Un petit tableau de la côte ouest (1817)
Mémoires pittoresques d’un officier de marine, vol. 1, p. 180-196
p. 33-40
Texte intégral
1En 1815, le traité d’Utrecht a été maintenu en ce qui concerne l’île de Terre-Neuve. Quoique cette grande île soit propriété anglaise, la France y a le droit exclusif de pêche sur environ 150 lieux de ses côtes et c’est la partie qui est réputée pour être la plus poissonneuse ; les deux limites sont le cap de Raie, dans le sud, et le cap Saint-Jean dans le nord ; elle comprend toute la partie occidentale et une partie de celle du nord.
2Étant sous voiles, après avoir doublé le cap de Raie, nous nous dirigeâmes sur la baie de Saint-Georges qui est à environ 40 lieux dans l’ouest de Saint-Pierre, à l’ouvert du fleuve Saint-Laurent ; elle est vaste et profonde ; le havre où nous mouillâmes est au fond et peut contenir quelques grands navires, il est formé par une pointe basse couverte de sapins qui s’avance presque parallèlement au rivage. Sur cette pointe existe un petit village dont les maisons construites en bois sont habitées par une famille anglaise composée d’une trentaine d’individus des deux sexes ; le chef et le patriarche de cette petite société s’appelait Messervi, il était originaire de l’île de Jersey.
3Quoique les Français eussent par le passé comme à présent le droit exclusif de pêche sur ce rivage, ils n’y avaient encore jamais exercé cette industrie ; c’était un pays vierge, couvert de belles forêts ; le climat y étant moins dur que dans les autres parties de l’île, la végétation y est active et plus variée. Une rivière assez grosse et des cours d’eau nombreux viennent se jeter à la mer non loin de ce port. Dans sa jeunesse, le vieux Messervi se livrait à la pêche du saumon et parcourant la côte il trouva ce point très-poissonneux, y établit une pêcherie, s’y fixa et par la suite forma une petite colonie que nous y trouvâmes et qui avait un caractère particulier et original. Il se mit en rapport avec quelques Esquimaux de la côte de Labrador, qui allaient dans l’île de Terre-Neuve chasser les castors, les renards, les martres et autres bêtes fauves qu’ils y trouvaient plus en abondance que sur le continent1. Messervi ajouta le commerce des fourrures à celui du saumon salé ; ses fils et son gendre étaient marins comme lui ; ils avaient acheté une petite goélette à Halifax, et faisaient chaque année un voyage à cette ville pour y rendre leur poisson, le peu d’huile qu’ils faisaient, ainsi que leurs fourrures. Ils rapportaient à leur établissement de la farine, quelques bestiaux, du sel qui leur était surtout nécessaire et les objets d’échanges pour les chasseurs esquimaux qui s’étaient aussi définitivement établis dans l’île. Ils vivaient de pommes de terre qu’ils cultivaient, de laitage et de poisson salé.
4Les femmes parmi lesquelles il y en avait de jeunes, avaient en général d’assez jolis traits, elles étaient remarquables par la fraîcheur et l’éclat de leur teint ; excepté la mère Messervi, aucune d’elles n’avait quitté la baie Saint-Georges ; elles n’avaient ni tournure ni grâce naturelle, ignorantes et sauvages comme la nature qui les entourait ; cependant elles aimaient à se parer de chapeaux de paille, de robes de mousseline blanche sur lesquelles elles portaient des ceintures en ruban de couleur vive et éclatante, objets que les Messervi achetaient à Halifax sans le moindre discernement. Fagotées avec ces beaux atours, elles conduisaient leurs vaches aux pâturages ; un jour je vis la jeune fille que nous considérions comme la perle de ce petit établissement, avec une de ses plus belles toilettes, fendant du bois près du seuil de la porte de sa case...
5Aussitôt après la fonte des neiges, les Esquimaux descendent de l’intérieur de l’île en suivant les cours d’eau ; car les forêts à Terre-Neuve sont si touffues, les branches de sapins qui les forment en grande partie, sont si entrelacées, qu’elles sont impénétrables ; de plus à chaque pas on y court le danger de s’enfoncer dans des mousses humides, difficiles à discerner et qui ont une très-grande profondeur.
