Conclusion
p. 405-408
Texte intégral
11240-1940, quelle tentation, pour certains antisémites en Bretagne, que de célébrer le 700e anniversaire de « l’Assise de Ploërmel » en soulignant l’identité des réponses, gage, à leurs yeux, de légitimité, au danger encouru de tout temps, du fait des Juifs, par les sociétés chrétiennes ou « aryennes ». À l’expulsion et à la spoliation médiévales répondaient, alors, la ségrégation, l’exclusion sociale et la spoliation désignée sous le néologisme barbare d’aryanisation. Libre de Juifs, autrefois grâce à la sagesse de ses Ducs, en 1940 grâce à celle de l’occupant nazi et des législateurs de Vichy, la Bretagne entrait dans une ère nouvelle. Raccourci historique qui n’eut guère plus d’écho, parmi les Bretons, que les confuses théories nationalistes où antisémitisme et discours xénophobes servaient à justifier l’objectif d’un peuple breton racialement pur.
2À l’indigence de cette vision idéologique, l’Histoire oppose la réalité plus complexe d’une présence séculaire et discrète. Des Juifs arrivèrent en Armorique bien avant les Bretons et, quoique ne constituant jamais de communautés importantes, ils y résidèrent, probablement, de la conquête romaine jusqu’au XIIIe siècle, soit plus de mille ans. La rareté des vestiges archéologiques et des archives écrites peut témoigner autant de leur situation minoritaire que de leur position modeste dans la hiérarchie sociale, ou encore d’activités et de modes de vie qui ne les distinguaient pas, au moins jusqu’au IXe siècle, de la population gallo-romaine progressivement mêlée aux colonies bretonnes et germaniques.
3Comme dans le reste de la Gaule franque, mérovingienne puis carolingienne, l’hostilité croissante de l’Église à l’encontre des Juifs eut des effets limités et ne modifia guère, sans doute, le regard de chrétiens aux croyances encore largement imprégnées de paganisme. S’il faut attendre les croisades pour observer les premiers pogroms et les édits d’expulsion, encore constate-t-on, dans les prétextes avancés par les chroniqueurs contemporains pour les justifier, qu’aux accusations de déicide, de meurtre rituel ou d’empoisonnement des puits, s’ajoute l’écho de conflits économiques liés à l’exercice de l’usure ou à des rivalités commerciales. L’antijudaïsme chrétien médiéval servait déjà à véhiculer ces griefs, les seuls qui alimentent les plaintes des marchands malouins ou nantais au XVIIIe siècle, et d’où naîtrait l’image du Juif capitaliste de l’ère industrielle.
4La rareté des archives en Bretagne, le fait qu’elles privilégient les situations conflictuelles ou qu’elles célèbrent une conversion, c’est-à-dire le triomphe de l’Église sur la Synagogue, doivent nous mettre en garde contre une interprétation déformée et, peutêtre, misérabiliste de la situation des Juifs avant la Révolution. Le pouvoir royal, à partir du XVIIe siècle, ne fut pas systématiquement hostile aux Juifs, et les récriminations à leur égard émanaient essentiellement de la petite bourgeoisie marchande. Les colporteurs juifs, familiers des campagnes, y étaient, semble-t-il, bien accueillis, tandis qu’à l’autre extrémité de l’échelle sociale, les grands négociants, tels Dalpuget et Petit, à Saint-Malo, jouissaient d’une solide estime dans l’aristocratie. La mésaventure d’un des fils du marchand rennais Da Costa souligne cette dualité du regard porté sur les Juifs sous l’Ancien Régime. En 1759, Julien Da Costa, aspirant au grade de sous-lieutenant dans la milice bourgeoise de Rennes, suscite des réticences : « Il est fils d’un Juif qui a fait abjuration ; le corps des officiers le verrait avec peine et l’habitant lui obéirait difficilement. » Tout autre est l’avis du Duc de Penthièvre, Gouverneur de Bretagne, amené à trancher : « Je sens que la circonstance d’être fils d’un Juif peut être un obstacle pour que ce particulier soit admis à une place d’officier dans la milice bourgeoise de la ville de Rennes, mais cependant elle me semble ne devoir pas exclure un sujet des grâces qu’il peut mériter1. »
5La Révolution et l’Empire purent ainsi légiférer face à une opinion publique où l’antijudaïsme était plus affaire de boutiquiers que d’Église et qu’avait épargnée la judéophobie luthérienne. Peut-être plus critiques, à tout le moins plus indifférents qu’on ne le pense, aux prêches de leurs curés ou des prédicateurs lors de la Semaine sainte, les Bretons furent-ils massivement gagnés au nouvel antisémitisme qui se répand après 1870 ? Une fois de plus, il n’est pas facile d’en juger. Les « moments antisémites » furent violents en 1898, mais brefs, sauf à Nantes où, comme au siècle précédent, le « commerce » manifesta un rejet corporatiste du juif-concurrent-étranger, non plus étranger à la ville ou à la province cette fois, mais, le nationalisme offrant un argument nouveau, « métèque » qui porte préjudice aux « bons Français de France ».
