancien ; car si la dimension et l’organisation des parcelles ont changé, les conditions naturelles et l’utilisation que les paysans font de leurs terres sont restées les mêmes. L’économie agricole du pays étant fondée sur la polyculture et l’élevage combinés, le territoire de Goulien est occupé aujourd’hui comme hier par une proportion constante (dont on trouvera les données exactes dans le chapitre concernant l’agriculture) de champs cultivés, de pâturages, de prairies temporaires et de prairies permanentes, ces dernières occupant le fond des vallées. Un certain nombre de talus ont survécu, et ceux-là risquent de subsister longtemps. Les bois de pins qui poussent en certaines parties de la commune n’ont pas été touchés, et il est même probable qu’ils s’étendront encore un peu, pour pallier la disparition des arbres qui croissaient sur les talus. Enfin, le nombre des exploitants n’ayant pratiquement pas diminué ces dernières années, et certains d’entre eux, propriétaires de quelques hectares seulement, ayant voulu garder un assortiment assez grand de terres correspondant à leurs divers besoins, le remembrement n’a pu que réduire, mais il n’a pas supprimé le morcellement, ni créer beaucoup de très grandes parcelles d’un seul tenant.
70Ainsi, le nouveau cadastre reste l’héritier des contraintes du milieu et de la tradition.
L’habitat
71Comme c’est généralement le cas dans l’Ouest de la France l’habitat à Goulien est de type dispersé. 164 familles s’y répartissent dans 50 villages (le français littéraire dirait hameaux, mais ce mot est inconnu à Goulien, comme d’ailleurs dans beaucoup de campagnes françaises) groupant chacun de une à treize familles ; le bourg (l’agglomération principale) ne constitue guère, avec ses 27 familles, qu’un cinquante et unième village un peu plus important que les autres.
72Le degré de dispersion de ces villages sur le territoire de la commune est assez constant ; leur éloignement moyen varie entre 400 et 500 mètres, Kerrest étant le plus isolé de tous, à 700 mètres de ses deux plus proches voisins.
73Sur la carte, ils paraissent s’ordonner en lignes grossièrement parallèles (cartes 5 et 6).
74Une première ligne de villages est établie en bordure de la vallée méridionale, non dans la vallée elle-même, mais sur les collines qui la dominent. Plusieurs d’entre eux comportaient un moulin à eau en contrebas sur la rivière (Kervoenn, Meilh Vrotel, Bréhonnet, Kergonvan), d’autres mettaient à profit l’emplacement dégagé où ils se trouvaient pour avoir un moulin à vent (Trévern, Kergonvan encore). Une deuxième ligne se trouve à 5 ou 700 mètres de la précédente vers le nord, le long de la légère dépression que suit en grande partie la route départementale. Continuant vers le nord, on en trouve une nouvelle série – dont le bourg fait partie – établis sur le plateau arrondi qui forme le centre de la commune ; puis quelques autres s’alignent à proximité de la voie romaine ; enfin les derniers vers le nord sont bâtis près de la côte, à la lisière de la lande et des terres cultivables.
75La plupart des villages de Goulien sont établis sur des terrains plats ou même sur de légères éminences, comme en font foi des noms tels que Pennarun (le bout de la butte), Penn ar méné (le bout du mont), Méné Bian (le petit mont), etc. Seules quelques maisons isolées, des moulins le plus souvent, sont construites au fond des vallées. Dans un pays où le vent est roi, c’est assez surprenant. Sans doute beaucoup de villages sont-ils protégés par des bouquets d’arbres, et près de la côte par de très hauts murs, mais cette protection est loin d’être parfaite.
76L’importance des différents villages est très variable :
17 villages abritent | 1 famille, soit | 84 habitants |
14 — | 2 familles, — | 129 — |
9 — | 3 — — | 122 — |
3 — | 4 — — | 45 — |
2 — | 5 — — | 44 — |
1 village abrite | 6 — — | 19 — |
2 villages abritent | 7 — — | 59 — |
1 village abrite | 8 — — | 17 — |
1 — | 13 — — | 69 — |
le bourg | 27 — — | 87 — |
77Si je parle de village même là où ne vit qu’une seule famille, c’est que tel est l’usage local, qui désigne par ce nom, non seulement tout groupe de maisons, mais encore toute maison isolée portant un nom de lieu-dit distinct. En fait, certains ont été jadis plus peuplés, comme Kerrest qui comportait trois fermes en 1911, et bien d’autres. La population des différents villages a d’ailleurs largement varié selon les époques.
78Lorsqu’il ne s’agit pas d’habitations isolées, les villages de Goulien se présentent comme des groupes assez serrés de maisons et de bâtiments de ferme. Les agglomérations en ordre lâche qu’on trouve dans certaines communes de la région, sur la côte sud du Cap, d’Esquibien à Plozévet par exemple, ne se retrouvent pas ici, car elles sont plutôt caractéristiques de l’habitat des marins. Mais à Goulien, ceux-ci sont peu nombreux.
79Le bourg ne se distingue des autres villages que par ses fonctions de centre religieux, commercial, et administratif ; fonctions dont l’importance ne s’est accrue que depuis le début du siècle, surtout pour les deux dernières. À l’origine, on ne trouvait là que l’église, environnée par le cimetière, à proximité d’une ferme et de quelques petites maisons (carte 7). Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que des commerçants y ont établi leur boutique ; puis en 1885 on a construit l’École-Mairie. Jusque-là la classe et les réunions du Conseil Municipal avaient lieu chez des particuliers, et les archives municipales étaient conservées au domicile du secrétaire de mairie. Par la suite, le commerce s’est développé, puisqu’en 1961, on comptait six boutiques dans le bourg de Goulien. On a construit un presbytère en 1910, un certain nombre de petites maisons ont été agrandies, d’autres ont été construites. Mais ce développement ne s’est pas poursuivi après 1939.
80Actuellement, le bourg, habité surtout, outre les commerçants, par quelques retraités dont beaucoup sont âgés et vivent seuls, ne s’anime qu’à la sortie des messes du dimanche ou des jours de fête, lors des diverses cérémonies religieuses et le jour de la fête communale.
Les moyens de communication
81Bien qu’assez dense (carte 5), le réseau des chemins existant avant le remembrement à l’intérieur de la commune était malheureusement en très mauvais état et à peu près complètement impraticable à la mauvaise saison. La plupart d’entre eux couraient entre deux talus boisés et étaient dominés par une voûte de branchages qui les maintenaient dans une pénombre perpétuelle, de telle sorte que la boue provoquée par les pluies et par le passage répété du bétail ne parvenait presque jamais à sécher. Les fidèles qui se rendaient à la messe du dimanche y passaient souvent en tenant leurs souliers ou leurs sabots vernis à la main ; arrivés à proximité du bourg, ils se chaussaient et cachaient dans un buisson leurs vieux sabots crottés qu’ils reprendraient au retour. Lorsqu’un enterrement avait lieu l’hiver, seul le corbillard empruntait le chemin entre la maison mortuaire et l’église ; les participants coupaient à travers champs. En toutes saisons, les chemins étaient si étroits qu’un homme pouvait rarement marcher à côté du cheval qu’il conduisait, mais devait le précéder ; les piétons venant en sens inverse devaient grimper sur les talus couverts de plantes épineuses pour laisser passer la charrette. Dans ces conditions, le passage d’un tracteur suivi d’une remorque, à plus forte raison celui d’une moissonneuse-batteuse, était pratiquement impossible.
82Les crédits accordés pour le remembrement ont permis de construire des chemins d’exploitation empierrés de 4 à 8 mètres de large sur lesquels le matériel moderne peut maintenant circuler à l’aise. Tous les villages sont reliés à la route par des chemins goudronnés directs (carte 6). Des pittoresques chemins creux ombragés et tortueux, il ne reste plus que de rares vestiges qui achèvent de disparaître sous la poussée des bulldozers. À part les touristes, personne ne les regrette.
83Certes, on fait quelques critiques aux nouvelles réalisations. Le principe selon lequel toute parcelle doit posséder une voie d’accès indépendante a parfois des conséquences risibles. C’est ainsi qu’on peut voir en bordure de la côte de larges routes empierrées qui ne conduisent qu’à de vastes étendues de lande rase où nul troupeau ne vient paître, et s’il en venait jamais, sans doute passerait-il directement à travers les parcelles voisines, puisqu’en cet endroit aucun talus ni aucun mur ne les sépare. On regrette qu’un certain nombre de liaisons directes de village à village aient été supprimées, ce qui fait que, par exemple, pour aller de Trévern à Kergonvan, distants l’un de l’autre de 400 mètres à vol d’oiseau, on doit parcourir maintenant 2,500 km de nouveaux chemins, car il faut faire le détour par la route départementale. Mais chacun s’accorde à reconnaître que ce ne sont là que critiques de détail, et se félicite vivement des améliorations incontestables qui ont été apportées. C’est même par ce biais que le remembrement, qui était la condition préalable de l’aménagement de nouveaux chemins, a pu être accepté malgré les réticences de beaucoup.