6Ces sauvages apportent avec eux les fourrures, produit de leur chasse ; ils bâtissent un petit village dans le voisinage des Messervi, en construisant des cases coniques avec de jeunes sapins qu’ils entrelacent avec de grandes bandes d’écorce de bouleau ; là ils séjournent tout l’été, faisant la pêche de la morue dans de mauvaises pirogues ; ils mangent une partie de ce poisson, le salent et font sécher l’autre pour leur provision d’hiver, pendant lequel ils vivent aussi en partie de leur chasse, et vendent le surplus à leurs voisins, si la pêche a été fructueuse.
7Comme la baie est poissonneuse et que les homards y sont communs, les Esquimaux font une grande destruction de ces testacés dont ils sont friands.
8Quand l’hiver approchait, Messervi leur payait à l’avance le produit de la chasse prochaine, en fusils de chasse, en poudre et en plomb ; leur fournissait des marmites et quelques ustensiles, des couvertures et une grande quantité de vieux vêtements de toute façon achetés dans les friperies d’Halifax. Cette petite tribu de sauvages se composait d’une quarantaine d’hommes et femmes ; elle avait un chef qu’elle appelait capitaine Jacques et qui était un des plus jeunes de la bande, qui était toute baptisée et professait un catholicisme très-bizarre ; il parait que leurs ancêtres avaient été convertis par les missionnaires français du Canada. Quand les Esquimaux de la côte du Labrador apprennent qu’un prêtre se trouve dans leur voisinage, ils vont en grande bande lui demander le baptême ; c’est ainsi qu’en 1816 et 1817, et même depuis, des familles entières sont venues à Saint-Pierre se faire baptiser.
9J’appelle sauvages, les Esquimaux que j’ai vus dans la baie Saint-Georges ; cette qualification pourrait autant et même mieux s’appliquer aux membres de la petite société anglaise qui était toute en totalité d’une ignorance profonde. L’oracle commun aux uns et aux autres et qui était consulté sur toutes choses, était une vieille sauvage appelée Marguerite, qui avait passé de nombreuses années à Québec, comme elle parlait un peu le français elle nous servait d’interprète ; nous lui donnions des pipes et du tabac qu’elle aimait beaucoup à fumer ; par son moyen nous achetâmes des fourrures en faisant des échanges, et les choses que nous donnions, même des souliers, avaient un bien plus grand prix quand nous nous assurions qu’ils avaient été bénis par le pape à Rome.
10Sur la côte ouest de Terre-Neuve et dans la baie de Saint-Georges, la morue ne se pêche pas comme à la côte-nord ; pendant tout le cours de l’été elle est de passage sur ce point et abonde parfois pendant environ un mois. Un navire de Saint-Malo et un autre du Havre, nous avaient précédés dans la baie de Saint-Georges ; le premier avait fait sa pêche de morue, le second avait à bord un agent de la maison Cacheux et Bimar, du Havre, qui en arrivant avait signifié au vieux Misservi de cesser sa pêche et de quitter la baie ; l’épouvante fut dans la famille et ne cessa qu’après notre arrivée. Le commandant des deux bricks, le capitaine Cuvillier (depuis contre-amiral) intervint et les circonstances même l’aidèrent à arranger les choses. M. Cacheux qui s’était installé pour pêcher le saumon, barra la rivière avec des filets mais inhabile à cette pêche, il ne prit pas de poisson.
11M. Cuvillier, tout en reconnaissant le droit d’empêcher les anglais de faire la pêche, pensait qu’il était barbare de les chasser de leur domicile, et il fut convenu, et le marché en fut passé, que Messervi ferait en commun la pêche avec la maison du Havre, que celle-ci fournirait les barils et le sel et qu’ils partageraient les produits de moitié. Je sais que pendant quelques années cet arrangement a été suivi, mais je ne puis dire ce qu’est devenu cet établissement depuis 1830.
12M. Cacheux avait grande envie de traiter aussi des fourrures avec les Esquimaux, mais comme ces derniers voulaient être payés à l’avance, le normand moins confiant que l’Anglais, et cela à tort, ne voulait pas, disait-il, s’exposer à être dupe de leur mauvaise foi.
