Introduction
p. 9-13
Texte intégral
1Y eut-il jamais des Juifs en Bretagne ou, plus précisément, la Bretagne ne devint-elle pas une terre sans Juifs après l’édit d’expulsion du Duc Jean Ier en 1240 ? Les quelques lignes, au mieux les quelques pages que leur consacrent Bertrand d’Argentré, Dom Lobineau ou Arthur de la Borderie s’attachent surtout, en effet, à cette ordonnance de bannissement. Ensuite, et jusqu’à l’affaire Dreyfus, ils n’apparaissent plus guère qu’au XVIIIe siècle à travers les articles de l’historien Henri Sée ou d’érudits tels l’avocat nantais Léon Brunschwig ou le Malouin, Michel Duval. Toutes ces recherches sont d’un grand intérêt mais, publiées dans diverses revues savantes, Revue des Études Juives ou Annales des Sociétés d’Histoire et d’Archéologie, de Bretagne ou de Saint-Malo, elles restent d’accès confidentiel. Plus récemment, les travaux d’André Hélard, de Pierre Birnbaum et de Jean Guiffan ont renouvelé notre connaissance des violences antisémites de la dernière décennie du XIXe siècle, études passionnantes mais ponctuelles et qui laissent dans l’ombre la trame historique que nous avons cherché à reconstituer.
2Certes, jusqu’au XVIIIe siècle, l’absence ou la rareté des sources documentaires concernant un groupe très minoritaire et, pour partie, composé de colporteurs, limite les ambitions de l’historien. Toutefois, cette difficulté s’estompe à partir de la Révolution et, surtout, des décrets napoléoniens de 1808. Les Juifs de Bretagne entrent alors dans l’Histoire. Ils apparaissent sur les registres d’état civil et, jusqu’en 1872, dans les recensements quinquennaux de la population qui, jusqu’à cette date, prennent en compte l’appartenance religieuse. Mais, surtout, en favorisant leur intégration sans imposer l’assimilation, la législation nouvelle permet, à Brest, à Nantes, là où des familles font souche, l’essor de communautés dont les projets cultuels, nécessitant l’accord ou la participation des pouvoirs publics, sont à l’origine d’appréciables fonds d’archives. Trois-quarts de siècle de vie paisible avant que la presse locale, au printemps de 1886, ne devienne le relais de La France juive et ne fasse de Drumont son héros.
3L’antijudaïsme chrétien avait, par son « enseignement du mépris », préparé les esprits à adhérer à son moderne avatar, l’antisémitisme qui, sous ses diverses formes (nationale, sociale puis raciale), n’était rien d’autre qu’une idéologie de l’exclusion, du rejet. En France, la défaite militaire de 1870 et la crise de régime qui suivit exigeaient la recherche d’un bouc émissaire ; le Juif « perfide » des prêches de la Semaine Sainte allait devenir l’étranger, le « Juif allemand » traître à la nation qui l’avait accueilli. Le capitaine Dreyfus ne pouvait donc qu’être coupable et, avec lui, tous les Juifs. À Nantes, à Dinan, à Saint-Malo ou à Rennes, les cortèges vociférants conspuaient Dreyfus, Zola ou Victor Basch mais, surtout, criaient « Mort aux Juifs ! ». Plus grave, pourtant, que ces simulacres de pogroms était, en cette fin du XIXe siècle, l’antisémitisme racial, interprétation pervertie de la théorie de Darwin qui expliquait l’évolution des espèces par l’élimination « naturelle » des plus faibles. Appliqué aux sociétés humaines, le darwinisme social allait attribuer aux plus forts, confondus avec les meilleurs (peuples ou « races »), non plus seulement le pouvoir d’asservir ou d’exclure, mais celui de décider qui, individu ou peuple, était inutile ou en trop, ou nuisible et devait mourir pour que se réalise le remodelage biologique d’une nation ou de la planète, au profit d’une « race pure ».
4Ignorant cette menace latente, les quelques centaines de Juifs résidant en Bretagne, la fièvre antisémite de l’Affaire Dreyfus apaisée, pouvaient se croire, comme le pensaient les Juifs allemands, intégrés à la communauté nationale. Jusqu’à la fin des années trente, l’absence d’organisation structurée, y compris à Nantes où, pourtant, depuis 1871, la synagogue avait pérennisé un foyer cultuel, les rendit invisibles aux yeux des Bretons mais, également, à l’historiographie qui les ignora. Seuls les antisémites du Parti National Breton1, dans cette Bretagne de l’entre-deux-guerres, en dénoncèrent la présence hostile tantôt aux Chrétiens, tantôt aux Celtes ; rôle ingrat pour ces vigies haineuses dont les cris d’alarme se perdaient dans l’indifférence générale.
5À cette première partie qui couvre à pas inégaux, en fonction de la pauvreté ou de la richesse des archives, presque un millénaire, succède un temps très court, quelques années pendant lesquelles le plus horrible assassinat de l’histoire de l’humanité est conçu et perpétré au sein d’un continent d’ancienne et grande culture ; avec la complicité de milliers d’hommes ordinaires, non de psychopathes, et l’adhésion d’intellectuels assez nombreux pour que s’écroule le dogme selon lequel la barbarie ne pouvait naître que de l’ignorance.