84Quant aux communications avec l’extérieur, elles étaient jusqu’à une époque relativement récente fort malcommodes. Avant le développement du tourisme, le Cap n’intéressait personne, et comme sa position excentrique ne le mettait à proximité d’aucune grande route, il restait condamné à son isolement.
85Deux routes traversent actuellement le territoire de la commune ; l’une, au nord, suit le tracé de l’ancienne voie romaine de Douarnenez à la Pointe du Van ; l’autre, au sud, permet les liaisons avec Cléden à l’ouest et Pont-Croix ou Audierne, vers l’est. Cette dernière fut longtemps la seule route. Au début du siècle, elle était encore très mal empierrée, pleine d’énormes trous qui faisaient verser les voitures, et extrêmement fangeuse l’hiver. On l’améliora par la suite, mais elle restait le seul chemin carrossable par lequel on pût sortir de la commune ; en effet, les communes limitrophes du sud s’opposaient à ce qu’on en construisît d’autres passant sur leur territoire pour rejoindre la route nationale pourtant seulement distante de 800 mètres de la limite méridionale de Goulien. Quant à l’ancienne voie romaine elle n’était plus qu’un chemin creux parmi d’autres, qui ne retrouvait son ancienne largeur qu’en de rares endroits, car les riverains avaient fait largement empiéter leurs champs sur elle. Ce n’est qu’en 1953 qu’elle fut à nouveau élargie, empierrée et goudronnée : elle se trouvait de la sorte rétablie dans son ancienne intégrité. Elle est maintenant de plus en plus fréquentée, au détriment de la départementale, par les touristes qui suivent le circuit Douarnenez – Pointe du Van – Pointe du Raz – Audierne.
86C’est à la même date qu’on a aménagé le tronçon jusque-là étroit et tortueux, qui relie le bourg à la départementale. C’est seulement alors qu’une ligne d’autocars – de Douarnenez à la Pointe du Raz – put pour la première fois relier régulièrement, chaque jour, Goulien à l’extérieur.
87Auparavant, seul existait un service spécial organisé concurremment par deux entrepreneurs locaux, qui conduisaient les clients à Pont-Croix et à Quimper les jours de foire, et à Audierne les jours de marché, d’abord par diligences, plus tard en autocars. Les autres jours, les voyageurs devaient aller prendre le car à la Croix-Rouge, entre Esquibien et Audierne : soit, en prenant des raccourcis pas toujours praticables, à quatre kilomètres à pieds du bourg. Aussi quand on avait affaire en semaine à Pont-Croix ou Audierne, y allait-on tout bonnement à pieds, ou parfois en char à bancs si on avait un cheval. Dans ces deux villes, on pouvait jusqu’à la guerre prendre un petit train à voie étroite qui conduisait à Douarnenez.
88Ce n’est donc que tout récemment que l’organisation de transports en commun réguliers, jointe à l’accroissement des automobiles individuelles – en 1963, on en comptait 60 pour 164 familles – a achevé de tirer Goulien de son isolement ancien.
L’enracinement historique
L’ethnologie et la dimension temporelle
89On a souvent répété après Mauss que l’ethnologie était l’étude du phénomène social total (Mauss, p. 274-279). Il me semble qu’on n’en tire pas toujours assez toutes les conséquences. Car peut-on étudier une société dans sa totalité si ce n’est dans sa vie même ? Or il n’y a pas de vie hors du temps, et c’est cet aspect temporel des sociétés qui me paraît souvent négligé par les ethnographes. Je ne veux pas parler de ce temps abstrait dans lequel se dérouleraient des cycles idéaux : cycle des travaux agricoles, cycle liturgique, cycle de la vie individuelle... ; mais bien du temps concret de l’histoire, non seulement irréversible, mais encore unique, irremplaçable. L’étude d’une communauté humaine reste boiteuse tant qu’elle se contente de la description du présent : car elle en présente alors une image figée, et par conséquent déformée, comme ces instantanés photographiques qui, en arrêtant le mouvement d’un personnage, lui donnent parfois un sens tout différent de la réalité. C’est que les processus en œuvre dans la vie sociale sont comparables, bien qu’à une échelle différente, à ceux de la géologie ou de la biologie, en ce que leur action s’étend sur de longues années.
90C’est peut-être cette absence de perspective historique qui est responsable de l’idée si courante que les sociétés auxquelles les ethnologues s’intéressent habituellement sont des sociétés stables. Cette idée est sans doute rarement juste, même si elle est partagée par les membres de ces sociétés eux-mêmes, trompés par la vision idéale qu’ils s’en font, et selon laquelle tout événement prévu doit se dérouler selon un schéma immuable ; et pourtant, rien n’arrive jamais deux fois de la même façon ; mais on n’accorde pas toujours assez d’attention à certains changements qui paraissent insignifiants sur le moment, et qui en viennent à la longue à prendre force de loi.
91Il y a cependant certaines périodes privilégiées où le mouvement de l’Histoire s’accélère et devient perceptible à ceux qui le vivent. C’est ce qui se produit actuellement aussi bien dans nos sociétés rurales que dans la plupart des sociétés exotiques.
92De telles circonstances offrent à l’ethnographe des facilités qu’il ne devrait pas négliger. En effet, tout persuadé qu’il puisse être de la nécessité de placer son étude dans une perspective historique, il se trouve parfois gêné par les différences existant entre la méthode ethnographique, principalement fondée sur l’observation directe et l’information orale, et la méthode historique, fondée sur l’étude des documents et le témoignage des vestiges matériels ; or, à supposer que ces documents et ces vestiges existent en quantité suffisante, il n’a pas toujours le temps, ni les moyens, ni la formation nécessaire pour les étudier. À une époque de changements rapides, au contraire, la méthode ethnographique suffit pour embrasser, grâce aux témoignages des informateurs les plus anciens, une période de temps suffisamment longue pour être significative. Le chercheur peut même par la suite renouveler ses observations après un certain temps et être témoin lui-même de nouvelles transformations.
93C’est dans une telle situation que je me suis trouvé à Goulien.
94L’étude du passé ancien de la commune se serait sans doute révélée très intéressante, mais c’était un travail trop spécialisé pour que je puisse l’entreprendre. En revanche, l’histoire récente, celle qu’ont vécue les plus vieux de ses habitants, m’était localement accessible. Aussi ne me suis-je pas contenté d’étudier le présent ; j’ai essayé au contraire de donner, de chacun des domaines que traite cette monographie, non une image momentanée et figée, mais une vision mouvante, s’étendant au moins sur toute la période qui va de la fin du XIXe siècle à nos jours, et si possible au-delà.
95Certes, et j’en donnerai d’ailleurs quelques exemples, la précision apparente des souvenirs n’est pas toujours une garantie de l’exactitude des informations. Mais, même les inexactitudes sont significatives, et on peut assez bien les dépister en recoupant les témoignages et en se référant aux documents d’archives.
96Cependant, avant d’aborder cette « histoire vécue », il me paraît nécessaire d’indiquer les grands traits de l’histoire du Cap, telle qu’elle apparaît à travers les quelques documents écrits disponibles : ils ne peuvent que faire regretter l’absence d’une véritable recherche historique, qui compléterait si bien cette étude ethnographique.
Les origines
97Le sol de Goulien porte de nombreuses traces de son occupation ancienne par des hommes. On trouve ici et là quelques vestiges mégalithiques, et il n’est pas rare qu’un laboureur découvre sous le soc de sa charrue quelque fusaïole ou quelque hache de pierre polie. Au néolithique, le Cap semble avoir eu une population clairsemée qui a laissé dans toute la partie méridionale de la presqu’île un certain nombre de traces de cabanes ou de retranchements, des ateliers de taille du silex et des sépultures (Bénard le Pontois, p. 78). Il est naturellement difficile de dire si la localisation de ces trouvailles archéologiques dans le Sud du Cap signifie que le Nord était dépourvu à l’époque d’établissements stables. C’est possible, car la côte rocheuse rendait la pêche difficile, et il semble bien que l’intérieur des terres ait été occupé par la forêt, comme en font foi, aussi bien la toponymie (Kerrest, maison dans les bois ; Quillivic, village de la clairière...) que la tradition qui veut que la forêt sacrée du Nemet se soit étendue jusque-là (Bernard, 1952, p. 297)2.