13Les officiers de marine qui vont à Terre-Neuve, aiment beaucoup à y chasser ; on y tue facilement des perdrix et des lièvres et surtout une espèce de courlieu qui y arrive en grande bande à l’époque de la maturité d’un petit fruit à baie ; les bois sont, comme je l’ai dit, si fourrés que le chien y est inutile et l’on n’en fait que fort peu d’usage.
14Dans les clairières et dans les plaines on rencontre du caéribou, espèce d’élan ou de renne d’une grande taille, c’est une assez bonne venaison ; dans la baie de Saint-Georges, les Anglais et les sauvages nous en procuraient des quartiers, nous en trouvions la chaire bonne mais un peu dure.
15On nous indiqua une plaine éloigné de deux heures de marche de la baie de Saint-Georges, où nous ne pouvions manquer, en suivant la lisière des forêts, disait-on, de rencontrer de ces animaux. Trois de ces messieurs du Railleur et moi, nous nous mîmes en route, un beau matin, alléchés par l’espoir d’une belle chasse ; munis d’une petite boussole de poche, pour le cas de brume, nous nous mîmes à traverser la forêt en suivant un ruisseau. Mais les obstacles que nous rencontrâmes furent sans nombre, nous n’avancions qu’à petit pas, obligés souvent de monter sur des arbres pour franchir des espaces. Cette forêt vierge avait un aspect que je n’ai pas retrouvé dans les nombreuses forêts de même nature que j’ai vues depuis ; les jeunes sapins en grandissant, succèdent au vieux, qui, mourant de vieillesse, pourrissent par le pied qui se dessèche, ainsi que le reste du tronc. Ces arbres, devenus ainsi très légers et ne tenant plus au sol, sont soulevés horizontalement sur les branches de leurs jeunes voisins sur lesquels ils sont tombés, et nous en trouvions ainsi en travers sur ces branches, à une hauteur de plus de cinquante pieds. Dans un endroit, le ruisseau déterminant une petite éclaircie, un vieux sapin avait pu, en tombant, atteindre la terre et former une espèce de pont qui paraissait sûr ; mais en essayant de le passer, le pied n’éprouvait aucune résistance et s’enfonçait à travers le tronc. À chaque pas nous rencontrions de ces hautes mousses dont j’ai parlé ; dévorés par les moustiques qui abondent dans ces forêts, ayant les mains et les pieds déchirés, nos habits en lambeaux, nous marchions toujours en avant. Déjà la moitié du jour était écoulé et nous n’avions pu trouver cette plaine objet de nos désirs, nous étions évidemment égarés ; enfin un de nous, du sommet d’un arbre, aperçut une clairière et nous atteignîmes bientôt un vaste espace de plus d’une lieue carrée qui n’était couvert que de broussailles et de hautes herbes. Partout nous trouvions des indices certains du passage du caribou, mais nous n’en vîmes pas un seul malgré nos recherches ; bientôt notre attention fut détournée par le feu qui était dans la plaine et qui, poussé par un vent frais s’avançait rapidement vers nous ; nous pensâmes que c’étaient les Esquimaux qui avaient allumé ce feu, mais dans quel but ?
16Nous traversâmes la plaine en courant dans une direction qui pût nous mettre hors du chemin de l’incendie et bientôt nous eûmes assez le vent sur lui pour ne plus le craindre et nous nous arrêtâmes à l’observer en admirant sa marche rapide. C’était un petit tableau semblable à celui que Cooper dépeint si bien dans son roman de la Prairie, que j’ai lu depuis cette époque2.
17La direction du vent qui était à l’ouest et notre boussole nous aidèrent à retrouver le rivage que nous atteignîmes assez facilement en moins de deux heures de marche, en suivant un grand ruisseau, ce qui nous prouva que nous avions fait, égarés, un grand circuit dans la forêt. En arrivant à bord nous apprîmes bien vite la cause de cet incendie qui nous avait paru si extraordinaire : des marins du brick l’Olivier faisant cuire des homards sur le rivage et non loin de la forêt qui d’abord n’est formée que de petits sapins, le vent qui portait de ce côté y poussait la flamme du foyer et les arbres presque tous résineux s’enflammèrent ; mais lorsque la flamme arriva à l’épaisseur du bois où l’air pénètre difficilement, elle passa rapidement en brûlant la sommité des arbres et arriva en peu d’instants jusqu’à la plaine où nous nous trouvions et où elle interrompit notre chasse.