6Entre le discours de Clermont-Tonnerre à l’Assemblée constituante, en décembre 1789, appelant à l’émancipation des Juifs, et le premier congrès antisémite en Allemagne (1882), moins d’un siècle avait suffi pour répandre, chez un grand nombre d’Européens, toutes classes sociales confondues, un terreau intellectuel mêlant tous les fantasmes, théologiques, sociaux, xénophobes, racistes de l’antisémitisme. Les premières années du XXe siècle allaient préparer les consciences à la violence extrême, les tueries effroyables de la Première guerre mondiale coïncident avec le génocide des Arméniens (1915-1917) ; assassinat de masse qui avait été précédé, dès 1904, du génocide du peuple Herrero de Namibie par les troupes coloniales allemandes. Cet héritage d’idéologies mortifères et de tueries de masse permet de comprendre qu’Auschwitz ne fut pas un surgissement, un événement a-historique. Toutefois, si, dès 1933, toutes les conditions intellectuelles, techniques, politiques étaient réunies en Allemagne, pour permettre un génocide des Juifs, ni la violence des propos antisémites un peu partout, alors, en Europe, ni les persécutions qui frappaient déjà les Juifs allemands avant de s’appliquer aux Autrichiens après l’Anschluss, n’apparaissent comme les prémisses du crime de masse. La volonté revendiquée dès l’origine par les nazis d’éliminer toute présence juive d’Allemagne puis, au fil des annexions et des conquêtes militaires, de tous les territoires soumis à leur autorité, laissait ouvertes diverses options : expulsion vers les territoires de l’Est européen ou vers Madagascar, par exemple. Celle qui prévalut, le génocide, fut aussi envisagée, dès le milieu des années trente, dans un cercle de jeunes technocrates allemands proches du SS Werner Best, mais la décision de procéder à l’assassinat de tous les Juifs et d’en faire un des principaux buts de guerre, ne fut prise, vraisemblablement, que durant l’été 1941, peut-être lorsqu’il fallut renoncer à l’espoir d’une victoire éclair.
7Dès lors, le génocide s’appliqua à tous les Juifs d’Europe, des territoires de l’Est conquis par la Wehrmacht jusqu’à l’extrême Occident, aux populations des ghettos polonais comme aux quelques centaines de familles dispersées en Bretagne.
81940-1944 : « ce que nous découvrons dans les archives ou entendons dans les témoignages nous fait frémir d’impatience, et très souvent d’horreur. Nous aimerions, la plupart du temps, fuir l’abysse qui s’ouvre à répétition devant nos pieds. Mais il nous faut surmonter cette tentation ; nous devons dire l’histoire ». Cette réflexion de Yehuda Bauer, dans son introduction à Repenser l’Holocauste, tout chercheur qui a choisi de se pencher sur ce sujet se l’est faite. Il s’agit désormais de dire l’histoire d’un crime mais d’un crime d’État, institutionnalisé, couvert par la loi afin que tout bon citoyen puisse y participer la conscience tranquille, surtout si cette conscience est pervertie (ou anesthésiée) par l’enseignement du mépris et tout le fatras des pseudo-sciences distillé depuis le XIXe siècle. En France ce crime fut perpétré en collaboration « loyale » et étroite entre les autorités nazies et la classe politique de l’État français. C’est ainsi que, le 27 septembre 1940, la première ordonnance allemande concernant les Juifs de la zone occupée fut aussitôt suivie du statut des Juifs, d’octobre 40, concocté par le gouvernement de Vichy, et applicable dans l’ensemble de la France. Les deux textes visaient à désocialiser les Juifs en s’appuyant sur les diverses représentations ancrées (ou censées l’être) dans les esprits. Les tenants de l’antijudaïsme théologique trouvaient leur compte dans la définition du Juif par référence au critère religieux, tandis que l’allusion à une problématique « race juive » satisfaisait les antisémites imbus de leur supériorité nordique ou celte ; spoliation et exclusions professionnelles, enfin, présentées comme la juste réaction contre « le capitalisme juif » et l’accaparement des emplois par une minorité intrigante, ravivaient cette forme d’antisémitisme social véhiculé aussi bien par Édouard Drumont que par des courants socialistes.
9Cette culture antisémite engendra, chez certains, l’indifférence, chez d’autres elle favorisa l’adhésion aux premières mesures de ségrégation. Non seulement les services publics, mais de nombreux citoyens, libres de refuser les « missions » qui leur étaient proposées, mais jamais imposées, participèrent à la spoliation des Juifs. Celle-ci, aggravée de l’interdiction d’exercer la plupart des professions, provoqua leur appauvrissement et, à terme, empêcha toute mobilité, ces départs sans laisser d’adresse, seule chance, à partir de 1942, d’échapper à la déportation.