98En tout cas, c’est à l’âge du fer que remontent les témoignages les plus nets et les plus nombreux d’une véritable implantation humaine à Goulien : ainsi le camp retranché établi dans une position vertigineuse au sommet d’un promontoire rocheux appelé Kastell a’roh (la « citadelle du rocher ») et qui, domine d’un à-pic de 88 mètres les flots de la baie de Douarnenez. Seul un étroit passage en surplomb le relie au reste de la falaise. On distingue encore au sommet quelques fonds de cabanes, ainsi que des muretins de pierres sèches que des générations de gamins ont malheureusement démantelés pour satisfaire leur plaisir d’en voir les pierres dégringoler jusqu’en bas.
99Il existe aussi en divers endroits de la commune des tumulus funéraires dont certains ont été fouillés à la fin du XIXe siècle, notamment ceux qui se trouvent près de Kerlann et de Kerguerriec. On y a trouvé des bijoux de bronze et des urnes cinéraires. Il n’est d’ailleurs pas rare de trouver de telles urnes dans le sol de Goulien : le bulldozer qui aménageait le nouveau cimetière, en 1954, en a mis plusieurs à jour, qui ont été malheureusement brisées.
100C’est enfin à cette époque qu’on peut faire remonter l’origine des lieux de culte actuels : c’est ainsi que la chapelle de Saint-Laurent s’élève à proximité d’un lec’h taillé, lui-même planté près d’une source dont l’eau passait encore il y a quelques décennies pour avoir des vertus curatives, et que l’église paroissiale est flanquée d’un lec’h cannelé haut de près de trois mètres et de deux stèles plus petites. Il n’y a pas de source à proximité immédiate de l’église, qui se trouve en un point légèrement plus élevé que la campagne environnante : la fontaine dite de Saint-Goulien est située à quelques centaines de mètres à l’ouest, en contrebas. Mais il existe, à quelques mètres seulement face au porche principal, un jardin clos par un mur de deux mètres cinquante de haut, de forme circulaire, et d’un diamètre intérieur d’environ 35 mètres : il semble bien qu’il s’agisse là d’une ancienne enceinte. On y a trouvé occasionnellement des fragments de poterie, mais aucune fouille n’y a été faite (Le Carguet, B.S.A.F, 1883, p. 35 ; Du Chatellier, 1889, p. 157).
101Ces témoignages d’une tradition continue posent le problème suivant : dans quelle mesure les habitants actuels sont-ils les héritiers des populations préhistoriques ?
102On sait que la théorie a longtemps prévalu que les ancêtres des Bretons actuels étaient, non pas les anciens Armoricains, mais bien les Bretons insulaires qui, pour fuir les envahisseurs saxons, avaient émigré sur le continent aux Ve et VIe siècles. À leur arrivée, ils n’auraient trouvé sur place qu’une population extrêmement clairsemée qu’ils auraient rapidement assimilée. Cette théorie est très discutée aujourd’hui. Dans sa récente Histoire de la langue bretonne, le chanoine Falc’hun tend à démontrer que, si les influences du breton insulaire ne sont pas niables, le breton actuel dérive néanmoins pour l’essentiel du gaulois, encore parlé par les populations armoricaines à l’arrivée des immigrants de Grande-Bretagne. Il fallait donc quelles soient assez nombreuses pour n’avoir pas été noyées dans la masse des nouveaux venus.
103Du point de vue de l’anthropologie physique, le Pr Giot a montré qu’il y avait aussi une grande continuité entre les populations anciennes et les populations actuelles de la Bretagne. Le type Atlanto-Méditerranéen, très répandu sur les côtes et particulièrement dans le Cap Sizun, remonterait à l’époque mégalithique. Mais comme les immigrants de Grande-Bretagne étaient probablement eux aussi de ce type Atlanto-Méditerranéen (leur arrivée ne semble avoir en effet modifié en aucune façon l’anthropologie armoricaine), il n’est pas possible d’évaluer l’importance de leurs débarquements.
104Quoi qu’il en soit, et même si les indices cités plus haut ne sont pas entièrement probants, il paraît assez raisonnable de penser qu’une partie au moins des ancêtres des habitants de Goulien étaient fixés dans le pays dès l’époque gauloise. Ce qui paraît confirmer cette opinion, c’est que la voie romaine est toujours restée intacte, et n’a jamais été, ni envahie par la lande, ni recouverte par les cultures, même si celles-ci ont parfois empiété sur elle. Cela paraît indiquer qu’il y a eu une exploitation continue du terroir de la commune depuis l’époque préromaine jusqu’a nos jours. On peut donc raisonnablement penser que les immigrants insulaires, bien loin de trouver en débarquant un pays presque désert, peuplé de quelques familles éparses qu’ils ont vite absorbées, se sont assimilés au contraire eux-mêmes à une population autochtone relativement dense et organisée.
105Quoi qu’il en soit, il est probable qu’au VIe siècle les habitants de Goulien formaient déjà une communauté, organisée ou non, dont la paroisse est issue.
106On sait en effet que les paroisses bretonnes ont presque toujours pris le nom du saint homme qui fut leur fondateur : le plus souvent des moines ermites itinérants, qui se fixaient pour un temps en tel ou tel lieu pour évangéliser la population environnante. Autour d’eux et du lieu de culte qu’ils créaient, celle-ci se groupait spontanément en unités naturelles qui, plus tard, quand l’Église bretonne s’organisa territorialement, devaient donner les paroisses qui ont subsisté jusqu’à nos jours (Gougaud, p. 119 ; Largillière, p. 214).
107Le saint éponyme de Goulien, saint Goulven (la forme ancienne du nom est Golthven ou Golzven), nous est connu par une Vie latine en partie légendaire, mais qui renferme suffisamment de données sûres pour qu’on puisse dire que ce personnage vivait dans la deuxième moitié du VIe siècle. Né d’un couple d’émigrés insulaires, il consacra une grande partie de sa vie à l’anachorétisme, sur cette côte du Léon où il était né, et où une autre paroisse, Goulven, porte son nom. Élu évêque, il dut être pendant un temps très court auxiliaire de Saint-Paul-Aurélien, mais se démit bientôt de ses charges pour retourner à la vie ascétique. Il mourut vers l’an 600 à Saint-Didier, dans l’évêché de Rennes, paroisse qui en a fait son patron secondaire (La Borderie, p. 246).
108La Vie latine ne fait aucune mention du passage de saint Goulven à Goulien, pas plus qu’elle ne parle de son décès à Saint-Didier, connu par une tradition indépendante, car elle s’arrête pratiquement après son élévation à l’épiscopat. Mais il n’est pas impossible que Goulven soit descendu dans le Cap Sizun avant d’aller terminer sa vie aux environs de Rennes. Ce qui est certain, c’est que l’église de Goulien conserve une cloche très ancienne, en cuivre, dite « cloche de saint Goulien », toute semblable à celle que l’iconographie attribue aux moines de cette époque : en forme de pyramide tronquée, de 14 centimètres de haut, avec au sommet une anse servant de poignée.
109La stabilité, l’un des caractères les plus remarquables de la population de Goulien, est aussi un des facteurs qui permettent de penser que celle-ci est bien l’héritière directe des hommes qui se sont succédé sur son sol depuis plus de deux mille ans. Le Cap est un cul-de-sac au bout du continent, en dehors de tous les courants de circulation, qui n’a jamais reçu d’immigrants que dans des circonstances exceptionnelles. La pratique séculaire du droit d’aînesse, et de cette coutume qui veut que l’héritier d’une ferme en prenne possession quelques années seulement après son mariage, et parfois même un peu avant, a contribué à fixer les familles en un même lieu pendant de nombreuses générations. Telle d’entre elles occupe en 1965 la même ferme de père en fils depuis vingt-trois générations. Comme on l’a vu précédemment, sous l’ancien régime, les agriculteurs étaient pour la plupart des domaniers, fermiers pour le fonds, mais propriétaires des superfices. Cela aussi a contribué à les fixer.
L’histoire écrite
110Passée l’époque de l’immigration des bretons insulaires, l’histoire de la Bretagne retombe dans une obscurité d’où n’émergent que quelques figures éminentes, comme Judicaël, roi de la Dommonée, et le légendaire roi de Cornouaille Grallon, dont la fille Dahu, qui aurait livré la ville d’Ys aux flots, hante encore, aux dires des vieux Capistes, la baie de Douarnenez, sous la forme d’une morganez (sirène) acharnée à la perte des pêcheurs qui s’aventurent en mer par gros temps...
111Plus historique est la figure de Nominoé, premier « roi » d’une Bretagne, dont il fit une principauté héréditaire vassale du royaume franc (820).
112La fin du IXe siècle est marquée par les incursions des Normands aux pillages desquels le duc Alain Barbetorte mettra fin au Xe siècle (Rebillon, p. 1-40).