18De la baie de Saint-Georges nous remontâmes le canal qui sépare l’île de Terre-Neuve du continent américain et que les marins nomment canal de Belle-Île, à cause d’une île de ce nom qui est à son septentrion et à son ouvert. Les pêcheurs désignent cette île par le nom de Belle-Île la grande baie ; le mot baie, dans le langage particulier aux pêcheurs signifie canal. Je m’abstiendrai autant que possible de me servir des termes ainsi que des expressions familières et mal choisies que les marins bas-normands ont introduits dans cette industrie particulière.
19Nous relâchâmes dans quelques-unes des baies qui bordent le canal, notamment dans le Hâvre de Keppel, situé dans la baie d’Ingornachoix. Nous n’y trouvâmes qu’un seul pêcheur Basque ; en général ce sont les Bayonnais qui fréquentent le plus ces rivages inhabités et déserts et qui ne méritent aucune mention particulière. Quand nous arrivâmes à la hauteur de Belle-Île, j’eus la jouissance d’un spectacle qui m’était nouveau : le brick passa près de plusieurs morceaux de glace dont l’élévation surpassait celle de sa mâture ; le soleil qui les frappait de ses rayons, leur donnait une légère teinte bleue veinée et les fondait doucement ; on voyait s’écrouler du sommet de ces masses énormes de petits ruisseaux qui tombaient d’aplomb dans la mer ; car frappées par les eaux qui minaient la base de ces glaces, elles étaient plus larges au sommet. Au printemps, ces gigantesques glaçons détachés des glaces polaires des côtes du Groenland descendent au sud, rencontrent les hauts fonds qui avoisinent Terre-Neuve et s’y échouent. En entrant au Croc, près de l’île de Groais, nous vîmes un énorme glaçon qui se fondit en partie pendant le séjour que nous fîmes dans ce hâvre ; de ce port qui en était éloigné de près de trois lieues, nous l’entendîmes, quand miné par la mer, il se rompît par morceaux, qui en tombant dans l’eau firent un bruit retentissant et prolongé comme celui de la foudre. Lorsque nous quittâmes le Croc vers la fin de juillet, toutes ces glaces avaient disparu.
20La partie des côtes de Terre-Neuve où les Français font la pêche et qui se trouve en dehors du détroit est appelée par les pêcheurs, le Petit-Nord. Ce rivage est parsemé d’un grand nombre d’excellentes baies et ports où s’établissent les navires pêcheurs. La baie du Croc étant un point central, est devenue le lieu où se tiennent ordinairement les bâtiments de guerre commis à la protection de la pêche ; de là ils font parcourir la côte par leurs chaloupes montées par des officiers, quelquefois par les commandants eux-mêmes qui vont s’assurer du bon ordre qui règne parmi les équipages, porter des secours et entendre les réclamations qui pourraient leur être faites. Autrefois, avant la Restauration, chaque pêcheur choisissait son hâvre et comme tous ne sont pas également bons, et ne jouissent pas de la même réputation, les navires quittaient prématurément la France et avant d’arriver à Terre-Neuve rencontraient la banquise ; (la banquise est formée de bancs de glace immenses mais peu élevés qui descendent du fleuve Saint-Laurent, obstruent dans le cours du printemps les côtes de Terre-Neuve). Ces hardis marins, outre les dangers que leurs navires couraient dans les glaces, ne craignaient pas d’expédier leurs chaloupes, qui passant au travers, se rendaient au hâvre choisi, dont ils prenaient possession s’ils arrivaient les premiers. En 1816, le gouvernement voulant empêcher les graves inconvénients de cette manière de faire, décida que chaque maison de commerce armant pour la pêche aurait son hâvre désigné à l’avance, selon l’importance de son armement ; depuis lors une bonne exploration des ports a été faite par nos officiers et la répartition des havres est faite avec équité, et même tirée au sort, opération qui est renouvelée au bout de quelques années ; aussi les sinistres qu’entraînait la navigation de Terre-Neuve sont-ils moins nombreux aujourd’hui qu’autrefois.