10Collaborer à une politique de ségrégation, dès novembre 1940, puis, un an et demi plus tard, arrêter des familles entières « sans tenir compte ni de l’âge, ni du sexe, donc aussi les enfants », ainsi que le précisaient les directives transmises aux commissariats de police et aux brigades de gendarmerie, ne provoqua guère de réticences. En Bretagne, le petit nombre des Juifs et leur dispersion ne les préservèrent pas des persécutions ; il s’y trouva, comme ailleurs en Europe, assez « d’hommes ordinaires » pour accepter d’y prendre part.
11Écrire l’histoire des persécutions antisémites en Bretagne pendant la Seconde guerre mondiale consiste à travailler sur une population très réduite confrontée à un fait historique capital : « la destruction des Juifs d’Europe » (Raul Hilberg).
12Certains choix méthodologiques se sont imposés. Le premier fut géographique, quelle Bretagne ? Jusqu’en juillet 1941, la Bretagne historique correspondait aux limites de l’ancien duché et couvrait cinq départements. C’est évidemment dans ce cadre que se déroule la première partie de ce livre et il nous a semblé préférable, par souci de cohérence, de le conserver pour la période postérieure à la réforme décidée par le gouvernement de Vichy qui réduisait la région administrative de Bretagne à quatre départements, Rennes devenant préfecture régionale et la Loire-Inférieure dépendant de la préfecture régionale d’Angers.
13Dans ce cadre régional il s’est agi, alors, de pousser les recherches jusqu’au plus près de la vie des gens. Tous, ou presque, pris au piège du recensement d’octobre 1940, frappés par les mesures d’exclusion économique, marqués du cachet « Juif » sur leurs cartes d’identité, comme tous les Juifs de la zone occupée, ne connurent pourtant pas le même destin tragique : l’histoire des Juifs en Bretagne, de 1940 à 1944, n’est pas monolithique. En outre, elle dément l’idée, souvent admise aujourd’hui encore, d’une résignation, d’une attitude passive, face aux persécutions. Prendre le risque de la clandestinité, tenter de franchir la ligne de démarcation, freiner les procédures de spoliation au grand dam de la Direction de l’Aryanisation Économique, autant de formes de résistance à la double oppression exercée, en collaboration étroite, par l’autorité nazie et l’administration de Vichy.
14Enfin, les recherches à l’échelle des départements correspondent à une constatation : avec leurs deux pôles de commandement et d’exécution qu’étaient les Feldkommandanturen et les préfectures, les départements étaient bien les unités administratives de la persécution antisémite mais, d’un département à l’autre, des différences existent concernant les conditions de nomination des administrateurs provisoires chargés de la spoliation des entreprises et des immeubles, ou les conditions dans lesquelles rafles ou arrestations individuelles des Juifs étaient effectuées par les gendarmes français, accompagnés ou non de Feldgendarmen. Parfois profitables aux victimes, ces situations ont surtout le mérite de montrer que les préfets, mais aussi les exécutants (policiers et gendarmes ou administrateurs provisoires), avaient plus de liberté de choix qu’ils ne le prétendirent.
15Écrire l’histoire des persécutions antisémites en Bretagne, c’est observer le processus du crime contre l’humanité dans une région située à la périphérie de l’Europe soumise à l’autorité nazie, là où les Juifs étaient si peu nombreux qu’une seule synagogue avait été construite dans toute la Bretagne historique, encore n’avait-elle plus de rabbin depuis les années vingt. Mais un génocide ne fait grâce à personne et ne tient pas compte du nombre. La réussite de ce crime reposait sur la dilution des responsabilités et l’ignorance du destin final (l’assassinat d’un peuple). La première étape des persécutions, « voler les Juifs », fut possible grâce à la collaboration de Français tantôt agissant par conviction antisémite, tantôt par esprit de lucre. La seconde étape, qui menait à Drancy ou à tel autre camp de concentration en France, antichambres des camps de la mort, fut confiée à des fonctionnaires civils et militaires français.
16À la Libération, cependant, la Bretagne n’était pas devenue une province sans Juifs. Deux documents des archives du Consistoire de Paris témoignent d’une vie préservée et des prémices d’une conscience nouvelle, plus solidaire, peut-être stimulée par l’espoir de voir naître Israël : le premier est une liste de trente-six enfants et adolescents, élèves du cours de Talmud Torah, à Nantes en janvier 1947. Âgés de 5 à 18 ans, vingt sont nés à Paris, dix à Nantes. Le second est un dossier qui rend compte du 1er Congrès des communautés juives de l’Ouest de la France à La Baule en février 1948, suivi, en juillet, du 2e Congrès sioniste de l’Ouest de la France à Rennes. Quatre villes de la Bretagne « historique » y étaient représentées : Nantes, La Baule, Brest et Rennes qui comptait alors vingtsept familles juives. À ce noyau vinrent se joindre, plus tard, des exilés d’Algérie, de Tunisie, du Maroc, nostalgiques de cette « Cité engloutie » dont l’œuvre littéraire d’Albert Bensoussan, « naufragé de l’Atlantide » et universitaire rennais, perpétue la mémoire.
Notes de bas de page
1 Le PNB fondé en 1930 préconisait la création d’un État breton indépendant d’où seraient exclus les Juifs et les étrangers « de races latine ou de couleur » (Voir infra chap. 7).
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