Préface
p. 7-11
Texte intégral
1Grâce à l’écriture, certains « auteurs » fortuits, normalement promis à l’oubli, ont acquis avec le recul du temps une surprenante notoriété auprès des historiens modernistes. Tel est le cas du sire de Gouberville, gentilhomme normand, du tisserand lillois Chavatte ou du compagnon vitrier Ménétra. Avec la présente édition de son Journal, le chanoine René-Pierre Nepveu de La Manouillère est susceptible de connaître le même destin posthume.
2Les mémoires, journaux et livres de raison de chanoines sont relativement rares en France. Bien que disposant de loisirs plus importants que les ecclésiastiques à charge d’âmes, les chanoines de l’ancienne France semblent avoir pris la plume plus rarement que les simples curés, ou bien alors leurs écrits se sont perdus. Quelques éditions ont vu le jour à la fin du XIXe siècle : des chroniques généralement peu éclairantes sur l’ordo canonicus, rachetées par les passionnants mémoires du chanoine rouennais Baston1. Le renouveau assez récent des études capitulaires est peut-être à l’origine de nouvelles publications en ce début de XXIe siècle. Spécialiste des curies épiscopales, Frédéric Meyer a publié le très riche livre de raison d’un chanoine de Cavaillon sous Louis XIV2 ; une équipe aussi motivée que complémentaire d’historiens manceaux lui emboîte le pas. À vrai dire, le chanoine Nepveu n’était pas inconnu des érudits, mais une véritable réédition scientifique devait succéder à la première publication de la fin du XIXe siècle.
3Pourquoi Nepveu de La Manouillère prend-il la plume ? Il ne le dit pas expressément ; tout au plus écrit-il qu’il entend noter ce qui est arrivé de remarquable depuis qu’il est chanoine de la cathédrale Saint-Julien du Mans, « soit à l’Église, soit dans ma famille, et dans la ville ». En fait, deux centres d’intérêt se dégagent nettement, d’une part la vie diocésaine, d’autre part la société mancelle.
4Fils d’une famille qu’il qualifie « de bonne et ancienne noblesse », il accède assez rapidement à un canonicat après l’ordination. Bien qu’il n’utilise jamais la première personne du singulier, son récit est très identitaire et très canonial. Il ne prend la plume que lorsqu’il est installé dans son canonicat le 5 février 1759. On dirait qu’il naît alors à la fois à la vie capitulaire et à l’écriture et, en toute logique, la vie capitulaire tient une place importante dans son Journal. Grâce à sa bonne formation sacerdotale, Nepveu a d’emblée compris l’essence de la vie canoniale et la finalité première des chapitres : la louange de Dieu. Au début de son Journal, on a le sentiment qu’il se constitue pour lui-même une sorte d’aide-mémoire et son « registre » ressemble fort à ces cérémoniaux, objets d’analyses historiques contemporaines3. Nous savons bien que les registres de délibérations capitulaires sont paradoxalement peu diserts sur le déroulement des cérémonies. Nepveu en revanche répond en grande partie à notre attente, tant pour la liturgie que pour le fonctionnement de la psallette capitulaire. Au lendemain du traité de Paris (1763) qui est fêté discrètement « parce que le peuple est dans la misère », et que la paix est peu glorieuse pourrait-on ajouter, il fait un état précis des prières récitées pendant un mois pour recouvrer le beau temps.
5Ses connaissances liturgiques le rendent de plus en plus important à mesure qu’il avance en âge, d’autant qu’il leur adjoint un savoir réel sur les préséances, tant au sein de sa propre compagnie que de la société civile. Dans un monde préoccupé par le paraître, les privilèges, la Tradition, on retrouve sous sa plume toutes les expressions typiques de l’ordo canonicus, telles nos droits, « nos rangs d’ancienneté »… Le chapitre, très sourcilleux sur la reconnaissance de sa fameuse soutane violette, module « les honneurs du chapitre » que sont « le pain et le vin », et surtout se montre très ménager de ce qu’il appelle « la grande députation », réservée à des personnalités de tout premier plan. Les rites passionnent Nepveu, particulièrement les sonneries, et il ne manque pas un baptême de cloche.