21Tout le monde sait que dans le commerce, il se vend deux sortes de morue, l’une séchée et l’autre dite verte ; elles donnent lieu à des industries bien distinctes, qui entraînent des procédés différents dont je traiterai sommairement et successivement. Je vais d’abord parler de la pêche qui se fait au Petit-Nord qui est celle qui emploie le plus d’hommes et les plus grands navires.
22Dans les conventions sur la pêche qui se rattachent au traité d’Utrecht, il est dit que si les Français ont le droit exclusif de pêche sur une partie des côtes de Terre-Neuve, ils ne peuvent y couper que le bois nécessaire pour établir leur pêcherie et réparer au besoin les avaries des navires ; que les échafauds, cases et sécheries seront enlevés chaque année, ainsi que les embarcations servant à faire la pêche. Autrefois, ainsi que je l’ai dit, cette règle était toujours suivie puisque le même navire n’était pas assuré de faire deux fois la pêche au même lieu.
23Quand pour la première fois, en 1816, nos pêcheurs retournèrent à Terre-Neuve, ils trouvèrent des Anglais, principalement des Irlandais, établis dans presque tous les hâvres ; ceux-ci étaient malheureux et pauvres et n’avaient pas même de bateaux susceptibles d’aller à Saint-Jean vendre le produit de leur pêche. Les capitaines français au lieu de les expulser ainsi qu’ils en avaient le droit, tolérèrent ces malheureux et sachant revenir au même hâvre l’année suivante, ils ne démolirent pas leurs établissements, échouèrent leurs bateaux, les mirent à l’abri et confièrent le tout à la garde des Irlandais domiciliés dans le hâvre ou dans le voisinage, leur donnant en retour comme salaire des lignes, des hameçons etc. et depuis cette époque, que les Irlandais soient restés ou qu’ils aient quitté les lieux, l’usage de laisser, pour les retrouver au retour, cases et bateaux s’est continué.
24Lorsque le navire ou les navires d’une maison de commerce sont amarrés dans le havre on ramasse les voiles et les agrès qui sont mis à l’abri pendant la durée de la pêche. On construit, ou le plus souvent on remet en état, les cases et échafauds, ainsi que la clôture d’un petit jardin que l’on ensemence immédiatement de plantes potagères ; l’établissement consiste en un grand magasin à sel près le rivage, une case pour le capitaine et les officiers et l’échafaud qui est au pied du magasin à sel. Ce dernier consiste en un pont sur pilotis, avancé de 15 à 30 mètres dans la baie, selon la pente du sol, afin que l’extrémité soit un peu avancée dans la mer à la marée basse, et que les bateaux de pêche puissent y accoster à toute heure ; à l’extrémité, on dresse des tables grossières que l’on recouvre d’un toit en branchage de sapins.
25L’équipage d’un navire est nombreux, il varie de 50 à 100 hommes selon sa dimension ; ainsi le même armement de pêche a quelque fois un personnel de 200 à 300 hommes. Les bateaux vont pêcher non loin du rivage, et sont armés, chacun de 5 à 7 hommes ; l’appât avec lequel on amorce les hameçons est généralement, un petit muge que les pêcheurs appellent capelan et qu’ils prennent au filet. Quelquefois, quand ce poisson manque ils se servent de petits morceaux de morue, ou bien d’ancornets (espèce de mollusque dont on retire la sèche) quand il y a du sable dans la baie, ils emploient quelques mollusques à coquilles bivalves. Le soir, un peu avant la nuit, les canots reviennent à l’établissement et accostent l’extrémité de l’échafaud où se trouvent rassemblés, le capitaine, les officiers, le chirurgien, le cuisinier, le jardinier et les mousses ; le poisson est débarqué et tout le monde travaille ; les uns coupent la tête, les autres plaçant la morue sur les tables, lui retirent une partie de l’arête et la fendent jusqu’à la queue ; ceux-ci la salent, ceux-là amoncellent dans le hangard près du sel ; quant aux débris, ils tombent à la mer à travers les fentes de l’échafaud et ne causent aucune gêne : la besogne étant terminée, le capitaine ou le chirurgien fait une courte prière et parfois les mousses chantent un cantique.