113Si les avatars du duché de Bretagne et ses rapports pas toujours très amènes avec ses voisins francs et normands sont relativement bien connus dans leurs grandes lignes, on reste encore bien ignorant de l’histoire de la société elle-même.
114C’est pourtant là une période capitale, puisqu’elle voit la naissance de la féodalité qui, en Bretagne, aura un caractère assez remarquable. Le pays se verra morcelé en une infinité de petits fiefs dont les seigneurs seront de petits nobles aux mœurs rudes et ne vivant souvent pas beaucoup mieux que leurs paysans, ce qui ne les empêchera pas d’ailleurs de se montrer extrêmement attachés à leurs droits et prérogatives, bien au contraire.
115Cependant, un trait remarquable, c’est l’absence quasi totale de servage en Bretagne. En basse Bretagne, la plupart des paysans avaient le statut de domanier – statut attesté dès le XIe siècle (Rebillon, p. 42).
116Le domaine congéable avait pour principe que « le foncier, propriétaire du sol concédait la terre nue, moyennant une assez faible rente, mais à titre précaire, au domanier exploitant, à charge pour ce dernier d’y établir les bâtiments, clôtures et plantations nécessaires. De ces édifices et superfices, dits encore droits réparatoires, le domanier demeurait propriétaire, mais par leur possession, il se trouvait en fait assez fortement attaché à la glèbe ; il ne pouvait en effet quitter son domaine qu’en faisant exponse, c’est-à-dire en renonçant sans compensation aucune à ses droits. Cependant, le foncier avait toujours le droit de le congédier arbitrairement en lui remboursant la valeur desdits droits ; garantie qui avait pour contrepartie l’interdiction pour le domanier d’accroître cette valeur sans l’autorisation du foncier... Le domanier ne pouvait se mettre à l’abri du congément arbitraire que pour un temps limité, par le paiement d’une concession ou baillée d’assurance. Il avait, il est vrai, la faculté de céder, hypothéquer ou affermer librement ses droits... Les fonciers avaient ordinairement chargé les domaniers d’un fardeau plus ou moins lourd de corvées et autres obligations de caractère seigneurial... » (Rebillon, 44-46).
117Quant aux terres incultes, elles étaient propriété seigneuriale, mais avec droit d’usage pour les paysans d’y faire pâturer leurs bêtes (Rebillon, 40).
118Le caractère original de l’ancien régime foncier breton a naturellement amené les historiens à penser qu’il était issu des pratiques auxquelles eurent recours les immigrants des Ve et VIe siècles lors de leur établissement dans la péninsule. Mais on n’a relevé aucune trace d’usages analogues parmi les Bretons d’Outre-Manche.
119Ne peut-on voir là au contraire une survivance plus ou moins modifiée de l’ancienne organisation autochtone ? Et ne peut-on penser que l’institution de fonciers n’a fait que réunir entre les mains d’un seul des prérogatives qui avaient été autrefois celles de toute une communauté ? On connaît encore aujourd’hui en Extrême-Orient des cas tout semblables, où le sol n’appartient ni aux individus, ni aux familles qui le cultivent, mais à l’ensemble du village ; le droit de cultiver telle parcelle passe héréditairement de père en fils, mais un tenancier qui abandonnerait le village, perdrait tous ses droits, et la terre ferait retour à la communauté. On peut supposer qu’il en était ainsi chez les anciens habitants de la péninsule bretonne. Nous savons d’autre part qu’ils possédaient des chefs électifs : sans doute leur charge devint-elle peu à peu héréditaire, et les seigneurs en vinrent-ils à considérer comme leur étant personnellement dévolus des droits que leurs prédécesseurs avaient autrefois exercés au nom de tous.
120Seule une recherche historique approfondie, qui reste encore à faire, nous dira ce que vaut cette hypothèse.
121À l’époque historique, la quasi-totalité de l’actuel territoire de Goulien, dépendait de la seigneurie de Lezoualc’h (Bernard, 1913, p. 223). Il faut y ajouter encore le village de Brezoulous-en-Cléden, que les gens de Goulien disent encore aujourd’hui avoir fait partie de leur paroisse ; ses habitants auraient fait sécession par mécontentement contre un recteur qui leur aurait autrefois refusé ses secours alors qu’ils étaient touchés par une épidémie de peste.
122Les domaniers de Lezoualc’h acquittaient surtout leurs redevances en nature : froment, seigle, avoine, chapons. Les seigneurs avaient en outre droit de prééminence en l’église paroissiale et en la chapelle de Lannourec, et droit de lever aux pardons : « un soul de pain de chaque boullenger, un soul de fruit de chaque panier de fruitage, une langue de bœuf de chaque boucher, un pot de vin de chaque cabaret et quelque mercerie de chaque mercier. » (Bernard, 1913, p. 223).
123Ils avaient enfin droit de haute, moyenne et basse justice sur les vassaux de leur seigneurie, avec charges de sénéchal, procureur d’office et greffier, et entretenaient des fourches patibulaires sur la colline de Mene Kersolouarn, près de Lannourec (Bernard, 1913, p. 230). Ce lieu est encore connu aujourd’hui sous le nom de Méné Justisou. Cette juridiction fut exercée jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, mais après le XVIIIe siècle, elle eut son siège à Pont-Croix, confondu avec celui d’autres justices seigneuriales du Cap (Bernard, 1952, p. 120).
124Ce n’est qu’a partir du XIIe siècle qu’on peut se faire une image cohérente de l’organisation féodale bretonne.
125La seigneurie de Lezoualc’h était alors elle-même inféodée à la Châtellenie, plus tard Marquisat de Pont-Croix, qui recouvrait tout le Cap, y compris les deux petites villes d’Audierne et de Pont-Croix (Guiriec, p. 45), et dépendait à son tour du bailliage – plus tard, de la sénéchaussée – de Quimper. À partir du XVIIe siècle, Quimper fut aussi le chef-lieu d’un présidial dont la juridiction recouvrait grosso modo l’actuel département du Finistère (Bourde de la Rogerie, p. 250).
126L’organisation administrative moderne repose donc sur des divisions traditionnelles fort anciennes.
127L’autorité seigneuriale n’était pas la seule : il existait une autorité locale, issue de la population elle-même, qui trouve son organisation définitive au XVIIIe siècle, mais dont l’origine devait être plus ancienne : il s’agissait du général de la paroisse.
128Cette assemblée recrutée par co-optation et chargée d’administrer les affaires temporelles des paroisses, se composait de deux trésoriers en fonction et de douze membres choisis parmi les trésoriers ayant rendu leurs comptes ; les réunions auxquelles assistaient, en outre, le recteur de la paroisse et le sénéchal ou procureur fiscal de la juridiction, se tenaient au moins deux fois par an : au milieu de l’année pour les désignations des fabriciens, et à la fin de l’année, pour l’élection des nouveaux membres. D’autres réunions pouvaient avoir lieu, selon les affaires à traiter (Bernard, 1952, p. 110-117).
129Le général était chargé du contrôle des comptes des fabriciens, de la répartition et du recouvrement des impôts, de la levée et de l’entretien d’une milice garde-côte, et de la nomination d’un agent pour la corvée royale, ou syndic des grands chemins (la corvée de Goulien se trouvait, près de Pont-Croix, à Lochnst, sur la route de Quimper à Audierne, et mesurait environ deux kilomètres).
130Les revenus provenaient de rentes foncières de biens légués en fondation, de quêtes, d’une partie du casuel, des bénéfices obtenus par la location des bancs et chaises à l’église, et de la vente de dons en nature faits à l’église à l’occasion des pardons (lin, chanvre, veaux, petits cochons).
131L’économie ancienne du Cap reposait évidemment sur l’agriculture, mais la pêche devait dès le XIIIe siècle, date du premier développement des ports d’Audierne et de Douarnenez, être la source d’une relative prospérité pour le pays, grâce au développement des sécheries de poissons dont les produits étaient envoyés jusqu’en Espagne. L’apogée de cette prospérité se situe au XVe siècle, ce dont témoigne d’ailleurs le grand nombre d’églises et de chapelles élevées à cette époque dans toute la région (Bernard, 1952).
132Cependant le Cap dut subir quelquefois les remous de la grande histoire et fut au cours des siècles l’objet de fréquentes incursions des Anglais : au XVIIIe siècle, d’abord, puis au moment de la guerre de succession de Bretagne (1341-1364), où ils avaient pris le parti de Jean de Montfort contre Jeanne de Penthièvre et son mari Charles de Blois ; en 1464, encore, ils remontent le Goayen et mettent Pont-Croix à sac ; en 1560, c’est le tour d’Esquibien (Guiriec, p. 53-60).