6Le grand intérêt de Nepveu pour la liturgie a pour corollaire l’attention qu’il porte à la psallette. De toute évidence, il est sensible à la place de la musique. C’est presque en connaisseur qu’il décrit tel concours vocal pour pourvoir à des fonctions de diacre d’office. La psallette composée de huit enfants de chœur est l’objet de la sollicitude du chroniqueur. Il est rare de trouver pour une manécanterie autant d’informations sur le long terme. On peut suivre chaque enfant de chœur de son entrée à sa sortie, quelque douze années après. Menus éléments certes, mais qui, croisés par Sylvie Granger, permettent de brosser un tableau plein de relief. La présente publication va apporter une contribution appréciable à la vaste entreprise collective de recension des musiciens d’Église qu’anime Bernard Dompnier depuis plusieurs années4.
7Au total, Nepveu nous fournit une documentation très appréciable sur la vie capitulaire. Fort au fait des pratiques bénéficiales, il dépeint les affrontements autour de canonicats très disputés, où tous les coups sont permis, sous couvert du droit canon. Chaque année, pour l’Avent et le Carême, il indique le prédicateur invité à Saint-Julien et lui donne une appréciation. Sous sa plume, le chapitre n’est pas une structure impersonnelle, il s’anime.
8Pour la vie diocésaine, la moisson est également abondante. Et, à tout seigneur, tout honneur, Nepveu accorde une place importante à l’évêque du Mans. Selon la tradition, le chapitre n’est-il pas d’ailleurs le Sénat naturel de l’évêque ? En ce XVIIIe siècle où les rapports entre l’évêque et son chapitre cathédral se sont considérablement apaisés, Nepveu porte un regard bienveillant sur le prélat qui dirige le diocèse, surtout sur Mgr de Grimaldi qui a toutes ses faveurs. Il note régulièrement les séjours effectués par la famille princière de Monaco, au Mans et à Yvré, la résidence campagnarde de l’évêque. Il a même l’insigne honneur de recevoir à sa chère Manouillère, sa maison familiale des champs, le comte de Valentinois « grand d’Espagne, frère du prince de Monaco et parent de M. l’évêque du Mans ». Mgr de Grimaldi est l’évêque qui dote généreusement et embellit sa cathédrale dans l’esprit de rénovation du temps, cette cathédrale qu’il partage avec son chapitre5. Lorsqu’en 1776, Grimaldi quitte Le Mans pour accéder au siège de Noyon, les regrets du chapitre ne sont pas de pure forme. Nepveu relève l’engagement sincère dans la Réforme Catholique de son successeur, Mgr Jouffroy-Gonssans, par un détail apparemment anodin mais lourd de sens : dans ses longues visites diocésaines, le prélat ne refuse-t-il pas de loger chez les seigneurs, pour descendre chez les simples curés ?
9La focalisation logique du diariste sur la personne de son évêque ne l’amène pas pour autant à négliger la vie diocésaine dans son ensemble. Dans le clergé paroissial, il décerne des satisfecit aux « bons sujets » qui semblent être nombreux. Il connaît parfaitement le mouvement des cures avec les nominations méritées, les arrangements et les cabales, la présentation aux chapellenies, tout au moins celles qui sont bien rentées, la valeur des bénéfices-cures qu’il ne manque pas de jauger. Même les chapelles domestiques, en principe privées, n’échappent pas à son regard de curieux. Spécialiste des structures familiales comme nous le verrons, il donne de nombreux exemples de ce type que l’on pourrait appeler « famille à ecclésiastiques », c’est-à-dire à nombreuses vocations religieuses.
10Grâce à lui, nous connaissons bien pour chaque année le calendrier des visites pastorales, celui des allées et venues de « Monsieur du Mans » entre Paris et sa cité épiscopale. Les temps forts de la vie diocésaine sont l’objet de longs récits : la magnifique Fête-Dieu, les jubilés, les synodes, les fastueuses fêtes de canonisation.
11En bref, du point de vue capitulaire, le Journal de Nepveu compense donc la perte sans doute définitive des registres de délibérations de Saint-Julien. En partie seulement, car il présente de curieuses lacunes sur la vie de la compagnie. Rien sur les revenus et les charges pourtant soumis à une conjoncture des plus variables, silence complet sur les tensions bien connues au sein de tout chapitre dont Boileau s’est gaussé avec un esprit burlesque. Au vu de ce qui se passe dans tous les chapitres de France, on a peine à croire qu’au Mans, pendant un demi-siècle, les chanoines aient pleinement vécu in fratrem. À moins qu’il s’agisse chez notre auteur d’un charitable parti-pris de discrétion.