26Après que la morue a séjourné plusieurs jours dans le sel, on l’étend sur les graves, qui sont formées de branches de sapin étendues près de l’établissement ; l’air qui passe dessous contribue beaucoup à sécher le poisson, opération qui est moins longue et moins difficile que ne parait le comporter le climat ; cela provient des vents du sud-ouest au nord-ouest, qui régnent le plus souvent et qui sont très secs. À mesure que le poisson se dessèche, on le ramasse en tas plus ou moins gros pour passer la nuit, puis finalement on le conserve en gros muions, depuis 15 000 jusqu’à 30 000 kilogrammes, jusqu’aux approches de l’embarquement avant lequel on le remet, un jour ou deux au soleil.
27Les grands établissements ont un petit navire fin voilier, qui prend un chargement du poisson le premier séché, et le transporte en France ; le gouvernement accorde une prime assez avantageuse à ces premiers produits de la pêche, ainsi qu’à ceux qui sont transportés directement dans nos colonies. Je ne dois pas oublier non plus de dire qu’une prime est aussi accordée aux armateurs, par chaque homme de l’équipage ; du reste tous ces pêcheurs ne sont pas de bons matelots, dans les traversées d’aller et de retour ils ne font que donner la main à l’équipage réel du navire qui ne se compose que d’un petit nombre d’hommes.
28Dans tous les établissements de pêche on fait une espèce de bière, dont les pêcheurs boivent à discrétion ; elle est rafraîchissante, très-saine et antiscorbutique, et quand on y est habitué, on la trouve d’un assez bon goût ; on la fabrique avec les jeunes bourgeons de l’espèce de sapin nommé sprussier [spruce], que l’on fait bouillir avec une certaine quantité de mélasse, afin d’en adoucir l’amertume, et on ne la boit que lorsqu’elle a subi quelques jours de fermentation.
29La partie nord de l’île est aussi très-boisée, mais comme le climat est beaucoup plus dur que dans la partie du sud ouest, les arbres y sont moins grands et les espèces, de végétaux moins variées.
30Sur les hauteurs voisines du Croc, il y a quelques étangs ; dans mes promenades j’ai été conduit sur les rives d’une de ces vastes pièces d’eau dans le but d’y voir des castors. En 1816, il y en avait encore, mais les chasseurs de la station allant souvent de ce côté, ces animaux qui aiment les solitudes profondes avaient déménagé et ils ne restait que les débris curieux de leurs habitations. Quoique je ne veuille pas faire de l’histoire naturelle, je rapporterai ici quelque[s] choses de bien particulier, que j’ai eu occasion d’observer dans les habitudes d’un castor. À Saint-Pierre de Miquelon, j’allais quelque fois visiter un ancien capitaine de frégate, M. Scoland, qui gérait un établissement de pêche ; on lui avait fait cadeau d’un jeune castor qui était presque devenu à l’état de domesticité, il était fort casanier et aimait particulièrement le foyer ; bien certainement cet amphibie, dans son état de nature ne doit avoir aucun rapport avec le feu et il est probable même que son aspect doit lui causer de l’épouvante ; aussi, je fus grandement étonné de voir le jeune animal en question, se saisir d’un sabot qu’un pêcheur, en entrant, avait laissé sur le seuil de la porte et aller avec empressement le porter au feu. Je témoignai à M. Scoland ma grande surprise, mais elle fut encore plus grande quand il me dit que cet animal s’amusait à voir faire la combustion et qu’il avait l’habitude de saisir tout le bois qu’il pouvait rencontrer et de le porter au foyer, et pour m’en donner la preuve, il fut prendre une petite bûche et la mit au milieu de la pièce ; le castor fut de suite la prendre avec sa bouche, à peu près par le milieu, et la porta lentement près du feu, où il la posa à terre ; la prenant alors par une de ses extrémités, il poussa l’autre dans la flamme. Il prenait cette précaution, me dit M. Scoland, depuis qu’un jour il s’était brûlé un peu en faisant brûler un morceau de bois.