133Étant peu accessible par la mer, sans doute Goulien eut-il, moins que les autres paroisses du Cap, à souffrir de ces événements. Cependant, ses habitants contribuèrent à l’entretien d’une milice garde-côte, et y avaient enrôlé six des leurs, contre 36 des autres paroisses du Cap et 14 de Poullan.
134Cependant, elle ne fut pas à l’abri des troubles de la Ligue, qui en Bretagne avaient rapidement dégénéré en une situation anarchique où des gentilshommes, devenus chefs de bande, paraissaient mener une petite guerre pour leur propre compte. Lun d’eux, La Fontenelle, avait établi son quartier général à l’île Tristan, près de Douarnenez, et faisait parfois des incursions dans le Cap. C’est au cours de l’une d’elles que fut tué en 1594 « escuier René Aultret, sieur de Lezoualc’h, qui estaict du party du Roy et son capitaine en troys parroisses »... Son fils Claude lui ayant succédé en cette charge, La Fontenelle vint mettre à sac le manoir de Lezoualc’h incendiant le mobilier et les papiers de la famille ainsi que cinq villages à l’entour.
135Mais on savait apparemment, en ce temps-là, pratiquer le pardon des injures, car lorsque Claude Aultret fit baptiser son fils cadet, Guy, il prit pour parrain... La Fontenelle !
136Ce Guy Aultret devait d’ailleurs s’illustrer par la suite en donnant une nouvelle édition de la vie des Saints d’Albert Le Grand, et en faisant des recherches généalogiques sur les familles nobles de Bretagne. Il fut ensuite le correspondant à Quimper de la Gazette de Théophraste Renaudot (Bernard, 1913, p. 146-200).
137L’événement le plus marquant, en Bretagne, au XVIIe siècle, fut la fameuse révolte dite du papier timbré. Le Cap ne resta sans doute pas insensible à cet événement, mais ne dut pas s’y illustrer, puisqu’on n’a à ce sujet aucun renseignement. Cette époque fut aussi celle des grandes missions des Pères Le Nobletz et Maunoir, qui rechristianisèrent une population encore largement paganisée.
138À la veille de la révolution, la situation dans le Cap et particulièrement à Goulien ne semble pas avoir été trop mauvaise, puisque lorsque les terres de Lezoualc’h, déclarées biens nationaux en 1793, furent mises en vente, la quasi-totalité des tenanciers purent les racheter, et que dès l’an III, ils s’étaient presque tous acquitté de leurs dettes, dont certaines étaient assez élevées, puisque Yves Urcun de Kervéguen donna pour le manoir et ses dépendances plus de 3 000 livres (Bernard, 1913, p. 240-245) ; quant au maire de l’époque, Daniel Goraguer de Kerguerrien, il en paya 8 000 pour se rendre acquéreur de la chapelle de Saint Laurent (Parcheminou, p. 198).
139Autre signe de prospérité : la rédaction des cahiers de doléances fut l’œuvre des paysans eux-mêmes, qui ne paraissent pas s’être inspirés des modèles alors en circulation dans la région, et se contentèrent de reprendre un article du cahier de Pont-Croix, et deux de celui d’Audierne (sur sept) (Savina et Bernard, LXI).
140Dans ce cahier, les gens de Goulien demandaient essentiellement :
en ce qui concerne les domaines congéables, la suppression du droit de congément, et la possibilité pour le domanier d’utiliser une partie des bois poussant sur le domaine, jusque-là exclusivement réservée au foncier.
la suppression du droit de moute – certains meuniers se conduisant comme des voleurs ;
le remplacement des étalons étrangers envoyés par les haras royaux par des chevaux du cru ;
un meilleur règlement des corvées, et une fixation des prix des rachats ;
la réforme et la simplification des procédures de justice ;
la définition rigoureuse des mesures servant à payer les rentes en blé (Savina et Bernard, 107-112).
141Ce cahier ne reflétait évidemment que l’opinion des paysans, et des plus aisés. Cependant, une grande partie de la population devait être constituée déjà comme au XIXe siècle de tout petits exploitants dont le revenu principal provenait de l’exercice de professions non agricoles.
142Dans une protestation, datée de 1791, contre l’excès d’impôts dont le district de Pont-Croix était chargé, l’assemblée locale affirme que « neuf sur dix des citoyens ne gagnent que dix à douze sous par jour, à cause de la stérilité naturelle du sol qu’aggravent encore les vents brûlants de la mer » (Parcheminou 164-170). Même en faisant la part de l’exagération propre à ce genre de documents, il semble que tel ait en effet été le cas de beaucoup de Capistes.
143En effet, les salaires en usage dans la région en 1790 étaient les suivants :
maçons, charpentiers, menuisiers, couvreurs : 10 sous la journée ;
sabotiers : 6 sous la journée ;
journaliers laboureurs : 5 sous la journée ;
tailleur : 5 sous la journée ;
lingère : 3 sous la journée ;
tisserand :
3 sous l’aune de toile de 800,
4 sous l’aune de toile de 1.000,
5 sous l’aune de toile de 1.200,
6 sous de l’aune de toile de 1.400,
144soit en moyenne 8 sous par jour de travail (Parcheminou, 183).
145On peut évaluer le prix de la nourriture à deux ou trois sous par jour, si on se réfère aux prix pratiqués à Audierne, ou les salaires étaient doubles, mais où aussi le prix de la vie devait être nettement plus élevé (Savina, 123).
146La Révolution paraît avoir eu à Goulien de chauds partisans. Ceux dont les noms reviennent le plus souvent sont Mathieu Kerloc’h, de Mesmeur, ancien syndic des grands chemins, qui fut le principal rédacteur du cahier de doléances, et fut élu, lors de l’assemblée de la Sénéchaussée de Quimper, parmi les grands électeurs chargés de choisir les députés du Tiers aux États Généraux ; puis Yves Urcun de Kervéguen, l’acquéreur du manoir de Lezoualc’h lui aussi délégué de Goulien à l’assemblée de la Sénéchaussée ; Daniel Goraguer de Kerguerrien, acquéreur de la chapelle de Lannourec, et premier maire élu de Goulien ; et Germain Kersaudy de Bréhonnet, qui lui succéda.
147Goulien se distingua aussi par le nombre de ses prêtres constitutionnels : trois, sur les quatre originaires de la paroisse, prêtèrent serment à la constitution civile du clergé. (Pour les autres paroisses du Cap, les chiffres étaient les suivants : aucun à Cléden contre cinq réfractaires ; aucun à Plogoff, contre trois réfractaires ; aucun à Beuzec, contre un réfractaire ; deux, contre quatre à Esquibien et trois contre quatre à Primelin...) (Parcheminou, p. 76-80).
148Quant au clergé en place, seul le recteur de Primelin et le vicaire de Cléden refusèrent de prêter serment ; le recteur de Cléden, qui avait été élu maire, réussit l’exploit de traverser toute la Révolution sans que personne n’ait su – et peut-être ne le savait-il pas lui-même – s’il avait vraiment prêté serment ou non...
149En fait, une partie de la population paraît avoir été d’opinions diamétralement opposées, ainsi que l’indiquent quelques-uns des incidents qu’on trouve relatés dans la bibliographie.
150En 1791, c’est Marie et Guillaume Louarn qui refusent d’entrer à l’église lors des obsèques de leur mère, la messe étant dite par un prêtre constitutionnel (Parcheminou, p. 41). En 1793, lors de la levée des 30 000 hommes, c’est Pierre Baraou qui accuse le maire Goraguer de l’avoir indûment désigné en lieu et place d’Yves Gouzien, requis régulièrement. Insoumis, arrêté, relâché, il rencontre le maire et en vient aux mains avec lui (Parcheminou, p. 147).
151Il est dommage que les registres des délibérations municipales de l’époque ne figurent plus dans les archives de la mairie, car cette période révolutionnaire mit en lumière mieux qu’aucune autre des structures jusque-là cachées sous le voile de l’organisation féodale.
152Sur la période qui suivit la Révolution, et jusqu’à la fin du Second Empire, il semble qu’on n’ait rien imprimé concernant le Cap. Seul un travail d’archives aurait permis de combler cette importante lacune. Cela ne m’était malheureusement pas possible. Il ne reste qu’à souhaiter qu’un historien puisse un jour se livrer à cette tâche.
L’histoire vécue
153Les souvenirs personnels des villageois de Goulien ne remontent guère au-delà des années 1880. À cette époque-là, le maire était Guillaume Moullec, de Trevern, élu depuis 1874. Il passait pour instruit, ayant « fait sa quatrième » au collège de Pont-Croix. On croit se rappeler qu’il était du parti « blanc », c’est-à-dire, sans doute, royaliste. À son actif, il faut porter la construction, en 1885, de l’école publique. Mais ce fut probablement à son corps défendant, à la suite des interventions répétées du préfet. L’abbé Castel, recteur à la même époque, n’a pas fait parler de lui.