12Modifie-t-il la connaissance que nous avons des chanoines ? À vrai dire, non, mais il la complète, l’infléchit sur certains points, par exemple il nous dépeint des chanoines plus charitables qu’on ne le croit d’ordinaire. Pour le reste, il est bien un chanoine de l’Ancien Régime : ne s’associe-t-il pas aux murmures concernant « la question d’avoir des chanoines dont la famille étoit de peu de choses » ?
13À côté de l’Église, la ville du Mans surtout, mais aussi le Maine constituent le second grand centre d’intérêt de ce Journal, avec des repères temporels parfois flottants. Le temps lui-même est une donnée un peu floue, en principe cadrée par le calendrier liturgique, avec les quelques points forts des dérèglements climatiques, générateurs de crises de subsistances et de malheurs des temps. Quant au rapport à l’espace, il s’exprime par deux cercles concentriques que sont la ville du Mans et le Maine. Le Mans est un des acteurs de ce Journal ; mais la ville est l’objet d’un traitement inégal et discontinu dans la mesure où Nepveu ne juge pas utile de répéter ce qui se trouve dans les Affiches du Mans, à moins que l’événement sorte vraiment de l’ordinaire. Par exemple, il observe de façon critique et ironique les prisons du Mans qui sont une véritable passoire.
14En fait, c’est bien la société mancelle, la bonne société entendons-nous, qui est au centre de ses préoccupations. Nepveu appartient à un réseau relationnel qui regroupe la noblesse et la bonne bourgeoisie. Pendant près d’un demi-siècle, même durant la Révolution, il note scrupuleusement les naissances, les mariages, les décès, tant à la ville qu’à la campagne. Il constitue ainsi une impressionnante « base de données » des élites mancelles, une extraordinaire source d’informations que peu de villes d’Ancien Régime possèdent à ce niveau. Les patronymes y sont déclinés, les naissances mentionnées, presque à la façon du futur état civil. L’ecclésiastique, certes sans charges d’âmes mais qui à l’occasion baptise ou marie des proches, pointe le nez lors des baptêmes. Il mentionne alors systématiquement les parrains et marraines, le choix du prénom et détaille avec délectation les cadeaux rituels : gants, fleurs et confitures sèches. Pour les mariages, il précise l’ascendance des deux côtés, le montant des dots et les espérances d’héritage. Il est très sensible à la conformité des alliances. Les unions avec une grande différence d’âge ne semblent pas le choquer ; en revanche il sort de sa réserve habituelle pour critiquer les mariages ancillaires. En ce qui concerne l’épouse, il fait entrer deux ou trois éléments d’appréciation : la beauté, l’ancienneté et la respectabilité de la famille, et surtout la fortune de la promise, fortune actuelle et espérances d’héritages.
15Pour les décès, il mentionne toujours l’âge et si possible la cause. Les maladies qui conduisent au tombeau sont nombreuses et variées, mais les deux causes de mortalité dominantes sont les accouchements et les attaques d’apoplexie qui ne frappent pas que les personnes âgées. En bref, tout ce que nous a appris depuis quelques décennies la brillante école de démographie historique française est largement illustré de façon vivante dans cette chronique provinciale.
16La Révolution qui met un terme à son existence de chanoine déstabilise complètement Nepveu : au début, il ne voit rien ou fait semblant de ne rien voir, pour ensuite se déchaîner contre « l’intrus » (l’évêque constitutionnel) et « les mauvais sujets » qui l’entourent. Sous le Consulat, lors de la Fête-Dieu de 1803, sans réintégrer le nouveau chapitre qui n’est d’ailleurs que l’ombre du précédent, il revient pour porter le Saint-Sacrement, comme par le passé ; mais ses forces le trahissent… « L’histoire ne repasse pas les plats… » écrit Marx.