31Je reviens au Croc, aux environs duquel j’allais souvent me promener mais toujours armé et en compagnie ; on nous avait tant parlé des ours blancs que l’on pouvait rencontrer et du danger qu’il y avait de se trouver sur le chemin de ces terribles et redoutables animaux ! Effectivement, il peut arriver qu’on en voie quelques uns dans cette partie de Terre-Neuve, mais ils y sont rares et ne s’y trouvent qu’accidentellement ; tout le monde sait que ces animaux habitent les régions polaires où ils vivent de poisson et particulièrement de phoques. Ils vont chasser sur les glaces et quand celles-ci se détachent, ces animaux sont quelque fois emmenés en pleine mer et quand par hasard ils sont conduits sur les côtes de Terre-Neuve, ils se rendent à terre à la nage et y vivent comme ils peuvent et deviennent d’autant plus voraces et plus féroces qu’ils trouvent peu à manger. – Un jour étant allé au Grand-Saint-Julien, havre situé à 4 ou 5 milles du Croc, et où il y avait plusieurs navires en pêche appartenant à la maison de Saint-Malô, Guibert et Fontan ; M. Guibert, fils, qui gérait la pêche, me fit voir une énorme peau d’ours blanc et m’assura qu’ayant fait peser l’animal, il l’avait trouvé de 600 kilogrammes ; il me raconta comment cet animal s’était trouvé en son pouvoir : quelque temps après avoir commencé la pêche, ses pêcheurs s’aperçurent que les javelles3 de morue disparaissaient ; après avoir veillé, ils reconnurent qu’à la nuit, un énorme ours blanc sortant du bois, venait se promener sur le rivage et sur la grave où il se repaissait de morue ; M. Guibert organisa de suite une chasse, composée de trente hommes armés de fusils chargés avec des lingots de plomb. Il divisa la troupe en deux bandes, qui ne devaient pas tirer au même instant ; il fit dresser avec des branches de sapins un retranchement, derrière lequel les pêcheurs s’embusquèrent ; bientôt ils virent au clair de la lune l’animal s’approcher de la grave et commencer à prendre son repas nocturne. À un signal donné, un des pelotons fit feu ; l’animal étonné, et blessé probablement, retourna la tête et comme il paraissait se diriger du côté d’où était venu le feu, la seconde décharge partit et abattit le monstre qui fut tué raide.
Notes de bas de page
1 Les « Esquimaux » rencontrés à la côte ouest de Terre-Neuve étaient sûrement les Innus de l’est du Labrador, souvent confondus avec les Innuits.
2 James Fenimore Cooper (1789-1851), romancier américain, qui, après avoir assisté en France à la révolution de 1830, rentra en Amérique en 1833. Déçu par la politique démocratique de ce pays, il entreprit, à travers ses romans d’aventures de la vie des autochtones, une critique des mœurs américaines qui se doublait d’une apologie de l’Amérique des pionniers. Il en vint ainsi à concevoir le personnage de Bas-de-Cuir, héros de cinq romans qui assura sa célébrité tant en Amérique qu’en Europe. Outre les cinq récits composant le Roman de Bas-de-Cuir – les Pionniers (1823), le Dernier des Mohicans (1826), la Prairie (1827), le Lac Ontario (1842), et Tueur de daims (1841) – l’œuvre de Fenimore Cooper comprend plus de soixante ouvrages.
3 Javell : petit tas de cinq morues que l’on fait chaque soir pour la nuit, quand on commence à sécher le poisson.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un ingénieur de la Marine au temps des Lumières
Les carnets de Pierre Toufaire (1777-1794)
Pierre Toufaire Jacques Charpy (éd.)
2011
Paul Cocho, Mes carnets de guerre et de prisonnier, 1914-1919
Paul Cocho Françoise Gatel et Michel Doumenc (éd.)
2010
Souvenirs et observations de l’abbé François Duine
François Duine Bernard Heudré et André Dufief (éd.)
2009
Rennes sous la iiie République
Cahiers d'Edmond Vadot, secrétaire général de la ville de 1885 à 1909
Patrick Harismendy (dir.)
2008
Mémoires d'un notable manceau au siècle des Lumières
Jean-Baptiste-Henri-Michel Leprince d'Ardenay Benoît Hubert (éd.)
2008
En mission à Terre-Neuve
Les dépêches de Charles Riballier des Isles (1885-1903)
Charles Riballier des Isles Ronald Rompkey (éd.)
2007
Rennes : les francs-maçons du Grand Orient de France
1748-1998 : 250 ans dans la ville
Daniel Kerjan
2005
Le Journal de Stanislas Dupont de La Motte
Inspecteur au collège de La Flèche (1771-1776)
Stanislas Dupont de La Motte Didier Boisson (éd.)
2005