154Leurs successeurs, entrés en fonction presque en même temps, le recteur Floc’h, en 1891, et le maire Dagorn, en 1892, sont les premiers personnages de l’histoire contemporaine de Goulien dont la mémoire collective ait gardé un souvenir précis.
155Simon Dagorn, de Kerrest, était le plus gros propriétaire de la commune, et c’est pourquoi on l’avait surnommé le « baron ». C’était un « rouge » – un républicain. Son père avait été déjà maire en 1848 – on le disait radical.
156Tout radical qu’il fût, c’était un catholique pratiquant, qui faisait élever ses enfants chrétiennement et allait régulièrement à la messe du dimanche. Le recteur ne manquait pas l’occasion de parsemer ses sermons d’allusions plus ou moins directes à la politique du premier de ses paroissiens. Celui-ci se taisait, en quoi il ne manquait pas d’un relatif mérite, car il n’était pas rare à l’époque que des fidèles mécontents des paroles de leur pasteur et excités de surcroît par le traditionnel « cognac » du dimanche matin, répondent à voix haute au recteur prêchant en chaire. C’en était arrivé à un point tel que l’évêché, dit-on, avait fait supprimer la messe de minuit de Noël dans le Cap pour éviter de pareils incidents ; car les fidèles, en attendant l’heure de la messe, avaient coutume de se réchauffer en ingurgitant plus d’alcool que de raison.
157Notre maire, donc, se contenait tant que durait l’office mais à la sortie, il montait sur le socle de la croix du cimetière, là où le crieur public faisait habituellement ses annonces, et improvisait un discours dans lequel il répondait point par point aux arguments de son adversaire.
158Ce recteur Floc’h passait lui-même pour ne pas très bien pratiquer la vertu de tempérance. Il quitta la paroisse à la suite d’un incident imprévu. C’était à l’occasion du mariage d’une fille Riou, de Bréhonnet, avec le maire de Primelin, un Dagorn aussi. À cette époque, toutes les municipalités du Cap étaient « rouges », et trois d’entre elles étaient présidées par des Dagorn, tous cousins. Au cours de la messe de mariage, célébrée à Goulien en présence du préfet du Finistère3, le recteur s’aperçut que ses burettes étaient vides, et il dut envoyer un enfant de chœur jusqu’au presbytère, alors situé à 500 mètres du bourg pour chercher du vin de messe ; il fallut attendre un bon quart d’heure avant que la cérémonie pût reprendre... Naturellement, le préfet était furieux de ce retard qu’on lui avait imposé, et il en prit prétexte pour faire déplacer le recteur.
159Celui qui fut nommé ensuite, de 1894 à 1898, Sébastien Kerdavid, n’a laissé aucun souvenir ; mais ce n’est pas le cas pour ses successeurs, le recteur Goret et son vicaire Abjean. C’est que ces derniers s’engagèrent avec fougue dans une lutte politique à l’issue de laquelle Simon Dagorn devait être battu.
160L’un des responsables de l’élection de celui-ci et son plus farouche « supporter » était l’instituteur Le Goualc’h, un ancien Frère des Écoles Chrétiennes défroqué. Le vicaire Abjean, qui se piquait de poésie bretonne, s’attaqua d’abord à lui par le biais de chansons satiriques qu’il faisait circuler dans la population et dont on se souvient encore aujourd’hui. Les excès du combisme lui donnèrent de nouvelles annes ; dans un pays fortement attaché à sa foi catholique, les mesures anticléricales du Gouvernement ne pouvaient que détacher de lui les modérés. Aux élections municipales de 1904, la campagne se fit au son du nouveau cantique de l’abbé – devenu par la suite un des cantiques les plus chantés de la Bretagne bretonnante :
Dafeiz hon tadou koz
Ni zalho mad atao...
161C’est-à-dire : « À la foi de nos ancêtres, Nous resterons toujours attachés... »
162Le jour de l’élection, le vicaire, qui craignait que le maire n’essayât de faire passer sa liste par fraude (à cette époque, d’un bord comme de l’autre, on ne s’embarrassait pas trop de scrupules), s’arrangea pour être parmi les scrutateurs, et ne quitta pas le bureau de vote avant qu’on ait proclamé les résultats. Et c’est la liste « blanche » qui passa. Le nouveau maire élu fut Jean-Yves Dréau, de Mesmeur, un des membres du Conseil de Fabrique.
163De toutes façons, le changement de municipalité n’entraîna aucun changement dans la vie du pays. Blanche ou rouge, la municipalité ne disposait d’aucune source de revenus, et se contentait de partager son maigre budget entre l’assistance aux indigents et aux écoliers de familles pauvres, et l’entretien assez hypothétique des chemins.
164En 1905, intervint la Loi de Séparation des Églises et de l’État. Les inventaires des biens des églises qui s’ensuivirent provoquèrent des incidents dans toute la France. Qu’on me permette de retranscrire, dans sa saveur d’époque, le récit de ceux qui se produisirent à Goulien, tel qu’il fut rédigé dans le registre des délibérations du Conseil de Fabrique.
« Le 5 mars 1906, M. Fournoux, surnuméraire de l’Enregistrement, a été chargé par le Gouvernement de faire l’inventaire du mobilier de l’église paroissiale de Goulien.
Après une visite courtoise au presbytère où un procès-verbal de carence fut vite établi, l’agent chargé de l’inventaire s’est dirigé vers le bourg. Les jeunes gens de la troupe des “Paotred ar C’hap” ont salué son arrivée en chantant avec plus d’entrain que jamais “Sao Breiz Izel” et la foule massée sur la place et dans le cimetière criait comme refrain “Vive la liberté”.
L’Agent pénètre enfin dans le cimetière où un électeur influent l’interpelle immédiatement : “Monsieur, lui dit-il, ce n’est pas vous qui auriez dû être ici, nous en attendions un autre. M. Le Bail, notre député, qui a voté l’inventaire, aurait dû venir le faire lui-même, et il aurait vu comment les électeurs de sa circonscription s’élèvent contre ses votes à la Chambre”... Cette apostrophe fut soulignée par les cris répétés de “À bas Le Bail”.
M. Goret, recteur de Goulien, lut alors la protestation : “Monsieur, il est de mon devoir de vous déclarer en ce moment que la loi de séparation, dont le but est de déchristianiser la France, a été condamnée formellement par le Souverain Pontife Pie X : elle est, dit-il, impie, injuste, contraire à la constitution divine de l’Église.
Vous ne serez donc pas surpris, Monsieur, que j’élève ici la voix pour protester de toute mon énergie, en mon nom personnel, au nom de M. Abjean, mon vicaire, au nom de cette chrétienne et vaillante population de Goulien, contre l’inventaire que vous vous proposez d’opérer.
À nos yeux à tous, cet acte que vous avez mission d’accomplir n’est que le prélude d’une confiscation sacrilège. Je ne saurais par conséquent vous prêter le moindre concours, ma conscience de catholique, de prêtre et de pasteur de cette paroisse me l’interdit. Je vous demande, Monsieur, de joindre cette protestation à votre procès-verbal”.
Un conseiller de la Fabrique, M. Y. Gorageur, propriétaire à Kerguerrien en Goulien, au nom de J. Fr. Dréau, Président du Conseil, malade, et au nom des autres conseillers, Mathieu Le Bras, Alain Donnart, Yves Quéré, Jean-Yves Dréau, maire, proteste ainsi contre l’inventaire : “Monsieur, chargés des biens de l’église paroissiale de Goulien, et responsables de cette gestion devant Dieu, nous avons le devoir, nous Conseillers de Fabrique de Goulien, de protester énergiquement contre l’inventaire que vous vous proposez d’opérer. Nous ne sommes pas de ceux qui estiment que la force prime le droit et la justice. Ainsi, n’attendez pas notre concours.
Nous faisons réserve de tous nos droits par rapport aux biens qui, mis à la disposition de cette Fabrique, appartiendraient à des tiers.
Nous réclamons l’insertion de la présente déclaration en tête de votre procès-verbal”. L’agent, après avoir écouté ces deux protestations, demande à M. le recteur : “Puis-je procéder à l’inventaire ?” – “J’ai fait mon devoir”, répond simplement M. le recteur. – “Mais puis-je inventorier ?” reprend l’agent. Cette fois c’est la foule qui répond : “Non, non, mille fois non, inutile d’insister”. L’agent n’hésite pas et s’en va.
On pénètre alors en rangs serrés à l’église où a lieu une superbe cérémonie. Credo ! chante la foule avec énergie. Ah ! elle a bien prouvé sa foi, la vaillante population de Goulien. Malheur à ceux qui tenteraient plus tard de fermer son église ».