17 Journal en apparence étroit, sans grand souffle dira-t-on, dans lequel l’auteur ne se livre guère, ce texte est pourtant une source documentaire d’un très grand intérêt, complété et explicité par un appareil de notes d’une exceptionnelle richesse. Les trois coéditeurs, aux spécialités complémentaires, ont accompli un travail de recherche et de commentaire exceptionnel pour rendre ce volumineux document parfaitement intelligible. La lecture du Journal de Nepveu est facile et agréable, parfois pittoresque, même sans recherche stylistique. Paradoxalement, tout l’intérêt du Journal réside dans la banalité de l’auteur, un bénéficier qui n’a pas aspiré aux dignités capitulaires, qui n’a jamais été vicaire général, un clerc dont l’horizon ne dépasse pas les limites de sa province. Nepveu de La Manouillère n’a ni la curiosité du chanoine de Cavaillon Jean-Gaspard de Grasse, ni la destinée haute en couleurs du chanoine rouennais Guillaume Baston. Il fut au Mans un chanoine ordinaire et c’est ce qui fait tout le prix de son témoignage.
18Heureux Maine qui pour une période charnière de son histoire peut confronter les témoignages sensiblement contrastés de témoins divers : Louis Simon, François-Yves Besnard, Jean-Baptiste Leprince d’Ardenay et René-Pierre Nepveu de La Manouillère !
Notes de bas de page
1 Mémoires de l’abbé Baston, chanoine de Rouen, texte publié par J. Loth et M.-Ch. Verger, 3 t., 433, 397, 360 p., Picard, 1897-1899. Guillaume Baston (1741-1825), natif de Rouen, formé par les jésuites, fut à la fin de l’Ancien Régime chanoine de Rouen et professeur de théologie au collège de Rouen. De 1792 à 1803, il s’exila en Allemagne. En 1803, sous l’archevêque de Rouen, le cardinal Cambacérès, il revint dans le chapitre concordataire et exerça les fonctions de grand vicaire. Nommé par Napoléon évêque de Sées en 1813, il fut destitué en 1815 et acheva ses mémoires en 1818.
2 Frédéric Meyer, Un chanoine de Cavaillon au Grand Siècle. Le livre de raison de Jean-Gaspard de Grasse (1664-1684), Documents inédits de l’Histoire de France, vol. 30, CTHS, 2002, 153 p.
3 Cécile Davy-Rigaux, Bernard Dompnier, Daniel-Odon Hurel (dir.), Cérémoniaux catholiques en France à l’époque moderne. Une littérature de codification des rites liturgiques, Brepols, 2009, 560 p.
4 Voir, entre autres, Bernard Dompnier (dir.), Les bas chœurs d’Auvergne et du Velay. Le métier de musicien d’Église aux XVIIe et XVIIIe siècles, Clermont-Ferrand, PUBP, 2010, 404 p.
5 Sur ces travaux et « embellissements » du XVIIIe siècle : Mathieu Lours, L’autre temps des cathédrales. Du concile de Trente à la Révolution française, Picard, 2010, 328 p.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un ingénieur de la Marine au temps des Lumières
Les carnets de Pierre Toufaire (1777-1794)
Pierre Toufaire Jacques Charpy (éd.)
2011
Paul Cocho, Mes carnets de guerre et de prisonnier, 1914-1919
Paul Cocho Françoise Gatel et Michel Doumenc (éd.)
2010
Souvenirs et observations de l’abbé François Duine
François Duine Bernard Heudré et André Dufief (éd.)
2009
Rennes sous la iiie République
Cahiers d'Edmond Vadot, secrétaire général de la ville de 1885 à 1909
Patrick Harismendy (dir.)
2008
Mémoires d'un notable manceau au siècle des Lumières
Jean-Baptiste-Henri-Michel Leprince d'Ardenay Benoît Hubert (éd.)
2008
En mission à Terre-Neuve
Les dépêches de Charles Riballier des Isles (1885-1903)
Charles Riballier des Isles Ronald Rompkey (éd.)
2007
Rennes : les francs-maçons du Grand Orient de France
1748-1998 : 250 ans dans la ville
Daniel Kerjan
2005
Le Journal de Stanislas Dupont de La Motte
Inspecteur au collège de La Flèche (1771-1776)
Stanislas Dupont de La Motte Didier Boisson (éd.)
2005