6Toute flambée finissant par s’éteindre, la réhabilitation de Dreyfus, sans éradiquer l’antisémitisme, marqua, pour un temps, l’échec de ses partisans. La majorité des Français était restée attachée aux valeurs républicaines ; l’essor de la section rennaise de la Ligue des Droits de l’Homme peut en être un symbole pour la Bretagne. Née au domicile du professeur Victor Basch, le 22 janvier 1899, elle réunissait alors 21 adhérents. Dix ans plus tard elle en comptait 600 et son fondateur était Président de la Ligue nationale2.
7Au cours des années trente, le renouveau de l’antisémitisme n’épargna pas la Bretagne. Il faut toutefois observer qu’il est parfois sous-jacent à une xénophobie qui n’a pas explicitement les Juifs comme cibles : les syndicats médicaux d’Ille-et-Vilaine vitupèrent contre leurs confrères roumains, ignorent-ils qu’ils sont juifs ou cela leur est-il indifférent ? Le doute n’est pas permis, par contre, en ce qui concerne le mouvement nationaliste breton qui, par opportunisme et conviction idéologique, se rallie très tôt à l’antisémitisme racial nazi. La violence des propos publiés, ne suscita d’ailleurs pas (ou guère) de critiques dans les grands quotidiens régionaux, d’une part parce que désigner les Juifs comme la cause de tous les maux (l’exploitation capitaliste, la guerre qui menace…) était devenu banal, y compris chez des intellectuels sans lien avec le fascisme (nous l’avons vu avec Giraudoux) ; d’autre part les organisations politiques et syndicales antifascistes donnaient la priorité à la résolution des problèmes sociaux, chômage, libertés syndicales, amélioration des conditions de travail. La minorité juive de France ne leur semblait pas en danger. Elle ne l’était d’ailleurs pas encore. La France de 1936 vota pour le Front Populaire en sachant que Léon Blum était juif, et, en Bretagne, le délire antisémite des organes nationalistes n’était connu que de quelques centaines de militants et de sympathisants.
8Issus de familles françaises ou immigrés confiants en la « patrie des droits de l’homme », quand les Juifs de Bretagne lurent dans L’Ouest-Éclair, La Dépêche de Brest ou Le Phare de la Loire, au mois d’octobre 1940, la première ordonnance les concernant, puis les articles du statut des Juifs signé du Maréchal Pétain, ils eurent peine à croire que la France les abandonnait. Ils ne pouvaient pas encore imaginer que, quelques mois plus tard, l’humanité allait connaître une rupture inouïe dont ils seraient les victimes. Bien sûr, comme partout en France, il y eut aussi en Bretagne ceux qui comprirent que le crime commençait à leur porte, quand, après les avoir privées de travail et spoliées de leurs biens, on arrêtait des familles entières, du nourrisson au vieillard. Ceux-là n’attendirent pas que vienne le temps d’ergoter sur qui savait quoi, ils sauvèrent des vies. Cependant les forces en présence étaient trop inégales, et trop prégnantes les multiples raisons qui détournaient de ces persécutions l’attention du plus grand nombre. Il n’y eut point de sanctuaire breton pour les Juifs et pourtant la Bretagne n’était pas antisémite, et elle était si loin de ces confins polonais et soviétiques où la BBC faisait état des premiers massacres.
9Analyser, à l’échelle de cette région à la marge de l’Europe soumise au IIIe Reich, le mécanisme des persécutions jusqu’à l’exécution ultime du crime de masse, autorise l’observation minutieuse des réactions humaines, celles des victimes et celles de tous ceux qui prêtèrent la main, à un moment ou à un autre, à la déchéance sociale puis à la première étape de la déportation. Peut-être contribue-t-on, ainsi, à l’historicisation de la Shoah, en lui ôtant ce caractère mystique que le terme d’holocauste lui avait tout d’abord reconnu. Elle fut conçue par des hommes qui proclamèrent « non-hommes » (unmenshen) ceux qu’ils assassinèrent, créant le langage qui devait justifier le crime. Un ennemi peut se rendre et se soumettre, un hérétique peut se convertir, ils restent des hommes libres de choisir entre la vie et la mort ; un Juif restait un Juif et n’avait pas cette alternative, d’ailleurs sa mort n’était pas un assassinat, on assassine un homme et lui était un unmenshe.
10La Loi qui légitime, l’État qui cautionne, la presse et la radio qui justifient le choix des victimes, les conditions étaient réunies pour emporter, sinon l’adhésion, tout au moins la participation de tous ces acteurs (administrateurs provisoires, fonctionnaires de préfectures ou du CGQJ, policiers, gendarmes) aux différentes étapes préliminaires à l’assassinat programmé d’un peuple dispersé dans toute l’Europe. Si la mort des Juifs était « un maître venu d’Allemagne3 », ce maître recruta de nombreux serviteurs, jusqu’en Bretagne.
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