165Le fonctionnaire de l’Enregistrement n’ayant pu procéder à l’inventaire par la persuasion, les autorités décidèrent d’avoir recours à la force. Cette mission fut dévolue à un escadron de cuirassiers. Faisant le tour du canton, ils passèrent d’abord par Mahalon, Plouhinec, Audierne, Esquibien, Primelin, Plogoff, et n’y rencontrèrent aucune difficulté ; les dernières de ces communes avaient d’ailleurs conservé des municipalités « rouges ». À Cléden, la population manifesta son hostilité, mais les opérations purent se dérouler sans heurts. Mais à Goulien les habitants, forts de leurs résolutions précédentes, avaient décidé d’opposer la force à la force. Tout le monde s’était réuni autour du cimetière, et chacun s’était armé, qui d’un bâton, qui d’une fourche, qui d’une serpe. Mais quand les cuirassiers aperçurent de loin cette foule hostile, ils mirent sabre au clair et chargèrent en rangs serrés. Que pouvaient donc faire les villageois ?... L’inventaire eut lieu.
166Quelques années passèrent sans amener d’événements bien remarquables. Puis en 1913, le maire Dréau mourut et fut remplacé par son beau-frère, Jean Le Bras, de Kervalguenn. Celui-ci devait garder ce poste pendant trente-deux ans. Le clergé avait vivement appuyé sa candidature. L’élection avait eu lieu le dimanche de la Pentecôte, jour de pardon à la chapelle de Saint-Laurent. Dès qu’il connut le résultat, le vicaire, qui était resté au bourg pour l’attendre, se hâta de rejoindre Lannourec et fit circuler la bonne nouvelle, que les fidèles se communiquaient à voix basse pendant l’office...
167La guerre de 1914 éclata peu après. La plupart des hommes furent mobilisés. Il ne restait plus que des vieillards, des jeunes gens, quelques infirmes. Et c’était l’époque de la moisson. Alors on vit les femmes et les quelques hommes restants faire preuve d’une énergie et d’une solidarité admirables. On se rendit à tour de rôle dans les fermes dont les patrons étaient absents, pour y moissonner. « Il ne faut pas laisser perdre la récolte, disait-on, c’est le bien du Bon Dieu ». Et aucune récolte ne fut perdue. Plus tard, on vit des femmes conduire la charrue, se livrer à tous les travaux ordinairement réservés aux hommes. L’agriculture, au lieu de décliner, prospéra, car les dépenses de la famille s’étaient réduites, et les prix agricoles étaient élevés. Les hommes qui revinrent trouvèrent une situation presque meilleure qu’à leur départ. Mais combien ne revinrent pas ! Quarante-quatre hommes, le tiers environ de ceux qui avaient été mobilisés étaient morts à la guerre. Et plusieurs autres gardent encore dans leur chair la trace des blessures qu’ils y ont reçues. Certaines familles avaient perdu tous leurs hommes à la fois, fils et gendres... C’est à la mémoire de tous ceux-là que la commune éleva en 1922 un monument aux morts comme il n’en manque à aucune commune de France ; celui-ci n’a rien de grandiloquent : c’est une simple colonne, surmontée d’une croix.
168Cette même année, se produisit le grand événement de l’entre-deux guerres : la foudre tomba sur le clocher de l’église et le réduisit littéralement en miettes, cassant toutes les vitres aux alentours, mais sans faire aucune victime. Le problème de sa reconstruction provoqua quelques remous dans le courant redevenu calme de la vie municipale.
169Comme à l’habitude, les caisses de la commune étaient vides, aussi certains conseillers municipaux furent d’avis qu’on se contente de le remplacer par un simple dôme. Le maire, lui, tenait à le faire reconstruire dans son intégralité. C’est cette solution, plus conforme au caractère de fierté orgueilleuse que les gens du Cap prêtent traditionnellement aux Goulienistes, qui fut finalement adoptée. Mais il fallait une subvention. Le maire la sollicita ; un avocat de la région membre du Conseil Général du département4, lui avait proposé ses bons offices (mais, laissait sous-entendre le maire en le racontant, pas gratuitement) il les avait refusés. La subvention ne fut pas accordée : il fallut donc lancer un emprunt.
170C’est là-dessus que se jouèrent les élections de 1925. La lutte fut très serrée entre la majorité des sortants et les opposants, qui reprochaient au maire de n’avoir pas su s’arranger pour éviter l’emprunt, et d’avoir souscrit une assurance trop faible pour couvrir les frais de réparation. Les discussions étaient animées, on en venait parfois aux mains. Le jour du vote, des tenants de l’opposition allèrent même jusqu’à dérober l’urne électorale. C’était à une heure creuse de l’après-midi ; il n’y avait personne d’autre dans la salle de vote que deux vieux conseillers, l’un infirme et l’autre boiteux. Deux hommes entrèrent et s’approchèrent, comme pour voter ; mais arrivés près de l’urne, ils la prirent sous leur bras et s’en furent, avant même que les conseillers interloqués aient pu se rendre compte de ce qui se passait. On alla avertir le maire, on fit des recherches, et on finit par trouver les deux ravisseurs dans un débit de boissons, consommant tranquillement, l’urne posée à côté d’eux sur le comptoir. On téléphona à la préfecture pour savoir ce qu’il convenait de faire : comme l’urne n’avait pas été fracturée, on laissa les opérations électorales se dérouler comme si rien ne s’était passé. Et cela n’empêcha pas la liste sortante d’être réélue.
171Naturellement, les ravisseurs passèrent en jugement. Leur avocat fut le Conseiller Général dont il a été question : il minimisa l’affaire, la réduisant à une simple querelle de voisinage, et les deux hommes ne furent condamnés qu’à une faible amende.
172Dans l’histoire de la commune, cette affaire suffit presque, à elle seule, à meubler l’entre-deux guerres. Le seul autre événement marquant fut, en 1933, l’adhésion de la commune – déjà plusieurs fois différée par la Municipalité – au syndicat cantonal d’électrification. On finissait tout juste de planter les poteaux provisoires et de faire les installations individuelles au bourg et à Mesmeur quand la guerre de 1939 se déclara.
173Une fois encore, les hommes durent laisser leur ferme. Leur absence fut moins longue que lors de la première guerre mondiale : la plupart étaient de retour avant qu’une année se soit écoulée. Il y avait eu heureusement aussi beaucoup moins de victimes. Mais quelques-uns avaient été faits prisonniers, et d’autres, des marins qui se trouvaient outre-mer au moment de l’armistice, ne devaient rentrer qu’en 1945, après avoir combattu avec les Forces Françaises Libres.
174Dans le Cap, l’occupation allemande ne fut d’abord pas très sévère. Seuls quelques douaniers allemands étaient installés à Cléden et se comportaient assez amicalement avec les gens du pays. Cependant, la situation exceptionnelle du Cap, pointe avancée dans l’Atlantique, avec ses petites criques rocheuses où on pouvait facilement s’embarquer ou débarquer sans se faire remarquer, en faisait un point de passage idéal vers l’Angleterre pour les résistants, qui trouvaient dans un certain nombre de fermes amies l’asile qui leur était nécessaire.
175Tous les paysans, il faut le reconnaître, n’étaient pas favorables à la résistance, qu’ils accusaient de créer inutilement le désordre. Selon eux, la seule activité des résistants se bornait à venir réquisitionner du ravitaillement dans les fermes, et ils ne les accueillaient pas toujours très bien quand il en venait chez eux dans cette intention, puisque une nuit certains furent reçus à coups de fusil de chasse dans une ferme de Goulien.
176À la décharge de ces fermiers, il faut reconnaître qu’ils étaient déjà excédés par les réquisitions officielles dont ils étaient l’objet. À tel point que dans certaines familles, il ne restait plus assez de farine pour faire le pain familial, et qu’on était obligé d’y mélanger des pommes de terre cuites réduites en purée... puis l’occupation se faisait plus pressante : les hommes valides étaient souvent requis par les occupants pour aller travailler aux fortifications de la Pointe du Raz, ce qu’ils ne faisaient naturellement pas de très bonne grâce. Seule, la fin de la guerre fut marquée par quelques incidents plus graves.
177Au début de 1944, un contingent de soldats allemands vint s’installer à Goulien. Les officiers s’installèrent dans la maison Moullec, près du presbytère, et on construisit des baraquements pour les simples soldats en bas du bourg, vers Leslannou. Ils restèrent là quelque temps, puis, à la nouvelle du débarquement de Normandie, on les retira. Les habitants, persuadés que la libération était pour demain et que les Allemands ne reviendraient plus, allèrent démonter les baraquements pour en récupérer les planches. Mais voici que quelques jours après, arriva un nouveau contingent des russes de la division Wlassov. Le maire, rendu responsable de la destruction des baraquements, fut mis en demeure de faire remettre en état ce qui avait été détruit. Tous ceux qui avaient pris des planches durent les rapporter et travailler à la reconstruction, sous la surveillance peu aimable des militaires. Puis, on les forma en colonne, et on les fit marcher jusqu’à Cléden, encadrés d’hommes en armes. Là, on les aligna, et on les laissa attendre : ils n’étaient pas très rassurés. Enfin, ce fut un officier installé depuis longtemps à Cléden qui vint les haranguer sévèrement, les menaçant de toutes sortes de représailles s’il venait à se reproduire quelque incident de cette sorte. Puis il les renvoya chez eux. Ils étaient heureux de s’en sortir à si bon compte.
178L’« occupation » de Goulien ne se prolongea guère ; après juillet, la garnison locale fut rappelée, et ne fut pas remplacée. C’est que l’armée allemande commençait à être harcelée par les unités de résistance qui s’étaient créées un peu partout. Goulien aussi avait la sienne, composée de jeunes gens et de militaires en retraite ; un ancien adjudant-chef de l’Infanterie Coloniale la commandait.
179C’est en août 1944 qu’eurent lieu les événements les plus dramatiques. On avait repéré, sur la route d’Esquibien à Beuzec, un convoi allemand qui se dirigeait vers la côte de Beuzec pour embarquer en direction de la presqu’île de Crozon alors encerclée par les Américains. Un petit commando de résistants parvint à l’immobiliser au fond de la crique de Lesven alors que les hommes s’apprêtaient à rejoindre en canots pneumatiques un petit bateau qui les attendait à quelque distance du rivage. Pendant ce temps, on alertait tous les résistants des environs, qui arrivèrent rapidement en autocars. Les combats durèrent de 11 h. du matin à 11 h. du soir et finalement, les Allemands se rendirent. Ils avaient perdu une vingtaine des leurs, tandis que les résistants avaient eu vingt-cinq tués.
180Le même jour, un groupe de jeunes résistants fut intercepté sur la route d’Esquibien, près du carrefour de la Croix-Rouge, par une patrouille allemande. On les fit descendre dans une carrière abandonnée qui se trouvait près de là et on les fusilla. Lun des jeunes gens pourtant, risquant le tout pour le tout, réussit, bien que blessé, à bondir dans la lande très touffue qui entourait la carrière et à s’enfuir : c’est Factuel garagiste de Goulien, Pierre Kerloch.
181Les résistants de Goulien avaient établi leur quartier général à l’école, et par la même occasion avaient pris possession de la mairie. Ils y avaient installé les archives, récupérées chez la secrétaire de mairie, qui les gardait jusque-là chez elle, et on avait choisi un nouveau secrétaire. On avait surtout remplacé l’ancienne municipalité, en place depuis les élections de 1935, par une délégation spéciale composée de gens favorables à la résistance. Le président en était Clet Kerisit, officier de la marine marchande en retraite.
182Aux élections municipales de 1945, l’ancienne équipe municipale essaya de reprendre le pouvoir, mais elle fut battue par les membres de la délégation spéciale, et Clet Kerisit fut élu maire.
183Ce qu’on avait reproché aux anciens conseillers, c’est de s’être montrés trop dociles à l’égard du gouvernement de Vichy et des autorités d’occupation, mais aussi de n’avoir à peu près rien réalisé dans la commune depuis trente ans. Et en effet, après l’arrivée de la nouvelle équipe, Goulien se réveilla un peu de sa torpeur.
184En 1948, les travaux d’électrification reprirent, et en 1950, le conseil vota à l’unanimité une résolution qui devait avoir de grosses conséquences pour les années à venir : elle demandait le remembrement des terres à Goulien. Enfin en 1951, on commença l’aménagement d’un nouveau cimetière en dehors du bourg, près du presbytère, où l’on devait par la suite transférer les restes conservés dans l’ancien.
185Bien que le conseil issu des élections de 1945 eût fait, à ce que disent certains, « plus en huit ans que l’ancien en trente », un mouvement de mécontentement – dont nous chercherons plus loin les raisons – le balaya aux élections de 1953 pour le remplacer par une équipe de jeunes qui s’était constituée un peu à l’improviste, et qui remporta tous les sièges. Le nouveau maire, Jean Moan, n’avait que 27 ans.
186La période qui suivit fut sans doute celle où la commune connut ses plus grandes transformations : achèvement de l’électrification, opérations de remembrement, aménagement de nouveaux chemins, réfection des routes, etc. Certes, la plupart de ces réalisations avaient été mises en branle par l’ancienne municipalité, mais la nouvelle, composée en grande partie de membres dynamiques et capables, sut leur donner une impulsion vigoureuse, qui coïncidait avec l’effort de rénovation qui avait lieu parmi les paysans (amélioration de l’équipement et des techniques, nouveau départ du syndicalisme agricole, etc.). De l’avis général, et même pour ses adversaires, Jean Moan est certainement le meilleur maire que Goulien ait jamais eu. Il fut malheureusement contraint de se retirer en 1962 pour des raisons d’ordre familial. Après son départ, des oppositions de personnes provoquées par le remembrement entre plusieurs membres du conseil ont provoqué pratiquement sa désintégration. Et depuis lors, en attendant, les prochaines élections, la vie communale de Goulien est retombée dans une certaine torpeur.
187Mais c’est aussi que maintenant l’intérêt se déplace vers des groupements qui tendent à prendre plus d’importance, pour les agriculteurs du moins, que le Conseil Municipal : syndicat agricole ou groupement de Vulgarisation et de Productivité Agricoles, ou tel ou tel groupement de producteurs. S’il fallait poursuivre dans l’avenir cette brève histoire communale, je ne sais si les péripéties municipales en seraient toujours l’élément principal. L’atmosphère, d’ailleurs, a changé. Jusqu’à la libération, les oppositions à l’intérieur de la société se cristallisaient dans des idées : royalisme et républicanisme, laïcité et cléricalisme, primauté de l’ordre ou opposition active à l’occupation. Depuis, ce sont les problèmes économiques qui prennent le pas ; même la guerre d’Algérie, qui a tellement suscité de passion chez les citadins, n’a eu ici aucune incidence sur la vie de la collectivité.
188Le résumé que je viens de donner, est à l’histoire de Goulien ce qu’est à l’histoire de France la chronologie des dynasties et des républiques. Les événements dont il a été question n’ont sans doute pas été les plus essentiels mais ce sont eux qui permettent de jalonner le cours du temps et qui, donnant à chaque époque son climat particulier, permettent de mieux comprendre en les y replaçant, les changements plus profonds que la commune a connus.
189Ce sont évidemment les changements matériels qui ont le plus frappé mes vieux informateurs. En effet, l’image que ces derniers présentent du temps de leur jeunesse, est celle d’un monde stable, où tout était resté comme du temps des vieux parents, où on connaissait le prix des choses (et ces prix, ils les savent encore par cœur), où la vie était peut-être plus austère, mais pourtant tellement plus humaine... Bien sûr, cette image est idéalisée et à cette époque dont ils parlent – la fin du XIXe siècle – toutes les transformations qui se sont produites par la suite étaient déjà comme en germe, et déjà, bien des transformations avaient eu lieu. Pour ne parler que du Cap et du XIXe siècle, il y avait eu, tout au début de l’Empire, l’extraordinaire fortune de la pomme de terre, qui avait supplanté les anciens farineux, haricots et fèves ; il y avait eu l’essor de l’élevage des chevaux, qui était déjà sur son déclin, mais qui était sans doute responsable de la prospérité relative du pays entre 1830 et 1860, période a laquelle tous les fermiers s’étaient fait élever de belles demeures en pierres de taille ; un nouveau style de mobilier était apparu, qui commençait déjà à s abâtardir ; le marché des plantes textiles était en train de dépérir malgré les subventions de l’État ; la charrue à versoir en fer avait remplacé la charrue à versoir en bois ; on avait inventé la rasette. On commençait à entendre parler d’amendements et d’engrais... Mais tous ces changements s’étaient faits sans heurts apparents ; ils n’avaient apporté aucun bouleversement dans le cours de la vie traditionnelle.
190C’est seulement un peu avant 1914 qu’on a eu conscience d’entrer dans un monde nouveau. Cette évolution s est encore accélérée après la première guerre mondiale, et à nouveau aux alentours de 1950. Depuis cette date, on peut dire que la campagne française se trouve en état de mutation et cela est vrai aussi pour Goulien.
191Les chapitres qui vont suivre vont vous montrer les détails de cette évolution.
Notes de bas de page
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